Le Journal de la Société des Océanistes
113 | 2001
Varia
Tcherkézoff Serge, Le mythe occidental de la
sexualipolynésienne. 1928-1999 Margaret Mead,
Derek Freeman et Samoa
2001, Paris, PUF, 225 p.
Marc Kurt Tabani
Édition électronique
URL : http://jso.revues.org/1638
ISSN : 1760-7256
Éditeur
Société des océanistes
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2001
Pagination : 229-231
ISSN : 0300-953x
Référence électronique
Marc Kurt Tabani, « Tcherkézoff Serge, Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. 1928-1999
Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa », Le Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 113 | Année
2001-2, mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://jso.revues.org/1638
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Tous droits réservés
une lacune signicative et sera donc bienvenu. Il le
serait encore davantage sil comportait un chapitre sur
les conséquences démographiques du recrutement
pour les îles pressurées. Certes, le sujet est diicile et les
sources sont pauvres, mais lentreprise reste possible,
comme Rallu la suggéré; nous-même lavons
dailleurs tentée pour la Nouvelle-Guinée alle-
mande
2
.
Au bout du compte, toutefois, ce nest peut-être pas
la richesse factuelle de louvrage qui intéressera le plus,
mais ce quil apporte au débat didées sur le recrute-
ment de main-d’œuvre. Pendant de nombreuses
années les spécialistes australiens du sujet ont professé
dans leur immense majoritéun révisionnisme de
bonne compagnie qui prenait le contre-pied des cam-
pagnes anti-esclavagistes des années 1900 et de la
«légende noire »du blackbirding. Selon leur interpré-
tation léniante, cest pour voir du pays que les insu-
laires embarquaient volontairement sur les bateaux
recruteurs (alias «négriers ») et leurs conditions
dembauche, puis de travail chez les colons étaient
xées par un contrat librement négocié. Ni le dol ni la
violence ne déterminaient leur exil, non plus que leur
échec àse faire rapatrier en ndeséjour. Seules les
forces du marché, abstraites et irrésistibles, étaient à
l’œuvre dans ce processus qui était purement économi-
que, les divers acteurs ne faisant que poursuivre
rationnellement leurs intérêts respectifs demployeurs
et de main-d’œuvre. On peut imaginer quel fut l’émoi
du microcosme en 1979, quand jai critiquécet épan-
chement de bonne conscience et démontré, documents
darchives et témoignages de survivants àlappui, que
les choses ne s’étaient pas du tout passées ainsi, du
moins dans larchipel Bismarck
3
. Pour ne pas savouer
totalement vaincus, certains auteurs ont même inventé
alors le concept de «kidnapping culturel »(citépar D.
Shineberg p. 85) qui expliquerait comment les recru-
teurs nissaient toujours par emporter le morceau
dans leur épreuve de force avec les futures recrues.
Vingt ans ont maintenant passéet lhistoriographie
australienne nen est plus là. En tout cas D. Shineberg
arrive ici àdes conclusions qui, sagissant du blackbir-
ding àla française, rejoignent les miennes pour lessen-
tiel.
La présentation matérielle du livre est plus que satis-
faisante, les photos sont bien choisies et témoignent de
la richesse du fonds conservéàla Michell Library. Une
petite négligence quand même:lemémoire du plan-
teur Cariou évoquépar D. Shineberg a étépubliéen
1986 par notre journal dans son numéro spécial «Les
plantations dans le Pacique Sud »qui nest malheu-
reusement pas cité.
Michel P
 émérite au 
T Serge, 2001. Le mythe occidental de la
sexualitépolynésienne. 1928-1999 Margaret Mead,
Derek Freeman et Samoa, Paris, PUF, 225 p.
Louvrage de Serge Tcherkézo, par sa méthode
exemplaire, se classe au rang des grandes études
danthropologie critique publiées ses dernières années
dans le domaine de lOcéanie. Àpartir des résultats de
ses propres investigations ethnographiques menées à
Samoa, lauteur nous convie àreconsidérer lenchaî-
nement de circonstances qui a conduit Margaret Mead
(1901-1978) àprésenter la culture samoane sous
langle dune véritable ction ethnologique. La cau-
tion scientique et la pérennitéquelle conféra au
mythe occidental sur la sexualitépolynésienne conduit
Serge Tcherkézoànous proposer une synthèse de la
polémique lancée par lanthropologue Derek Freeman
(1916-2001) depuis les années 1960, au sujet des
inexactitudes ethnographiques et des généralisations
factuelles de Mead. Ces inexactidudes entacheraient,
daprès Freeman, le caractère scientique de lensem-
bledel’œuvredelacélèbre anthropologue. Lincroya-
ble audience que reçut cette controverse nous montre
comment lanthropologie peut facilement être mise au
service dun théâtredelabsurde au lieu dorchestrer
un véritable dialogue «interculturel ». Que dire
dautre en eet, àpropos de ce summum polémique,
lors dune mise en scène de tribunal, dune pièce à
succès, dans une salle àgrand spectacle de Sydney où:
«Makelita »(Mead), lanthropologue, joue le rôle du
falsicateur, ses informateurs celui daabulateurs et
de menteurs, Freeman représente le procureur, et où
un public doccidentaux occupe la place du jury pour
condamner les mystications induites par Mead àpro-
pos de leur vision de la «vraie »identitédes bons
sauvages polynésiens.
Ce livre est le fruit dune recherche sur les îles
Samoa. Lenquête se déroule dans une société«post-
missionnaires », demeurant «pré-moderne »mais
encore tournée vers la glorication dune certaine
«tradition », dans le sens oùles transformations
modernes les plus brutales quelle traverse depuis quel-
ques décennies sont encore en cours. Les apports eth-
nographiques et le commentaire de Serge Tcherkézo
concernent principalement la manière dont les catégo-
ries symboliques aérentes àla sexualité, notamment
celle pré-maritale des lles vierges pubères, aectent
lensemble des représentations sociales samoanes :
depuis linstitution politique des matai («chefs »), en
passant par les rapports entre hommes et femmes et
leur asymétrie, les rapports entre aînés et cadets, les
relations frères/sœurs et le processus de socialisation.
Lauteur insiste sur la manière dont la régularitéde la
relation sociale prime sur la relation sexuelle. Dans ce
contexte, la sexualité, en particulier celle des lles en
2. Pano, M. 1990. Die Rekrutierung von Arbeitskräften für die Plantagen in Neu-Guinea und ihre demographischen
Folgen, Sociologus, vol. 40, n
o
2.
3. Pano, M. 1979. Travailleurs, recruteurs et planteurs dans larchipel Bismarck de 1885 à1914, Journal de la Sociétédes
Océanistes, vol. 35, n
o
64.
COMPTES RENDUS 229
quête dun premier amour, se situe symboliquement
du côtéde lobscur (po), des choses nocturnes, de
lanimalitéet du monde des esprits. Les stricts interdits
qui pèsent sur les lles de village ne portent pas tant
sur lacte sexuel lui-même que sur le corps de la vierge
comme gage de lhonneur de la famille et, plus large-
ment, celui de lensemble de la communautévilla-
geoise. Ces aspects culturels du domaine de la sexualité
sarticulent également autour dune dichotomie au
sein de la catégorie du féminin entre un pôle de la
lumière (ao), de la fertilité, proche du sacré,dela
«demoiselle »(teine-tamaitai)la vierge (taupou-
tausala)et laspect obscur, bestial dune sexualité
violente, nocturne, qui transforme la respectueuse lle
de village en une «femme-femelle »(fane). Daprès
Serge Tcherkézo, cette dichotomie se voit clairement
exprimée dans des pratiques traditionnelles telles que
la défloraison manuelle ou «viol nocturne »(maeto-
tolo), lourdement chargéen symboles négatifs.
Ce livre sintéresse également au cas Margaret
Mead. Le tableau que nous dépeint Serge Tcherkézo
sur le strict contrôle des «demoiselles », de leur rigou-
reuse surveillance, dont dépend la reproduction
sociale dans son ensemble, contraste fortement avec les
propos explicitement tenus par Mead, dans Coming
Age in Samoa (1928) (Adolescence àSamoa,cegrand
classique si fréquemment citémais si rarement lu) et
dans ses écrits ultérieurs. Elle y décrit la vie sociale
samoane comme largement portée sur une sexualité
active et désinhibée. Sous sa plume, lacte sexuel y
devient le «passe-temps favori », Samoa y est vu
comme un paradis de «lamour-libre »,lehavredun
«libertinage sans frein »oùlentente sexuelle est «la
meilleure du monde ». Ces «profondes surinterpréta-
tions »de Mead, Serge Tcherkézoles impute notam-
ment aux inuences théoriques de Ruth Benedict sur
les traits culturels dominants qui caractériseraient
chaque société, et aux données et analyses de Edward
C.S. Handy sur la sociétémarquisienne et la liberté
sexuelle qui la caractériserait. Serge Tcherkézoexa-
mine également dans litinéraire universitaire et le che-
minement intellectuel de Mead tous les facteurs qui
ont conduit cette dernière àsinspirer et àreproduire
les réications occidentales dune «Polynésie tradi-
tionnelle »:«La Polynésie »des «vahinés»et de
lamour-roi. Après avoir soulignéles défaillances de
Mead du point de vue de la méthode employéeetdes
résultats obtenus dans lanalyse du modèle samoan, il
examine dans largumentation des défenseurs de
Mead la réitération des même dérives interprétatives et
autres généralisations abusives. Devant leur refus de
répondre àla critique de fond posépar Freeman à
lanthropologie culturelle et leur soucis de sen tenir
quau strict terrain de lethnographie de «la »sexua-
litépolynésienne, Serge Tcherkézonous montre
comment les défenseurs de Mead perpétuèrent àleur
tour les vues réifiées qui prolifèrent sur «lamour-
libre »àla polynésienne depuis les voyageurs occiden-
taux du 
e
siècle.
Enn, il sagit dun livre sur la critique formulée par
Freeman, sur la singularitéde la démarche de ce der-
nier et sur sa motivation principale : mettre en avant
ses propres vues surdéterminant le rôle du biologique
dans le domaine de lorganisation sociale des sociétés
humaines. La présentation dun bilan rigoureux et
mesurédes causes des «surinterprétations »de Mead
contredit eicacement les abus et lerrance de Freeman
qui, tout imbu quil était des vues sur la philosophie de
la science dun Karl Popper, cherchait àopposer àla
«fausseté»des résultats de Mead une «vérité»scien-
tique importée des sciences exactes. La recherche
obsessionnelle dune «véritépoppérienne », notam-
ment du point de vue de la vulgarisation de la polémi-
que avec Mead, soutenue àgrand renfort dune cam-
pagne de presse, conduit Freeman àutiliser des
méthodes qui sapparentent àune «logique policière »
dénuée de toute relativité. En plus des livres consacrés
àcette question, la réalisation dun lm, puis dune
pièce de théâtre destinéeàconfondre les «erreurs »de
Mead au moyen de «témoins »directs, et mettant en
scène les «confessions »de leurs «mensonges »obte-
nues par Freeman, dévoilent les travers de cette démar-
che. La recherche de «la vérité»par Freeman illustre
bien, daprès Serge Tcherkézo,«ce qui peut arriver
quand on pense que la recherche de la véritéfactuelle
doit totalement remplacer les procédures anthropolo-
giques destinées àinterpréter les valeurs culturelles ».
Toutes les erreurs de Mead sont ramenées par Free-
man àune farce quauraient jouéeàMead deux de ses
jeunes informateurs, une farce qui, daprès lui, aurait
«des conséquences pour lensemble de la profession
anthropologique ».Dela«réfutation »du livre de
Mead par Freeman naquit la sous-polémique Orans-
Freeman (du nom de Martin Orans, un autre anthro-
pologue américain également imbu du modèle poppé-
rien) portant sur le caractère «non-réfutable »,
«infra-scientique »de l’œuvre de Mead. Selon Serge
Tcherkézo, cette controverse dans la controverse est
caractéristique de la manière dont «lapproche pop-
périenne sous toutes ses formes est bien contraire à
lesprit du dialogue interculturel que lanthropologie
doit promouvoir ».
Sinterrogeant sur le rôle des informateurs mascu-
lins de Mead et leur regard spécique sur la sexualité,
Serge Tcherkézodémontre combien, parallèlement
aux généralisations sur «la culture samoane », ils ont
pesédans le montage ethnologique réalisépar cette
dernière. Le paradoxe est grand pour une anthropolo-
gue qui fut présentée en son temps comme un précur-
seur dune anthropologie féministe. Revenant sur le
bilan des investigations de Freeman, Serge Tcherké-
zoinsiste sur la nature tronquéedun débat qui
confond lenquête sur Margaret Mead et le dialogue
avec les Samoans. La démarche de Freeman obéit à
une véritable obsession, dans son but que soit
reconnu le rôle des déterminations biologiques de
l’être humain comme du point de vue de sa méthode
éthologiste et anti-anthropologique. Bien involontai-
rement, au travers de ses pratiques, Freeman rejoint
Mead et, avant elle, les voyageurs du 
e
siècle
depuis Bougainville. Tout comme eux, il se sert des
Polynésiens comme alibi dans un débat «occidentalo-
centrique »sur lequel ces derniers nont aucune prise.
En conclusion, Serge Tcherkézoreplace le cultura-
lisme dans son contexte historique pour démontrer le
caractère inappropriédes critiques sociobiologistes. À
230 SOCIÉTÉDES OCÉANISTES
cet égard, il considère la controverse Mead-Freeman
comme close du fait même que celle-ci est biaisée
depuis le départ de laaire. Il réairme quindépen-
damment de son caractère réducteur, la théorie de
Freeman ne sintéresse pas aux principales préoccupa-
tions des ethnologues, qui portent sur «lautonomie
méthodologique de cette petite part du comportement
humain que les sciences sociales se sont données pour
objet ».
Marc Kurt T
COMPTES RENDUS 231
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !