regards sur les refugies song en asie du sud-est au début

REGARDS SUR LES REFUGIES SONG
EN ASIE DU SUD-EST AU DÉBUT DES YUAN
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Il semble bien que les campagnes mongoles contre l’empire des Song du Sud,
Nan Song 南宋, aient accéléré l’immigration chinoise en Asie du Sud-Est et
sans doute aussi au Japon, et poussé, hors du pays, un certain nombre de hauts
fonctionnaires, tant militaires que civils, qui refusaient de se rallier à la dy-
nastie étrangère. Il est probable aussi que les expéditions Yuan de la fin du
XIIIe
siècle vers le Viêt Nam, le Champa, la Birmanie et Java ont eu le même
effet, vu que les troupes étaient composées en majorité de Han recrutés dans
l’ex-empire des Song du Sud ce que l’on appelait alors « l’armée des nou-
veaux sujets » ou xinfujun 新附軍. Si plusieurs auteurs mentionnent ces mi-
grations forcées, rares sont ceux qui les ont sérieusement étudiées.
Li Changfu est peut-être l’un des premiers historiens à avoir brièvement
fait allusion à cette immigration politique massive en rapportant, dans une pe-
tite monographie sur les Chinois d’outre-mer, parue en 1927, quelques tradi-
tions qui, assez curieusement, émanent toutes d’Insulinde, région pour la-
quelle les sources écrites d’époque mongole sont très maigres. Il note :
Après la chute des Song, les Chinois se rendirent en grand nombre dans
les contrées du Sud. Selon une tradition en vogue dans la diaspora, le fonc-
tionnaire loyaliste (yichen 遺臣) Song Zheng Sixiao 鄭思肖
1
compterait
1
Zheng Sixiao (1241–1318) était originaire de Lianjiang 連江, au Fujian . Il ne
s’était pas rallié aux Yuan et avait pris le zi de Suonan 所南 (littéralement « Qui fait
face au Sud ») en souvenir des Song du Sud. Toutefois, à la différence de son père, il
semble ne jamais avoir exercé de fonction dans l’administration, il était donc un simple
roturier loyaliste, yimin 遺民. Il écrivit un recueil de poèmes et de prose, intitulé Xins-
hi 心史, dans lequel il exprime des sentiments violemment anti-mongols, et l’enferma
dans une boîte en fer, recouverte d’un enduit de chaux, qu’il jeta au fond du puits
abandonné d’un monastère de Suzhou 蘇州 (Jiangsu 江蘇). La préface indique que le
texte fut terminé en 1283, mais la boîte en fer ne fut retrouvée, par un moine, que sous
les Ming et publié pour la première fois en 1640. Du fait que le texte comporte plu-
sieurs erreurs factuelles, il a été regardé par certains historiens, sans doute à tort,
comme un faux fabriqué sous les Ming pour encourager la résistance aux Mandchous
(pour une vue d’ensemble des différentes interprétations, voir Jay, « Memoirs and Of-
ficials Accounts » : 601-602). La vie de Zheng Sixiao n’est pas très bien documentée
mais, à notre connaissance, aucun texte d’époque ne permet d’affirmer que ce partisan
des Song soit allé à Java. Voir sa biographie par Li Chu-tsing dans Franke (éd.), Sung
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au nombre des fondateurs de [la future] Batavia. À Lombok, une des peti-
tes îles de la Sonde, les Shadun ren 頓人
2
se disent les descendants de
militaires Song et le souverain de Goa, près de Makassar, Célèbes Sud,
prétend posséder un couteau, donné jadis sous les Yuan, par un Chinois
3
.
Un peu plus de dix ans plus tard, Huang Jingchu, dans un petit recueil de bio-
graphies d’éminents Chinois de la diaspora, reprend la tradition concernant
Zheng Sixiao. Celle-ci s’explique peut-être par le fait que ce lettré loyaliste
Song est resté jusqu’à nos jours très célèbre en Chine en raison de son talent
de peintre et sans doute aussi de son excentricité
4
. Ici, il est censé avoir été
accueilli dans la future Batavia par une petite communauté de Chinois et
avoir obtenu, du souverain du lieu, un terrain en échange de « huit jarres rem-
plies de thé » (ba chaguan 八茶罐)
5
. Le même auteur rapporte, à la suite,
l’histoire d’un autre réfugié Song, un certain Zhuo Mou 卓謀, originaire de
Jiaying (Guangdong 廣東) qui, aux côtés du célèbre chef des armées
Wen Tianxiang 文天祥 (1236–1283)
6
, fut défait en 1279 par les troupes
mongoles lors de la bataille maritime de Yashan 崖山 (dans l’actuel district
de Xinhui 心會, au Guangdong) au cours de laquelle la flotte Song fut anéan-
tie. En compagnie d’autres soldats ayant échappé à la noyade, il s’enfuit à
Bornéo il s’établit sur un territoire concédé par le souverain du lieu. Il éri-
gea des forteresses le long de la côte nord, probablement pour se défendre
contre d’éventuelles expéditions mongoles voire contre des incursions de pi-
rates, dont les vestiges, aux dires de l’auteur, étaient encore visibles dans le
paysage au moment où il écrivait
7
.
La première étude en chinois à traiter de façon plus globale de l’émigra-
tion chinoise outre-mer sous les Yuan est celle de Chen Zhutong parue en
Biographies, « Painters » : 15-23. L’auteur rapporte plusieurs anecdotes, peut-être
apocryphes, sur Zheng Sixiao, mais pas celle sur sa fuite à Java.
2
Vraisemblablement une transcription fautive pour Sasak, groupe ethnique majoritaire
de l’île, dont la transcription actuelle est sa-sa-ke ren 薩薩克人.
3
Li Changfu, Huaqiao : 3.
4
On jugera de la célébrité persistante de Zheng Sixiao en consultant sur Internet les
nombreux sites renvoyant au Xinshi et reproduisant quelques peintures d’orchidées,
non-enracinées, exprimant la détresse du peintre face à l’anéantissement de la dynastie
Song.
5
Le souvenir de cette histoire est encore attaché à un lieu-dit Patekoan de la ville chi-
noise de Jakarta (anciennement Batavia), noté par ces trois caractères ba chaguan 八茶
qui, en Hokkien, se prononcent « Patekoan ». Voir aussi Xu Yunqiao, Nanyang
Huayu lisu cidian : 3-4, sous l’entrée « Ba chaguan ».
6
Voir notamment sa biographie dans Franke (éd.), Sung Biographies : 1187-1201.
7
Huang Jingchu, Huaqiao mingren gushi lu : 1-3. L’auteur, malheureusement, ne cite
pas ses sources.
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1937, mais la question des réfugiés Song n’en constitue qu’une infime partie
8
.
Viennent ensuite les travaux de Chan Hok-Lam parus au début des années
1960. Cet auteur après avoir publié, en 1961, un premier article en chinois a
repris la question, en anglais cette fois, dans un journal de Singapour
9
. Il met
notamment l’emphase sur les hauts personnages de l’administration qui furent
contraints de quitter la Chine, avec l’idée d’aller chercher du renfort militaire
en vue de reconquérir le territoire perdu mais qui, pour la plupart, renoncèrent
à leur projet et trouvèrent asile tant au Viêt Nam qu’au Champa.
Nous voudrions ici reconsidérer cette question en mettant l’accent sur trois
pays : le Viêt Nam, le Champa et le Cambodge pour lesquels les sources
écrites en chinois nous permettent d’envisager plusieurs types d’insertion dans
les sociétés locales. Dans le premier pays on verra que la culture locale très
sinisée a permis aux réfugiés de se glisser puis de s’intégrer facilement dans
la société d’accueil. Dans le deuxième au contraire les nouveaux venus appa-
raîtront comme interférant dans une société radicalement étrangère et diffi-
cile à saisir en raison des rivalités pour le pouvoir au sein de la classe diri-
geante. Enfin, dans le troisième, les réfugiés apparaîtront comme évoluant
sans peine dans un monde pourtant culturellement très différent, mais dans
lequel ils trouvent aisément à se fondre.
Il va de soi que ces trois pays tout comme les contrées insulaires abri-
taient, depuis les Song au moins, des communautés marchandes chinoises
plus ou moins importantes qui entretenaient des rapports assez étroits avec les
provinces de la Chine méridionale et qui ont pu, dans certains cas, faciliter
l’intégration des nouveaux venus
10
. Mais il faut reconnaître que les sources
sur ces questions restent assez maigres, en dépit de la redécouverte, au début
des années 1960, d’une inscription de l’époque Tr
n (1226–1400) émanant
d’un réfugié Song.
Le Viêt Nam comme tremplin pour les loyalistes Song
8
Chen Zhutong, « Yuandai Zhonghua minzu haiwai fazhan kao ».
9
Chan Hok-Lam, « Song yimin liuyu Annan Zhancheng kao » ; du même, « Chinese
Refugees ».
10
Il existe une étude japonaise sur les communautés chinoises en Asie du Sud-Est sous
les Song, mais l’auteur a volontairement laissé de côté la question des réfugiés politi-
ques de la fin de la dynastie et, de plus, traite davantage des marchands au long cours,
qui séjournaient au rythme des moussons dans les différents pays d’Asie du Sud-Est
(Champa, Srivijaya, Viêt Nam, Cambodge, Java…), que de communautés chinoises
proprement dites : Wada Hisanori, « The Chinese Colonies of South-East Asia in the
Sung Period ». Pour une vision d’ensemble de l’importance des contrées des Mers du
Sud et de l’Ouest pour les Song du Sud et les Yuan, voir notamment Ptak, Die mari-
time Seidenstraße : 148-211.
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Le Viêt Nam
11
se trouvait dans une position très particulière du fait que,
d’une part, il partageait une frontière avec l’empire Song et que, de l’autre, le
fondateur de la dynastie qui succéda aux , Tr
n Thái Tông 陳太宗
(1226–1258), appelé Chen Rijiong 陳日煚 dans les sources chinoises
12
, était
un Chinois ou un descendant de Chinois originaire de Changle 長樂, au Fu-
jian . Ce dernier fait est rapporté tant dans les sources chinoises que
vietnamiennes, mais avec des variantes. Le plus ancien texte à y faire allusion
semble bien être le Qidong yeyu 齊東野語, « Paroles d’un lettré retiré de Qi-
dong », de Zhou Mi 周密 (1232–1308) qui fut terminé à la fin du
XIIIe
siècle.
Il y est dit que Chen Rijiong, de son vrai nom Xie Shengqing 謝升卿
13
, aurait
épousé la fille du premier ministre [appartenant au clan des Tr
n ], lui-
même marié à une princesse Lý, et qu’il aurait finalement pris le pouvoir
14
.
Pour le ðại Vit S Ký Tn Thư, « Mémoires historique du Đại Việt au
complet », Tr
n Thái Tông est bien d’origine chinoise, mais à la cinquième
génération. C’est son oncle, Tr
n Thủ ð 陳守度, alors régent du royaume,
qui le maria à la fille du dernier souverain Lý (sans descendance masculine)
et obligea celle-ci à céder le trône à son mari
15
.
La première incursion mongole eut lieu en 1257, après que Tr
n Thái
Tông eut refusé de laisser passer sur son territoire les troupes qui devaient at-
taquer les Song par le sud. Il s’ensuivit une guerre au cours de laquelle la ca-
pitale vietnamienne fut détruite ; mais en définitive, les envahisseurs durent
refluer vers le Yunnan 雲南 que les Mongols occupaient depuis qu’ils avaient
mis fin au royaume tibéto-birman de Dali 大理, en 1253, afin de contrôler la
route vers la Birmanie et l’Asie du Sud
16
. Par la suite, Tr
n Thánh Tông
11
Le Viêt Nam, qui était bordé au sud légèrement au nord du Col des nuages par le
Champa, était sous les Song appelé Jiaozhi 交阯 jusqu’au règne de Xiaozong 孝宗
(1163–1189), et ensuite Annan . Les Yuan reprirent cette dernière appellation.
Quant aux Vietnamiens, ils désignaient leur pays par le nom de ðại Việt 大越. Ici,
pour simplifier, nous utiliserons exclusivement le terme moderne de Viêt Nam.
12
Les Chinois, depuis les Tang , appelaient leurs empereurs par leurs noms de temple,
mais lorsqu’il s’agissait des souverains vietnamiens, ils les désignaient de façon
condescendante par leurs noms personnels.
13
Il avait changé son nom alors qu’il était encore en Chine à la suite d’une querelle avec
un batelier.
14
Zhou Mi, Qidong yeyu : 352, sous la rubrique « Annan guowang 安南國王 ». Zhou Mi
dit tenir cette anecdote du notaire du bureau des affaires militaires Chen He 陳合, zi
Weishan . À noter que l’histoire des Song, tout comme celle des Yuan, passe
l’origine chinoise du fondateur des Trn sous silence.
15
ðại Vit SKý Tn Thư 大越史記全書, IV, 5: 1a.
16
Yuanshi 元史, « Annan », 209: 4633-4634.
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(1258–1278), le successeur de Tr
n Thái Tông, mena une politique plus
nuancée, consistant à se reconnaître comme vassal des Mongols et à envoyer
des missions porteuses de tribut, en principe tous les trois ans
17
, tout en prê-
tant aussi allégeance aux Song, ce jusque sous le règne de l’empereur Duzong
度宗 (1265–1274)
18
.
Lorsque la situation se détériora davantage chez les Song, les Vietnamiens
accueillirent difrentes vagues de réfugiés. Il est certes difficile d’avoir une vue
précise de ces flux migratoires, le Songshi et le Yuanshi les passent sous si-
lence ou presque, et seules les sources vietnamiennes y font ponctuellement
allusion. La première vague à être signalée de façon précise remonte à janvier
1264. Le ðại Vit SKý Tn Thư note qu’un chef local héréditaire (tuguan
土官) de la préfecture de Siming 思明 (dans le sud de l’actuel Guangxi 廣西,
à la frontière avec le Viêt Nam), nommé Huang Bing 黃炳, vint présenter le
tribut et faire sa soumission, accompagné de plus de deux mille personnes
19
.
Les populations Song des régions ridionales, qui avaient vu le royaume voi-
sin de Dali disparaître, avaient sans doute de bonnes raisons d’être inquiètes
face à la puissance grandissante des Mongols. Le fait n’est pas rapporté dans
les histoires officielles chinoises.
La deuxième vague recensée eut lieu en novembre 1274. Un groupe de ré-
fugiés montés sur une trentaine de bateaux, avec femmes et enfants et des
marchandises en vue de faire du commerce, débarquèrent dans la baie
d’Annam, en un lieu-dit La t Nguyên 洛葛. Ils furent bien accueillis par
les autorités vietnamiennes qui leur permirent de s’installer à la capitale,
Thăng Long 昇龍. Ces réfugiés, selon le ðại Vit SKý Tn Thư, rapportè-
rent qu’ils venaient du Jiangnan 江南 les Mongols venaient souvent faire
17
Les obligations des pays tributaires ne se limitaient pas à l’envoi du tribut. En 1267,
ordre fut en outre donné au souverain vietnamien de venir se présenter en personne à la
cour, de laisser un frère ou un fils en otage, de dresser un registre de la population, de
contribuer à l’armée mongole en levant des troupes, de payer des taxes, tandis qu’un
daruγači 達魯花赤, sorte de commissaire impérial, était envoyé sur place pour contrô-
ler les affaires ; cf. Yuanshi, « Annan », 209: 4635 ; voir aussi Li Ze (Lê Tắc) 黎崱
(militaire vietnamien qui se rallia aux Mongols en 1285), Annan zhilüe: 48, est re-
produit un édit de 1275, rappelant au souverain vietnamien les « six services » (liu shi
六事) assignés aux pays tributaires auxquels il s’était dérobé ; traduction française de
Sainson, Ngann-Nann-Tche-luo, Mémoires sur l’Annam : 104-105. Cette traduction,
basée sur une version d’assez mauvaise qualité, ne correspond pas toujours au texte de
l’édition de Wu Shangqing.
18
Songshi, 488: 14072. La dernière ambassade à apporter le tribut date de 1273 ; Song-
shi, 46: 915 ; Bielenstein, Diplomacy and Trade in the Chinese World, 589–1276 : 34.
Cette double allégeance se reflète aussi dans le fait que le ði Vit SKý Tn Thư, à
partir de 1261, note le décompte des années selon les calendriers vietnamien, Song et
mongol.
19
ðại Vit SKý Tn Thư, IV, 5: 28a.
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