agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2004-2005
Les réseaux sociaux
Eve (2002), Pahl (2002) : L’amitié
Fiche de lecture réalisée par Marianne Woollven (ENS-LSH)
EVE Michael (2002), « Is Friendship A Sociological Topic ? », Archives
européennes de sociologie, Volume 43, Issue 3, pp 386-409
PAHL Ray (2002), « Towards A More Significant Sociology Of Friendship »,
Archives européennes de sociologie, Volume 43, Issue 3, pp 410-423
L’amitié est-elle un objet sociologique ? D’après Michael Eve, elle est confinée à la sphère privée dans les sociétés
modernes, pour des raisons théoriques, méthodologiques qui sont renforcées par les perceptions des acteurs. De ce
fait, il est difficile de relier l’amitié à d’autres thèmes sociologiques. De plus, les notions de ressource et d’échange
habituellement utilisées pour saisir l’amitié ne lui semblent pas pertinentes, dans la mesure où elles ne considèrent
que des dyades et non des regroupements d’individus. Ainsi, il lui semble indispensable de considérer l’amitié en
terme de configuration, de comprendre les contextes dans lesquels se forment les amitiés, afin de saisir l’organisation
de la vie sociale qui en résulte.
Ray Pahl, pour sa part, reprend et complète l’article de Michael Eve. L’amitié reste marginale comme objet
sociologique et nécessite une nouvelle approche, mais il insiste sur la diversité des formes de l’amitié. De plus, il met
en doute la spécificité de l’amitié dans les sociétés modernes mise en évidence par Eve. Par ailleurs, il fait porter
l’accent sur l’existence de travaux sur les liens entre l’amitié et l’organisation sociale.
Ces deux articles sont donc complémentaires dans la mesure où ils permettent de répondre à plusieurs questions
concernant l’analyse sociologique de l’amitié. Pourquoi n’a-t-elle qu’un place marginale ? Comment est-elle analysée
habituellement ? Quels sont les apports mais aussi les limites de ces analyses ? Comment peut-on renouveler cette
problématique, d’un point de vue théorique et d’un point de vue pratique ?
L’amitié dans les sociétés modernes
Une place marginale dans l’analyse sociologique
Contrairement à l’anthropologie, l’amitié est marginalisée dans l’analyse sociologique. Michael Eve et Ray Pahl
considèrent que les causes en sont à la fois théoriques et méthodologiques. Le premier affirme qu’il existe un
paradigme de l’amitié dans les sociétés modernes qui insiste sur la dimension psychologique et les relations
dyadiques. De ce fait l’analyse met en avant les caractéristiques individuelles et non les caractéristiques sociales des
personnes étudiées. Le second ajoute que ce type d’approche est marqué par l’influence de Simmel, qu’il cite :
« L’intimité complète devient probablement de plus en plus difficile à mesure que la différenciation parmi
les hommes augmente. » (p. 411 in Wolff)
Pour Simmel et ses successeurs, toutes les relations d’amitié sont différenciées. Les deux auteurs s’accordent sur le
fait que, dans une telle approche, il est difficile d’établir des liens entre l’amitié et d’autres champs de la sociologie.
Puisqu’elle est déterminée essentiellement par les chois individuels, l’amitié n’appartient pas réellement à la structure
sociale et n’est pas déterminée par des critères uniquement sociaux.
« La méthodologie de la recherche sociologique, la théorie et les perceptions des acteurs eux-mêmes rendent
difficile la perception des relations personnelles comme « structurant » les relations de pouvoir dans les
sociétés contemporaines. » (Eve, p. 389)
Sociétés modernes versus sociétés traditionnelles ?
Cette conception de l’amitié comme résultant de choix individuels est, pour certains auteurs, caractéristique des
sociétés modernes. Ainsi, pour Giddens, cité par Michael Eve, l’amitié moderne est un exemple de « relation pure »
qui n’est pas ancrée dans les conditions externes de la vie économique et sociale. Il oppose donc la modernité au
passé et explique que la sociologie s’est développée au début du vingtième siècle pour distinguer la société
industrielle et urbaine des sociétés passées. Cette distinction vaut tout particulièrement pour l’amitié. De plus, elle
implique une distinction disciplinaire entre l’anthropologie sociale - qui étudie la structure sociale des sociétés
traditionnelles - et la sociologie - qui étudie les classes dans les sociétés modernes.
Michael Eve fait remarquer que, contrairement à ce qui apparaît dans une étude des termes utilisés pour décrire
l’amitié au dix-huitième siècle, dans la société moderne, on n’ « utilise » pas ses amis. Ray Pahl, cite les travaux
d’Allan Silver qui montrent comment l’apparition de la société commerciale a contribué à réaffirmer la nature et le
sens de l’amitié dans des termes très modernes. Cependant, Ray Pahl s’efforce de nuancer cette affirmation, grâce à
d’autres travaux portant sur la même période. Ainsi, Jeremy Taylor, en 1662, affirme que l’amitié relève d’un choix
individuel. Les résultats des études de Tadmor sur le dix-huitième siècle et ceux de ses propres travaux portant sur la
fin du vingtième siècle ont des résultats très similaires. Ils montrent que l’amitié, quelle que soit la période étudiée,
s’accompagne d’espérances morales et donne lieu à des déceptions lorsqu’elles ne sont pas concrétisées. L’usage
instrumental de l’amitié au dix-huitième siècle n’est donc pas vérifié. D’après Ray Pahl, le contraste entre sociétés
« traditionnelles » et sociétés « modernes » est exagéré par des auteurs comme Eve et Silver.
Une méthodologie spécifique à l’étude de l’amitié
Amitié et parenté
Michael Eve affirme que les travaux portant sur l’amitié tendent à associer cette relation à la relation de parenté, un
type de relation très différente, selon lui. Cette association est donc réductrice, d’autant plus qu’elle résume l’étude de
l’amitié à celle des communautés, et la replace donc dans un cadre d’analyse dominant en sociologie. Dans ce type
d’analyse, rôle des amis, en terme de soutien social, serait réduit par celui de la parenté notamment féminine si
l’on en croit Willmott.
Ray Pahl souligne également le parallèle, inspiré par l’anthropologie, souvent établi en sociologie entre amitié et
parenté. Il remarque que les notions de parent et d’ami sont souvent interchangeables. Il montre néanmoins que
l’association entre ces deux termes n’est pas nécessairement réductrice, contrairement à ce qu’affirme Michael Eve.
Ainsi, un membre de la famille peut être considéré comme un ami lorsque la relation est le résultat d’un choix. Il
reprend les travaux de Tadmore qui montrent que le mot « ami » s’applique aussi bien à des membres de la parenté
qu’à des personnes qui n’en font pas partie.
« Le grand nombre de relations assimilables à l’amitié nous a rendu prudents dans notre étude quant à
admettre une division nette entre la parenté et ce qui n’en fait pas partie. » (Pahl, p. 416)
Les relations d’amitié et de parenté ne sont donc pas exactement équivalentes. Pourtant, il apparaît difficile mais aussi
délicat du point de vue de l’analyse de chercher à les distinguer absolument dans la mesure où ces deux types de
relations tendent à se recouper ou à être comparées. Ainsi, certains membres de la parenté sont choisis comme des
amis et les amis sont considérés comme des frères.
Définition et qualification de la notion d’amitié
L’analyse sociologique ne doit pas réduire l’amitié à une relation personnelle relevant uniquement de la sphère
privée. Cependant, « les formes de sociabilité qui ne correspondent pas à ce modèle sont généralement pensée
comme étant des formes résiduelles » (Eve, p. 390)
Comment faut-il penser l’amitié en termes sociologiques ?
Michael Eve ne propose pas de définition de la notion. C’est d’ailleurs un des reproches que Ray Pahl formule à
l’égard de son travail. Ce dernier affirme qu’il est nécessaire de chercher à qualifier le terme « ami » et de distinguer
les différentes caractéristiques de l’amitié. Ces préoccupations ont une visée méthodologique, car « le fait d’explorer
la nature de l’amitié pourrait avoir grand intérêt sociologique » (Pahl, p. 414)
De manière évidente, un ami est une personne. Au-delà de cette constatation, il existe des formes d’ambiguïté et de
confusion, il n’y a pas de consensus concernant les adjectifs servant à qualifier l’amitié. Ray Pahl fait référence à
Aristote qui distingue plusieurs types d’amitié.
Une logique configurationnelle
Les auteurs ont montré que les présupposés théoriques ont un impact considérable sur la façon de concevoir l’amitié
comme objet sociologique. Ils tentent ensuite de montrer quel type de méthodologie est le mieux à même de saisir cet
objet. Michael Eve s’appuie sur les travaux anthropologiques de Boissevain en Sicile. Cet auteur travaille dans un
environnement où les acteurs ont une conscience aigue de l’importance des relations personnelles, ce qui n’est pas le
cas dans toutes les sociétés étudiées par les sociologues. Michael Eve ajoute que la méthode de l’entretien individuel
rend difficile la saisie des relations entre les individus. De plus, il remet en cause l’analyse des échanges entre des
individus isolés qui sert de cadre à l’étude des relations personnelles. D’après lui, ce n’est pas le cadre d’analyse le
plus adéquat à l’objet. Il s’agirait au contraire de comprendre « quel genre de liens constituent le substrat qui rend
possibles les échanges individuels » (Eve, p. 395)
L’intérêt du sociologue qui étudie l’amitié doit porter sur les regroupements (clusterings) d’individus et pas seulement
sur les dyades. Michael Eve illustre cette idée par ses propres travaux portant sur le réseau des médecins à Turin. Il
montre que personne ne trouve un emploi grâce à un seul lien. Au contraire, les médecins turinois forment un réseau
informel au sein duquel les amis se transmettent progressivement un système de valeurs et d’attitudes face au travail.
Il montre par ailleurs que, dans ce type de réseau, les amis comptent autant que la parenté dans la mesure où ils sont
en mesure de fournir l’information qui servira à trouver un emploi. La sociologie du travail devrait donc faire plus
attention à l’effet « cumulatif » des contacts, qui a été négligé jusqu’ici, si l’on en croit Michael Eve :
« Il y a donc grand besoin de méthodologies qui soient capables de saisir de tels effets indirects. Capables, en
d’autres termes de mettre en évidence des liens indirects (et pas seulement le lien qui existe, par exemple, entre
la personne qui transmet l’information sur l’emploi et la personne qui la reçoit) et capables de mettre en
évidence les effets cumulatifs dans le temps. Une fois de plus, cela implique probablement des manières de
mettre en évidence des regroupements et pas seulement des liens individuels. » (Eve, p. 399)
Michael Eve propose donc d’étudier les relations d’amitié selon une logique configurationnelle parce qu’il suppose
qu’une relation d’amitié ne se réduit quasiment jamais à une relation isolée entre ego et la personne définie comme
ami.
L’amitié et l’organisation de la vie sociale
L’amitié dans son contexte
D’après Michael Eve, l’amitié n’est donc pas une relation dyadique, elle s’inscrit dans une configuration plus large. Il
convient alors de s’intéresser aux « ambiances » dans lesquelles naissent les amitiés. Il s’appuie sur les travaux de
Claire Bidart qui associe le début d’une relation d’amitié à une « situation exceptionnelle ». Elle montre que les
relations d’amitié ont une dimension chronologique, qu’elles débutent avec l’entrée des individus dans une nouvelle
période de leur vie qui amène à une réorganisation. Ainsi, s’il est parfois question de crises, c’est avant tout la
viabilité du précédent réseau d’une personne et le mode de vie qui en découle qui sont remis en causes, plus que
l’individu. A un nouveau réseau correspond donc un nouveau stock d’amis, qui correspond aussi à une nouvelle
phase de la vie. Pour Michael Eve, les amitiés sont donc créatrices d’identités et permettent aux individus de produire
de nouvelles compétences sociales.
Ray Pahl soutient également que les relations personnelles se nouent dans des contextes spécifiques. Cependant, il
nuance fortement l’idée selon laquelle une relation ne peut pas être isolée dans un réseau relationnel. Il montre, au
contraire, que les individus ont des relations d’amitié différenciées et complexes. Les liens isolés ne sont pas
nécessairement les plus faibles mais ce sont souvent des relations caractérisées par la distance géographiques ou qui
correspondent à des phases antérieures de la vie d’un individu.
Ainsi, le contexte est un élément déterminant dans la naissance d’une relation d’amitié. Le réseau d’un individu à un
moment donné de sa vie sous-tend un mode de vie particulier qui va de paire avec certaines relations d’amitié. Une
bifurcation dans la trajectoire individuelle conduit à une modification du réseau et donc des amitiés mais n’implique
pas nécessairement la disparition de toutes les relations antérieures.
Un exemple concret d’analyse : les élites
Michael Eve a souligné le rôle des perceptions des acteurs, de la théorie et de la méthodologie sociologues dans les
lacunes actuelles de l’étude sociologique de l’amitié. Selon Ray Pahl, cet argumentaire fait apparaître des
exagérations, notamment lorsqu’il affirme qu’il n’existe presque aucun lien entre l’étude de l’amitié et les autres
champs de la sociologie. Ray Pahl reproche à Michael Eve sa méconnaissance de certains travaux qui mettent en
évidence le rôle de l’amitié dans la formation de l’ordre social.
« En ignorant les travaux de sociologues qui ont tenté d’incorporer l’étude des amis et de l’amitié à celle du
pouvoir et de la stratification dans la société moderne, il [Michael Eve] il met à mal la cause qu’il tente de
plaider. » (Pahl, p. 419)
L’échelle de Stratification Sociale de Cambridge, utilisée par Prandy (1991) tient compte de l’amitié pour classer les
individus dans la société. Même si la définition de l’amitié utilisée peut paraître sommaire, Michael Eve ne mentionne
pas ces travaux.
Ray Pahl propose une illustration qu’il considère plus parlante que celle du marché du travail, utilisée par Michael
Eve. Il convoque différents travaux qui montrent que les relations d’amitié ont soutenu de puissantes élites
intellectuelles, artistiques et économiques au Royaume-Uni tout au long du vingtième siècle. Le cercle des amis de
Keynes est un des exemples étudiés. De même, en Europe de l’Est au cours de la période soviétique, l’amitié a une
place centrale dans la constitution de l’Intelligentsia, qui s’intègre ensuite à un réseau beaucoup plus dense.
De manière plus générale, les travaux portant sur les réseaux sociaux et leurs liens avec la répartition du pouvoir
dans la société ne sont pas mentionnés dans l’article de Michael Eve, alors qu’il s’agit d’un domaine de la sociologie
qui a été particulièrement investi ces quarante dernières années. La mise en évidence de l’importance politique et
économique des réseaux sociaux a fait l’objet d’un grand travail de documentation. La problématique centrale de ce
type de travaux consiste alors à voir dans quelle mesure les réseaux qui comptent dans la répartition du pouvoir sont
basés sur des relations d’amitié.
La place essentielle de la confiance dans toute relation d’amitié
Le lien établi par Ray Pahl entre l’amitié et le pouvoir fait apparaître la confiance comme une notion centrale de cette
problématique.
« Si l’on peut montrer qu’il existe des chances que les relations de type amicale servent de fondement à une
confiance durable, alors la vision de l’amitié comme une forme significative de ciment social devient un
argument puissant. » (Pahl, p. 421)
Cette hypothèse n’a pas donné lieu à un véritable travail de recherche pour l’instant. Il n’existe pas de données
empiriques qui permettraient d’évaluer l’étendue du lien entre la confiance envers les membres de la parenté et les
amis d’une part et la confiance envers les membres de la société d’autre part. Une telle hypothèse permettrait
néanmoins de réintégrer l’étude de l’amitié à des problématiques sociologiques beaucoup plus générales.
Conclusion
Il ressort de ces deux articles que la façon habituelle de considérer l’amitié, c'est-à-dire comme une affaire
uniquement individuelle, conduit à négliger sa dimension sociologique et les relations qui existent avec d’autres
domaines de la sociologie. Michael Eve et Ray Pahl proposent donc de renouveler l’analyse et insistent sur les
questions de méthodologie. Le premier suggère de mettre en évidence des regroupements de relations grâce à des
travaux de rechercher à petite échelle qui combinent étude ethnographique, entretiens et sondages. Le second propose
de saisir les amitiés dans leur contexte.
« J’espère que l’article de Eve contribue à générer un débat à la fois vigoureux et sociologiquement fondé sur
les amis et l’amitié, car nous pensons tous les deux que ce sujet le mérite. » (Pahl, p. 422)
Références bibliographiques
Bidart C. (1997) L’amitié. Un lien social, La Découverte, Paris
Boissevain J. (1974) Friends of Friends. Networks, Manipulators and Coalitions, Blackwell, Oxford
Eve M. (1998) Qui se ressemble s’assemble? Les sources d’homogénéité à Turin, in Gribaudi M. (ed) (1998) espaces,
temporalités, stratifications. Exercices sur les réseaux sociaux, Editions de l’EHESS, Paris
Giddens A. (1991) Modernity and Self-Identity, Polity, Cambridge
Prandy K. (1991) The Revised Cambridge Social Scale of Occupations, Sociology 24 (4), 629-56
Silver A. (1990) Friendship in Commercial Society: Eighteenth Century Social Theory and Modern Sociology,
American Journal of sociology, 95, I 474-504
Tadmor N. (2001) Family and Friens in Eighteenth Century England, Cambridge University Press, Cambridge
Taylor J. (1662) The Measures ond Offices of Friendship, ed. Travis du Prest (1984), Scholars Facsimile and
Reprints, New York
Willmott P. (1987) Friendship Networks and Social Support, Policiy Studies Institute, London
Wolff, K. H. (ed) (1950) The Sociology of Georg Simmel , The Free Press of Glencoe
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