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© POUR LA SCIENCE - N°300 OCTOBRE 2002
antimatière – nommée violation de
la symétrie CP – sont l’une de ces
grandes quêtes et l’on pense que sa
résolution expliquera pourquoi seule
la matière, omniprésente aujourd’hui,
a survécu aux premiers âges de l’Uni-
vers. Je voudrais signaler une autre
aventure, à laquelle j’ai eu la chance
de participer : la recherche du plasma
de quarks et de gluons, un nouvel état
de la matière dont l’existence est pré-
dite par la chromodynamique à de très
hautes températures (de l’ordre de
200 mégaélectronvolts) ou à de très
hautes densités (que l’on ne rencontre
qu’au cœur des étoiles à neutrons). En
1982, avec des collègues réunis en ate-
lier à Bielefeld, nous avons réalisé qu’il
n’était peut-être pas impossible d’at-
teindre cet état sur Terre, ne serait-ce
que pendant un temps très court,
lors des collisions d'ions lourds de
grande énergie produites par l’un des
accélérateurs les plus puissants de
l’époque, le SPS du CERN. Le pro-
gramme de recherche démarra en 1986
et obtint des résultats très significatifs
en 2000, date à laquelle le CERN a
annoncé la découverte de ce nouvel
état de la matière. Aujourd’hui, il se
poursuit à Brookhaven et sera repris
au CERN à partir de 2007. Nous pen-
sons que cet état de la matière, où les
quarks sont libres de se propager dans
un vide très chaud, était celui de l'Uni-
vers dans les dix premières microse-
condes qui ont suivi le Big Bang. Il
s’agit là d’une des nombreuses jonc-
tions, au cours des 15 dernières années,
entre la physique des particules et l’as-
trophysique.
Et au-delà?
Si le modèle standard n’a pas été mis
en défaut, il laisse quelques insatis-
factions et les théoriciens ne manquent
pas de motivations pour rechercher
une théorie plus générale. Tout
d’abord, si certaines propriétés de
symétries ont permis de construire des
théories de jauge très efficaces, nous
ne comprenons toujours pas pourquoi
ce sont précisément celles-là et non
d’autres qui jouent un rôle fonda-
mental dans la nature. Par ailleurs, si
le modèle est simple, le vide y joue
un rôle fort étrange. Il est empli de par-
ticules virtuelles produites par les fluc-
tuations quantiques et l’on a dû
postuler que certaines d’entre elles –les
bosons de Higgs – lui confèrent des
propriétés semblables à celles d’un
milieu matériel supraconducteur. Dans
un solide supraconducteur tradition-
nel, les interactions entre les photons
et une «mer» d'électrons appariés à
basse température interdisent la péné-
tration d'un champ magnétique dans
le matériau. Pour les physiciens, cette
portée limitée du champ électroma-
gnétique signifie que le matériau
confère au photon – médiateur de l’in-
teraction électromagnétique – une
masse effective non nulle. En effet, la
portée d’une force est inversement pro-
portionnelle à la masse de sa particule
médiatrice (voir la figure 5). Une pro-
priété de même type, mais propre au
vide, semble limiter la portée de l’in-
teraction faible à quelque 10–18 mètre,
ce qui revient à dire qu’elle donne une
masse effective très élevée aux bosons
W et Z qui, dans le cadre des théories
de jauge, devraient avoir une masse
nulle (voir la figure 5). De même, le vide
est opaque au champ de «couleur» et
les quarks colorés ne peuvent se mani-
fester librement que sur de très faibles
distances, ou à l’intérieur des hadrons
(protons, neutrons, et autres particules
constituées de quarks).
Pour tenir compte de ces proprié-
tés, on a introduit dans le modèle stan-
dard un nouveau champ associé à
une particule nommée boson de Higgs.
Ce champ, omniprésent dans le vide,
interagirait avec les bosons de jauge
et avec les fermions, et leur confére-
rait leur masse. Dans le cadre de la théo-
rie électrofaible, on prédit que le seuil
critique (l’équivalent de la tempéra-
ture critique des supraconducteurs) est
de l'ordre de 200 gigaélectronvolts. Au-
delà de cette température, comme ce
fut le cas peu après le Big Bang, on
pourrait observer des bosons W et Z,
des quarks et des leptons tous dépour-
vus de masse (à l’image des photons).
Ce seuil pourrait aussi correspondre
à l'ordre de grandeur de la masse du
boson de Higgs encore invisible, car
trop massif, mais qui devrait être à la
portée du futur grand collisionneur de
protons du CERN, le LHC. Cette nou-
velle machine devrait, d’ici 2007, nous
permettre de découvrir ce qui nous
nargue encore au-delà d’une masse de
100 gigaélectronvolts, en particulier
le boson de Higgs pour lequel les der-
nières expériences du LEP laissaient
espérer une masse voisine de 115 giga-
électronvolts. On espère également
détecter quelques nouvelles particules
fondamentales dont l’existence est pré-
dite par les théories dites supersymé-
triques (reliant fermions et bosons), qui
sont les principales prétendantes à l'ex-
tension du modèle standard. D’im-
menses bouleversements se sont
produits, au début du XXesiècle,
lorsque les physiciens se sont débar-
rassés de l’éther luminifère qui confé-
rait à l’espace vide les propriétés d’un
solide… Le problème auquel nous
faisons face est étonnamment analogue.
Ne sommes-nous pas en droit d’espé-
rer que des progrès semblables advien-
dront lorsque nous saurons le
résoudre? Pour finir, d’autres domaines
de la physique, notamment l’astro-
physique, nous indiquent que cette
matière de quarks et de leptons dont
nous avons compris les propriétés ne
représenterait que 5 pour cent de
l’énergie contenue dans l’Univers
observable! La nature des 95 pour cent
restants est une des grandes ques-
tions qui restent entièrement ouvertes.
V/R
R/B
B/V
R
B
VV
BR
V
V
V
R
BB
RV
R
R
MÉSON
NUCLÉON
GLUON
GLUON
4. LA SYMÉTRIE PAR PERMUTATION de couleurs
(la charge de l’interaction forte) est un autre
exemple de symétrie globale de l’Univers. On
part d’un ensemble de particules initialement
neutres du point de vue de la couleur (on les
qualifie de «blanches») : un méson (consti-
tué d’un quark d’une couleur et d’un antiquark
portant l’anticouleur correspondante) et de deux
nucléons (constitués chacun de trois quarks).
Lorsque l’on applique une permutation circu-
laire aux couleurs (et aux anticouleurs), on
obtient les mêmes particules blanches. En
revanche, cette symétrie ne semble pas locale
puisque si on l’applique seulement à certains
quarks (cerclés de rouge) et pas à d’autres,
on obtient des particules colorées. C’est comp-
ter sans l’existence de l’interaction forte qui,
par l’échange de gluons colorés, annule les
effets de la transformation locale. Grâce à l’in-
teraction forte, la symétrie par permutation
de couleurs devient locale.
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