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19 novembre2008 2539
éthique s’avère nécessaire.2C’est le cas dans la situation
qui nous sert d’illustration, où une perception différente
des bénéfices et des risques d’une hospitalisation entre le
médecin et l’époux de la patiente génère un désaccord.
Cette situation ressemble à un conflit classique entre l’au-
tonomie du patient (sa liberté de choix) et la préservation
de l’équilibre entre bienfaisance (offrir un bénéfice médi-
cal au patient) et malfaisance (lui nuire, notamment par les
effets indésirables de nos interventions). Dans ces situa-
tions, on considèrehabituellement que le respect de l’au-
tonomie prime sur celui de l’équilibre bienfaisance/mal-
faisance, particulièrement lorsque c’est le patient qui est
réticent à accepter une intervention proposée par le mé-
decin. En effet, le droit de refuser une intervention sur sa
propre personne est un droit fondamental et doit être res-
pecté, pour autant bien entendu que le médecin se soit
assuré que le patient est capable de discernement, et qu’il
acompris les enjeux liés à la situation et les conséquences
possibles de son refus.
Mais il s’agit ici en réalité de la situation inverse. En effet,
il n’y a pas de droit imprescriptible à exiger une interven-
tion, surtout lorsqu’elle a un bénéfice douteux. C’est l’ar-
gument de la «futilité» thérapeutique, terme consacré par
la littérature éthique anglo-saxonne et qui renvoie à la
notion d’inutilité d’une intervention. La notion de futilité
est un concept dont la définition n’est pas univoque. Elle
est particulièrement invoquée dans le domaine des soins
intensifs où elle permet de justifier le retrait thérapeuti-
que lorsque les interventions sont qualifiées de futiles. La
définition la plus limitative de la futilité est celle du trai-
tement physiologiquement futile. Par exemple, si la venti-
lation mécanique ne permet pas d’améliorer les échanges
gazeux, elle est futile.3D’autres auteurs soutiennent une
définition quantitative de la futilité, liée au pronostic vital :
un traitement qui ne rétablirait ou ne permettrait de main-
tenir les fonctions vitales du patient qu’une fois sur cent
ou moins est à considérer comme futile. Notons que cette
définition ne fait pas du tout intervenir la qualité de vie
qui résulterait de l’intervention. Enfin, à l’autre bout du
spectre, on trouve la définition suivante : est futile
l’utilisa-
tion de ressources considérables sans espoir raisonnable que le patient
puisse retrouver à nouveau une relative indépendance ou une inter-
action avec son environnement
.4Cette définition, beaucoup plus
large, intègre en partie la notion de qualité de vie, sans
toutefois prendre en compte des paramètres tels que la
douleur, la souffrance ou le poids de l’intervention. Mais le
problème majeur est ici l’impossibilité de définir avec pré-
cision ce que l’on entend par les notions d’indépendance
relative ou d’interaction avec l’environnement, et de pré-
direl’issue réelle du patient.
Est-ce que la futilité pourrait être invoquée pour refu-
ser l’hospitalisation de cette patiente ? Si l’on s’en tient à
une définition étroite de la futilité, et que l’on considère
qu’une nouvelle hospitalisation améliorerait la pathologie
de base, même de façon temporaire, celle-ci ne peut être
qualifiée de futile. En revanche, si l’on tient compte de la
qualité de vie, l’évaluation devient plus complexe. Ainsi,
en l’absence de consensus sur la définition de la futilité, il
semble bien que cet instrument ne soit guèreutile dans
notre cas, et c’est souvent ce que l’on observe en dehors
des situations extrêmes. En pratique, il est probablement
plus adéquat de tenter de déterminer où se trouve la limite
du
raisonnable
.
Tentons de définir ce qui est
raisonnable
.Chacun consi-
dérera probablement comme raisonnable une intervention
qui a de grandes chances de succès tout en comportant un
minimum de risques ou de désagréments. De la même fa-
çon, nous sommes également enclins à juger peu raisonna-
ble une intervention lourde et invasive qui a peu de chance
de succès. La difficulté survient lorsqu’on se trouve entre
les deux. Où se trouve le seuil du raisonnable ? Il n’existe
pas de référence universelle. Les quelques références de
la littérature renvoient à la discussion sur la futilité. Et il
semble bien qu’une part du débat décrit plus haut cher-
che à cerner, au-delà de ce qui serait biologiquement futile,
ce qui serait
déraisonnable
.Brazeau-Lamontagne, par exem-
ple, propose trois questions pour cerner cette notion: «1) le
geste diagnostique et/ou thérapeutique proposé a-t-il un
sens dans l’histoire de vie du patient ? 2) entraîne-t-il des
effets négatifs ? et 3) une fois pesés le pour et le contre,
contribue-t-il à "l’épanouissement global du patient dans
son environnement de vie" ?».5Bien que ces éléments
aient une valeur d’orientation, il n’en demeure pas moins
que le seuil du «raisonnable» est subjectif. Chacun peut
ainsi avoir un seuil différent qui peut de surcroît varier au
cours du temps. Ainsi, ce seuil diffère d’un patient à l’autre
et selon la situation lors de l’évaluation. Le patient définit
le seuil de ce qui lui paraît raisonnable, à un instant pré-
cis.6Le médecin possède également son propreseuil vis-
à-vis d’un patient et d’une situation donnée. Il détermine
ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas en intégrant
dans la balance bienfaisance/malfaisance les divers élé-
ments qui entrent en compte, en fonction de son expérien-
ce et de son vécu. C’est lorsque les seuils du patient et du
médecin ne sont pas concordants que la situation devient
conflictuelle.
Que faire dans ces situations ? Souvent, il s’agira d’une
situation où la volonté du patient reste dans le domaine
de l’acceptable, même si sa décision ne correspond pas
exactement à celle du médecin. Dans notre cas, l’hospita-
lisation n’est pas complètement déraisonnable. Négocier
maintenant dans le but d’éviter un conflit et de privilégier
la relation de confiance peut permettre d’aborder le pro-
blème de fond et la conduite à tenir si la situation devait
se répéter.En particulier,un des objectifs de l’hospitalisa-
tion deviendrait alors d’aider ce couple à fixer des objec-
tifs réalistes par rapportàla dégradation de l’état de santé
de la patiente, et de décider ensemble de la prise en
charge au moment d’une inévitable nouvelle décompen-
sation.
INCAPACITÉ DE DISCERNEMENT
,QUI DÉCIDE
POUR LE PA
TIENT ?
Dans l’idéal, c’est évidemment au patient de définir ce
qui est acceptable ou non, une fois informé sur les risques
et bénéfices. Cependant, nous avons vu que notre patien-
te a des troubles cognitifs qui limitent sa compréhension
et invalident sa capacité de discernement. Dès lors, qui doit
se prononcer ? A ce jour, en présence d’un patient inca-
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