Le modèle standard en physique des particules

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Le modèle standard
en physique des particules
MAURICE JACOB
Au début des années 1970, les physiciens des hautes énergies se sont dotés
d’un cadre théorique unifié pour toutes les interactions fondamentales.
Au cours du quart de siècle écoulé, on l’a testé avec une précision remarquable,
au point qu’il est devenu le modèle standard de cette discipline.
es penseurs atomistes de l’Antiquité osèrent les premiers affirmer que le monde n’est pas
constitué d’un mélange de différentes substances continues (l’air, l’eau,
le feu, la terre et la quintessence, chez
Aristote), mais de briques élémentaires
discrètes dont l’infinie variété des combinaisons et des interactions engendre
toute la diversité des phénomènes physiques. C’était il y a 25… siècles! Aujourd’hui, nous savons : la matière ordinaire
est constituée de deux variétés de quarks
(tapis au cœur des protons et des neutrons qui constituent les noyaux atomiques), d’électrons (jouant le premier
rôle dans les phénomènes chimiques)
et de neutrinos. Pour une raison encore
inconnue, cette famille de la matière ordinaire a deux répliques dont les membres
sont à chaque fois plus lourds, et que
l’on a observées grâce aux accélérateurs.
Toutes deux sont aussi composées de
deux quarks, d’un lepton chargé (une
sorte d’électron lourd) et de son neutrino associé. Ces particules de matière
sont toutes des fermions, des particules de spin 1/2.
Il peut sembler que ces entités fondamentales sont un peu trop nombreuses... d’autant qu’à chacune de ces
12 particules est associée une anti-particule. Toutefois, les physiciens ont vu
apparaître l’harmonie et la simplicité
tant recherchées au niveau de leurs
interactions. Quarks et leptons interagissent en échangeant des particules messagères, les bosons vecteurs
(des particules de spin 1) qui sont les
médiateurs des interactions fondamentales : le photon, médiateur de l’interaction électromagnétique, le gluon,
médiateur de l’interaction nucléaire
L
58
TROISIÈME
FAMILLE
t
b
τ ν
τ
DEUXIÈME
FAMILLE
c
s
µ
νµ
PREMIÈRE
FAMILLE
u
d
e
+2/3
–1/3
QUARKS
–1
νe
0
LEPTONS
1. CHACUNE DES TROIS FAMILLES de particules
de matière est constituée de deux quarks portant une charge électrique fractionnaire (2/3
ou –1/3) et une des trois couleurs possibles
(rouge, vert et bleu), ainsi que de deux leptons (une sorte d’électron (en jaune) et son
neutrino associé (en parme)). L’essentiel de
la matière ordinaire est constitué de la première
famille : l’électron, les quarks u et d qui forment
les protons et les neutrons du noyau atomique,
et le neutrino de l’électron qui n’intervient que
dans les interactions impliquant la force faible
(la radioactivité bêta, par exemple).
forte, et les bosons W + , W – , et Z°,
médiateurs de l’interaction électrofaible (voir la figure 2).
Le modèle standard de la physique
des particules fut formulé au début
des années 1970. Il ne s’agissait plus
d’un «modèle» fondé sur des approximations valables sous certaines conditions, mais d’une véritable théorie dont
on peut tirer des prédictions sans
appel, aussi précises que l’on veut et
vérifiables expérimentalement. Et elles
furent toutes vérifiées. La chromodynamique quantique est l’une des deux
composantes du modèle standard. Les
quarks, qui sont dotés d'une «couleur»,
une sorte de «charge forte» existant
sous trois variétés, interagissent par
l’échange de gluons, eux aussi porteurs d’une «couleur». L’autre composante est la théorie électrofaible, une
théorie où les interactions faible et électromagnétique apparaissent comme
deux aspects d’un même mécanisme.
La découverte de ces deux piliers du
modèle fut récompensée par les prix
Nobel décernés à Sheldon Glashow,
Abdus Salam et Steven Weinberg, en
1979, et à Gerard t'Hooft et Martin Veltman, en 1999.
Un Univers symétrique
L’aspect remarquable du modèle standard est qu’il découle d'un principe
unique de symétrie commun à tous
les modes d'interaction. De quoi
s’agit-il? Les physiciens ont remarqué
depuis longtemps que la dynamique
du monde obéit à des principes d'invariance traduits par des lois de symétrie particulières. Si l’on effectue
certaines transformations comme des
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rotations, des translations, ou un structure et la dynamique de la matière
entraînement à vitesse uniforme, par et cela jusqu’à une échelle de
exemple, les lois de la physique res- 10–19 mètre que nous pouvons explotent inchangées. Ces transformations rer aujourd'hui. L’essentiel de l’avenpeuvent affecter les variables ciné- ture qui a conduit à sa création et à
matiques, comme dans les exemples sa vérification s’est déroulé au cours
précédents, mais aussi les propriétés des 25 dernières années. Grâce aux
internes des particules comme la avancées techniques réalisées dans
charge électrique ou la «couleur», le domaine des accélérateurs et des
charge de l’interaction forte qui existe détecteurs de particules (Simon Van
en trois variétés (nommées rouge, vert der Meer, un des grands physiciens
et bleu). Ainsi, si l’on branchait tout des accélérateurs, reçut le prix Nobel
le cosmos sur une borne électrique
en 1984, tout comme Georges Charde potentiel électromagnétique
pak, en 1992, pour ses travaux
constant, tous les phénomènes
sur les chambres de détections
physiques seraient inchangés :
à fils), on a exploré et testé le
tout se passe comme si les lois
modèle standard avec une
de la physique étaient définies
incroyable précision et la prinPHOTON
à une valeur d’étalonnage près,
cipale surprise fut… qu’il n’y en
d’où le nom de «théorie de jauge». De eut pas de notable ! Le modèle stanmême, si l’on échangeait les «cou- dard «marche».
leurs» de tous les quarks par une
permutation circulaire, l’Univers nous Des machines
semblerait identique.
toujours plus puissantes
À première vue, ces symétries ne
sont que globales : pour que le monde En 1973, notre confiance dans la théophysique reste invariant sous l’action rie électrofaible, esquissée à la fin des
de l’une de ces transformations, il faut années 1960, était déjà grande, car
veiller à l’appliquer à tout le cosmos elle venait d’être renforcée par la
(ou, du moins, à l’ensemble du sys- découverte, au CERN (Centre européen
tème étudié s’il est suffisamment bien de recherche nucléaire), de «l’interacisolé du reste de l’Univers). Toutefois, tion par courants neutres». Ce phél’existence de «forces» possédant
nomène était prédit dans le cadre
certaines caractéristiques perde la théorie électrofaible aux
0
met de rendre locaux ces
côtés de l'interaction faible
Z
principes de symétrie glotraditionnelle, où des parbaux : certaines transforticules, par exemple un
W+ Wmations peuvent être
électron et un neutrino,
BOSONS
effectuées de façon indééchangent une charge élecÉLECTROFAIBLES
pendante en différents points
trique (voir la figure 2). Ce noude l’espace-temps. Toutefois, cette
veau mode d'interaction, encore
invariance locale a un prix : il faut inconnu, impliquait l'existence d'un
inclure dans la théorie des forces, boson neutre, le Z°. Au cours des coldes bosons vecteurs couplés aux par- lisions étudiées, on pouvait mettre cette
ticules, dont les transformations simul- nouvelle interaction en évidence et
tanées peuvent compenser les effets vérifier les propriétés attendues.
associés aux changements arbitraires Cependant, on n’observait pas direceffectués sur les fermions (voir les tement les bosons Z° et W prédits par
figures 3 et 4). En imposant une pro- la théorie électrofaible, car les masses
priété d’invariance locale, on prédit de ces particules, que l'on savait estiainsi un mode d’interaction et on en mer dès cette époque, sont environ
précise toutes les propriétés ! C’est le 100 fois supérieures à celle du promiracle des théories de jauge non
ton, bien trop élevées pour être proabéliennes du modèle standuites avec les accélérateurs
dard : les forces découlent
disponibles.
d’une propriété de symétrie,
Du côté chromodynal’adjectif «non abélien» tramique du modèle, dès le
duisant simplement le fait
milieu des années 1970, on mit
que le résultat de deux trans- GLUONS
en évidence, de plus en plus claiformations successives dépend de
rement, des «jets hadroniques», des
l'ordre choisi pour les effectuer.
faisceaux étroits de particules (surtout
Le modèle standard de la physique des mésons π), qui étaient attendus
des particules décrit correctement la comme une conséquence de la réaction
γ
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e
e
γ
e
INTERACTION
e
ÉLECTROMAGNÉTIQUE
e
νe
W–
e
INTERACTION
FAIBLE
q
νe
q
g
q
INTERACTION
FORTE
q
2. LES TROIS FORCES FONDAMENTALES décrites
par le modèle standard opèrent de façon analogue : les particules de matière (les fermions
de spin 1/2) échangent des particules de spin 1,
nommées bosons de jauge. Le boson de l’interaction électromagnétique est le photon, ceux de
l’interaction faible sont les W+, W– et le Z°. Quant
aux huit gluons portant les différentes combinaisons possibles de couleur et d’anticouleur, ils
sont les médiateurs de l’interaction forte.
des quarks dans une collision de grande
énergie. Bien que l’on n’observât pas
les quarks, leur présence et leurs propriétés théoriques permettaient de comprendre tout ce qui se passait dans
nos détecteurs.
Par la suite, les indices favorables
continuèrent à s’accumuler à un rythme
accéléré. En 1979, les physiciens du DESY
(synchrotron à électrons allemand), à
Hambourg, observèrent directement le
gluon. Après les quarks u et d (qui forment les nucléons ordinaires) et le
quark s, déjà connus, le quark c fut
mis en évidence par l'observation d’un
nouveau méson, une particule formée
59
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a
b
c
3. LA SYMÉTRIE DE JAUGEde l’électromagnétisme
peut être décrite de la façon suivante : lorsque
l’on fait passer des électrons par deux trous, on
obtient, sur un écran placé en face, une figure
d’interférence qui ne change pas si l’on modifie
d’une même quantité et dans tout l’espace la
phase – la position des crêtes (en rose) et des
creux (en noir)– de l’onde représentant les électrons (a). Cette symétrie ne semble pas locale :
si l’on change la phase de l’onde en un endroit
seulement, la figure d’interférences est modifiée
(b) : ici, à la sortie de l’un des trous, on a placé
une lame demi-onde qui décale la phase de cette
portion de l’onde. Toutefois, on obtient le même
résultat (c) si l’on emplit tout l’espace d’un potentiel électromagnétique (en bleu), par exemple,
en plaçant un aimant dans le dispositif. Notons
que ce n’est pas le champ magnétique qui agit
sur la trajectoire des électrons, car dans notre
dispositif, on a isolé l’aimant, de sorte que le
champ magnétique est écranté : c’est la présence,
dans tout l’espace, du potentiel électromagnétique qui produit une variation de phase. Ainsi,
grâce à l’existence de ce potentiel, la situation
produite par un changement de phase local est
indiscernable d’une situation ne requérant pas
de changement de phase.
60
d'un quark c et de son antiquark, ce qui résultats inaugurèrent une période
valut le prix Nobel à Samuel Ting et à de vérifications tous azimuts du
Burton Richter, en 1976. La même modèle dont l’instrument phare fut le
année, les physiciens du Fermilab, à Chi- collisionneur d’électrons et d’anticago, observèrent le quark b et, en 1977, électrons du CERN, le LEP. En 1978,
la découverte du lepton tau par Mar- j'avais dirigé un atelier (organisé dans
tin Perl (prix Nobel 1995) et ses col- les bâtiments de l'École de physique
lègues de l’accélérateur linéaire de théorique des Houches) qui devait
Stanford, poussa plus avant l’explora- jouer un rôle important dans la défition de la troisième – et dernière – nition de ce nouvel accélérateur. On
famille de particules. Ces grands résul- voulait qu'il atteigne des énergies de
tat expérimentaux nous exaltèrent. Tou- collision au moins de l’ordre de
tefois, les preuves irréfutables du 200 gigaélectronvolts, car cette machine
modèle standard manquaient encore : devait tester avec précision le modèle
il nous fallait découvrir les bosons W standard. Je me souviens qu'à l’époque,
et le Z° pour vérifier que nous étions cinq ans avant la découverte des bosons
vraiment sur la bonne voie. Notre W et Z, il nous fallut convaincre de
problème était donc d’atteindre des nombreux chercheurs encore scepénergies de collision assez élevées pour tiques quant au bien-fondé de la théoproduire des particules aussi lourdes. rie et leur montrer que cette nouvelle
En 1976, Carlo Rubbia proposa de machine serait tout de même très utile,
transformer l'accélérateur de protons même si le modèle standard était faux!
du CERN en un collisionneur de protons et d'antiprotons. Parcourant la Vérifications
machine en sens opposés, ces particules tous azimuts
se heurteraient de plein fouet avec
une énergie de l'ordre de 600 gigaélec- Le LEP fut adopté en 1981, et fonctionna
tronvolts, assez grande pour enfin pro- de 1989 à 2000. Son premier résultat
duire les bosons W et Z. Le CERN,
fut la mesure du nombre d'espèces de neutrinos et, par
sous la direction de Léon Van
conséquent, du nombre de
Hove et de John Adams, releva
familles de particules et la
le défi et, en 1983, ces deux parH
confirmation qu’il en existe
ticules furent au rendez-vous,
seulement trois. La mesure de
avec toutes les propriétés préHIGGS
la masse du quark t illustre bien
vues. C. Rubbia reçut le prix Nobel
l’année suivante. Des détecteurs impo- la précision des tests qui furent possants et très performants durent être sibles grâce à cette machine. Ce quark
construits, grâce auxquels on pouvait ne pouvait être produit qu’en créant
reconstituer les événements recherchés une paire quark-antiquark et l’énergie
parmi un million d'autres phénomènes nécessaire était hors de portée du LEP.
déjà connus ! Par ailleurs, j’avais cal- Toutefois, les physiciens réussirent à
culé, au CERN, les propriétés des phé- analyser les petits effets dus à sa prénomènes qui devaient être observés et, sence dans les fluctuations quantiques
en particulier, la probabilité des diffé- mises en jeu au cours de collisions prorentes interactions entre quarks et duisant d’autres particules et, ainsi, ils
gluons que l’on recherchait dans le arrivèrent à déterminer sa masse
cadre du modèle standard, ces prédic- (175 gigaélectronvolts) avant même
tion tenant compte des caractéristiques son observation directe au Fermilab, en
du collisionneur et des détecteurs. 1995. Pendant deux décennies, on a
Lorsque l’on découvrit de spectacu- vérifié toutes les prédictions du modèle
laires jets hadroniques dans nos accé- avec une précision atteignant souvent
lérateurs, nous pûmes montrer qu’ils le millième… le tout avec comme
constituaient une preuve directe du seul regret de n’avoir jamais renconbien-fondé de la chromodynamique, tré, au détour d’une collision entre parcar on comprenait le résultat de ces vio- ticules, l’événement inattendu et
lentes collisions lorsqu’on les inter- inexplicable qui nous aurait mis sur la
prétait en termes de collisions entre piste d’une nouvelle théorie, encore
quarks, antiquarks et gluons.
plus puissante et fondamentale.
Ces mesures constituèrent un test
Cette période a donné lieu à de
clé pour le modèle standard, mais la nombreuses recherches fondamenprécision que nous atteignions lors tales dont certaines sont encore en
de nombreuses mesures n’était pas cours. La recherche et l’explication
encore très bonne. Par conséquent, ces d’une dissymétrie entre matière et
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MÉSON
antimatière – nommée violation de
la symétrie CP – sont l’une de ces
grandes quêtes et l’on pense que sa
résolution expliquera pourquoi seule
la matière, omniprésente aujourd’hui,
a survécu aux premiers âges de l’Univers. Je voudrais signaler une autre
aventure, à laquelle j’ai eu la chance
de participer : la recherche du plasma
de quarks et de gluons, un nouvel état
de la matière dont l’existence est prédite par la chromodynamique à de très
hautes températures (de l’ordre de
200 mégaélectronvolts) ou à de très
hautes densités (que l’on ne rencontre
qu’au cœur des étoiles à neutrons). En
1982, avec des collègues réunis en atelier à Bielefeld, nous avons réalisé qu’il
n’était peut-être pas impossible d’atteindre cet état sur Terre, ne serait-ce
que pendant un temps très court,
lors des collisions d'ions lourds de
grande énergie produites par l’un des
accélérateurs les plus puissants de
l’époque, le SPS du CERN . Le programme de recherche démarra en 1986
et obtint des résultats très significatifs
en 2000, date à laquelle le CERN a
annoncé la découverte de ce nouvel
état de la matière. Aujourd’hui, il se
poursuit à Brookhaven et sera repris
au CERN à partir de 2007. Nous pensons que cet état de la matière, où les
quarks sont libres de se propager dans
un vide très chaud, était celui de l'Univers dans les dix premières microsecondes qui ont suivi le Big Bang. Il
s’agit là d’une des nombreuses jonctions, au cours des 15 dernières années,
entre la physique des particules et l’astrophysique.
Et au-delà ?
Si le modèle standard n’a pas été mis
en défaut, il laisse quelques insatisfactions et les théoriciens ne manquent
pas de motivations pour rechercher
une théorie plus générale. Tout
d’abord, si certaines propriétés de
symétries ont permis de construire des
théories de jauge très efficaces, nous
ne comprenons toujours pas pourquoi
ce sont précisément celles-là et non
d’autres qui jouent un rôle fondamental dans la nature. Par ailleurs, si
le modèle est simple, le vide y joue
un rôle fort étrange. Il est empli de particules virtuelles produites par les fluctuations quantiques et l’on a dû
postuler que certaines d’entre elles – les
bosons de Higgs – lui confèrent des
propriétés semblables à celles d’un
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milieu matériel supraconducteur. Dans
un solide supraconducteur traditionnel, les interactions entre les photons
et une «mer» d'électrons appariés à
basse température interdisent la pénétration d'un champ magnétique dans
le matériau. Pour les physiciens, cette
portée limitée du champ électromagnétique signifie que le matériau
confère au photon – médiateur de l’interaction électromagnétique – une
masse effective non nulle. En effet, la
portée d’une force est inversement proportionnelle à la masse de sa particule
médiatrice (voir la figure 5). Une propriété de même type, mais propre au
vide, semble limiter la portée de l’interaction faible à quelque 10–18 mètre,
ce qui revient à dire qu’elle donne une
masse effective très élevée aux bosons
W et Z qui, dans le cadre des théories
de jauge, devraient avoir une masse
nulle (voir la figure 5). De même, le vide
est opaque au champ de «couleur» et
les quarks colorés ne peuvent se manifester librement que sur de très faibles
distances, ou à l’intérieur des hadrons
(protons, neutrons, et autres particules
constituées de quarks).
Pour tenir compte de ces propriétés, on a introduit dans le modèle standard un nouveau champ associé à
une particule nommée boson de Higgs.
Ce champ, omniprésent dans le vide,
interagirait avec les bosons de jauge
et avec les fermions, et leur conférerait leur masse. Dans le cadre de la théorie électrofaible, on prédit que le seuil
critique (l’équivalent de la température critique des supraconducteurs) est
de l'ordre de 200 gigaélectronvolts. Audelà de cette température, comme ce
fut le cas peu après le Big Bang, on
pourrait observer des bosons W et Z,
des quarks et des leptons tous dépourvus de masse (à l’image des photons).
Ce seuil pourrait aussi correspondre
à l'ordre de grandeur de la masse du
boson de Higgs encore invisible, car
trop massif, mais qui devrait être à la
portée du futur grand collisionneur de
protons du CERN, le LHC. Cette nouvelle machine devrait, d’ici 2007, nous
permettre de découvrir ce qui nous
nargue encore au-delà d’une masse de
100 gigaélectronvolts, en particulier
le boson de Higgs pour lequel les dernières expériences du LEP laissaient
espérer une masse voisine de 115 gigaélectronvolts. On espère également
détecter quelques nouvelles particules
fondamentales dont l’existence est prédite par les théories dites supersymé-
V
R
V
R
V
B
B
V
R
B
V
R
R
B
R
V
NUCLÉON
GLUON V/R
GLUON B/V
R/B
4. LA SYMÉTRIE PAR PERMUTATION de couleurs
(la charge de l’interaction forte) est un autre
exemple de symétrie globale de l’Univers. On
part d’un ensemble de particules initialement
neutres du point de vue de la couleur (on les
qualifie de «blanches») : un méson (constitué d’un quark d’une couleur et d’un antiquark
portant l’anticouleur correspondante) et de deux
nucléons (constitués chacun de trois quarks).
Lorsque l’on applique une permutation circulaire aux couleurs (et aux anticouleurs), on
obtient les mêmes particules blanches. En
revanche, cette symétrie ne semble pas locale
puisque si on l’applique seulement à certains
quarks (cerclés de rouge) et pas à d’autres,
on obtient des particules colorées. C’est compter sans l’existence de l’interaction forte qui,
par l’échange de gluons colorés, annule les
effets de la transformation locale. Grâce à l’interaction forte, la symétrie par permutation
de couleurs devient locale.
triques (reliant fermions et bosons), qui
sont les principales prétendantes à l'extension du modèle standard. D’immenses bouleversements se sont
produits, au début du XX e siècle,
lorsque les physiciens se sont débarrassés de l’éther luminifère qui conférait à l’espace vide les propriétés d’un
solide… Le problème auquel nous
faisons face est étonnamment analogue.
Ne sommes-nous pas en droit d’espérer que des progrès semblables adviendront lorsque nous saurons le
résoudre? Pour finir, d’autres domaines
de la physique, notamment l’astrophysique, nous indiquent que cette
matière de quarks et de leptons dont
nous avons compris les propriétés ne
représenterait que 5 pour cent de
l’énergie contenue dans l’Univers
observable! La nature des 95 pour cent
restants est une des grandes questions qui restent entièrement ouvertes.
61
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CERN . Aujourd'hui, les défis infor-
matiques posés par l'exploitation du
LHC, notamment la nécessité de trai-
ter des petabytes d’information par
an (un million de fois l’information
contenue dans le génome humain),
devraient encore susciter d’intéressantes innovations. En fait, si l’on
désire améliorer les capacités mondiales de calcul, il est certainement
utile d'investir aussi dans la physique
des particules, car des développements souhaités ou insoupçonnés
apparaîtront sans doute plus vite et
plus économiquement de cette façon,
que par une voie choisie d’en haut
parce qu’elle semble plus directe !
30 ans de gloire
5. LES FLUCTUATIONS DU VIDE sont une conséquence du principe d’indétermination de Heisenberg : puisqu’une valeur exactement nulle de l’énergie en tout point et à chaque instant contredirait ce principe, des paires de particules et d’antiparticules se créent et s’annihilent en permanence.
La durée de vie de ces particules est d’autant plus brève que leur énergie (ou leur masse) est
élevée. On a représenté ici le vide électromagnétique avec sa mêlée de photons (en jaune),
d’électrons et d’antiélectrons (en mauve et en gris). Ces particules, dites virtuelles, sont à l’origine de la transmission des interactions fondamentales. Or, plus une particule est massive, moins
sa durée de vie est grande et plus court est le chemin qu’elle peut parcourir. Ainsi, les particules
qui transmettent une force de portée infinie (comme la force électromagnétique) sont nécessairement de masse nulle. Les théories de jauge introduisent les interactions de façon à compenser à l’échelle globale l’effet d’une transformation locale, par conséquent ces interactions
doivent avoir une portée infinie et les bosons de jauge une masse nulle. Pour expliquer la masse
élevée des bosons W et Z°, on doit introduire une propriété supplémentaire du vide – le boson de
Higgs – qui leur confère leur masse.
Des retombées inattendues
Dans les années 1980, forts des succès
du modèle, les théoriciens ont commencé à envisager son prolongement
sous la forme d’une théorie dite de
«grande unification» où l’interaction
électrofaible et l’interaction forte ne
seraient que deux aspects d'un même
phénomène dans le cadre d’une théorie où quarks et leptons seraient interchangeables. L’une des prédictions de
cette théorie est l'instabilité du proton.
Les résultats du LEP ont montré que
l’échelle d’énergie où cette grande
unification pourrait s’opérer est au
moins de l'ordre de 1016 gigaélectronvolts, d’où les physiciens déduisent que
la durée de vie moyenne du proton (s’il
est instable) est supérieure à 1032 années!
Pour tenter de le vérifier, on a construit
des détecteurs souterrains contenant
des milliers de tonnes d’eau, c’est-à-dire
plusieurs fois 1032 protons que l’on «surveille» afin de détecter l’éventuelle
désintégration de l’un d’entre eux. Si ce
phénomène n’a toujours pas été mis
en évidence, ces détecteurs n’ont pas
été construits en vain. Ils ont donné lieu
62
à des appareils capables de détecter
les neutrinos solaires et atmosphériques,
et ils sont à l’origine d’une des grandes
découvertes récentes : la mise en évidence d'une masse très faible, mais non
nulle pour les neutrinos. Ce résultat
est le premier signe tangible d’une physique demandant une extension du
modèle standard, pour lequel la masse
des neutrinos est rigoureusement nulle.
Ainsi, les développements techniques
liés aux succès du modèle standard
ont eu des retombées inattendues…
pour le modèle standard lui-même!
Cependant, les retombées de la
physique des hautes énergies sont
beaucoup plus nombreuses qu’on
ne le croit souvent. Les progrès réalisés en électronique, en imagerie,
en cryogénie et en techniques du vide
ont déjà été appliqués à l’industrie.
C'est surtout dans le domaine du calcul numérique et du traitement de
l'information que les retombées ont
été les plus rapides et les plus spectaculaires. Ce n'est pas un accident
si le world wide web, une composante
clé de l’Internet qui a envahi nos
vies en moins de cinq ans, est né au
Cette aventure a radicalement changé
notre façon de considérer le monde.
Nous avons compris que les forces ne
sont pas des ingrédients qu’il faut introduire de façon arbitraire dans nos théories, aux côtés des particules qui y
sont soumises. Au contraire, nous comprenons aujourd’hui qu’elles résultent
des propriétés de symétrie auxquelles
obéissent ces particules. De même, la
masse que l’on attribuait, autrefois,
de façon intrinsèque à chaque particule
comme une propriété fondamentale,
est comprise comme une réaction du
vide à sa présence, c’est-à-dire comme
un effet dynamique.
Nous sommes au seuil d’une
période tout aussi exaltante que celle
de mes débuts dans le monde de la physique des particules. Avec le LHC, nous
voici bientôt prêts à explorer des phénomènes nouveaux qu’aucune théorie
n’avait prédits jusqu’ici. Nous relions
aussi l'étude de la structure de la matière
à celle du cosmos et du début de l'Univers issu du Big Bang. Pour avancer,
nous devrons nous rappeler cette leçon,
issue des 30 ans de gloire du modèle
standard : comme nous le constatons
depuis Galilée, la découverte du monde
est certes fondée sur l’émergence
d’idées originales, mais aussi et surtout, sur les progrès de notre instrumentation... car la nature est plus riche
que notre imagination.
Maurice JACOB a été chercheur à Saclay,
Brookhaven, Stanford, au Fermilab et au
CERN pendant une trentaine d'années.
Il fut directeur de sa division des études
théoriques dans les années 1980 et
conseiller du Directeur général pour les
relations avec les États membres dans
les années 1990.
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