Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne

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Théologiques
Théologiques
Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible
chrétienne : Point de vue d’un rabbin
Jacquot Grunewald
Juifs et chrétiens. L’à-venir du dialogue. Volume 11,
numéro 1-2, Automne 2003
21
92
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Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de
Montréal
ISSN 1188-7109 (print)
1492-1413 (digital)
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Jacquot Grunewald "Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans
la Bible chrétienne : Point de vue d’un rabbin." Théologiques
111-2 (2003): 151–169.
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de Montréal , 2003
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Théologiques 11/1-2 (2003) p. 151-169
Le peuple juif et ses Saintes Écritures
dans la Bible chrétienne
Point de vue d’un rabbin
Jacquot Grunewald
Rabbin, journaliste, écrivain
Fondateur de Tribune Juive
Qui, de mes pères, aurait imaginé que l’un des successeurs au siège du
Grand Inquisiteur en viendrait à déclarer : « Les chrétiens peuvent apprendre beaucoup de l’exégèse juive pratiquée depuis deux mille ans ».
Ce sont les mots du cardinal Joseph Ratzinger, dans sa préface au document, élaboré il y a trois ans, sur la demande de Jean-Paul II, par la
Commission Biblique Pontificale, intitulé : Le peuple juif et ses Saintes
Écritures dans la Bible chrétienne1. Du travail de cette Commission, dit
encore le Cardinal, doit apparaître « un nouveau respect pour l’interprétation juive de l’Ancien Testament ». Et c’est bien, soulignons-le d’emblée, l’impression générale du document.
Qu’on en juge : « Les deux religions [catholique et juive] se rencontrent dans l’héritage commun de la Sainte Écriture d’Israël » (§ 11,
p. 33) ; ou encore : « Jamais Dieu ne s’est résigné à laisser son peuple dans
la misère. Toujours il l’a remis sur le chemin de la vraie grandeur, au
profit de l’humanité entière. » (§ 28, p. 68) Même ton s’agissant de l’analyse des textes des Écritures chrétiennes. La vingtaine de théologiens et
exégètes qui ont siégé pendant cinq ans pour aboutir à ce travail de
quelque 200 pages, notent que « la présentation des pharisiens dans les
1.
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Commission Biblique Pontificale, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la
Bible chrétienne / Préface par le cardinal J. Ratzinger, Paris, Cerf, 2001, p. 12 ; ces
propos sont une citation libre du § 22. Nous référons au document par le numéro
du paragraphe (§). Si l’extrait ne provient pas du début de la section, le numéro de
page est indiqué également. Si plusieurs extraits sont tirés d’un même paragraphe,
le numéro de page seul est indiqué pour les extraits subséquents provenant de pages
différentes.
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Évangiles est influencée en partie par les polémiques plus tardives entre
chrétiens et Juifs » (§ 65, p. 153). Concernant la responsabilité qu’on a
fait porter aux Juifs de la mort de Jésus, et à la suite de Jean-Paul II2
qu’ils citent plusieurs fois, ils mettent en cause « l’interprétation erronée
de l’évangile de Marc » (§ 72, p. 174).
Tout au long de ce document, l’exégèse, ou la simple lecture de versets oubliés, a l’air de corroborer cette tendance. Le fait que la typologie
cède (§ 21, p. 54) à une « perception rétrospective » de l’Écriture, permet
de neutraliser bien des dégâts du passé. Le lecteur juif y sera d’autant plus
sensible que l’idée d’une « perception rétrospective » se rapproche du
principe d’herméneutique prôné par le Midrash : Maassé aboth simane
la-banim (« les aventures des Patriarches sont un signe pour leurs descendants »). Nous pourrions longtemps encore, page par page, relever les
points de concordance entre l’Église et le judaïsme à propos du « peuple
juif et de ses Saintes Écritures », mais un observateur juif ne peut se
limiter ici à ce genre de commentaires.
Encore que deux approches nous paraissent possibles. La première
consiste à dire que le document est destiné aux chrétiens ; que, pour
corriger les erreurs du passé, il n’est pas nécessaire de s’y appesantir et
de provoquer de vaines polémiques. Si cependant la partie juive est invitée à réagir, elle ne saurait accepter une simplification excessive. D’autant
qu’elle risquerait, comme un boomerang, de discréditer le document dans
son ensemble.
Classons nos réserves sous trois catégories. La première participe des
relations entre l’Ancien et le Nouveau Testaments ; la seconde de la méthodologie dont ont usé nos auteurs ; la troisième des orientations données à certaines exégèses. Ce qui nous conduira en fin de texte à nous
interroger sur la part qu’un document de ce genre et de cette origine
devrait réserver à la Shoah d’une part, à l’État d’Israël de l’autre.
2.
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Jean-Paul II a parlé de « l’interprétation erronée » des Évangiles lors d’un symposium sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme qui, le 31 octobre 1997, a réuni
au Vatican, et pendant trois jours, quelque 60 théologiens. Voir Documentation
Catholique, no 2171 (7 décembre 1997) p. 1003-1004.
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1. De l’Ancien au Nouveau
Paradoxalement, c’est parce que les auteurs en font trop que surgit une
première critique. Dire que le nom d’Ancien Testament, « est une expression forgée par l’apôtre Paul pour désigner les écrits attribués à Moïse »
et, qu’en les nommant de la sorte, « l’Église chrétienne n’a aucunement3
voulu suggérer que les Écritures du peuple juif étaient périmées et qu’on
pouvait désormais s’en passer » (§ 2, p. 17) a de quoi surprendre. L’apôtre Paul (2 Co 3,12-15) n’a-t-il pas déclaré que Moïse « mettait un voile
sur son visage pour empêcher les fils d’Israël de voir la fin de ce qui est
passager. [...] lorsqu’on lit l’Ancien Testament, ce même voile demeure.
Il n’est point retiré ; car c’est le Christ qui le fait disparaître4 . » Autre
traduction, rapportée en note dans la Bible de Jérusalem : « Il ne leur est
pas dévoilé que cette alliance a été abolie par le Christ ». Dans He 8,13,
Paul est tout à fait explicite : « En disant alliance nouvelle, il [l’oracle
prononcé par Jérémie] rend vieille la première. Or ce qui est vieilli est
vétuste, est prêt à disparaître ». Aphraate, l’un des Pères de l’Église, dira
à son tour : « Comme [les Juifs] ne gardèrent pas la Loi ni ses alliances,
[Dieu] l’abolit et il promit de leur donner un nouveau Testament5 ». Et tel
fut bien, d’âge en âge, le sentiment général des fidèles, sans que les prêtres
qui les enseignaient ou l’Église aient cherché à inverser la tendance.
Certes, dit le document (§ 84, p. 202), « sans l’Ancien Testament, le
Nouveau Testament serait un livre indéchiffrable, une plante privée de
ses racines et destinée à se dessécher » ; la logique le veut et l’Église en a
admis le très théorique principe même aux pires moments de l’antijudaïsme. On ne peut nier cependant, que 18 siècles après Marcion et sa
condamnation par l’Église, « un marcionisme mitigé continue d’imprégner l’enseignement chrétien6 ». Le document reconnaîtra d’ailleurs que :
Dans le passé entre le peuple juif et l’Église du Christ Jésus, la rupture a
pu parfois sembler complète, à certaines époques et dans certains lieux. À
3.
4.
5.
6.
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Ici, comme ailleurs, c’est nous qui soulignons.
Ici et pour tous les textes du Second Testament, nous utilisons la traduction de la
Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1998.
Aphraate le sage Persan, Les exposés / traduit, annoté et indexé par M.-J. Pierre
(Sources chrétiennes 359), Paris, Cerf, 1989, vol 2, p. 566.
M. Remaud, Chrétiens et Juifs entre le passé et l’avenir, Bruxelles, Lessius, 2000,
p. 66.
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la lumière des Écritures, on voit que cela n’aurait jamais dû arriver. Car
une rupture complète entre l’Église et la Synagogue est en contradiction
avec l’Écriture Sainte. (p. 205)
L’Ancien nous amène au… Nouveau. Le terme de Nouveau Testament, indique le document, provient « d’un oracle du Livre de Jérémie
qui annonçait une “nouvelle alliance” [...]. En conséquence on a appelé
« Nouveau Testament » un ensemble d’écrits qui exprime la foi de l’Église
dans sa nouveauté. À lui seul, continue le document, ce nom manifeste
déjà l’existence de rapports avec “l’Ancien Testament”. » (§ 2, p. 17-18)
Au regard « du marcionisme mitigé », la démonstration n’est pas convaincante.
Mais ne s’agissait-il que d’un nom à donner ? Les « rapports avec
l’Ancien Testament » ne donnent-ils pas à ce nom et aux explications
correspondantes du document une signification parlante ? Dans le grec
et le latin, « testament » est la traduction de l’hébreu berith qui signifie
« alliance ». Quand il est accompagné d’« ancien » ou de « nouveau », et
muni d’une majuscule, « Testament », désigne les Écritures. Certes, par
métonymie, la Berith ou l’Alliance peut désigner la Torah — que les
chrétiens appellent la « Loi » — mais de façon générale, les concepts
d’alliance et d’Écritures restent distincts et on ne peut accoler à l’un les
qualificatifs ou les caractéristiques de l’autre. Or, c’est exactement ce que
fait le document et le problème est bien plus que d’ordre sémantique.
2. Ce que Jérémie en dit
En se réclamant d’un oracle de Jérémie (31,31) qui parle d’une « nouvelle
berith », d’une « alliance nouvelle », dont le Nouveau Testament serait
porteur, le document accrédite l’idée que Jérémie lui-même, annonce une
Loi nouvelle ! Or, le prophète explique en quoi cette alliance sera « nouvelle » : « Je mettrai ma Tora en eux et sur leur cœur je l’écrirai. » (v. 33,
notre traduction) Alors que deux versets plus loin (si l’on veut lire le texte
sans la correction de la Bible de Jérusalem), il affirme que la fidélité de
Dieu à Israël est aussi sûre que l’immutabilité des lois de la nature. Il est
vrai qu’au moment d’analyser la notion de Berith dans l’Ancien Testament, le document montre que ce mot peut avoir des sens différents et
qu’en l’occurrence, « l’oracle n’annonce pas un changement de loi, mais
une nouvelle relation avec la loi de Dieu dans le sens d’une intériorisation » (§ 39). Ce n’était pas l’impression donnée au lecteur 60 pages plus
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tôt. Il apprenait alors, sans plus, que « Nouveau Testament », le nom
donné aux « écrits qui expriment la foi de l’Église dans sa nouveauté »,
venait « d’un oracle du Livre de Jérémie qui annonçait une nouvelle alliance. » Cette idée, à savoir que les Écritures juives, elles-mêmes, accréditaient une « nouvelle alliance » entre Dieu et Israël, le document va la
véhiculer en analysant le concept d’Alliance dans le Nouveau Testament :
« En disant “alliance nouvelle”, l’expression de Paul et de Luc […] marque la continuité de l’événement [la Passion] avec […] l’oracle de Jr
31,31-34, qui annonçait que Dieu établirait une “alliance nouvelle”. »
(§ 40, p. 98)
3. Ce qu’« accomplir » veut dire
Nous lisons que « les écrits du Nouveau Testament ne se présentent jamais comme une totale nouveauté » (§ 2, p. 18) et que « les paroles de
Jésus manifestent en même temps un aspect de radicale nouveauté »
(§ 40, p. 97). Unir le Nouveau Testament à l’Ancien ne va pas de soi. Le
document tente de résoudre la difficulté en affirmant : « Les Écrits du
Nouveau Testament se situent dans une perspective d’accomplissement,
c’est-à-dire de continuité fondamentale et de progrès décisif, lequel comporte nécessairement des ruptures sur certains points. » Ainsi, le « sang
d’alliance » des Évangiles, c’est-à-dire le sang de Jésus, « rappelle l’instauration de l’alliance du Sinaï par Moïse et suggère donc un rapport de
continuité avec cette alliance ». Et plus loin : « … l’alliance du Sinaï avait
comporté un rituel d’aspersion avec le sang d’animaux immolés, l’alliance du Christ est fondée sur le sang d’un être humain qui transforme
sa mort de condamné en don généreux » (p. 97-98). Enfin, le document
ajoute : « La fondation, par Jésus de “la nouvelle alliance en (son) sang”
(1 Co 11,25) n’implique pas une rupture de l’alliance de Dieu avec son
peuple, mais en constitue l’accomplissement. » (§ 41, p. 99)
Croit-on que la difficulté est résolue pour autant ? À ce stade, la
relation entre l’Ancien et le Nouveau est devenue trois fois plus complexe, par :
— la référence à Jérémie — sur laquelle nous ne reviendrons plus ;
— l’idée que la nouvelle alliance est un « progrès décisif » ;
— l’ambiguïté du concept « d’accomplissement ».
Si les Saintes Écritures spécifiquement chrétiennes constituent un progrès, voire un progrès décisif, il s’ensuit que les Saintes Écritures juives,
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celles que les Juifs continuent à respecter et à observer, sont décadentes.
Non seulement, l’idée n’est pas du goût des Juifs — pourquoi alors resteraient-ils Juifs ? — mais surtout, ils se sentent autorisés à voir dans « le
sang d’un être humain qui transforme sa mort de condamné en don
généreux » une régression par rapport à « l’aspersion du sang d’animaux
immolés ». Pour le lecteur juif de la Bible, l’un des enseignements essentiels du récit qu’il appelle la Ligature (Aqéda) et que les chrétiens nomment le Sacrifice d’Isaac (Gn 22) fut qu’un bélier devait être sacrifié à la
place (le v. 13 le dit explicitement) de l’homme ; que c’est l’animal et non
pas l’homme qui dès l’origine avait été désigné (v. 8) comme holocauste7.
Précisons : notre intention n’est pas d’écorcher la théologie chrétienne.
Mais dès lors qu’il est question d’un « progrès décisif » sur la Bible juive,
s’agissant qui plus est d’un sujet que les accusations de meurtre rituel ont
rendu particulièrement sensible, un mot d’explication s’imposait.
Reprenons. La notion « d’accomplissement » a trop servi l’antijudaïsme pour ne pas déclencher chez les Juifs la réaction du chat
échaudé. Dans les pages consacrées à la Loi (§ 44), le document en réduit
la nocivité quand il note, exemples à l’appui, que Jésus « radicalise »
parfois la Loi, qu’il « abroge la lettre de la Loi », qu’il en donne une
interprétation « plus exigeante ou plus souple ». Il est vrai qu’à la suite
du sermon sur la montagne — « N’allez pas croire que je sois venu abolir
la Loi ou les Prophètes, je ne suis pas venu abolir mais accomplir
(plèrôsaï). » (Mt 5,17) — c’est bien la notion d’accomplissement qui a
nourri l’antijudaïsme8 ; mais nous donnons acte au document que tout en
maintenant le terme, il lui en a donné une signification juste. Cela dit,
Jules Isaac estimait que plèrôsaï était mal traduit et qu’il impliquait plutôt la notion de « rajouter », de « compléter ». Jésus n’a pas agi autrement
que les maîtres du Talmud et que ne le font, dans une certaine mesure,
les rabbins de tous les temps. Il est juste que nous soulignions la concor-
7.
8.
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La Michna (Aboth 5,6) dit que le « bélier d’Abraham » avait été créé à l’issue du
6e jour de la Création, pour être mis en réserve de l’Aqéda.
J. Isaac a relevé quelques-unes des significations que les théologiens donnaient à
plèrôsaï, depuis « porter à son achèvement » jusqu’à « abolir », en passant par « élever à la perfection et périmer » ou « consommer ». « Accomplir ne signifie pas uniquement mettre en pratique, mais consommer ». « Accomplir, concluait Isaac, quel
magnifique horizon que ce verbe découvre à l’imagination théologique ! » (Jésus et
Israël, Paris, Fasquelle, 1959, p. 118)
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dance du document sur ce point. Toujours à propos de la Loi, il se démarque aussi du méchant jugement que nombre de textes chrétiens lui
portaient. « En y obéissant, notent ses rédacteurs, les Juifs croyants y
trouvent leurs délices et la bénédiction et ils participent à la sagesse créatrice universelle de Dieu. » (§ 43, p. 105) Il demeure cependant, qu’appliquée à Berith (Alliance), la notion d’accomplissement garde l’acception
négative que, par le passé, l’Église accolait à la Loi.
4. Sur l’autorité de la Bible hébraïque
Pour souligner le rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testaments, le
document rapporte (p. 18 à 27), de nombreuses citations de la Bible
hébraïque dans le Nouveau Testament, en vue de démontrer que ce dernier « reconnaît l’autorité des Saintes Écritures du peuple juif ». C’est vrai
et faux à la fois ! C’est faux dans la mesure où les références pourraient
ne pas avoir plus de signification que celles de la mythologie grecque
dans le parler français. C’est d’autant plus faux si la valeur des textes est
inversée, comme c’est le cas à propos du rôle de la Loi, considérée comme
source de vie dans le Lévitique (18,5 et parallèles) alors que, selon 1 Co
15,56, « l’aiguillon de la mort est le péché et la puissance du péché est
la Loi », d’où il découle, comme le note le document, « que la Loi par sa
condition de lettre tue » (§ 44, p.108).
C’est vrai dans d’autres cas. Mais s’il doit en résulter, comme le
souhaite le cardinal Ratzinger, « un nouveau respect pour l’interprétation
juive de l’Ancien Testament », la difficulté demeure. Car bien des fois,
dans le Nouveau Testament, la référence aux « Saintes Écritures du peuple juif » sert à authentifier l’enseignement de Jésus dans la seule intention de rejeter ou moquer l’interprétation rabbinique de la Torah. Bien
des citations de la Bible hébraïque, qui selon le document devaient
leur conférer une « autorité divine », ont bafoué Israël et ses Sages. Par
exemple :
Bien qu’il eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui, afin
que s’accomplît la parole dite par Isaïe le prophète : Seigneur, qui a cru
[…] ? Aussi bien ne pouvaient-ils croire, car Isaïe a dit encore : « Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leur cœur, pour que leurs yeux ne voient pas,
Que leur cœur ne comprenne pas, qu’ils ne reviennent pas à moi et que je
ne les guérisse pas. » (Jn 12,37- 40)
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D’où la conclusion, au v. 43 : « Car [les pharisiens] aimèrent la gloire des
hommes plus que la gloire de Dieu ». Ou encore :
Les Pharisiens et les scribes l’interrogent : « Pourquoi tes disciples ne se
comportent-ils pas selon la tradition des anciens […] ? » Il leur dit : « Isaïe9
a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : “Ce peuple
m’honore des lèvres ; mais leur cœur est loin de moi. Vain est le culte qu’ils
me rendent ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes humains.” [...] » (Mc 7,5-7 et parallèle dans Mt)
5. Les invectives contre Israël
Mais, semble argumenter le document, le Nouveau Testament ne seraitil pas autorisé à reprendre à l’égard d’Israël les critiques que les prophètes
eux-mêmes ont formulées contre lui ? Dans une intention sans doute
louable, puisque les invectives contre les Juifs « ne doivent pas servir de
base à de l’antijudaïsme », le document les justifie en arguant que « dans
le Nouveau Testament, les reproches adressés aux Juifs ne sont pas plus
fréquents ni plus virulents que les accusations exprimées contre les Juifs
dans la Loi et les Prophètes. » (§ 87, p. 208) La partie juive répondra
avec la célèbre réplique de Cyrano : « Je me les sers moi-même, avec assez
de verve, mais je ne permets pas qu’un autre mes les serve10. »
On dira que Jésus était juif, qu’il s’adressait aux Juifs et rien ne devait
l’empêcher de les apostropher comme le faisaient les prophètes de la
Bible hébraïque ! Certes, mais quand ces derniers fulminaient, annonçaient la sanction ou le malheur, ils accompagnaient toujours ces terribles
propos de paroles de consolation et d’espoir. Et pour l’amour d’Israël, ils
allaient jusqu’à défier Dieu ! Jésus, lui, assurait le salut à qui croyait en
lui ; et la perdition à tous les autres. Jésus se démarque des anciens prophètes parce que ses menaces — sur Jérusalem par exemple — sont restées telles quelles. À moins que, mais je suis trop respectueux de toutes
les Écritures pour argumenter de la sorte, l’on veuille expliquer son
silence par le fait que ses propos de consolation — et donc de restauration de la nation juive — auraient été tronqués par la suite.
9.
Encore que la citation d’Isaïe (29,13) soit approximative et prononcée dans un
contexte historique particulier.
10. Cyrano de Bergerac, Acte 1, scène IV, « la tirade du nez ».
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Quoi qu’il en soit, les invectives rapportées dans le Nouveau Testament ont servi l’antijudaïsme et l’antisémitisme. Les propos rapportés au
nom de Jésus ont eu sur les Juifs des conséquences tragiques. Sinon, ses
fulminations auraient pu être acceptées par le judaïsme de même,
d’ailleurs, que l’ancienne lecture typologique des chrétiens. Si elle gênait
les Juifs, ce n’est pas en raison de ce type de lecture. Familiers du
midrash, ils en ont vu d’autres ! C’est plutôt parce que la « lecture erronée » des Évangiles sur les terres chrétiennes a eu sur l’existence des Juifs
des effets désastreux. Autrement, le judaïsme aurait apprécié que les
chrétiens cherchent à trouver dans l’Ancien Testament les espérances
qu’ils souhaitaient y lire. Y compris — et quoi qu’en ait dit ou qu’on ait
fait dire à Caïphe — la messianité de Jésus ! Selon la tradition juive,
toutes les lectures de leurs « Écritures saintes » sont possibles11. Sauf celle
qui figure dans Dt 18,20, c’est-à-dire une lecture qui, concernant Israël,
concernant les Juifs, voudrait changer les Commandements, faire de la
Loi une Loi ancienne et dépassée…
6. Faut-il lire la Bible comme les Juifs ?
Évoquant la Shoah, le document indique que « toutes les Églises » —
vraiment toutes les Églises ? — en sont venues « à repenser complètement
leur rapport au judaïsme, et par conséquent à reconsidérer leur interprétation de la Bible juive » (§ 22). Les chrétiens, continue le texte, devraient-ils « se reprocher d’avoir accaparé la Bible juive en en faisant une
lecture où aucun Juif ne se retrouve » ? D’où cette question : « Les chrétiens doivent-il donc lire désormais cette Bible comme les Juifs, pour
respecter réellement son origine juive ? » À quoi on répondra que ce n’est
pas la lecture que les chrétiens font de la Bible juive qui pose problème,
mais bien celle qu’ils faisaient du Nouveau Testament. Ce qui paraît
fondamental par rapport à un passé douloureux, c’est qu’ils décident
effectivement de « repenser complètement leur rapport au judaïsme ». De
ce point de vue, les mises au point du document représentent un progrès
énorme.
Ceci nous amène à examiner la manière dont, pour rédiger la
deuxième partie du document, numériquement la plus importante (p. 5611. Pour désigner la Bible et plus particulièrement la Torah, l’hébreu dit : « Lecture »
(miqra). Tant il est vrai qu’un texte ne vaut que par la lecture qu’on en fait.
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154), nos auteurs ont lu dans la Bible juive « les thèmes communs fondamentaux ». Ayant arrêté que les chrétiens pouvaient ne pas lire la Bible
juive comme les Juifs, comment vont-ils identifier et traiter ces « thèmes
communs fondamentaux » figurant dans l’Ancien Testament ?
Pour nous faire comprendre, imaginons une thèse qui traiterait de
« La misère sociale dans les œuvres d’Emile Zola ». Les auteurs présenteraient Zola, rappelleraient les caractéristiques de la misère à son époque et aussitôt en viendraient au sujet : Comment Zola parle-t-il de la
misère ? Sur quoi, ils citeraient les textes correspondants de l’auteur.
Le titre du document pontifical réfère au « peuple juif et ses Saintes
Écritures dans la Bible chrétienne » (nous soulignons). Logiquement, il
devait analyser la manière dont la Bible chrétienne parle des thèmes retenus dans l’Ancien Testament. Mais il a usé d’une autre méthode. Au
moment de mettre leur réflexion sur papier, ses auteurs ont inversé les
termes de la relation. Au lieu d’analyser la manière dont le Nouveau
Testament parle du peuple juif et de ses Saintes Écritures, ils exposent
d’abord, pour chaque thème, ce qu’en dit l’Ancien Testament. Et comme
ils ont arrêté qu’ils pouvaient ne pas lire la Bible comme le font les Juifs,
leur exposé de la Bible juive et des thèmes repris par le Nouveau Testament passent par le prisme très particulier de ce dernier.
La chose est patente au paragraphe 27, au second de ces thèmes
communs intitulé : « La personne humaine : grandeur et misère ». Or, ce
thème n’apparaît pas en tant que tel dans l’Ancien Testament ! Nos
auteurs en sont tellement conscients, que dès la seconde ligne, ils précisent : « Dans l’Ancien Testament, on ne rencontre pas ces deux termes
pour caractériser la condition humaine, mais… » Mais alors, s’interroge
le lecteur, que vient faire ici un pareil thème ? Parce qu’à l’évidence — et
les analyses fin du § 29 et début du § 30 le montrent bien —, il plaît aux
auteurs de relever la juxtaposition ou l’antinomie des deux termes dans
le Nouveau Testament et qu’ils ont cherché à en trouver l’équivalent dans
la Bible juive. D’où l’orientation donnée à la lecture des « Saintes Écritures juives ».
D’emblée, le premier des thèmes communs, au § 23, sur la « Révélation de Dieu », à fin d’analyse, annonce en sous-titre : « Un Dieu qui parle
aux hommes ». Et là, à coup sûr, comme dit le document, le « lecteur juif
ne s’y retrouve pas. » Certes, Dieu parle aux hommes… Mais le lecteur
juif de la Bible juive qui aurait à traiter de la Révélation, en viendrait
immédiatement à la révélation du Sinaï, aux Dix Commandements, sans
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lesquels le « peuple juif », et croyons-nous l’humanité entière, n’auraient
pas grand sens sur cette terre. Le lecteur juif aurait d’ailleurs tendance à
remarquer que Dieu ne parle pas « aux » hommes, mais à certains qui
[…] sous couvert de la théophanie du Sinaï, puis de l’arche d’alliance et
sa nuée perpétuant la scène du Sinaï, ont la mission d’exposer sa parole
(ce que le document relèvera par ailleurs).
C’est seulement quand le document en vient à la parole de Dieu dans
le Nouveau Testament (§ 26, p. 61) que la primauté accordée à la parole
devient compréhensible. « À partir de ce lien [la parole] qui unit Jésus au
Père, le IVe évangile confesse Jésus comme le Logos, le “Verbe”, qui
“s’est fait chair” (Jn 1,14). » Et pour bien montrer l’importance de la
révélation par la parole, le paragraphe finit par ces mots : « Dieu qui “a
parlé autrefois aux pères dans les prophètes”, “nous a parlé à nous dans
un Fils” (Hb 1,1-2), ce Jésus dont nous parlent les évangiles et la prédication apostolique. »
Parce que ces derniers propos participent davantage de l’apologétique que de l’analyse, parce qu’ils rappellent ce qu’ont pu être d’anciennes
disputations, l’observateur est amené à examiner derechef la façon dont
le document présente la parole de Dieu dans l’Ancien Testament. Dans
ce § 23 sur « Dieu qui parle aux hommes, » il est alors surpris de trouver
immédiatement après les promesses à Moïse « de faire sortir d’Égypte le
peuple d’Israël (Ex 3,7-17), promesse qui prend la suite de celles faites
aux patriarches […] pour leurs descendants », cette autre « promesse que
reçoit David en 2 S 7,1-17 au sujet d’une descendance qui lui succèdera
sur le trône. »
La place accordée à la promesse faite à David, plutôt accessoire et
transmise diversement dans la Bible, étonne le lecteur de la Bible juive12.
Il ne le sera plus s’il se souvient de He 1,1-5. Et quand il en viendra à
la p. 95 du document, titré : « L’engagement envers David », il pensera
qu’au lieu de : Le peuple juif et les Saintes Écritures juives dans la Bible
chrétienne, le document aurait dû s’intituler : Les chrétiens et les Saintes
Écritures chrétiennes dans la Bible juive. Il ne changera pas d’avis en
12. Nos auteurs en sont certainement conscients car, au § 62, intitulé : « Le fils et
successeur de David », ils notent que dans l’Ancien Testament « le sens de l’oracle
n’était pas messianique : il ne promettait pas à David un successeur privilégié […]
mais simplement un successeur immédiat, qui aurait à son tour des successeurs. »
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lisant les distinctions conjecturales qui sont faites sur les promesses « inconditionnées13 » et celles qui ne le sont pas.
Cette impression ne le quittera pas quand il regardera de plus près
la référence du document sur la promesse à Moïse « de faire sortir
d’Égypte le peuple d’Israël. » Telle qu’elle est rapportée, cette promesse
est incomplète. Elle continue en ces termes — dans le même verset, Ex
3,8 : « et de le faire monter de cette terre-là sur une terre bonne et large,
sur une terre où coulent lait et miel […]14. » Si nous avons jugé nécessaire
de compléter la citation, c’est parce que cette promesse est récurrente ;
que la terre fut choisie par Dieu (Gn 12,1 ; voir aussi He 11,8) avant
qu’un peuple ne le fût. Et s’il est vrai que la promesse de la terre fait
l’objet du § 56, son absence ici, au profit de la promesse faite à David
est signifiante.
Aussitôt le lecteur se met à réfléchir à d’autres absences. Sont-elles
voulues ou la place a-t-elle manqué ? Par exemple, dans le § 23 intitulé
« Un Dieu qui parle aux hommes », le lecteur de la Bible hébraïque s’attendait à trouver l’un des passages les plus marquants sur la « parole » de
Dieu, dans Es 55,10-11. Je ne résiste pas à le donner dans la belle traduction de Chouraqui :
Oui, comme la pluie et la neige tombent des ciels et n’y retournent pas sans
avoir désaltéré la terre, sans l’avoir fait enfanter et germer, donnant semence au semeur, pain au mangeur, telle est la parole qui sort de ma
bouche : elle ne retourne pas à moi à vide, oui, sans avoir fait ce que je
désire et fait triompher ce pourquoi je l’ai envoyée.
Et comme notre lecteur est conditionné par l’analyse qu’il a faite de
ce § 23, il se met à penser que, peut-être, l’absence qui l’intrigue vient de
la suite du texte d’Isaïe, des v. 12-13, que le document aurait hésité à
citer :
Oui, vous sortirez dans la joie, vous serez transportés dans la paix. Les
montagnes, les collines éclateront de jubilation en face de vous. Tous les
13. Pour en être tout à fait assurée, la Bible de Jérusalem a corrigé 2 S 7,16. On y lit :
« Ta maison et ta royauté subsisteront à jamais devant moi », c’est-à-dire devant
Dieu et l’éternité, alors que le texte massorétique est : « devant toi » !
14. Que le document citera à la p. 74 dans le paragraphe consacré à « Dieu, libérateur
et sauveur » dans l’Ancien Testament.
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arbres des champs applaudiront. À la place du nerprun montera le cyprès ;
à la place de l’ortie montera la myrte. Ce sera pour Adonaï le renom, le
signe de pérennité qui ne sera pas tranché.
Fallut-il choisir la pérennité de la lignée de David ou le signe de
pérennité dont témoigne le retour d’Israël sur sa terre ?
Il n’est pas question de faire une critique détaillée de chaque section
de ce document, d’autant que nous en avons souligné les mérites, alors
que l’importance donnée à l’un ou l’autre verset ou à son absence est
aussi d’ordre subjectif. Il se peut aussi que l’une ou l’autre absence soit
réparée ailleurs, sans que l’observateur en garde le souvenir. Il me semble
juste, toutefois, de relever dans ce document, et toujours dans l’Ancien
Testament, la surévaluation du péché originel (§ 28) et la dépréciation du
shabbat. Sauf erreur ou omission, ce dernier n’a droit qu’à quelques lignes (p. 66) et à de courtes mentions à propos des ruptures qu’a entraînées le passage de l’un à l’autre des Testaments.
Nous croyons aussi que l’analyse sur les promesses inconditionnées
(§ 38, p. 95, à propos de la descendance de David) et celles qui ne le sont
pas, sur les différentes étapes de l’alliance entre Israël et Dieu, quand elle
L’engage ou ne L’engage pas, sont discutables. Au moment de rédiger ces
lignes, je n’ai pas souvenir que le document ait présenté une analyse de
Gn 18,18-19, de cette première alliance, avant le nom, entre Abraham,
qui doit prescrire à « ses enfants, après lui, de garder la voie de Dieu en
pratiquant la justice et l’équité », et Dieu, qui promet alors « d’accomplir
en faveur d’Abraham ce qu’il avait promis à son sujet ». Dire que « Dieu
ne peut pas être soumis à des obligations de la même façon que les
personnes humaines » (§ 38, p. 94) est un présupposé d’ordre métaphysique, mais ne traduit pas nécessairement l’enseignement biblique. Il nous
semble aussi, et là encore en raison des polémiques d’hier, que la notion
de justice aurait dû être analysée dans l’un et l’autre Testament.
7. La Terre reste promise
Venons-en, enfin, aux réflexions que soulève l’étude du document sur « la
Terre15 promise » dans l’Ancien Testament (§ 56 auquel on ajoutera la
p. 139 sur l’exil) et sur les rapports entre ce document et la Shoah.
15. La majuscule est dans le texte. Nous la conserverons pour différencier la Terre
(promise) de la terre en général.
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Le problème de la Terre gêne l’Église. La déclaration sur les Juifs de
Vatican II n’en parle pas ; les « Orientations » de 1973 des évêques de
France ont eu le mérite de l’évoquer, tout en se limitant à la signification
qu’avait pour les Juifs leur « rassemblement autour de Jérusalem16 ». Elles
reconnaissaient au peuple juif « les moyens d’une existence politique
parmi les nations17 », ce qui n’alla pas sans soulever de vives réactions
dans les pays arabes, mais aussi dans les Églises arabes.
Le document ne semble pas éprouver ces mêmes réticences. Toutefois, il en banalise le thème. Ses réflexions ne tiennent pas compte de
l’importance que l’Ancien Testament lui confère. Nos auteurs considèrent
cette Terre comme n’importe quelle autre terre. « Tout groupe humain,
disent-ils, désire habiter une terre de manière stable » ; il fallut bien donner une terre aux Hébreux libérés d’Égypte. Nous avons relevé que le
choix d’une terre a précédé le choix que Dieu fait du peuple qui doit
l’habiter (Gn 12,1). Si bien que, contrairement à ce qu’écrit le document
pour lequel « la promesse d’une terre vient compléter celle d’une descendance », c’est la promesse d’une descendance qui complète celle d’une
Terre. En fait, l’une et l’autre promesse sont, depuis, inséparables. Dès
alors, c’est-à-dire dès l’époque d’Abraham qui était encore sans descendance, cette Terre était « donnée ». Dès alors, cette Terre s’avère une terre
délicate qui ne supporte pas l’immoralité puisque, laisse entendre Dieu,
l’Amorite qui l’habitait à cette époque en sera chassé lorsque « son iniquité aura atteint le comble » (Gn 15,16). Il s’ensuit que cette Terre, bien
définie, exactement circonscrite par l’Ancien Testament, s’inscrit bel et
bien dans le plan de Dieu. Et lorsque le peuple refuse la Terre, Dieu
annonce sa fin (Nb 13–14), car sans sa Terre, Israël perdrait tout sens et
ne pourrait accomplir sa mission. Cette Terre sera soumise au shabbat
(Lv 25) comme le fut Israël ; c’est une terre que Dieu Lui-même habite
(Nb 35,34) et c’est une raison de plus pour qu’Israël veille à ne pas la
souiller.
16. « Ils [les chrétiens] doivent tenir compte de l’interprétation que donnent de leur
rassemblement autour de Jérusalem les Juifs, qui au nom de leur foi, le considèrent
comme une bénédiction. » (ConfÉrence Épiscopale franÇaise, Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme [16 avril 1973] ;
texte publié dans Documentation Catholique, no 1631 [6 mai 1973] p. 419-422 [ici
p. 421].)
17. ConfÉrence Épiscopale franÇaise, « Orientations pastorales », § 5.
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Le document relève ce point, mais estime que dans une étape ultérieure seulement, la Terre devait « devenir un pôle d’attraction pour les
nations » ; le lecteur de la Bible juive considère, lui, qu’elle était destinée
à cette fonction au moins depuis Abraham. Références à l’appui, le document a l’air d’insister sur le fait que « Dieu seul est le propriétaire du
pays. » (Lv 25,23) Si les Israélites y habitent, continue le texte, c’est à titre
« d’étrangers » et d’« hôtes ». Mais ces appellations, prononcées dans le
cadre des Commandements agricoles (années sabbatiques et du Jubilée)
qui s’appliquent exclusivement à cette Terre, vont bien au-delà. Un seul
mot en hébreu désigne le « pays » et la « terre ». Ici, il désigne la terre
entière. Dieu n’est pas seulement propriétaire du « pays » qui va de la
Méditerranée au Jourdain ! À l’évidence, il faut traduire Lv 25,23 selon
Ex 19,5 où le texte précise : « Car toute la terre est à moi ». La précarité
des Hébreux sur leur Terre vient de la désobéissance aux Commandements agricoles en particulier, puisque tel est le sujet de Lv 24–25, mais
aussi de la Torah en général. En revanche, leur état d’« étrangers » et
d’« hôtes » est celui de tous les hommes sur la planète, ce qui ressort
d’ailleurs de Ps 39,13 et de 1 Ch 29,15 — des références qui, faisant
allusion à Lv 25,23, figurent bien dans le document, et qu’il faut relire
en conséquence. On verra que ces précisions n’étaient pas inutiles.
8. Les contrecoups de la Shoah
Pour terminer, mais sans abandonner notre réflexion sur la Terre, considérons les propos du document sur la Shoah. Dans sa préface, le cardinal
Ratzinger affirme que « le choc de la Shoah a mis toute la question dans
une autre lumière » (p. 11). Un thème qui est repris dans l’introduction
du document (§ 1) : « À la suite de cette tragédie immense, la nécessité
s’est imposée aux chrétiens d’approfondir la question de leurs rapports
avec le peuple juif ». On y revient une troisième fois au § 22. Mais fallutil la Shoah pour que l’Église de Jean XXIII ou de Jean-Paul II trouve ou
retrouve la raison ? Sans doute, la Shoah est-elle au cœur de notre époque. La philosophie occidentale, a-t-on dit, est morte à Auschwitz. On a
remarqué, aussi, que le nazisme fut et reste païen. La responsabilité de
l’Église est engagée parce que la philosophie occidentale s’est développée
sur ses terres comme y a germé et sévi le nazisme. Elle ne s’y est pas
opposée, en tout cas pas avec la plénitude de son intelligence et de ses
moyens. Sans doute, aussi, l’antijudaïsme chrétien a-t-il eu sa part dans
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la catastrophe et un document pontifical ou épiscopal du genre de celui
que nous analysons aujourd’hui aurait changé le sort des Juifs aux années
du malheur. Mais l’Église n’a pas voulu la Shoah. Ceux de ses membres
qui étaient fidèles à l’antijudaïsme de leurs pères souhaitaient peut-être
que le peuple juif soit humilié, meurtri ; mais il ne devait pas disparaître,
parce que la mise à mort des Juifs était contraire à l’enseignement et aux
convictions des uns, tandis que, pour d’autres, avec la fin des Juifs, disparaissaient les témoins. Le résumé est audacieux, sans doute injuste.
Mais tous les résumés pèchent par nature.
Ceux qui, aujourd’hui, parmi les chrétiens estiment que l’Église porte
une certaine responsabilité de la Shoah et qui veulent éviter tout risque
de récidive d’un antisémitisme meurtrier, jugent nécessaire de rejeter les
relents d’antijudaïsme qui habitaient ou habitent encore l’Église. Les
Juifs, ou du moins nombre d’entre eux, pensent que l’État d’Israël est la
seule garantie terrestre contre les antisémitismes meurtriers, dussent-ils
payer leur tribut au terrorisme et aux guerres dans la région. Puisque les
chrétiens disent faire acte de repentance, peut-on leur demander de comprendre ce point de vue ? Peut-on leur demander aussi de se souvenir
« qu’une terre concrète a été promise par Dieu à Israël et reçue effectivement en héritage » (fin du § 57) et que rien dans le Nouveau Testament
n’indique que cette promesse est caduque ?
Oh ! j’entends bien les mises en garde de ne pas mêler le politique au
religieux et de voir l’injustice faite aux Palestiniens ! Ces arguments sont
recevables, mais ils n’expliquent pas l’hostilité que trop de chrétiens
vouent avec démesure à l’État d’Israël. Dans leurs habits du passé,
l’antijudaïsme ou l’antisémitisme chrétiens sont finis. Leur retour n’aurait
que des conséquences secondaires et avant toute chose, déconsidérerait
l’Église. C’est dans la mesure où il inspire l’hostilité envers l’État d’Israël
que l’antijudaïsme théologique menace aujourd’hui et empoisonne les
relations judéo-chrétiennes.
Pour les chrétiens, écrivait récemment le professeur Yossef Dan, l’exil est
un décret divin auquel le Juif est soumis par nature. Selon eux, un juif
parce qu’il est juif doit être privé de souveraineté nationale. La restauration
de la souveraineté juive, s’oppose aux données de base de la religion catholique18.
18. Tekhelet, 15 (automne 2003) p. 80.
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C’est pourquoi, ajoute-t-il, au contraire des autres nations dont la
politique est soumise à critique, l’État d’Israël, lui, devra toujours justifier
son droit à l’existence.
Serait-ce la raison (peut-être inconsciente) pour laquelle, à la suite de
la dernière citation que nous venons de faire du document, à savoir
« qu’une terre concrète a été promise par Dieu à Israël et reçue effectivement en héritage », nos auteurs ont jugé nécessaire d’ajouter, références
à l’appui19 : « ce don de la terre était conditionné par la fidélité à l’alliance », après avoir avancé, aussi, que « dans leur pays les Israélites
étaient des hôtes et des étrangers » ?
Le sentiment de culpabilité des chrétiens après la Shoah, dit encore
le professeur Dan, a équilibré et continue à équilibrer leur rapport aux
Juifs et à l’État d’Israël. Cependant, la diffamation dirigée contre l’État
juif, qui va jusqu’à accuser les Israéliens de se conduire comme l’avaient
fait les nazis, réfléchit l’idée qu’on :
… a accordé aux Juifs le droit — qui ne leur revenait pas — d’établir un
État souverain en raison de leurs terribles souffrances au temps de la
Shoah. Mais s’ils se conduisent comme leurs persécuteurs nazis, ce droit
doit leur être enlevé et il leur faut retourner à leur état « normal » de nonsouveraineté. (p. 80)
Les efforts accomplis depuis Seelisberg, faits d’études de textes, de
révisions, de rencontres, d’explications, de déclarations de repentance et
de documents, ne peuvent gommer en si peu de temps les longs siècles de
l’antijudaïsme chrétien. Tant d’idées reçues, de leçons, d’interrogations
demeurent. Est-on sûr, absolument sûr, que les critiques excessives contre
l’État souverain d’Israël ne proviennent pas, aussi, du sentiment que
peut-être quand même… et malgré tout… la renaissance d’Israël pourrait
n’être qu’une illusion passagère ? Que sa chute est inéluctable ? Et que
« dans l’équilibre secret des volontés divines20 » les Juifs seront à nou19. Les références, Lv 26 et Dt 38, sont, bien sûr, exactes. Mais si les textes bibliques
sont invoqués pour le « retour » d’Israël sur la Terre, elles ne sont pas les seules. On
relira notamment Ez 20.
20. La formule est de H. Daniel-Rops. Dans son Histoire Sainte. Jésus en son temps,
Paris, Fayard, 1946. Il écrivait : « Il n’appartenait pas à Israël sans doute de ne pas
tuer son Dieu après l’avoir méconnu, et, comme le sang appelle mystérieusement le
sang, il n’appartient peut-être pas davantage à la charité chrétienne de faire que
l’horreur du pogrom ne compense dans l’équilibre secret des volontés divines, l’insoutenable horreur de la Crucifixion. » (Cité par Isaac, Jésus et Israël, p. 382)
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veau, comme le disait Bernard, abbé de Clermont, « dispersés dans tous
les pays, témoins vivants de la rédemption » de l’Église ?
Quoi qu’il en soit, pour les Juifs, il est inadmissible que la Shoah
dicte la nouvelle attitude de l’Église envers eux. La Shoah reste l’abomination des abominations et il est impensable qu’on puisse lui devoir quoi
que ce soit.
Concernant l’État d’Israël, nous croyons que les chrétiens doivent
pour le moins reconnaître :
— le sentiment de protection qu’il accorde aux Juifs contre l’antisémitisme meurtrier ;
— que la promesse de la Terre n’est pas rejetée par le Nouveau
Testament ;
— que sur cette Terre, les Juifs ont développé un réseau d’écoles et
de publications, rabbiniques et universitaires, conforme à
l’annonce d’Isaïe (2,3) « de Sion sortira la Tora et la parole de
l’Éternel de Jérusalem », cette Torah et cette parole dont ils se
réclament aussi.
Qu’on nous comprenne bien : ni les chrétiens, ni les Juifs, ni personne
d’ailleurs n’est tenu à approuver la politique des gouvernements israéliens. Mais la critique ne doit jamais porter, consciemment ou non, sur
la légitimité de l’État d’Israël souverain — qui au demeurant s’est incomparablement mieux comporté que les autres pays du globe dans des situations similaires à celles où il est confronté aujourd’hui ; la critique doit
tenir compte, enfin, des immenses erreurs, des crimes, des refus successifs
de la partie arabe et palestinienne.
Alors, peut-être, l’idée germera-t-elle chez les chrétiens qu’il leur appartient de tenir aux Arabes et aux Palestiniens, sur lesquels leur influence est considérable, un discours équilibrant et de raison. Que grâce
à eux — et quelle forme de réparation serait plus belle ? — sur cette
Terre, qui fut celle de Jésus et que son peuple a recouvrée, sur cette Terre
exemplaire, laboratoire de l’Univers, la paix puisse s’installer et s’étendre
alors à la terre entière afin que les hommes, ayant appris « à ne plus faire
le mal et la violence sur la Montagne de la sainteté divine, la terre [la
terre entière, la planète Terre] soit emplie de la connaissance de Dieu
comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Es 11,9).
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RÉSUMÉ
D’un point de vue juif, le document Le peuple juif et ses Saintes Écritures
dans la Bible chrétienne comporte des aspects éminemment positifs, dont
l’idée d’une « perception rétrospective » au lieu de la typologie traditionnelle. Des réserves sont toutefois soulevées concernant certains aspects des
relations entre l’Ancien et le Nouveau Testaments ; la méthodologie dont
on a usé ; et diverses orientations exégétiques. Il faut déplorer le rapport
établi entre la Shoah et les nouvelles orientations de l’Église, et s’interroger
sur la signification, pour l’Église, de la promesse de la Terre depuis le
rétablissement de la souveraineté juive sur cette terre.
ABSTRACT
From a Jewish point of view, the Document The Jewish People and the
Holy Scriptures in the Christian Bible contains very positive aspects, such
as the idea of “retrospective perception” instead of the traditional typology. Some aspects of the treatment of the relationship between Old and
New Testaments call for some reservations, especially concerning the
methodology used and some exegetical orientations. The link between the
Shoah and the new orientations of the Church also seems unfortunate. The
meaning that he Church gives to the promise of a land since the
reestablishment of Jewish sovereignty over the land must also be questioned.
© Revue Théologiques 2003. Tout droit réservé.
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