B. BADIE, LA FIN DES TERRITOIRES, FAYARD, PARIS, 1995, 273 P. INTRODUCTION L’ordre territorial actuel repose encore sur le traité de Westphalie (1648) qui mettait fin à la guerre de Trente Ans. Pour la première fois il reconnaît des « frontières » en Europe au sens où on l’entend. Les modes nouveaux d’intégration des territoires semblent fragiliser cette vision. Les solutions apportées aux conflits d’un genre nouveau comme le terrorisme utilisent toujours, néanmoins, un droit international fondé sur le principe territorial. Par exemple au Sahara occidental, il a fallu que la CPI infléchisse sa vision de la souveraineté territoriale fondée sur des frontières fixes pour trouver une solution durable. Le territoire au sens où nous le concevons reste selon Badie un « impératif fonctionnel », un « instrument de l’action politique ». 1/UNE INVENTION PARMI D’AUTRES : Le territoire s’est construit comme un dépassement de la cité antique, de l’empire, de la féodalité. Initialement on le définit comme « la terre qui entoure la ville », assure sa survie, il n’a pas un sens politique même si déjà l’idée de frontière est présente. En Italie, au Moyen-âge, le territoire se charge d’une mémoire familiale, c’est une appropriation de l’espace. Cette vision conduit à une fragmentation de l’espace et à l’exclusion des pauvres en dehors de ce territoire. Le territoire devient un instrument de distinction, de séparation. L’empire ne répond pas à la même vision de l’espace : selon O. Hintze, l’Etat se fonde sur la notion de terriroire et c’est une notion intensive (l’identité se renforce au sein de l’espace limité par des frontières). Au contraire l’empire est une notion extensive, et coïncide non avec un espace politique mais culturel ; il est « rebelle à tout bornage » et son identité vient de la culture qu’il promeut. L’empire reconnaît un « limes » (ce qui a donné limite) mais pas une frontière. Par exemple les Kurdes ont longtemps joué du flou sur les frontières persanes et ottomanes pour s’arroger du pouvoir. Le problème kurde naît réellement au moment où l’empire ottoman devient l’Etat turc. Selon Badie, dans l’Histoire il n’y eut qu’un moment où l’idée de territoire a fait irruption dans l’empire, l’URSS stalinienne : l’empire soviétique était pensé comme un espace culturel jusqu’à ce que Staline, pour l’achever, ajoute au projet initial un sens politique (notamment par la conquête et l’administration des espaces avoisinants). Dans ces empires, l’absence de reconnaissance de territoire amène à l’explosion du nombre des micro-souverainetés. Le seul bornage reconnu est la limite physique (montagne, fleuve…) sur laquelle se déploie généralement des forces militaires. La féodalité est également dissociée du principe de territorialité mais confère une place de choix à la terre qui est source de richesse. Le territoire possédé fonde le contrôle politique, et N. Elias a montré comment la guerre avait pris peu à peu une fonction de régulation dans ce système. Le mot « frontière » apparaît en 1315 dans un acte royal pour désigner la zone de châteaux construite face à la Flandre. La frontière se charge d’une dimension politique au moment de l’Ancien Régime. Pourtant les frontières existaient depuis le partage de Verdun. L. Febvre a montré comment peu à peu la recherche de la souveraineté monarchique, promouvant l’idée de frontière, avait fragilisé le système des allégeances féodales. Par exemple les villes ont signé peu à peu des franchises qui les détachaient des tutelles féodales et les faisaient passer sous la coupe de la monarchie. 2/LE TERRITOIRE DE LA CHRETIENTE : A la fin de l’Antiquité chrétienne, les chrétiens veulent passer de la cité des hommes à la cité de Dieu. Les premiers diocèses sont constitués sur la base des cités romaines, on dissocie ensuite le domaine 1 de compétence et de pouvoir du politique (le temporel) et du religieux (le spirituel). L’empire conserve alors la majesté, les royaumes lui reconnaissent allégeance ; son espace politique est donc un espace religieux. Les Etats eux disposent de la souveraineté : la religion perd avec le traité de Westphalie notamment sa fonction unifiante d’espace politique. Dans ce système la guerre devient la seule procédure convenable pour outrepasser la souveraineté territoriale. Le territoire se charge d’une nouvelle valeur : il devient un instrument d’émancipation (de la tutelle impériale, féodale,…), et la frontière devient un lieu de protection. 3/L’ORDRE TERRITORIAL REGNE SUR LE MONDE : Toute frontière est conventionnelle et porteuse de litige. L’importation du principe de territorialité dans ce cadre monarchique n’impose pas la frontière mais la fixe : de ligne mouvante elle devient peu à peu bornage immobile. 4/LES CRISES SE MULTIPLIENT. Cette vision occidentale ne s’applique pas partout : la coïncidence d’une population et d’un espace n’est pas automatique, beaucoup de communautés ne sont pas territorialisables. Souvent le pouvoir, dans les ethnies africaines par exemple, ne s’exerce pas sur un territoire mais sur des hommes. De plus, souvent, la territorialité est fondée sur des liens claniques, non sur un espace borné. L’espace communautaire y défie le principe de territorialité notamment dans les espaces du nomadisme. La « rencontre forcée avec le principe de territorialité », écrit Badie, correspond souvent à la sédentarisation. Cela génère parfois des fractures au sein d’un peuple comme les Kurdes : les tribus kurdes continuent d’avoir une identité tribale et nomade, alors que les intellectuels expatriés croient plus en la sédentarité, en la centralisation, et dans l’Etat-nation. L’Islam ne se prêt pas non plus à la vision territoriale occidentale, il est centrifuge par excellence et ne s’accommode guère de l’enfermement territorial : Badie la qualifie de « religion du prosélytisme par excellence ». La logique est plus à la transgression des frontières qu’à leur création, et de ce fait on note de multiples conflits au sein de l’Islam entre les nombreux réseaux transnationaux qui le constituent. 5/LE PARADOXE IDENTITAIRE : L’identité peut être définie selon l’auteur comme « l’ensemble des stratégies utilisées par l’individu et les groupes pour se définir les uns par rapport aux autres ; elle réclame l’engagement et la mobilisation des individus ». Elle débouche sur l’ethnicisation du monde : le principe d’universalité (constitutif de l’impérialisme notamment) conduit à créer par la persuasion et la violence une population identitairement homogène et la légitimité de cette identité doit tenir à la correspondance entre identité et territoire. La simplification ethnique a donc été encouragée, reconnue par la communauté internationale. Le principe d’intangibilité des frontières en est la conséquence : il a été reconnu dans l’article 2 de la charte de l’Onu, dans l’article 3 de l’Organisation de l’unité africaine, dans l’acte final de la conférence d’Helsinki, dans les résolutions de la conférence islamique. La plupart des Etats à l’indépendance, en vertu du principe d’uti posseditis, ont conservé leurs anciennes frontières, signe de l’intériorisation de l’intangibilité. La frontière semble gage de continuité territoriale, culturelle et politique. 2 Pourtant cette vision a pu conduire à des crises, car de plus en plus la communauté internationale reconnaît des communautés qui croient à la « déterritorialisation de l’Etat nation ». Elle sape ainsi ses propres fondements. Ces communautés créent aussi des ghettos. Enfin, la création de frontières et d’Etats peut aviver des stratégies identitaires (la création d’Israël dope d’une certaine manière l’identité des peuples arabes). Badie cite le cas des Rohingyas birmans, chassés par la junte parce qu’ils sont musulmans alors qu’ils vivaient sur les côtes depuis des millénaires. Leurs terres sont confisquées et rendues aux Mogs bouddhistes, et eux partent s’installer dans des camps frontaliers du Bengale où ils retrouvent d’autres peuples exilés. Les bouddhistes du Bengale se retrouvent mis en minorité par cet afflux de musulmans et ils découvrent leur désir de territorialité, s’engageant dans un conflit sanglant avec le pouvoir central. Les Etats ghettos : à l’intérieur d’Etats souverains il arrive que des micro-souverainetés se constituent comme dans les Etats du Bantoustan sud-africains à la suite du Land act (1913) et du Bantu Trust and Law act (1936). Les noirs chassés de leurs terres et regroupés dans ces Etats par la politique d’apartheid obtiennent que ces territoires soient reconnus intépendants. C’est le signe d’une décomposition du principe de territorialité westphalien, le territoire devient subordonné à l’identité. 6/LA DECOMPOSITION DES TERRITOIRES : Il existe aujourd’hui des solidarités sans territoires : les flux internationaux se développent car ils conduisent à des stratégies de contournement des Etats et des frontières, ils visent à construire des espaces de substitution. Selon S. Strange, le territoire perd de son importance à mesure que les Etats s’aperçoivent qu’ils perdent le contrôle sur les consommateurs vivant à l’intérieur de leurs frontières. Les Etats ne se réfèrent plus à un espace territorial mais leur stratégie se fonde sur la position qu’ils doivent occuper au sein d’un réseau de production. Cette stratégie de contournement selon Badie « dresse le monde des réseaux contre celui des territoires ». Les réseaux signifient l’ouverture et l’inclusion, quand les territoires marquent la fermeture et l’exclusion. Les réseaux marchands aujourd’hui sont revivifiés par des liens de parenté ; ils alimentent des migrations frontalières qui « malmènent les bornages et suscitent des espaces nouveaux » : par exemple entre la Libye et la Tunisie, des réseaux d’entraide et de recrutement d’émigrés ont vu le jour entre groupes tribaux de la Tripolitaine et de Tunisie, déconnectées des frontières entre les deux Etats. Beaucoup d’Etats cherchent à éviter la prolifération des flux qui remettent en question le monopole de leur pouvoir. Les évolutions actuelles de la politique territoriale des Etats sont sensibles (les Etats-Unis l’ont très tôt compris et ont évité de construire leur hégémonie sur la conquête effective de territoires.) -les évolutions technologiques comme les bombardements aériens contribuent à faire perdre en partie à la frontière son rôle stratégique. -les politiques de sécurité visent à contrôler les flux transnationaux et dénotent une appréhension nouvelle de l’espace, notamment dans le cas de l’UE. On détruit les frontières internes avec le principe de libre-circulation, mais on crée aussi un espace de fermeture et de répression à l’extérieur de la zone Schengen. -La multiplication des réseaux policiers qui transcendent les frontières d’Etats révèle ces évolutions. Aujourd’hui on note également que le Ministre de l’intérieur a en charge l’immigration, ce qui dénote dans les deux cas un « entremêlement des domaines de l’externe et de l’interne ». La nouvelle sécurité s’intéresse donc aux flux et non au bornage, écho aussi à une certaine dissémination de la violence. 3 Les conflits ont également évolué : entre 1648 et 1914, 50% des confrontations sont liées à des enjeux territoriaux ; entre 1945 et 1989, on tombe à seulement 25%. Par exemple, la non reconnaissance du territoire de l’autre devient un mode de régulation comme dans le cas israélopalestinien. Les zones de guerre deviennent également des zones de marché affranchies des règles de la territorialité. 7/ DE QUELQUES FAUX DEPASSEMENTS. Aujourd’hui Badie note la percée d’une idée fausse : « l’agonie de l’Etat serait celle du dernier bastion résistant au marché ». En fait les Etats s’accommodent de nouvelles pratiques de l’espace, de déterritorialisation : l’émergence des firmes internationales, l’essor des flux financiers… Aujourd’hui on s’achemine vers une réhabilitation des lieux plus que des territoires, des lieux reliés les uns aux autres par les flux : « on substitue la coordination au bornage ». L’Etat ne périt pas totalement pour autant : il accepte la transnationalité économique mais contrôle étroitement les flux migratoires, on peut parler d’un « dédoublement de l’Etat ». Parallèlement, on s’aperçoit que l’effacement des frontières politiques coïncide avec l’apparition de nouvelles frontières économiques : « les bornages économiques se substituent aux bornages politiques ». Dans cette logique le territoire n’est plus un instrument de pouvoir mais un instrument de contestation. C’est pourquoi on a pu croire qu’il fallait un temps chercher la paix par le libre-échange, par exemple au Proche Orient avec l’illusoire MEFTA, une zone de libre-échange économique entre Israël et les territoires palestiniens. Badie voit aussi dans l’ONU une illusion politique : beaucoup de ses opérations (dans le Golfe, en Somalie – cf résolution 794) ressemblent à des opérations unilatérales de police sur un territoire relevant pourtant d’une autre souveraineté. Les islamistes se sont appuyés sur ce prétexte. Une des conséquences de cette évolution a été la banalisation de cette ingérence, « brisant les bornages au nom de la solidarité ». Les Etats résistent malgré tout, la diplomatie garde « un rôle décisif de protection des frontières », elle demeure « un hymne à leur intangibilité ». Aujourd’hui les territoires renaissent d’une certaine manière, par la valorisation des frontières qui les séparent. Selon l’auteur, « les douaniers et les garde-frontières deviennent ainsi des symboles sollicités pour marquer, proclamer et officialiser à la face du monde la souveraineté d’un Etat qui a besoin de la faire sentir». 8/DE LA RECOMPOSITION On semble s’acheminer vers un monde régionalisé. La région semble revalorisée, sous des formes différentes. Soit sous la forme fédérale d’une UE, soit sous la forme « d’Etat-région » (K. Ohmae) en Extrême-Orient. La frontière redevient une limite posée provisoirement. On peut croire à un retour à l’individualisme : entre les années 1970 et 1985, les enquêtes d’opinion montrent que le sentiment national a régressé partout en Europe. Cela induit une nouvelle vision du gouvernement : un Etat peut dissuader un autre Etat, il ne peut que persuader des groupes sociaux. CONCLUSION « La fin des territoires (…) ne marque pas non plus la disparition des frontières : celles-ci sont même plus nombreuses aujourd’hui que naguère. Elles n’effacent pas les terroirs ni la sacralisation de la terre et de son Histoire » 4