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étendue, il fait à nouveau appel à l'homme, qu'il invite à s'élever vers une nouvelle grandeur.
Il s'agit ici pour lui de l'individu isolé dans sa grandeur intemporelle, détaché des occupations
futiles de l'« homme grégaire ». Il a une nature passionnée, impulsive, qui sait entraîner les
hommes derrière soi et dont l'influence s'étend particulièrement dans la poésie de l'époque
suivante.
Dilthey est d'un tempérament beaucoup plus calme; procédant entièrement de l'interrogation
scientifique, en particulier de l'effort en vue de réaliser l'indépendance de méthode des
sciences humaines, il est amené lentement à s'engager de plus en plus vers la fondation d'une
vaste philosophie de la vie. Il considère l'individu comme engagé dans le grand enchaînement
historique; il voit la nature humaine soumise également [265/266] à un changement historique
constant. Tous les efforts nouveaux faits en vue de comprendre l'homme dans son historicité
ont leur origine chez lui. Sur tous les points, la philosophie demeure chez lui intimement liée
au travail actif de la science et ainsi il est surtout à sa place, avec sa prudence méthodique, là
où l'irrationalisme de la philosophie de la vie menace de trop s'émanciper de l'esprit
scientifique. C'est la raison pour laquelle son influence est particulièrement sensible dans
l'histoire qualifiée d'histoire de l'esprit, et c'est seulement ensuite qu'on aperçoit lentement,
derrière cette influence, toute la puissance de son système philosophique.
Ce n'est que dans leur diversité que Nietzsche et Dilthey rendent distincte toute l'étendue des
possibilités de la philosophie de la vie. Mais ils ne sont pas isolés et déjà, parmi leurs
contemporains, ou bientôt après eux, s'est constitué tout un groupe de philosophes dont la
pensée était dirigée dans le même sens. Bergson dont la personnalité est absolument
indépendante et, en outre, très différente, vient s'adjoindre au mouvement, du côté français; il
situe le problème de la vie au sein d'un vaste enchaînement biologique et même
cosmologique. Il partit pour cela, avant tout, du problème du temps vécu concrètement, de la
durée, qui se différencie du temps physique abstrait; il a posé ainsi les bases durables de
l'analyse moderne du temps. Simmel, dont l'adhésion à la philosophie de la vie est peut-être
moins nette, s'est efforcé, surtout dans ses derniers travaux, de formuler les antinomies de la
philosophie de la vie par des concepts précis. Klages présente, à son tour, plus tard, un type de
personnalité très différent: parti de l'« Eros cosmologique », il développe amplement un
système métaphysique comparable à celui de Bergson. En particulier, il a fourni de riches
impulsions à la caractérologie moderne; dans l'application concrète de celle-ci, sa doctrine de
l'expression (jusqu'à la graphologie) est particulièrement importante. Il conviendra de revenir
dans un chapitre particulier sur des noms comme Windelband et Rickert et sur tout l'ensemble
d'une formation méthodologique des sciences humaines.
Plus le mouvement prend de l'ampleur, plus il devient difficile, en somme, de faire une
distinction entre les noms qu'il convient de citer. L'école qui émane de Dilthey est illustrée par
des noms comme Misch, Nohl et Spranger. Du côté espagnol, Ortega y Gasset reprend
souvent de multiples façons des idées apparentées au mouvement. Il faut laisser entièrement
de côté ici l'influence durable exercée par Bergson sur la philosophie française. Mais, par-delà
ceux-ci, toute la philosophie existentialiste moderne, malgré le ton absolument différent
qu'elle adopte, et qui émane d'un retour commun à Kierkegaard et d'un sentiment dualiste de
la vie, sur [266/267] le mode chrétien, s'y manifestant, doit être considérée, dans une large
mesure, comme un vaste prolongement du mouvement primitif de la philosophie de la vie,
prolongement consistant en une radicalisation et, en même temps, en un rétrécissement de ce
mouvement. Des impulsions décisives leur sont empruntées, de sorte que les deux
mouvements s'éclairent et s'expliquent mutuellement.1 En particulier, dans la mesure même
où les limites de la philosophie de l'existence deviennent apparentes, on découvre, en même
temps, actuellement, un intérêt croissant à s'occuper des anciens points de départ de la
1 Cfr. mon exposé : Philosophie de l'existence, 3e éd., Stuttgart, 1949.