objet. Michael Eve s’appuie sur les travaux anthropologiques de Boissevain en Sicile. Cet auteur travaille dans un
environnement où les acteurs ont une conscience aigue de l’importance des relations personnelles, ce qui n’est pas le
cas dans toutes les sociétés étudiées par les sociologues. Michael Eve ajoute que la méthode de l’entretien individuel
rend difficile la saisie des relations entre les individus. De plus, il remet en cause l’analyse des échanges entre des
individus isolés qui sert de cadre à l’étude des relations personnelles. D’après lui, ce n’est pas le cadre d’analyse le
plus adéquat à l’objet. Il s’agirait au contraire de comprendre « quel genre de liens constituent le substrat qui rend
possibles les échanges individuels » (Eve, p. 395)
L’intérêt du sociologue qui étudie l’amitié doit porter sur les regroupements (clusterings) d’individus et pas seulement
sur les dyades. Michael Eve illustre cette idée par ses propres travaux portant sur le réseau des médecins à Turin. Il
montre que personne ne trouve un emploi grâce à un seul lien. Au contraire, les médecins turinois forment un réseau
informel au sein duquel les amis se transmettent progressivement un système de valeurs et d’attitudes face au travail.
Il montre par ailleurs que, dans ce type de réseau, les amis comptent autant que la parenté dans la mesure où ils sont
en mesure de fournir l’information qui servira à trouver un emploi. La sociologie du travail devrait donc faire plus
attention à l’effet « cumulatif » des contacts, qui a été négligé jusqu’ici, si l’on en croit Michael Eve :
« Il y a donc grand besoin de méthodologies qui soient capables de saisir de tels effets indirects. Capables, en
d’autres termes de mettre en évidence des liens indirects (et pas seulement le lien qui existe, par exemple, entre
la personne qui transmet l’information sur l’emploi et la personne qui la reçoit) et capables de mettre en
évidence les effets cumulatifs dans le temps. Une fois de plus, cela implique probablement des manières de
mettre en évidence des regroupements et pas seulement des liens individuels. » (Eve, p. 399)
Michael Eve propose donc d’étudier les relations d’amitié selon une logique configurationnelle parce qu’il suppose
qu’une relation d’amitié ne se réduit quasiment jamais à une relation isolée entre ego et la personne définie comme
ami.
L’amitié et l’organisation de la vie sociale
L’amitié dans son contexte
D’après Michael Eve, l’amitié n’est donc pas une relation dyadique, elle s’inscrit dans une configuration plus large. Il
convient alors de s’intéresser aux « ambiances » dans lesquelles naissent les amitiés. Il s’appuie sur les travaux de
Claire Bidart qui associe le début d’une relation d’amitié à une « situation exceptionnelle ». Elle montre que les
relations d’amitié ont une dimension chronologique, qu’elles débutent avec l’entrée des individus dans une nouvelle
période de leur vie qui amène à une réorganisation. Ainsi, s’il est parfois question de crises, c’est avant tout la
viabilité du précédent réseau d’une personne et le mode de vie qui en découle qui sont remis en causes, plus que
l’individu. A un nouveau réseau correspond donc un nouveau stock d’amis, qui correspond aussi à une nouvelle
phase de la vie. Pour Michael Eve, les amitiés sont donc créatrices d’identités et permettent aux individus de produire
de nouvelles compétences sociales.
Ray Pahl soutient également que les relations personnelles se nouent dans des contextes spécifiques. Cependant, il
nuance fortement l’idée selon laquelle une relation ne peut pas être isolée dans un réseau relationnel. Il montre, au
contraire, que les individus ont des relations d’amitié différenciées et complexes. Les liens isolés ne sont pas
nécessairement les plus faibles mais ce sont souvent des relations caractérisées par la distance géographiques ou qui
correspondent à des phases antérieures de la vie d’un individu.
Ainsi, le contexte est un élément déterminant dans la naissance d’une relation d’amitié. Le réseau d’un individu à un
moment donné de sa vie sous-tend un mode de vie particulier qui va de paire avec certaines relations d’amitié. Une
bifurcation dans la trajectoire individuelle conduit à une modification du réseau et donc des amitiés mais n’implique
pas nécessairement la disparition de toutes les relations antérieures.
Un exemple concret d’analyse : les élites
Michael Eve a souligné le rôle des perceptions des acteurs, de la théorie et de la méthodologie sociologues dans les
lacunes actuelles de l’étude sociologique de l’amitié. Selon Ray Pahl, cet argumentaire fait apparaître des
exagérations, notamment lorsqu’il affirme qu’il n’existe presque aucun lien entre l’étude de l’amitié et les autres
champs de la sociologie. Ray Pahl reproche à Michael Eve sa méconnaissance de certains travaux qui mettent en
évidence le rôle de l’amitié dans la formation de l’ordre social.
« En ignorant les travaux de sociologues qui ont tenté d’incorporer l’étude des amis et de l’amitié à celle du
pouvoir et de la stratification dans la société moderne, il [Michael Eve] il met à mal la cause qu’il tente de
plaider. » (Pahl, p. 419)
L’échelle de Stratification Sociale de Cambridge, utilisée par Prandy (1991) tient compte de l’amitié pour classer les
individus dans la société. Même si la définition de l’amitié utilisée peut paraître sommaire, Michael Eve ne mentionne
pas ces travaux.
Ray Pahl propose une illustration qu’il considère plus parlante que celle du marché du travail, utilisée par Michael
Eve. Il convoque différents travaux qui montrent que les relations d’amitié ont soutenu de puissantes élites
intellectuelles, artistiques et économiques au Royaume-Uni tout au long du vingtième siècle. Le cercle des amis de