L`apostasie dans le judaïsme

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L’apostasie dans le judaïsme
di Eric Gozlan
Apostasy in Judaism
The history of Jewish people shows a great number of forced or sham conversions, due to the
situation of diaspora and the social and juridical inferiority which came along with it. The phenomenon is particularly widespread in medieval and modern Spain, where the «marranos» (converted
Jews) wishing to return in the Jewish community underwent penitential rituals. The problem of
the re-admittance of converted Jews has gained a new interest because of the present claim of the
descendants of marranos to be considered effectively Jews, especially with concern to marriage.
Keywords: Apostasy, Forced Conversions, Marranos, Re-admittance
Sommaire: 1. La tentation de l’apostasie dans le judaïsme. – 2. La loi juive et l’apostasie. L’apostat qui revient
au judaïsme. – 3. L’apostasie dans les textes. – 4. L’apostasie dans le monde antique. – 5. L’apostasie dans
les temps modernes. Les marranes. – 6. Prosélytes et reconvertis à Vienne (1868-1914). – 7. Conversions
au christianisme et retour au judaïsme à Trieste au tournant du XIXe siècle. – 8. Juifs en Hongrie dans la
première moitié du XIX e siècle.
Traiter de l’apostasie dans le judaïsme ne peut se faire sans d’abord
donner quelques définitions.
Une personne est considérée comme juive si elle est née d’une mère
juive ou si elle s’est convertie.
L’apostasie (en grec, l’apostat désigne celui qui se sépare) est l’abandon d’une religion pour en adopter une autre.
Pour écrire cet article, je me suis basé sur les livres suivants: La
Thora du Rabbin David Feinstein (édition Edmond J. Safran), la voix
de la Thora du rabbin Elie Munk (édition Fondation Samuel et Odette
Levy), Le dictionnaire des mondes juifs de Jean-Christophe Attias et
Esther Benbassa (édition Larousse à présent), Le dictionnaire encyclopédique du judaïsme sous la direction de Geoffrey Wigoder, (édition
CERF/Robert Laffont), La revue Histoire, Economie et Société n. 4,
2014 (édition Armand Colin).
Daimon 2016
Eric Gozlan
1. La tentation de l’apostasie dans le judaïsme
La tentation de l’apostasie a toujours été présente dans l’histoire des juifs.
La vie en diaspora, l’infériorité juridique que cette dernière impliqua, les
pressions, parfois violentes, exercées par le pouvoir ont souvent entraîné
des défections. Même si ces dernières pouvaient être sincères, dans la
majorité des cas il s’agissait de conversions forcées qui pouvaient être des
conversions de façade cachant une double vie. Certains ont choisi d’être
apostats par convenance ou par commodité afin de faciliter leur intégration.
L’apostasie a été en général plus efficace dans les pays libéraux et
conservateurs. Les études montrent qu’une assimilation radicale n’intervient qu’au bout de deux générations.
Certains apostats sont devenus, notamment au temps de l’inquisition, des propagandistes zélés de leur nouvelle fois.
La forte proportion de juifs devenus catholiques fervents, ecclésiastiques, enseignants dans les facultés de théologie, s’explique par le fait
que cela leur permettait de trouver une place dans la société dès lors que
leur lien avec la communauté juive était interrompu.
2. La loi juive et l’apostasie
D’une manière générale, pour ses proches, l’apostat est considéré comme
mort mais il n’en demeure pas moins juridiquement toujours juif.
2.1. L’apostat qui revient au judaïsme
Un non-juif qui s’est converti au judaïsme et qui, dans un second temps
souhaite, retourner à sa religion d’origine est considéré par le judaïsme
comme un juif apostat.
De nombreux juifs se sont convertis au christianisme durant ces
dernières décennies et en particulier à la suite de la deuxième guerre
mondiale. Le retour aux racines juives est devenu chose courante. D’après
la stricte Halakha (Loi juive), ces personnes sont halakhiquement juives
(du moment que leur mère est juive). Elles peuvent donc réintégrer le
judaïsme sans autre forme de procès. Le mouvement libéral (Massorti)
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recommande néanmoins que ces personnes se plongent dans un bain
rituel (mikvé)1.
Le mouvement Massorati occupe une place intermédiaire entre le
judaïsme orthodoxe et le judaïsme réformé.
Ce courant est apparu au milieu du XIXe siècle en Europe. Son
centre est actuellement situé aux Etats Unis avec des ramifications en
Amérique latine, au Canada et en Europe.
Tout en reconnaissant l’importance de la loi juive (Halakha), le
courant massortiadmet l’étude critique et historique du judaïsme (Attias,
Benbassa, 2008).
À l’époque talmudique, aucune procédure spéciale n’a été enregistrée. Il semble que la repentance intense ait été considérée comme
suffisante.
A l’époque des Gueonim (VIe et IXe siècle), on exigeait de l’ex-apostat qu’il s’engage à respecter le shabbat et les mitsvot (commandements).
Certains pensaient qu’il devait être fouetté. Rav Paltoi Gaon considérait
que le pénitent devait être immergé dans le bain rituel2.
Au Moyen Age, on cesse de demander que le pénitent soit battu
bien que Ibn Adret et Rashi l’exigent encore. Rabbi Simha de Spire
considère que tout pénitent doit passer par le mikvé (bain rituel). Rabbi
Meir Hacohen de Rotenbourg pense que le mikvé n’est pas suffisant et
qu’il faut également une repentance sincère, preuve supplémentaire que
la pratique du mikvé était courante à l’époque. Rabbi Eliezer de Worms
exigeait tout un processus de pénitence couronné par un mikvé3.
Dans l’Espagne du 14e siècle, cette pratique du mikvé comme cérémonie de réintégration au judaïsme est tout à fait courante. Rabbi Yom
Tom ben Abraham pense même que cela doit se faire devant un Beit Din
(tribunal rabbinique) de trois personnes.
Au 15e siècle, plusieurs commentateurs ashkénazes rapportent la
coutume que le pénitent se rase totalement le corps avant de se plonger
dans le mikvé. Rabbi Isserlein considère cependant qu’il ne faut pas trop
humilier le pénitent déjà suffisamment affligé comme cela.
Au XVIIIe siècle, il semble que cette pratique soit un peu tombée
en désuétude, tout en étant encore appliquée par certains.
http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=444
http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=759
3
http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=759
1
2
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3. L’apostasie dans les textes
Les deux premières paroles des dix commandements condamnent toute
forme d’apostasie. Exode 20, 3-6: «Tu n’auras pas d’autres dieux devant
moi. Tu ne feras point d’idole, ni toute image de ce qui est en haut dans
le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu
ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point; car moi,
l’Eternel ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui poursuit la faute des pères
sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération, pour ceux
qui me haïssent; et qui exerce la bienveillance jusqu’à la millième, pour
ceux qui m’aiment et gardent les commandements».
Pour Rachi, l’expression «tu n’auras pas… » signifie que non seulement la confection d’une idole est interdite, mais qu’on ne doit pas
même en avoir (c’est-à-dire en faire garder) une, par une tierce personne.
Maïmonide déclare que quiconque se laisse aller à la pensée qu’il existe
une autre divinité que Dieu transgresse cette défense et est un apostat.
«Tu ne feras point d’idoles, d’images de ce qui est en haut dans le
ciel». Tandis que les autres religions permettent et vont jusqu’à exiger la
représentation imagée de leurs idoles et divinités, le judaïsme enseigne
dès ses débuts que Dieu est esprit et il stigmatise toutes les formes d’adoration reposant sur une image taillée ou sculptée de mains d’hommes.
À l’époque des Hasmonéens, il était ordonné aux hébreux de s’incliner
devant une idole ou de s’écarter tant soit peu de leur foi en un Dieu unique.
Aussi, d’innombrables juifs se trouvèrent-t-ils prêts à mourir ou à se laisser
écraser par les légions romaines plutôt que de permettre d’ériger dans le
temple de Jérusalem l’aigle romain. Au Moyen Âge, nombre de pères et de
mères préférèrent mourir avec leurs enfants plutôt qu’accepter le baptême
forcé. Emmanuel Kant écrit au sujet de ces versets: «Il n’existe aucun passage plus sublime dans les Ecritures que cette phrase: Tu ne te feras point
d’image. Elle suffit à expliquer l’enthousiasme dont fit preuve le peuple
juif, à l’époque de sa grandeur, lorsqu’il se compara à d’autres nations».
Deutéronome 13, 7,10: «Si ton frère, l’enfant de ta mère, si ton fils
ou ta fille ou l’épouse qui repose sur ton sein, ou l’ami qui t’est comme
ta vie vient secrètement te séduire en disant: allons servir des dieux
étrangers, que ni toi ni tes pères n’avez connus, des dieux des peuples qui
vous entourent qu’ils soient proches ou lointains d’un bout de la terre à
l’autre: tu ne lui céderas pas, tu ne l’écouteras pas, tu le regarderas sans
pitié, tu n’auras pas de peine pour lui et tu ne le couvriras pas».
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Rachi commente ce verset en disant: «Ceci est une grande honte
pour toi, car même les autres nations ne délaissent pas ce que leurs pères
leur ont transmis».
Le rabbin Feinstein4 enseigne à ce sujet «qu’il est défendu de laisser
qui que ce soit inciter les autres à l’idolâtrie. Cette faute est si grave que
même si celui qui la commet est un proche qu’on aime, on doit néanmoins
le traduire en justice».
Le Talmud ne traite pas directement de l’apostasie mais consacre
un traité entier à l’«avodazara» (service «étranger» souvent traduit par
«idolâtrie») qui s’oppose au traité «avodahachem» (service divin).
Les penseurs juifs ont toujours fait une distinction entre l’apostasie
par conviction et l’apostasie motivée par des raisons matérielles. Ils vont
plus loin encore et distinguent ceux qui se convertissent volontairement
pour des motivations d’ordre idéologique (les mechoummadim) et ceux
qui se convertissent sous la pression «les anoussim».
Maïmonide n’écrit pas sur l’apostasie mais établit les treize articles
de foi5 donnant une formulation précise des croyances du judaïsme, dont
la négation de l’une d’elles prive le juif du monde futur. Il est intéressant
de noter le neuvième article «Que cette Torah ne sera pas changée contre
une autre loi ou doctrine».
Dans la tradition juive, l’apostat est considéré comme étant mort, au
point que ses proches parents observent à son égard les rites de deuil. Lorsqu’un apostat meurt réellement, sa famille ne prend pas le deuil pour lui.
Après avoir vu les différents textes qui régissent l’apostat dans le
judaïsme, nous étudierons l’apostasie chez les juifs à travers le temps.
4. L’apostasie dans le monde antique
Le premier récit formel d’une apostasie organisée date de l’époque Hasmonéenne (IIe siècle avant J.C.). Influencés par leurs dirigeants grécosyriens, de nombreux juifs – surtout parmi les classes supérieures de la
société – s’hellénisèrent dans un processus d’abandon de la religion de
leurs ancêtres. On offrit même des sacrifices à des dieux étrangers dans
le Temple de Jérusalem.
4
Le Houmach, Edmond J. Safra Edition by Rabbi Nosson Scherman. Mesorah
Pubns Ltd (31 Aug. 2011).
5
Introduction au chapitre X du traité Sanhedrin.
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Eric Gozlan
Sous la domination romaine, quelques individus apostasièrent.
C’est le cas, par exemple, de Tibère Julius Alexandre, le neveu de Philon d’Alexandrie, qui passa à l’ennemi et conduisit même une unité de
l’armée romaine pendant le siège puis la destruction de Jérusalem.
Avec la naissance du christianisme, les judéo-chrétiens restaient au
sein du peuple juif mais au bout de quelques années, ils rompirent tout
lien avec leur religion d’origine.
5. L’apostasie dans les temps modernes
5.1. Les marranes
En 1391, à la suite d’explosions de violence populaire généralisées, quelque 50 000 juifs furent massacrés en Aragon et en Castille. On estime que
près de 200 000 juifs espagnols se soumirent au baptême à cette époque
plutôt que d’encourir le meurtre ou l’exil.
Dans le même temps, un certain nombre de riches juifs convertis
avait commencé à occuper des positions éminentes dans l’église, le gouvernement à la suite d’une bonne intégration sociale ou de mariages mixtes.
Ce fut surtout le soupçon croissant que nombre de convertis
n’étaient chrétiens que de nom qui conduisit à l’établissement de
l’Inquisition espagnole en 1480, à la suite de quoi, tous les Espagnols
d’ascendance juive durent affronter, en tant que nouveaux chrétiens, de
longues et méticuleuses enquêtes.
L’Inquisition a toujours surveillé ces nouveaux chrétiens. Ils apparaissaient suspects de trahison et de collusion avec l’ennemi.
Les judéoconvers sont les descendants des juifs ibériques convertis
au christianisme. Ils partagent ce statut avec leurs pendants d’origine
musulmane: les morisques.
Le souvenir de leurs ancêtres juifs convertis demeure présent dans
les esprits des judéoconvers. Le statut même de converti est même sublimé, comme en témoigne l’importance de la figure de la reine Esther
et la centralité du jeûne qui lui est consacré dans le calendrier culturel
marrane. Esther, dont le nom renvoie au secret (Seter), avait dissimulé
son judaïsme au roi Assuérus et ainsi sauvé son peuple d’un massacre en
règle. Elle est donc le symbole de la condition marrane.
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On sait peu de choses sur les rites de passage qui ont été imposés
aux marranes désireux de redevenir juifs. Plusieurs témoignages laissent
penser qu’ils étaient soumis au bain rituel.
La question des marranes se repose depuis une vingtaine d’années. En
effet beaucoup de descendants de Marranes souhaitent revenir au judaïsme.
La question a été posée à deux grands rabbins, le rabbin Aaron Soloveichik de Chicago et l’ancien grand Rabbin d’Israël, Mordechai Eliahu.
Pour le premier, les descendants des marranes doivent être considérés comme juifs mais ils devront s’immerger dans un bain rituel avant
de se marier (Lettre n. 1).
Lettre n. 1.
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Eric Gozlan
Pour l’ancien grand rabbin d’Israël, le descendant des marranes
devra respecter les lois juives, être circoncis et avoir un certificat stipulant
qu’il retourne au judaïsme (lettre nn. 2 et 3) (le certificat est le document
n. 4).
Lettre n. 2.
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Lettre n. 3.
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Eric Gozlan
Certificate of Return
Greetings.
On the __________ of the month ____________ in the year ________,
____________________________, who is descended of the anusim, appeared before us, seeking to return to the Jewish people, and dwell in the
shelter of the Shekhina.
Following a thorough investigation as to the sincerity of her/his intentions,
and based upon information that we have accumulated, we have determined
to accept him/her back into Judaism.
In the presence and in consultation of a court of three, _________
___________________ accepted the yoke of the Torah and its commandments. He was circumcised (a drop of circumcision-blood was taken from
him) in the presence of the court for the purpose of re joining Judaism,
on the _________ of the month ____________ in the year ____________.
The aforementioned immersed before a rabbinical court in a kosher mikve,
and removed the impurity of the Gentile world, and reiterated acceptance
of the Torah and its commandments.
Were pleated to her/him, in the words of Rabbi Solomon ben Shimon
Duran:
Our God and God of our fathers, bring success to your servant _________
______________ and best own your grace upon him. Just as you have moved
his heart to return in complete repentance before you, so may you plant
in his heart love and fear of You. Open his heart to your Torah and guide
him in the path of your commandments that he may find grace in you’re
yes. So may it be, and let us say,
Amen.
With blessings of Torah and its glory,
______________________________ Presiding
Document n. 4.
6. Prosélytes et reconvertis à Vienne (1868-1914)
En Autriche, la loi du 25 mai 1868, qui établit une liberté de choix de
culte, a permis aux juifs d’obtenir l’égalité de droits en matière de religion.
Grâce à cette loi, tout juif eut la possibilité de se convertir.
En outre, cette loi a octroyé aux juifs une égalité de droits civils
pleine et entière.
A noter qu’avant 1868, se convertir au judaïsme était considéré
comme un péché contre l’esprit et était puni de dix ans de cachot.
Cette loi permettait de quitter toute communauté religieuse dans
laquelle on était né. Cet abandon s’effectuait auprès des autorités civiles.
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Une personne ayant fait une déclaration d’abandon était considérée par
les autorités autrichiennes comme sans religion.
Cette même loi établissait aussi les règles de passage d’une communauté religieuse à une autre. Ce n’est qu’après avoir reçu la confirmation
de la déclaration d’abandon de religion qu’une personne pouvait être
accueillie dans une autre communauté religieuse ou retourner à sa première religion.
Ces procédures valaient pour toutes les communautés religieuses;
ainsi après avoir fait les démarches administratives, une déclaration solennelle auprès du rabbin permettait le retour au judaïsme. Nous savons que
les allers-retours entre les religions avaient lieu la plupart du temps à des
tournants de la vie comme le mariage, la séparation, la mort du conjoint…
7. Conversions au christianisme et retour au judaïsme à Trieste au
tournant du XIXe siècle
La communauté juive de Trieste est très ancienne. De nombreux témoignages font état d’un premier groupe ashkénaze dès le Haut Moyen Âge
(Colbi, 1970).
A la fin du XVIIIe siècle, de nombreux juifs de Trieste jouissent
d’une grande prospérité financière. Dès le XIXe siècle furent nommés des
rabbins d’une grande envergure intellectuelle. C’est à cette époque que
commença un processus d’assimilation qui se traduisit par un nombre
particulièrement élevé de mariages mixtes.
Intégrée dans le tissu culturel de l’engagement intellectuel ou politique, la conversion au christianisme représentait pour beaucoup une
identification temporaire à une cause particulière et pouvait par la suite
conduire un retour à la religion juive.
Ainsi, au tournant du XIXe siècle, Trieste était un creuset socio-culturel qui donna l’essor aux relations économiques et sociales
entre les communautés. Les idéaux laïques importés de France firent
que nombre de juifs revinrent à leur religion d’origine.
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8. Juifs en Hongrie dans la première moitié du XIX e siècle
Les vingt-cinq années précédant la révolution de 1848 constituèrent
une période charnière de l’histoire hongroise. Une jeune génération
d’hommes politiques et intellectuels élabora le programme d’une Hongrie
radicalement nouvelle, libérale et bourgeoise.
Pour les Juifs vivant sur le sol hongrois, cela signifiait la promesse
de leur émancipation politique, de la fin d’un régime juridique d’exception dont le poids s’était quelque peu allégé depuis l’Édit de Tolérance
de Joseph II publié pour les Juifs de Hongrie le 31 mars 1783, mais qui
demeurait par nature discriminatoire et oppressif : les Juifs devaient
payer une taxe de tolérance établie par Marie-Thérèse (abolie en 1846)
et une taxe dite de protection aux propriétaires.
Nous pouvons estimer que la population juive en Hongrie était
d’environ 350 000 âmes en 1850 (Kovacs, 1922).
Dans la ville de Pest qui, à défaut d’être la capitale officielle du pays,
représentait le centre politique, économique et culturel, la population
juive passa de dix familles en 1786 à plus de 14 280 personnes en 1848.
La Hongrie fut le dernier pays d’Europe centrale à accorder l’émancipation aux juifs au cours des révolutions de 1848-1849 (Silber, 1987).
La position de principe du pouvoir politique hongrois jusqu’à la
fin de la monarchie dualiste (1914) fut avancée pour la première fois en
1841 par le baron Josef Eötvös, écrivain, homme politique réformiste
et ministre des cultes et de l’instruction publique en 1848. Il appela à
l’émancipation immédiate des juifs. Toutefois, comme leur conversion
ne pouvait être valable et souhaitable que si elle était mue par une foi
religieuse sincère, toute pression politique était forcément condamnable.
Le soudain intérêt porté à la conversion des juifs fut certainement
alimenté par le baptême de quelques-uns des hommes d’affaires juifs les
plus connus de l’époque.
Jusqu’au début des années 1840, on peut seulement parler de
quelques cas exceptionnels, leur nombre connut ensuite une légère mais
nette progression pour finalement exploser en 1848.
Un exemple de conversion: Moritz Bloch (1815-1891).
Cette conversion est un véritable choc pour les juifs de Hongrie. Né
en 1815, il grandit dans la misère. Son père lui inculqua les bases de la
religion juive. Le futur théologien protestant et linguiste hongrois avait
moins de vingt ans lorsqu’un curé éveilla sa curiosité pour la culture non
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L’apostasie dans le judaïsme
juive. Après des études à Paris, il écrivit un pamphlet intitulé Des juifs
où il stigmatisa les convertis qui trahissaient les leurs pour des raisons le
plus souvent vulgairement matérielles et fustigea la société chrétienne qui
récompensait ces convertis immoraux au lieu de prendre en estime les
juifs demeurant fidèles à leur foi au prix de tous les sacrifices. Il collabora
ensuite à la publication du premier livre de prières juives en hongrois.
Par la suite, il se convertit au protestantisme et la nouvelle de sa
conversion causa un émoi d’autant plus vif parmi les juifs hongrois
qu’après sa conversion, il envoya une lettre à la communauté juive de
Pest où il appela ses anciens coreligionnaires à suivre son exemple.
Eric Gozlan
Directeur exécutif de l’Union des peuples pour la paix
[email protected]
Bibliographie
Attias, J.-C., Benbassa, E. 2008. Dictionnaire des mondes juifs. Paris: Larousse.
Colbi, P.S. 1970. «Note di storia ebraica a Trieste nei secoli XVII e XIX», in RMI, v. 36.
Ferruta, P. 2014. «Conversions au christianisme et retour au judaïsme à Trieste au
tournant du XIXe siècle», in Histoire, économie et société, v. 4.
Konrád, M. 2014. «Entre émancipation et conversion. Dilemmes juifs en Hongrie dans
la première moitié du XIXe siècle», in Histoire, économie et société, v. 4.
Kovacs, A. 1922. A zsidosagterfoglalasa Magyarorzagon. Budapest: Magyar Lapkiadó.
Muchnik, N. 2014. «La conversion en héritage. Crypto-judaïsants dans l’Europe des
XVIe et XVIIe siècles (Espagne, France, Angleterre)», in Histoire, économie et
société, v. 4.
Silber, M.K. 1987. «The Historical Experience of German Jewry and its Impact on
Haskalah and Reform in Hungary», in J. Katz (ed.), Toward Modernity: The European Jewish Model. New Brunswick – Oxford: Transaction Books.
Staudacher, A.L. 2014. «La conversion au judaïsme: prosélytes et reconvertis à Vienne
(1868-1914)», in Histoire, économie et société, v. 4.
Wigoder, G. (dir.). 1996. «Dictionnaire encyclopédique du judaïsme», Paris: CERF/
Laffont.
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