Illustration d`un raisonnement par hypothèses

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LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE
Sylvain Patri
Illustration d’un raisonnement par hypothèses
La reconstruction de « 3 »
Énoncé
A partir de quelques témoignages du numéral « 3 » dans les langues
indo-européennes anciennes, reconstruire un prototype unitaire :
grec (dial. crétois) : trées
latin :
trēs
sanskrit :
tráyas
(l’accent n’est pas pertinent)
=API [ˈtrees]
=API [tre:s]
=API [ˈtrajas]
La reconstruction du prototype
Les trois formes présentent toutes une initiale tr_ et une finale _s ; le
prototype était donc sûrement de forme *tr_s (NB. ne pas raisonner en
termes d’attaque et de coda : il y a une syllabe en latin, mais deux
ailleurs).
Le grec a deux voyelles, là où le latin a une voyelle et le sanskrit
deux voyelles séparées par un glide, ce qui conduit à quatre hypothèses.
Les hypothèses
hypothèse 1 : prototype règle en grec
règle en sanskrit
*trV:s
*V → VV
V: → VjV
hypothèse 2 : prototype règle en latin
règle en sanskrit
*trVVs
*VV → V:
VV → VjV
hypothèse 3 : prototype règle en grec
règle en latin
*trVjVs
*VjV → VV
VjV → V:
hypothèse 4 : prototype règle en grec
règle en sanskrit en latin
*tr☼s
*☼ → VV
☼ → V:
☼ → V:
(avec « ☼ » = quelque chose de différent de /V:/, /VV/, /VjV/)
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SYLVAIN PATRI
Élimination des hypothèses
(a) l’hypothèse 4 ne présente aucune utilité (elle conduit d’ailleurs à
postuler trois règles contre deux seulement dans les hypothèses 1-3) ;
(b) sachant qu’une évolution VV → V: est banale, mais que l’inverse
n’est pas possible (cf. Typologie des changements), on doit également
éliminer l’hypothèse 1.
Discussion (structure du vocalisme)
Le corpus étant limité à trois formes, il n’y a aucune possibilité
logique de corroborer la validité de l’hypothèse 2 par rapport à celle de
l’hypothèse 3 qui sont donc strictement équivalentes.
Dans cette situation, le recours possible consiste à examiner si les
interprétations 2 et 3 sont équivalentes en termes d’hypothèses
annexes :
— 2 suppose une fusion *VV → V: en latin et une insertion *VV
→ VjV en sanskrit (dans les deux cas, les processus sont bien répertoriés et ne posent pas de problèmes) ;
— 3 suppose une élimination (bien répertoriée, elle aussi) *VjV
→ VV en grec, ainsi qu’en latin, puisqu’entre VjV et V: il faut nécessairement supposer un stade intermédaire *VjV → *VV → V:
Autrement dit, 2 suppose que le latin et le sanskrit ont simplement
suivi deux processus distincts depuis l’état commun, tandis que 3 postule un processus unitaire en grec et latin *VjV → *VV ultérieurement
suivi d’une conservation en grec *VV → VV, et d’une évolution en
latin *VV → V: — Il s’ensuit que 2 fait appel à moins d’hypothèses
anexes que 3, ce qui rend 2 préférable en termes d’économie descriptive.
REMARQUE.
Il est important de ne pas perdre de vue que la raisonnement cidessus ne fait pas de 3 une hypothèse incorrecte ou moins probable au regard
de l’évolution, mais seulement une interprétation plus hasardeuse que 2 [si
l’on disposait d’un corpus plus large, on se rendrait d’ailleurs compte que 3
est celle qui, en définitive, devrait être retenue]. Dans la mesure où le
raisonnement en matière de reconstruction ne procède que par hypothèses, il
est indispensable de procéder à des vérifications ; si, comme c’est le cas ici,
les vérifications ne sont pas possibles, faute de données en nombre suffisant,
on doit toujours préférer la solution qui demande le moins d’hypothèses
annexes.
3
Poursuite de l’hypothèse retenue (les timbres vocaliques)
Une fois admis que, compte tenu des données disponibles, 2 est a
priori l’hypothèse devant être retenue, il reste maintenant à décrire les
évolutions des timbres vocaliques :
Selon la conjecture retenue, deux voyelles adjacentes VV doivent
être reconstruites. Les hypothèses sont ici au nombre de cinq : *ee, *aa,
*ea, *ae, VV (avec V ≠ a ou e).
Une hypothèse telle que *VV n’a ici aucune utilité.
Les hypothèses *ea, *ae ne sont pas impossibles, mais elles sont de
toute évidence moins faciles que *ee ou *aa dans la mesure où elles
postulent des traitements différenciés pour *e et *a.
On est donc conduit à postuler :
hypothèse 1 : prototype règle en latin règle en sanskrit
*ee
*ee → e:
soit *ee → eje → aja
soit *ee → aa → aja
hypothèse 2 : prototype règle en latin
règle en grec
*aa
soit*aa → *ee → e:
*aa → ee
soit *aa → *a: → e:
Aucune des ces hypothèse n’étant plus économique que l’autre (les
hypothèses annexes que l’on est conduit à former dans 1 au sujet du
sanskrit se déplacent dans 2 au sujet du latin), les deux reconstructions
sont a priori équivalentes.
Conclusion
Les solutions possibles pour le prototype de « 3 » sont :
de préférence : *trees ou *traas (interprétations équivalentes) ;
en second choix : *treyes ou *trayas (moins directes, mais
admissibles).
D’autres reconstructions seraient en revanche incorrectes.
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