Lorne Ladner
Le bonheur passe
par les autres
Pratique du bouddhisme tibétain
Traduit par Larry Cohen et Brigitte Vadé
© Eyrolles, 2005
ISBN : 2-7081-3176-1
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Introduction
Le dialogue entre psychologie et bouddhisme s’approfondit sans cesse ; il
influence de plus en plus notre compréhension de l’esprit et des
émotions. Ce livre est le premier qui se propose de tirer parti de cette
rencontre pour cultiver la compassion. Jusqu’à présent, les idées les plus
utiles et les plus intéressantes nées de ce dialogue interculturel venaient
de la pratique de l’attention bouddhique et de la méditation zen. Toute-
fois, les Occidentaux tireraient tout particulièrement parti des traditions
tibétaines destinées à comprendre et à transformer les émotions. Le but
de cet ouvrage est de fusionner les idées de la psychologie occidentale et
certaines pratiques de la tradition bouddhique tibétaine pour cultiver des
émotions positives : l’affection, la joie, l’amour et la compassion.
Lors d’un séjour d’études dans un monastère bouddhiste au Népal, j’ai
entendu un de mes professeurs s’étonner que les longues années de scola-
rité de l’Occidental ne comportent aucun enseignement de ces émotions.
Ces qualités si indispensables au bonheur, à des relations saines et au bien-
être de la société sont effectivement absentes de nos sciences psychologi-
ques et de notre système éducatif. Des amis médecins m’ont assuré qu’à
l’école de médecine on leur a déconseillé d’avoir de la compassion pour
leurs patients. On craint que ce sentiment n’entame leur objectivité ou
qu’il ne ralentisse le traitement en les obligeant à passer trop de temps
auprès de chaque malade. Il en va de même pour les psychologues. Freud
a dit que, pendant la cure psychanalytique, le psychanalyste doit
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« prendre modèle sur le chirurgien qui met de côté tous ses sentiments,
même sa sympathie ». Heinz Kohut, fondateur de la « psychologie du
Soi », célèbre pour ses idées sur le rôle de l’empathie dans le développe-
ment humain et la psychothérapie, incite certes à avoir de l’empathie avec
les patients pour bien comprendre leurs expériences intérieures, mais il
met en garde contre toute confusion entre l’empathie et « ces sentiments
flous et voisins que sont la gentillesse, la compassion et la sympathie ».
Dans mes cours de psychologie ou de psychothérapie, je demande
souvent à mes étudiants s’ils ont déjà reçu une formation à la compassion,
l’empathie et la patience, étant donné l’importance de ces attributs pour
l’exercice de leur futur métier, surtout face à des cas difficiles. La réponse
est toujours non. On leur apprend à identifier et à travailler sur les
psychopathologies mais on ne leur apprend pas à cultiver des qualités
positives, ni en eux ni chez les autres.
Depuis quelques années, l’American Psychological Association (APA)
commence à reconnaître cette lacune. Dans un numéro de l’
American
Psychologist
consacré à la « psychologie positive », un article cosigné par
Martin Seligman, ancien président de l’APA, explique : « L’intérêt
exclusif pour la pathologie qui domine tant notre discipline débouche sur
un modèle de l’être humain dépourvu des traits positifs qui font que la
vie vaut la peine d’être vécue. » Ce souci du pathologique est né de la
conception médicale de l’être humain, axée sur la maladie : il s’agit de
réparer les dégâts au lieu de favoriser la santé ou le fonctionnement
optimum de l’individu. Les meilleurs théoriciens de la psychologie occi-
dentale depuis Freud ont élaboré leurs idées à partir de l’identification de
problèmes psychologiques précis ou en mettant sur pied de nouvelles
méthodes de soins. Freud lui-même est parti de ses observations sur
l’hystérie et diverses névroses ; d’autres penseurs se sont concentrés sur
l’obsession, la psychose, les problèmes relationnels, les troubles de la
personnalité
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La tradition bouddhique en matière de psychologie est tout autre :
depuis deux mille ans, elle s’intéresse à l’étude des émotions et des états
d’esprit positifs. Elle considère que, de toutes les émotions positives, la
compassion est la voie royale qui mène à une vie saine, heureuse et pleine
de sens. Dès le début de ma formation de psychologue, j’ai été frappé par
l’indifférence marquée par la psychologie occidentale à l’égard des états
d’esprit positifs, surtout la compassion. J’avance, sans craindre
d’exagérer, que les disciplines psychologiques en Occident ne proposent
pas une seule méthode claire, pratique et bien étayée pour utiliser la
compassion. Certains penseurs ont retracé ce parti pris culturel propre à
notre héritage mathématique, scientifique et économique, qui n’estime
que ce qui se mesure facilement. Selon William Kittredge, cet héritage
met l’accent depuis sept siècles sur tout ce qui peut se compter, se peser
et se mesurer et auquel on peut attribuer une valeur économique précise.
« Les Européens, affirme-t-il, se sont formés à croire que ce qui ne peut
avoir un prix est sans valeur. Des attributs comme la compassion ou
l’empathie, qui ne sont pas quantifiables et donc impossibles à produire,
leur semblent archaïques, voire irréels. »
Pour paraphraser Andrew Lewin, même si on ne peut peser ni mesurer la
compassion, elle compte, et bien qu’on ne puisse lui attribuer un prix,
elle a de la valeur. Plus je travaille, plus je vis, et plus le coût personnel
et social de ce mépris pour la compassion me saute aux yeux. Sans les
moyens nécessaires au développement des qualités qui donnent un sens à
la vie, qui nous apportent la paix et la joie, nous en sommes réduits à
suivre les publicitaires qui nous conseillent d’acheter des objets et de
rechercher la distraction. Pour trouver le bonheur, les plus sensibles aux
problèmes psychologiques n’auront que des médicaments, ou ils seront
condamnés à ressasser indéfiniment leur enfance, à travailler sur leur
estime de soi, leurs limites ou leur capacité à assouvir le plus de désirs
possible. Sans amour, compassion, satisfaction ou joie, il ne nous reste
qu’une psychologie horriblement limitée qui parvient à soigner certaines
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pathologies, mais qui ne nous aide nullement à bien vivre ni à enseigner
à nos enfants à bien vivre. Bref, notre cœur est atrophié.
Pour notre société dans son ensemble, les émotions négatives (haine,
avidité, jalousie, colère) qui ne sont pas contrebalancées par de fortes
valeurs positives peuvent avoir des conséquences destructrices. Depuis
des dizaines d’années, hommes politiques, chercheurs et psychologues
commencent à envisager la prévention : prévention des violences domes-
tiques, de la maltraitance des enfants, de l’agressivité à l’école, des
problèmes de drogue, du racisme, du terrorisme et des scandales dans le
monde des affaires. Cependant, nous intervenons trop souvent in extremis.
Les familles sont déjà au bord de l’explosion quand nous essayons de
stopper la violence ; les écoles sont déjà en proie à des dislocations, au
désespoir et à la rage quand nous cherchons à calmer les esprits ; l’avidité
règne déjà en maîtresse absolue sur l’entreprise quand nous nous
employons à endiguer les scandales. Or c’est uniquement grâce à l’affec-
tion, aux liens sociaux, que nous éviterons les comportements destruc-
teurs. L’empathie et la compassion forment la base d’un comportement
naturellement éthique et de relations sociales positives. Bien sûr, la peur
du gendarme peut empêcher certains de faire du mal à leur prochain,
mais la compassion est un moyen de prévention autrement fort et effi-
cace. L’empathie pour leurs souffrances empêche l’individu de nuire aux
autres.
Nos traditions, qui s’expriment dans la psychologie, l’éducation et
l’économie, doivent assumer leur part de responsabilité dans les maux qui
affligent notre société. Nous avons tous le pouvoir de développer en nous
des qualités positives et de prêcher d’exemple pour induire des transfor-
mations à long terme, sur le plan personnel ainsi que sur le plan social.
Étant donné le peu d’intérêt manifesté dans notre société pour la psycho-
logie de la compassion, quoi de plus naturel que d’utiliser les idées et les
pratiques si généreusement offertes par les traditions du bouddhisme
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