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Les penseurs atomistes de l’Anti-
quité osèrent les premiers affir-
mer que le monde n’est pas
constitué d’un mélange de diffé-
rentes substances continues (l’air, l’eau,
le feu, la terre et la quintessence, chez
Aristote), mais de briques élémentaires
discrètes dont l’infinie variété des com-
binaisons et des interactions engendre
toute la diversité des phénomènes phy-
siques. C’était il y a 25… siècles! Aujour-
d’hui, nous savons : la matière ordinaire
est constituée de deux variétés de quarks
(tapis au cœur des protons et des neu-
trons qui constituent les noyaux ato-
miques), d’électrons (jouant le premier
rôle dans les phénomènes chimiques)
et de neutrinos. Pour une raison encore
inconnue, cette famille de la matière ordi-
naire a deux répliques dont les membres
sont à chaque fois plus lourds, et que
l’on a observées grâce aux accélérateurs.
Toutes deux sont aussi composées de
deux quarks, d’un lepton chargé (une
sorte d’électron lourd) et de son neu-
trino associé. Ces particules de matière
sont toutes des fermions, des parti-
cules de spin 1/2.
Il peut sembler que ces entités fon-
damentales sont un peu trop nom-
breuses... d’autant qu’à chacune de ces
12 particules est associée une anti-par-
ticule. Toutefois, les physiciens ont vu
apparaître l’harmonie et la simplicité
tant recherchées au niveau de leurs
interactions. Quarks et leptons inter-
agissent en échangeant des parti-
cules messagères, les bosons vecteurs
(des particules de spin 1) qui sont les
médiateurs des interactions fonda-
mentales : le photon, médiateur de l’in-
teraction électromagnétique, le gluon,
médiateur de l’interaction nucléaire
forte, et les bosons W+, W, et Z°,
médiateurs de l’interaction électro-
faible (voir la figure 2).
Le modèle standard de la physique
des particules fut formulé au début
des années 1970. Il ne sagissait plus
dun «modèle» fondé sur des approxi-
mations valables sous certaines condi-
tions, mais dune véritable théorie dont
on peut tirer des prédictions sans
appel, aussi précises que lon veut et
vérifiables expérimentalement. Et elles
furent toutes vérifiées. La chromody-
namique quantique est lune des deux
composantes du modèle standard. Les
quarks, qui sont dotés d'une «couleur»,
une sorte de «charge forte» existant
sous trois variétés, interagissent par
l’échange de gluons, eux aussi por-
teurs dune «couleur». Lautre com-
posante est la théorie électrofaible, une
théorie où les interactions faible et élec-
tromagnétique apparaissent comme
deux aspects dun même mécanisme.
La découverte de ces deux piliers du
modèle fut récompensée par les prix
Nobel décernés à Sheldon Glashow,
Abdus Salam et Steven Weinberg, en
1979, et à Gerard t'Hooft et Martin Velt-
man, en 1999.
Un Univers symétrique
Laspect remarquable du modèle stan-
dard est quil découle d'un principe
unique de symétrie commun à tous
les modes d'interaction. De quoi
sagit-il? Les physiciens ont remarqué
depuis longtemps que la dynamique
du monde obéit à des principes d'in-
variance traduits par des lois de symé-
trie particulières. Si lon effectue
certaines transformations comme des
Le modèle standard
en physique des particules
MAURICE JACOB
Au début des années 1970, les physiciens des hautes énergies se sont dotés
d’un cadre théorique unifié pour toutes les interactions fondamentales.
Au cours du quart de siècle écoulé, on l’a testé avec une précision remarquable,
au point qu’il est devenu le modèle standard de cette discipline.
PREMIÈRE
FAMILLE
DEUXIÈME
FAMILLE
TROISIÈME
FAMILLE
ud
cs
tb
eνe
µνµ
τντ
LEPTONS
QUARKS
+2/3
–1/3 –1 0
1. CHACUNE DES TROIS FAMILLES de particules
de matière est constituée de deux quarks por-
tant une charge électrique fractionnaire (2/3
ou –1/3) et une des trois couleurs possibles
(rouge, vert et bleu), ainsi que de deux lep-
tons (une sorte d’électron (en jaune) et son
neutrino associé (en parme)). Lessentiel de
la matière ordinaire est constitué de la première
famille : l’électron, les quarks uet dqui forment
les protons et les neutrons du noyau atomique,
et le neutrino de l’électron qui nintervient que
dans les interactions impliquant la force faible
(la radioactivité bêta, par exemple).
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rotations, des translations, ou un
entraînement à vitesse uniforme, par
exemple, les lois de la physique res-
tent inchangées. Ces transformations
peuvent affecter les variables ciné-
matiques, comme dans les exemples
précédents, mais aussi les propriétés
internes des particules comme la
charge électrique ou la «couleur»,
charge de linteraction forte qui existe
en trois variétés (nommées rouge, vert
et bleu). Ainsi, si lon branchait tout
le cosmos sur une borne électrique
de potentiel électromagnétique
constant, tous les phénomènes
physiques seraient inchangés:
tout se passe comme si les lois
de la physique étaient définies
à une valeur d’étalonnage près,
doù le nom de «théorie de jauge». De
même, si lon échangeait les «cou-
leurs» de tous les quarks par une
permutation circulaire, lUnivers nous
semblerait identique.
À première vue, ces symétries ne
sont que globales : pour que le monde
physique reste invariant sous laction
de lune de ces transformations, il faut
veiller à lappliquer à tout le cosmos
(ou, du moins, à lensemble du sys-
tème étudié sil est suffisamment bien
isolé du reste de lUnivers). Toutefois,
lexistence de «forces» possédant
certaines caractéristiques per-
met de rendre locaux ces
principes de symétrie glo-
baux : certaines transfor-
mations peuvent être
effectuées de façon indé-
pendante en différents points
de lespace-temps. Toutefois, cette
invariance locale a un prix : il faut
inclure dans la théorie des forces,
des bosons vecteurs couplés aux par-
ticules, dont les transformations simul-
tanées peuvent compenser les effets
associés aux changements arbitraires
effectués sur les fermions (voir les
figures 3 et 4). En imposant une pro-
priété dinvariance locale, on prédit
ainsi un mode dinteraction et on en
précise toutes les propriétés! Cest le
miracle des théories de jauge non
abéliennes du modèle stan-
dard : les forces découlent
dune propriété de symétrie,
ladjectif «non abélien» tra-
duisant simplement le fait
que le résultat de deux trans-
formations successives dépend de
l'ordre choisi pour les effectuer.
Le modèle standard de la physique
des particules décrit correctement la
structure et la dynamique de la matière
et cela jusqu’à une échelle de
1019 mètre que nous pouvons explo-
rer aujourd'hui. Lessentiel de laven-
ture qui a conduit à sa création et à
sa vérification sest déroulé au cours
des 25 dernières années. Grâce aux
avancées techniques réalisées dans
le domaine des accélérateurs et des
détecteurs de particules (Simon Van
der Meer, un des grands physiciens
des accélérateurs, reçut le prix Nobel
en 1984, tout comme Georges Char-
pak, en 1992, pour ses travaux
sur les chambres de détections
à fils), on a exploré et testé le
modèle standard avec une
incroyable précision et la prin-
cipale surprise fut quil ny en
eut pas de notable! Le modèle stan-
dard «marche».
Des machines
toujours plus puissantes
En 1973, notre confiance dans la théo-
rie électrofaible, esquissée à la fin des
années 1960, était déjà grande, car
elle venait d’être renforcée par la
découverte, au CERN (Centre européen
de recherche nucléaire), de «linterac-
tion par courants neutres». Ce phé-
nomène était prédit dans le cadre
de la théorie électrofaible aux
côtés de l'interaction faible
traditionnelle, où des par-
ticules, par exemple un
électron et un neutrino,
échangent une charge élec-
trique (voir la figure 2). Ce nou-
veau mode d'interaction, encore
inconnu, impliquait l'existence d'un
boson neutre, le Z°. Au cours des col-
lisions étudiées, on pouvait mettre cette
nouvelle interaction en évidence et
vérifier les propriétés attendues.
Cependant, on nobservait pas direc-
tement les bosons Z°et W prédits par
la théorie électrofaible, car les masses
de ces particules, que l'on savait esti-
mer dès cette époque, sont environ
100 fois supérieures à celle du pro-
ton, bien trop élevées pour être pro-
duites avec les accélérateurs
disponibles.
Du côté chromodyna-
mique du modèle, dès le
milieu des années 1970, on mit
en évidence, de plus en plus clai-
rement, des «jets hadroniques», des
faisceaux étroits de particules (surtout
des mésons π), qui étaient attendus
comme une conséquence de la réaction
des quarks dans une collision de grande
énergie. Bien que lon nobservât pas
les quarks, leur présence et leurs pro-
priétés théoriques permettaient de com-
prendre tout ce qui se passait dans
nos détecteurs.
Par la suite, les indices favorables
continuèrent à saccumuler à un rythme
accéléré. En 1979, les physiciens du DESY
(synchrotron à électrons allemand), à
Hambourg, observèrent directement le
gluon. Après les quarks uet d(qui for-
ment les nucléons ordinaires) et le
quark s, déjà connus, le quark cfut
mis en évidence par l'observation dun
nouveau méson, une particule formée
2. LES TROIS FORCES FONDAMENTALES décrites
par le modèle standard opèrent de façon ana-
logue : les particules de matière (les fermions
de spin 1/2) échangent des particules de spin 1,
nommées bosons de jauge. Le boson de linter-
action électromagnétique est le photon, ceux de
linteraction faible sont les W+, Wet le Z°. Quant
aux huit gluons portant les différentes combi-
naisons possibles de couleur et danticouleur, ils
sont les médiateurs de linteraction forte.
ÉLECTROMAGNÉTIQUE
FAIBLE
FORTE
ee
e
e
γ
W
e
eνe
νe
g
q
q
q
q
INTERACTION
INTERACTION
INTERACTION
γ
PHOTON
Z0
W+W-
BOSONS
ÉLECTROFAIBLES
GLUONS
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d'un quark cet de son antiquark, ce qui
valut le prix Nobel à Samuel Ting et à
Burton Richter, en 1976. La même
année, les physiciens du Fermilab, à Chi-
cago, observèrent le quark bet, en 1977,
la découverte du lepton tau par Mar-
tin Perl (prix Nobel 1995) et ses col-
lègues de laccélérateur linéaire de
Stanford, poussa plus avant lexplora-
tion de la troisième et dernière
famille de particules. Ces grands résul-
tat expérimentaux nous exaltèrent. Tou-
tefois, les preuves irréfutables du
modèle standard manquaient encore :
il nous fallait découvrir les bosons W
et le Z°pour vérifier que nous étions
vraiment sur la bonne voie. Notre
problème était donc datteindre des
énergies de collision assez élevées pour
produire des particules aussi lourdes.
En 1976, Carlo Rubbia proposa de
transformer l'accélérateur de protons
du CERN en un collisionneur de pro-
tons et d'antiprotons. Parcourant la
machine en sens opposés, ces particules
se heurteraient de plein fouet avec
une énergie de l'ordre de 600 gigaélec-
tronvolts, assez grande pour enfin pro-
duire les bosons W et Z. Le CERN,
sous la direction de Léon Van
Hove et de John Adams, releva
le défi et, en 1983, ces deux par-
ticules furent au rendez-vous,
avec toutes les propriétés pré-
vues. C. Rubbia reçut le prix Nobel
lannée suivante. Des détecteurs impo-
sants et très performants durent être
construits, grâce auxquels on pouvait
reconstituer les événements recherchés
parmi un million d'autres phénomènes
déjà connus! Par ailleurs, javais cal-
culé, au CERN, les propriétés des phé-
nomènes qui devaient être observés et,
en particulier, la probabilité des diffé-
rentes interactions entre quarks et
gluons que lon recherchait dans le
cadre du modèle standard, ces prédic-
tion tenant compte des caractéristiques
du collisionneur et des détecteurs.
Lorsque lon découvrit de spectacu-
laires jets hadroniques dans nos accé-
lérateurs, nous pûmes montrer quils
constituaient une preuve directe du
bien-fondé de la chromodynamique,
car on comprenait le résultat de ces vio-
lentes collisions lorsquon les inter-
prétait en termes de collisions entre
quarks, antiquarks et gluons.
Ces mesures constituèrent un test
clé pour le modèle standard, mais la
précision que nous atteignions lors
de nombreuses mesures n’était pas
encore très bonne. Par conséquent, ces
résultats inaugurèrent une période
de vérifications tous azimuts du
modèle dont linstrument phare fut le
collisionneur d’électrons et danti-
électrons du CERN, le LEP. En 1978,
j'avais dirigé un atelier (organisé dans
les bâtiments de l'École de physique
théorique des Houches) qui devait
jouer un rôle important dans la défi-
nition de ce nouvel accélérateur. On
voulait qu'il atteigne des énergies de
collision au moins de lordre de
200 gigaélectronvolts, car cette machine
devait tester avec précision le modèle
standard. Je me souviens qu'à l’époque,
cinq ans avant la découverte des bosons
W et Z, il nous fallut convaincre de
nombreux chercheurs encore scep-
tiques quant au bien-fondé de la théo-
rie et leur montrer que cette nouvelle
machine serait tout de même très utile,
même si le modèle standard était faux!
Vérifications
tous azimuts
Le LEP fut adopté en 1981, et fonctionna
de 1989 à 2000. Son premier résultat
fut la mesure du nombre d'es-
pèces de neutrinos et, par
conséquent, du nombre de
familles de particules et la
confirmation quil en existe
seulement trois. La mesure de
la masse du quark tillustre bien
la précision des tests qui furent pos-
sibles grâce à cette machine. Ce quark
ne pouvait être produit quen créant
une paire quark-antiquark et l’énergie
nécessaire était hors de portée du LEP.
Toutefois, les physiciens réussirent à
analyser les petits effets dus à sa pré-
sence dans les fluctuations quantiques
mises en jeu au cours de collisions pro-
duisant dautres particules et, ainsi, ils
arrivèrent à déterminer sa masse
(175 gigaélectronvolts) avant même
son observation directe au Fermilab, en
1995. Pendant deux décennies, on a
vérifié toutes les prédictions du modèle
avec une précision atteignant souvent
le millième le tout avec comme
seul regret de navoir jamais rencon-
tré, au détour dune collision entre par-
ticules, l’événement inattendu et
inexplicable qui nous aurait mis sur la
piste dune nouvelle théorie, encore
plus puissante et fondamentale.
Cette période a donné lieu à de
nombreuses recherches fondamen-
tales dont certaines sont encore en
cours. La recherche et lexplication
dune dissymétrie entre matière et
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3. LA SYMÉTRIE DE JAUGE de l’électromagnétisme
peut être décrite de la façon suivante : lorsque
lon fait passer des électrons par deux trous, on
obtient, sur un écran placé en face, une figure
dinterférence qui ne change pas si lon modifie
dune même quantité et dans tout lespace la
phase la position des crêtes (en rose) et des
creux (en noir) de londe représentant les élec-
trons (a). Cette symétrie ne semble pas locale :
si lon change la phase de londe en un endroit
seulement, la figure dinterférences est modifiée
(b) : ici, à la sortie de lun des trous, on a placé
une lame demi-onde qui décale la phase de cette
portion de londe. Toutefois, on obtient le même
résultat (c) si lon emplit tout lespace dun poten-
tiel électromagnétique (en bleu), par exemple,
en plaçant un aimant dans le dispositif. Notons
que ce nest pas le champ magnétique qui agit
sur la trajectoire des électrons, car dans notre
dispositif, on a isolé laimant, de sorte que le
champ magnétique est écranté: cest la présence,
dans tout lespace, du potentiel électromagné-
tique qui produit une variation de phase. Ainsi,
grâce à lexistence de ce potentiel, la situation
produite par un changement de phase local est
indiscernable dune situation ne requérant pas
de changement de phase.
H
HIGGS
a
b
c
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antimatière nommée violation de
la symétrie CP sont lune de ces
grandes quêtes et lon pense que sa
résolution expliquera pourquoi seule
la matière, omniprésente aujourdhui,
a survécu aux premiers âges de lUni-
vers. Je voudrais signaler une autre
aventure, à laquelle jai eu la chance
de participer : la recherche du plasma
de quarks et de gluons, un nouvel état
de la matière dont lexistence est pré-
dite par la chromodynamique à de très
hautes températures (de lordre de
200 mégaélectronvolts) ou à de très
hautes densités (que lon ne rencontre
quau cœur des étoiles à neutrons). En
1982, avec des collègues réunis en ate-
lier à Bielefeld, nous avons réalisé quil
n’était peut-être pas impossible dat-
teindre cet état sur Terre, ne serait-ce
que pendant un temps très court,
lors des collisions d'ions lourds de
grande énergie produites par lun des
accélérateurs les plus puissants de
l’époque, le SPS du CERN. Le pro-
gramme de recherche démarra en 1986
et obtint des résultats très significatifs
en 2000, date à laquelle le CERN a
annoncé la découverte de ce nouvel
état de la matière. Aujourdhui, il se
poursuit à Brookhaven et sera repris
au CERN à partir de 2007. Nous pen-
sons que cet état de la matière, où les
quarks sont libres de se propager dans
un vide très chaud, était celui de l'Uni-
vers dans les dix premières microse-
condes qui ont suivi le Big Bang. Il
sagit là dune des nombreuses jonc-
tions, au cours des 15 dernières années,
entre la physique des particules et las-
trophysique.
Et au-delà?
Si le modèle standard na pas été mis
en défaut, il laisse quelques insatis-
factions et les théoriciens ne manquent
pas de motivations pour rechercher
une théorie plus générale. Tout
dabord, si certaines propriétés de
symétries ont permis de construire des
théories de jauge très efficaces, nous
ne comprenons toujours pas pourquoi
ce sont précisément celles-là et non
dautres qui jouent un rôle fonda-
mental dans la nature. Par ailleurs, si
le modèle est simple, le vide y joue
un rôle fort étrange. Il est empli de par-
ticules virtuelles produites par les fluc-
tuations quantiques et lon a dû
postuler que certaines dentre elles les
bosons de Higgs lui confèrent des
propriétés semblables à celles dun
milieu matériel supraconducteur. Dans
un solide supraconducteur tradition-
nel, les interactions entre les photons
et une «mer» d'électrons appariés à
basse température interdisent la péné-
tration d'un champ magnétique dans
le matériau. Pour les physiciens, cette
portée limitée du champ électroma-
gnétique signifie que le matériau
confère au photon médiateur de lin-
teraction électromagnétique une
masse effective non nulle. En effet, la
portée dune force est inversement pro-
portionnelle à la masse de sa particule
médiatrice (voir la figure 5). Une pro-
priété de même type, mais propre au
vide, semble limiter la portée de lin-
teraction faible à quelque 1018 mètre,
ce qui revient à dire quelle donne une
masse effective très élevée aux bosons
W et Z qui, dans le cadre des théories
de jauge, devraient avoir une masse
nulle (voir la figure 5). De même, le vide
est opaque au champ de «couleur» et
les quarks colorés ne peuvent se mani-
fester librement que sur de très faibles
distances, ou à lintérieur des hadrons
(protons, neutrons, et autres particules
constituées de quarks).
Pour tenir compte de ces proprié-
tés, on a introduit dans le modèle stan-
dard un nouveau champ associé à
une particule nommée boson de Higgs.
Ce champ, omniprésent dans le vide,
interagirait avec les bosons de jauge
et avec les fermions, et leur confére-
rait leur masse. Dans le cadre de la théo-
rie électrofaible, on prédit que le seuil
critique (l’équivalent de la tempéra-
ture critique des supraconducteurs) est
de l'ordre de 200 gigaélectronvolts. Au-
delà de cette température, comme ce
fut le cas peu après le Big Bang, on
pourrait observer des bosons W et Z,
des quarks et des leptons tous dépour-
vus de masse (à limage des photons).
Ce seuil pourrait aussi correspondre
à l'ordre de grandeur de la masse du
boson de Higgs encore invisible, car
trop massif, mais qui devrait être à la
portée du futur grand collisionneur de
protons du CERN, le LHC. Cette nou-
velle machine devrait, dici 2007, nous
permettre de découvrir ce qui nous
nargue encore au-delà dune masse de
100 gigaélectronvolts, en particulier
le boson de Higgs pour lequel les der-
nières expériences du LEP laissaient
espérer une masse voisine de 115 giga-
électronvolts. On espère également
détecter quelques nouvelles particules
fondamentales dont lexistence est pré-
dite par les théories dites supersymé-
triques (reliant fermions et bosons), qui
sont les principales prétendantes à l'ex-
tension du modèle standard. Dim-
menses bouleversements se sont
produits, au début du XXesiècle,
lorsque les physiciens se sont débar-
rassés de l’éther luminifère qui confé-
rait à lespace vide les propriétés dun
solide Le problème auquel nous
faisons face est étonnamment analogue.
Ne sommes-nous pas en droit despé-
rer que des progrès semblables advien-
dront lorsque nous saurons le
résoudre? Pour finir, dautres domaines
de la physique, notamment lastro-
physique, nous indiquent que cette
matière de quarks et de leptons dont
nous avons compris les propriétés ne
représenterait que 5 pour cent de
l’énergie contenue dans lUnivers
observable! La nature des 95 pour cent
restants est une des grandes ques-
tions qui restent entièrement ouvertes.
V/R
R/B
B/V
R
B
VV
BR
V
V
V
R
BB
RV
R
R
MÉSON
NUCLÉON
GLUON
GLUON
4. LA SYMÉTRIE PAR PERMUTATION de couleurs
(la charge de linteraction forte) est un autre
exemple de symétrie globale de lUnivers. On
part dun ensemble de particules initialement
neutres du point de vue de la couleur (on les
qualifie de «blanches») : un méson (consti-
tué dun quark dune couleur et dun antiquark
portant lanticouleur correspondante) et de deux
nucléons (constitués chacun de trois quarks).
Lorsque lon applique une permutation circu-
laire aux couleurs (et aux anticouleurs), on
obtient les mêmes particules blanches. En
revanche, cette symétrie ne semble pas locale
puisque si on lapplique seulement à certains
quarks (cerclés de rouge) et pas à dautres,
on obtient des particules colorées. Cest comp-
ter sans lexistence de linteraction forte qui,
par l’échange de gluons colorés, annule les
effets de la transformation locale. Grâce à lin-
teraction forte, la symétrie par permutation
de couleurs devient locale.
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Des retombées inattendues
Dans les années 1980, forts des succès
du modèle, les théoriciens ont com-
mencé à envisager son prolongement
sous la forme dune théorie dite de
«grande unification» où linteraction
électrofaible et linteraction forte ne
seraient que deux aspects d'un même
phénomène dans le cadre dune théo-
rie où quarks et leptons seraient inter-
changeables. Lune des prédictions de
cette théorie est l'instabilité du proton.
Les résultats du LEP ont montré que
l’échelle d’énergie où cette grande
unification pourrait sopérer est au
moins de l'ordre de 1016 gigaélectron-
volts, doù les physiciens déduisent que
la durée de vie moyenne du proton (sil
est instable) est supérieure à 1032 années!
Pour tenter de le vérifier, on a construit
des détecteurs souterrains contenant
des milliers de tonnes deau, cest-à-dire
plusieurs fois 1032 protons que lon «sur-
veille» afin de détecter l’éventuelle
désintégration de lun dentre eux. Si ce
phénomène na toujours pas été mis
en évidence, ces détecteurs nont pas
été construits en vain. Ils ont donné lieu
à des appareils capables de détecter
les neutrinos solaires et atmosphériques,
et ils sont à lorigine dune des grandes
découvertes récentes : la mise en évi-
dence d'une masse très faible, mais non
nulle pour les neutrinos. Ce résultat
est le premier signe tangible dune phy-
sique demandant une extension du
modèle standard, pour lequel la masse
des neutrinos est rigoureusement nulle.
Ainsi, les développements techniques
liés aux succès du modèle standard
ont eu des retombées inattendues
pour le modèle standard lui-même!
Cependant, les retombées de la
physique des hautes énergies sont
beaucoup plus nombreuses quon
ne le croit souvent. Les progrès réa-
lisés en électronique, en imagerie,
en cryogénie et en techniques du vide
ont déjà été appliqués à lindustrie.
C'est surtout dans le domaine du cal-
cul numérique et du traitement de
l'information que les retombées ont
été les plus rapides et les plus spec-
taculaires. Ce n'est pas un accident
si le world wide web, une composante
clé de lInternet qui a envahi nos
vies en moins de cinq ans, est né au
CERN. Aujourd'hui, les défis infor-
matiques posés par l'exploitation du
LHC, notamment la nécessité de trai-
ter des petabytes dinformation par
an (un million de fois linformation
contenue dans le génome humain),
devraient encore susciter dintéres-
santes innovations. En fait, si lon
désire améliorer les capacités mon-
diales de calcul, il est certainement
utile d'investir aussi dans la physique
des particules, car des développe-
ments souhaités ou insoupçonnés
apparaîtront sans doute plus vite et
plus économiquement de cette façon,
que par une voie choisie den haut
parce quelle semble plus directe!
30 ans de gloire
Cette aventure a radicalement changé
notre façon de considérer le monde.
Nous avons compris que les forces ne
sont pas des ingrédients quil faut intro-
duire de façon arbitraire dans nos théo-
ries, aux côtés des particules qui y
sont soumises. Au contraire, nous com-
prenons aujourdhui quelles résultent
des propriétés de symétrie auxquelles
obéissent ces particules. De même, la
masse que lon attribuait, autrefois,
de façon intrinsèque à chaque particule
comme une propriété fondamentale,
est comprise comme une réaction du
vide à sa présence, cest-à-dire comme
un effet dynamique.
Nous sommes au seuil dune
période tout aussi exaltante que celle
de mes débuts dans le monde de la phy-
sique des particules. Avec le LHC, nous
voici bientôt prêts à explorer des phé-
nomènes nouveaux quaucune théorie
navait prédits jusquici. Nous relions
aussi l'étude de la structure de la matière
à celle du cosmos et du début de l'Uni-
vers issu du Big Bang. Pour avancer,
nous devrons nous rappeler cette leçon,
issue des 30 ans de gloire du modèle
standard : comme nous le constatons
depuis Galilée, la découverte du monde
est certes fondée sur l’émergence
didées originales, mais aussi et sur-
tout, sur les progrès de notre instru-
mentation... car la nature est plus riche
que notre imagination.
62 © POUR LA SCIENCE - N°300 OCTOBRE 2002
5. LES FLUCTUATIONS DU VIDE sont une conséquence du principe dindétermination de Heisen-
berg : puisquune valeur exactement nulle de l’énergie en tout point et à chaque instant contre-
dirait ce principe, des paires de particules et dantiparticules se créent et sannihilent en permanence.
La durée de vie de ces particules est dautant plus brève que leur énergie (ou leur masse) est
élevée. On a représenté ici le vide électromagnétique avec sa mêlée de photons (en jaune),
d’électrons et dantiélectrons (en mauve et en gris). Ces particules, dites virtuelles, sont à lori-
gine de la transmission des interactions fondamentales. Or, plus une particule est massive, moins
sa durée de vie est grande et plus court est le chemin quelle peut parcourir. Ainsi, les particules
qui transmettent une force de portée infinie (comme la force électromagnétique) sont néces-
sairement de masse nulle. Les théories de jauge introduisent les interactions de façon à com-
penser à l’échelle globale leffet dune transformation locale, par conséquent ces interactions
doivent avoir une portée infinie et les bosons de jauge une masse nulle. Pour expliquer la masse
élevée des bosons W et Z°, on doit introduire une propriété supplémentaire du vide le boson de
Higgs qui leur confère leur masse.
Maurice JACOB a été chercheur à Saclay,
Brookhaven, Stanford, au Fermilab et au
CERN pendant une trentaine d'années.
Il fut directeur de sa division des études
théoriques dans les années 1980 et
conseiller du Directeur général pour les
relations avec les États membres dans
les années 1990.
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