33535_2538_2541.qxp 13.11.2008 9:16 Page 1 réflexion Que faire en cas de désaccord entre le médecin et le patient : quelques balises juridiques et éthiques Une intervention médicale ne peut pas être exigée par un patient lorsqu’elle n’est pas indiquée, mais ce genre de situations peut mettre le médecin dans une situation de conflit menaçant la relation thérapeutique. Explorer les différents points de vue peut permettre de faire émerger les causes du désaccord et le résoudre. Dans le cas contraire, c’est au médecin que revient la décision ultime, y compris lorsque le patient est incapable de discernement. Le projet de révision du code civil suisse prévoit de conférer dans ces cas le pouvoir de décision aux proches, avec potentiellement des conséquences néfastes de ce poids sur les proches qui ont de la difficulté à prendre des décisions concordantes avec les souhaits du patient. La discussion précoce avec le patient et l’établissement de directives anticipées a donc toute sa place. Rev Med Suisse 2008 ; 4 : 2538-41 S. Ray S. Hurst A. Perrier Drs Sylvie Ray et Samia Hurst Pr Arnaud Perrier Service de médecine interne générale HUG, 1211 Genève 14 [email protected] What to do in case of disagreement between physician and patient : a few legal and ethical considerations A patient may not demand an intervention that is not medically indicated. Such situations put the physician in a conflictual position that may jeopardize the physicianpatient relationship. Exploring the different viewpoints may help expliciting the sources of disagreement and reach a consensus. When this fails, the final decision in Switzerland belongs to the physician, including in case of an incompetent patient. A project of a revision of the Swiss civil code would confer decision-making responsibilities in such cases to the person closest to the incompetent patient. This is cause for concern given the poor ability of surrogates to accurately predict patient preferences and the additional emotional burden to surrogates. Early discussion with a competent patient and establishment of advance directives is therefore extremely important. CAS CLINIQUE Il s’agit d’une patiente de 88 ans, connue pour de multiples hospitalisations en raison de décompensations d’une insuffisance cardiaque systolique sévère (fraction d’éjection du ventricule gauche à 15%), dont la dernière remonte à deux mois. Elle est également atteinte d’une démence d’Alzheimer suffisamment avancée pour altérer sa capacité de discernement. Elle se présente à votre cabinet accompagnée de son époux, car depuis une semaine, selon les dires du mari, elle s’essouffle au moindre effort, a perdu l’appétit et va «de moins en moins bien». Elle se déplace très difficilement du lit au fauteuil et refuse de sortir du domicile. Un rapide coup d’œil sur la patiente vous permet d’observer une augmentation des œdèmes des membres inférieurs ainsi qu’une dyspnée après quelques pas, malgré la majoration d’un traitement diurétique bien conduit deux semaines auparavant. Monsieur demande l’hospitalisation de son épouse, car, malgré le mauvais souvenir que la patiente garde de ses précédentes hospitalisations, il ne voit pas comment elle pourrait s’en sortir à domicile. A priori, une nouvelle hospitalisation vous semble peu raisonnable. Cependant, la décision de ne pas accéder à la requête de l’époux vous met dans une situation de conflit. Ce cas illustre le problème du praticien devant une situation de mauvais pronostic, lorsque le bénéfice à attendre d’une hospitalisation n’est que temporaire alors même que l’hospitalisation comporte un risque de complications élevé (infections nosocomiales, état confusionnel, immobilisation, perte d’autonomie et retour à domicile incertain).1 Devant ce choix délicat, quelles sont les bases éthiques et légales permettant au praticien de prendre une décision ? Où est la limite du raisonnable ? Jusqu’où doit-on accéder à la demande d’un proche et quelles sont les justifications qui nous permettraient d’aller contre cet avis ? REPÈRES ÉTHIQUES Dans les situations de conflit, lors de dilemmes touchant à l’autonomie du patient ainsi que dans les problématiques de fin de vie, un recours à la réflexion 2538 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 0 33535_2538_2541.qxp 13.11.2008 9:16 Page 2 éthique s’avère nécessaire.2 C’est le cas dans la situation qui nous sert d’illustration, où une perception différente des bénéfices et des risques d’une hospitalisation entre le médecin et l’époux de la patiente génère un désaccord. Cette situation ressemble à un conflit classique entre l’autonomie du patient (sa liberté de choix) et la préservation de l’équilibre entre bienfaisance (offrir un bénéfice médical au patient) et malfaisance (lui nuire, notamment par les effets indésirables de nos interventions). Dans ces situations, on considère habituellement que le respect de l’autonomie prime sur celui de l’équilibre bienfaisance/malfaisance, particulièrement lorsque c’est le patient qui est réticent à accepter une intervention proposée par le médecin. En effet, le droit de refuser une intervention sur sa propre personne est un droit fondamental et doit être respecté, pour autant bien entendu que le médecin se soit assuré que le patient est capable de discernement, et qu’il a compris les enjeux liés à la situation et les conséquences possibles de son refus. Mais il s’agit ici en réalité de la situation inverse. En effet, il n’y a pas de droit imprescriptible à exiger une intervention, surtout lorsqu’elle a un bénéfice douteux. C’est l’argument de la «futilité» thérapeutique, terme consacré par la littérature éthique anglo-saxonne et qui renvoie à la notion d’inutilité d’une intervention. La notion de futilité est un concept dont la définition n’est pas univoque. Elle est particulièrement invoquée dans le domaine des soins intensifs où elle permet de justifier le retrait thérapeutique lorsque les interventions sont qualifiées de futiles. La définition la plus limitative de la futilité est celle du traitement physiologiquement futile. Par exemple, si la ventilation mécanique ne permet pas d’améliorer les échanges gazeux, elle est futile.3 D’autres auteurs soutiennent une définition quantitative de la futilité, liée au pronostic vital : un traitement qui ne rétablirait ou ne permettrait de maintenir les fonctions vitales du patient qu’une fois sur cent ou moins est à considérer comme futile. Notons que cette définition ne fait pas du tout intervenir la qualité de vie qui résulterait de l’intervention. Enfin, à l’autre bout du spectre, on trouve la définition suivante : est futile l’utilisation de ressources considérables sans espoir raisonnable que le patient puisse retrouver à nouveau une relative indépendance ou une interaction avec son environnement.4 Cette définition, beaucoup plus large, intègre en partie la notion de qualité de vie, sans toutefois prendre en compte des paramètres tels que la douleur, la souffrance ou le poids de l’intervention. Mais le problème majeur est ici l’impossibilité de définir avec précision ce que l’on entend par les notions d’indépendance relative ou d’interaction avec l’environnement, et de prédire l’issue réelle du patient. Est-ce que la futilité pourrait être invoquée pour refuser l’hospitalisation de cette patiente ? Si l’on s’en tient à une définition étroite de la futilité, et que l’on considère qu’une nouvelle hospitalisation améliorerait la pathologie de base, même de façon temporaire, celle-ci ne peut être qualifiée de futile. En revanche, si l’on tient compte de la qualité de vie, l’évaluation devient plus complexe. Ainsi, en l’absence de consensus sur la définition de la futilité, il semble bien que cet instrument ne soit guère utile dans notre cas, et c’est souvent ce que l’on observe en dehors 0 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 des situations extrêmes. En pratique, il est probablement plus adéquat de tenter de déterminer où se trouve la limite du raisonnable. Tentons de définir ce qui est raisonnable. Chacun considérera probablement comme raisonnable une intervention qui a de grandes chances de succès tout en comportant un minimum de risques ou de désagréments. De la même façon, nous sommes également enclins à juger peu raisonnable une intervention lourde et invasive qui a peu de chance de succès. La difficulté survient lorsqu’on se trouve entre les deux. Où se trouve le seuil du raisonnable ? Il n’existe pas de référence universelle. Les quelques références de la littérature renvoient à la discussion sur la futilité. Et il semble bien qu’une part du débat décrit plus haut cherche à cerner, au-delà de ce qui serait biologiquement futile, ce qui serait déraisonnable. Brazeau-Lamontagne, par exemple, propose trois questions pour cerner cette notion : «1) le geste diagnostique et/ou thérapeutique proposé a-t-il un sens dans l’histoire de vie du patient ? 2) entraîne-t-il des effets négatifs ? et 3) une fois pesés le pour et le contre, contribue-t-il à "l’épanouissement global du patient dans son environnement de vie" ?».5 Bien que ces éléments aient une valeur d’orientation, il n’en demeure pas moins que le seuil du «raisonnable» est subjectif. Chacun peut ainsi avoir un seuil différent qui peut de surcroît varier au cours du temps. Ainsi, ce seuil diffère d’un patient à l’autre et selon la situation lors de l’évaluation. Le patient définit le seuil de ce qui lui paraît raisonnable, à un instant précis.6 Le médecin possède également son propre seuil visà-vis d’un patient et d’une situation donnée. Il détermine ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas en intégrant dans la balance bienfaisance/malfaisance les divers éléments qui entrent en compte, en fonction de son expérience et de son vécu. C’est lorsque les seuils du patient et du médecin ne sont pas concordants que la situation devient conflictuelle. Que faire dans ces situations ? Souvent, il s’agira d’une situation où la volonté du patient reste dans le domaine de l’acceptable, même si sa décision ne correspond pas exactement à celle du médecin. Dans notre cas, l’hospitalisation n’est pas complètement déraisonnable. Négocier maintenant dans le but d’éviter un conflit et de privilégier la relation de confiance peut permettre d’aborder le problème de fond et la conduite à tenir si la situation devait se répéter. En particulier, un des objectifs de l’hospitalisation deviendrait alors d’aider ce couple à fixer des objectifs réalistes par rapport à la dégradation de l’état de santé de la patiente, et de décider ensemble de la prise en charge au moment d’une inévitable nouvelle décompensation. INCAPACITÉ DE DISCERNEMENT, QUI DÉCIDE POUR LE PATIENT ? Dans l’idéal, c’est évidemment au patient de définir ce qui est acceptable ou non, une fois informé sur les risques et bénéfices. Cependant, nous avons vu que notre patiente a des troubles cognitifs qui limitent sa compréhension et invalident sa capacité de discernement. Dès lors, qui doit se prononcer ? A ce jour, en présence d’un patient incaRevue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 2539 33535_2538_2541.qxp 13.11.2008 9:16 Page 3 pable de discernement, les directives anticipées doivent être recherchées activement et utilisées afin de décider au plus proche des souhaits du patient. En l’absence de telles directives, le représentant thérapeutique, s’il existe, est habilité à décider à la place du patient. Il a donc les mêmes droits. S’il n’y en a pas, les proches doivent être consultés au sujet de la volonté présumée du patient. C’est alors au médecin qu’incombe la décision, au mieux des intérêts objectifs du patient. Les proches n’ont pas le pouvoir de décision même si, en pratique, les décisions difficiles sont discutées avec les proches et devraient, dans la mesure du possible, faire l’objet d’un consensus. Le projet de révision du code civil suisse (art. 434ss) prévoit un changement important : pour les personnes incapables de discernement n’ayant pas choisi de représentant thérapeutique, et en l’absence de directives anticipées, le parent le plus proche se verrait confier les décisions touchant aux interventions médicales, y compris lors de décisions vitales pour le malade. Selon la hiérarchie juridique, par ordre décroissant, le conjoint est le plus proche, s’il y a vie commune et qu’il participe aux ressources matérielles. Ensuite viennent les descendants, les parents puis la fratrie, en privilégiant la personne avec laquelle les liens sont les plus étroits. Du point de vue éthique, cela pose le problème de la responsabilité des proches dans des décisions auxquelles ils ne sont pas préparés et pour lesquelles ils ne disposent pas des compétences nécessaires. En effet, en présence d’un parent souffrant, les proches subissent le stress, la peine et l’incertitude liés à la maladie et à son issue fatale possible. Comment exiger une décision thérapeutique éclairée et sans charge émotionnelle invalidante ? Quels sont les risques de conséquences psychologiques à long terme ? Une étude menée auprès des proches de patients hospitalisés en soins intensifs montre que 50% des personnes interrogées dont le proche était décédé sont à risque de développer un syndrome de stress post-traumatique, lui-même associé à de l’anxiété, la présence de symptômes dépressifs et une baisse de la qualité de vie, et que la proportion atteint 80% pour les personnes ayant participé aux décisions de fin de vie.7 Les auteurs de l’étude concluent qu’une stratégie de prévention mériterait considération. Dans notre cas, si cette réforme du code civil est adoptée, l’époux deviendrait le représentant de la patiente, en l’absence de directives anticipées et de représentant thérapeutique. Il deviendrait la personne à informer des risques et des bénéfices d’une hospitalisation et avec laquelle le projet de soins sera élaboré. C’est donc avec lui qu’il conviendrait de négocier l’attitude thérapeutique. Qu’en est-il de sa capacité à juger de la meilleure décision, au plus près de ce que la patiente aurait souhaité dans sa condition ? Que dit la littérature sur la capacité des proches à prendre une bonne décision selon les critères du patient ? En 2006, une revue systématique a analysé la concordance entre le représentant thérapeutique et le patient dans seize études qui totalisaient 2959 paires représentant-patient et 151 scénarios hypothétiques. Globalement, les représentants thérapeutiques prédisaient le choix des patients avec une concordance de 68%.8 La dési- 2540 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 gnation du représentant thérapeutique par le patient luimême, pas plus que le fait d’avoir explicitement discuté de ses préférences avec le représentant thérapeutique, n’amélioraient la concordance. Ces données mettent donc en doute le fait que les proches seraient les mieux à même de prendre une décision en cas d’incapacité du patient. De même, alors que les médecins traitants pensent souvent connaître les souhaits de leur patient, d’autres études montrent qu’ils se trompent au moins aussi fréquemment au sujet de leurs vrais désirs que les proches.9 EN L’ABSENCE DE CONSENSUS, QUE FAIRE ? Ce cas, outre la question de l’hospitalisation, traite également du problème de fin de vie et de sa prise en charge. Le processus d’acceptation d’une telle issue prend du temps et n’est probablement pas facilité par un conflit et le refus d’une hospitalisation. Lors d’insuffisance cardiaque terminale, une prise en charge intégrée à domicile instaurée précocement permet de limiter la fréquence des épisodes de décompensation et de faciliter une prise en charge palliative qui s’inscrit dès lors dans un continuum de soins. Un prérequis dans la prise en charge à domicile est de discuter à l’avance des complications possibles et de définir avec le patient, les proches et le réseau quelle sera l’attitude. Construire une discussion autour de «on espère le mieux, on planifie le pire» peut aider les patients et leurs proches à aborder la discussion sur leurs préférences. CONCLUSION Le médecin praticien est guidé dans sa pratique par le principe de bienfaisance vis-à-vis de son patient. Lorsque Implications pratiques > En cas de divergence d’opinion entre médecin et patient concernant une intervention médicale demandée par le patient mais considérée comme non indiquée par le médecin, celui-ci n’est pas tenu d’accepter la demande du patient. Néanmoins, il est essentiel d’explorer les raisons de cette discordance, car cela peut permettre de clarifier les enjeux et d’aborder la prise en charge future. > Dans le cas d’un patient incapable de discernement, les proches ne sont sollicités aujourd’hui que pour donner un éclairage sur le désir présumé du patient, mais la décision finale revient au médecin. > En cas d’acceptation du projet de révision du code civil suisse, le parent le plus proche se verrait confier les décisions touchant aux interventions médicales, y compris les décisions vitales. Ceci est inquiétant car cela fait peser une charge psychologique lourde sur les proches et parce que les études montrent que leur capacité à prendre une décision conforme à ce qu’aurait souhaité le patient est limitée. > Dans une maladie chronique comme l’insuffisance cardiaque, la prise en charge à domicile devrait intégrer la discussion de l’attitude à adopter en cas de décompensation aiguë alors que le patient est encore capable de participer à la décision, afin d’éviter des conflits futurs inutiles. Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 novembre 2008 0 33535_2538_2541.qxp 13.11.2008 9:16 Page 4 le choix du patient diffère de celui du médecin ou ne semble pas être dans son intérêt, il est fondamental d’élucider les raisons à l’origine de cette discordance et de tenter d’arriver à un consensus. En cas d’incapacité de discernement et en l’absence de directives anticipées et de représentant thérapeutique, le médecin recueille le témoignage des proches et détermine l’attitude thérapeutique, au plus près des intérêts du patient. Cette situation pourrait changer prochainement en cas d’acceptation d’un nouveau projet de loi qui conférerait aux proches le pouvoir de déciBibliographie 1 Creditor MC. Hazards of hospitalization of the elderly. Ann Intern Med 1993;118:219-23. 2 DuVal G, Sartorius L, Clarridge B, Gensler G, Danis M. What triggers requests for ethics consultations ? J Med Ethics 2001;27(Suppl. 1):i24-9. 3 * Burns JP, Truog RD. Futility : A concept in evolution. Chest 2007;132:1987-93. 4 ** Sibbald R, Downar J, Hawryluck L. Perceptions of «futile care» among caregivers in intensive care units. CMAJ 2007;177:1201-8. 5 * Brazeau-Lamontagne L. Ethics of medical decisions. Rev Med Interne 2005;26(Suppl. 1):S22-4. 6 * Slevin ML, Stubbs L, Plant HJ, et al. 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Cet exemple montre une fois de plus l’importance des directives anticipées et de la communication entre médecin et patient avant que la situation ne soit critique.