COÛT BIOLOGIQUE DE LA RÉSISTANCE
On pense en général que les microbes résistants sont désa-
vantagés par rapport aux microbes sensibles quand l’antibio-
tique n’est pas présent dans l’environnement. En effet,
les microbes doivent changer quelque chose dans leur physio-
logie (pompe pour excréter l’antibiotique, enzymes pour le
dégrader) ou dans leur composition (modification de diverses
cibles telles que l’ADN-gyrase, les protéines ribosomiques,
les polysaccharides de l’enveloppe, etc.). Dans certains cas, le
changement est optionnel et ne se manifeste qu’en présence
de l’antibiotique (cas du changement de polysaccharides
engendrant la résistance à la vancomycine) ; dans d’autres cas,
il est constitutif (mutations de la cible des fluoroquinolones et
des aminoglycosides, par exemple). De plus, les cibles des
molécules antibiotiques sont suffisamment importantes pour
causer la mort de l’organisme si elles sont attaquées. On s’at-
tend donc à ce que toute modification de ces cibles soit néfaste
pour l’organisme. La réalité des choses n’est pas toujours aussi
simple.
Le désavantage des bactéries résistantes par rapport aux bac-
téries sensibles en l’absence d’antibiotiques, ou “coût de la
résistance”, peut se manifester de façon variée : les bactéries
résistantes peuvent pousser moins vite, survivre moins long-
temps en phase stationnaire ou dans l’environnement, ou être
moins capables d’envahir un nouvel hôte, etc. Il est facile de
mesurer certains aspects du coût de la résistance au laboratoire,
pour deux raisons. D’une part, il est possible de contrôler les
conditions de culture (in vitro et in vivo) ; d’autre part, il est
possible de comparer une souche résistante isolée au labora-
toire avec son ancêtre sensible immédiat, permettant de mesu-
rer ainsi l’effet du seul gène de résistance. Une des façons de
mesurer le coût de la résistance est de mettre en compétition la
souche résistante et la souche sensible. De cette façon, si l’on
cultive les bactéries en flacon, cette mesure du coût de la résis-
tance prend en compte, entre autres, le temps que les bactéries
mettent à sortir de la phase de latence, la vitesse à laquelle elles
se multiplient (taux de croissance) et leur survie en phase sta-
tionnaire. De ces différents aspects du coût de la résistance, seul
le taux de croissance est facile à mesurer isolément. De plus,
par compétition, il est possible de mesurer de faibles coûts de
résistance, parce que les deux souches sont soumises à des
conditions de croissance identiques, réduisant ainsi les erreurs
de mesure.
De ces mesures au laboratoire, il ressort que les mutations de
résistance ont souvent un coût, mais pas toujours. Chez Esche-
richia coli, certaines mutations de résistance chromosomique
comme celle à la streptomycine (mutations ponctuelles dans le
gène de la protéine ribosomique S12, rpsL) produisent un coût
de résistance de 10 à 15 % par génération, alors que la résis-
tance à l’acide nalidixique (mutations dans le gène de l’ADN
gyrase) ne semble pas causer de coût dans les différents milieux
de culture testés (2). Chez Salmonella Typhimurium injectée
dans une souris, certaines résistances chromosomiques à la
streptomycine produisent un coût, et d’autres non. Il en est de
même pour la résistance à la rifampicine (mutations dans le
gène d’une sous-unité de l’ARN polymérase, rpoB):certaines
mutations ont un coût dans la souris mais pas in vitro, et d’autres
ont un coût in vitro mais pas dans la souris (3). Ce dernier résul-
tat montre deux aspects importants du coût de la résistance :
pour la résistance à un antibiotique donné, le coût est en géné-
ral différent pour certaines mutations, et pour une mutation don-
née, le coût peut être différent dans divers environnements.
Ce qui est décrit ici est une mesure très partielle du coût de la
résistance, et ne prend pas en compte des aspects capitaux du
mode de vie des bactéries pathogènes, comme la capacité à
infecter un hôte ou à survivre dans l’environnement. Néan-
moins, ces résultats montrent que le coût de la résistance n’est
pas nécessairement présent chez les microbes résistants.
ÉVOLUTION DU COÛT DE LA RÉSISTANCE
Les microbes ont évolué face à leurs nouvelles conditions de
vie (présence d’antibiotiques dans le milieu) en devenant résis-
tants. Vont-ils s’en tenir à cela ? Il y a trois issues possibles pour
les microbes une fois qu’ils ne sont plus en présence de l’anti-
biotique : se débarrasser du gène de résistance désormais coû-
teux (redevenir sensibles), chercher la solution la moins coû-
teuse (sélection de l’allèle le moins handicapant), ou améliorer
la solution présente (sélection de mutations supplémentaires
qui réduisent les effets néfastes du gène de résistance, ou muta-
tions compensatoires). Ce dernier mécanisme sera développé
en détail dans la suite de cet article.
Le retour à la sensibilité des microbes résistants est la solution
la plus favorable en ce qui nous concerne, mais ce n’est pas
nécessairement la solution la plus probable. Dans le cas des
mutations ponctuelles, la réversion nécessite un changement
de paires de bases exact pour rétablir le codon d’origine (si ce
n’est la séquence d’origine). D’autres mutations sont souvent
plus probables (voir plus loin). Dans le cas de gènes de résis-
tance portés par des éléments génétiques accessoires (plas-
mides, transposons), on s’attendrait à ce que la bactérie s’en
débarrasse dès qu’ils ne sont plus utiles, mais il semble que ces
éléments aient eux-mêmes développé des mécanismes qui les
rendent difficiles à évincer (4, 5).
S’il y a suffisamment d’échanges entre populations micro-
biennes, c’est-à-dire si les différents gènes de résistance à un
antibiotique donné ont souvent l’occasion d’être en compéti-
tion les uns avec les autres, on s’attend à ce que le gène de résis-
tance avec le coût le plus faible soit gagnant (sélectionné). En
admettant que les souches de Mycobacterium tuberculosis aient
en effet un taux de migration suffisant, ce peut être une façon
d’interpréter les résultats de Heym et al. (6), qui montrent que
la majorité des isolats de M. tuberculosis résistant à la strepto-
mycine porte la mutation associée avec le plus faible coût
(du moins quand le coût est mesuré au laboratoire chez E. coli
et S. Typhimurium). Cette interprétation suppose aussi que les
taux de mutation qui engendrent chacune des mutations soient
similaires.
274
La Lettre de l’Infectiologue - Tome XV - n° 7 - septembre 2000
MISE AU POINT