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Sociétal
N° 37
3etrimestre
2002
1Ann Swidler,
Talk of Love, How
culture matters,
Chicago & Londres,
The University
of Chicago Press,
2001, 300 pages.
2Clifford Geertz,
The Interpretation
of Cultures,
Basic Books,
New York, 1973.
« C'est un livre sur l'amour, sur les
Aricains et sur la culture » : ainsi
commence ce livre dAnn Swidler,
professeur de sociologie à l'Université
de Californie à Berkeley1. Il s’agit, à tra-
vers les points de vue de Californiens
blancs de classe moyenne sur ce que
représente à leurs yeux l'amour,
d’examiner dans quelle mesure un
individu est détermi par sa culture.
Tout d’abord (première partie
de louvrage), quest-ce qu’une
culture ? Selon la définition tradition-
nelle, c’est un ensemble de symboles,
ou de façons de vivre, ou encore de
connaissances, partagés. Sociologues
et anthropologues s’efforcent de
décrire chacun de ces ensembles, en
les distinguant les uns des autres, en
opposant une culture à une autre.
Selon Clifford Geertz, par exemple,
personnage central de l'anthropologie
culturelle dont notre auteur discute
les thèses tout au long de son livre,
le sens se construit à l'intérieur d'un
« contexte » culturel, d'une commu-
nau d'interprétation2.
Pour Ann Swidler, au contraire, les
éments culturels ne prennent sens
que par lusage qui en est fait dans des
situations de vie conctes. Selon elle,
distinguer les cultures entre elles est
secondaire : il faut plutôt étudier les
usages quen font les acteurs dans dif-
férentes circonstances. Il s’agit, dit-elle,
« moins dun immense cours d’eau dans
lequel nous sommes tous plongés, mais
bien plutôt d’un sac à malices, ou dune
trousse d’outils disparates contenant des
instruments de formes variées, d’un ma-
niement plus ou moins aisé, et qui ne
marchent que rarement » (p. 24). La
culture devient alors le répertoire des
« habiles » (skills) que l'on possède
et que l’on utilise selon différentes
logiques, usant de l’une ou de l’autre
selon les contextes dans lesquels elles
prennent sens.
Cette approche est illuste par une
vaste étude de terrain effectuée en
1980-1981 en interviewant 88 per-
sonnes, hommes et femmes de 20 à
60 ans, mariés ou divorcés. Ce que
l'auteur veut comprendre, c’est le
mode d’utilisation de la culture et la
fon dont sa mise en pratique dé-
bouche sur des actions individuelles
à l'inrieur de structures sociales
diverses.
UN USAGE INÉGAL
DE LA CULTURE
Une premre approche, analy-
tique, consiste à examiner de
ps les discours des intervies sur
leur relation à l’amour (c’est lobjet de
la deuxième partie), et surtout les
éments culturels qu’ils contiennent.
D’où une première distinction entre
deux cagories : ceux qui « utilisent
beaucoup de culture », et parlent de
leur liaison ou de leur mariage à
travers des images, des tories psy-
chologiques, des expériences person-
nelles, des anecdotes, etc. ; et ceux qui
s'expriment par des formules plus
simples. Un premier tri se fait donc à
partir de lusage plus ou moins actif
des ressources culturelles, et de la
capacité d'intégrer celles-ci dans
l’expérience personnelle.
Cette analyse permet à l'auteur de
classer les « capacités culturelles » en
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
Amour, culture
et sociologie
TATJANA GLOBOKAR*
La culture ne serait pas, comme nous le disent
les sociologues traditionnels, un cadre collectif
pesant sur les comportements des individus, mais
plutôt une « trousse d’outils » où chacun puise-
rait des éléments pour déterminer et légitimer sa
conduite. A partir du discours dAméricains
moyens sur l’amour, une analyse originale – mais
qui n’échappe pas à quelques contradictions.
Talk of Love. How Culture Matters.
par Ann Swidler
*Chercheur au CNRS (Centre de recherche en gestion, Ecole polytechnique).
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quatre catégories : 1. Les capacités
de penser et de ressentir qui font
adopter à chacun sa propre ligne
de conduite ; 2. Les « habiletés », les
styles et les habitudes qui permet-
tent à l'individu de « s’en tirer »
avantageusement dans diverses cir-
constances ; 3. La culture qui marque
l'appartenance à un groupe ; 4. Les
ies et les images qui constituent
la vision du monde.
Ce qui paraît important à Ann
Swidler et ce qui, selon elle, l’oppose
aux analyses de Bourdieu –, c’est la
confiance que l’on peut accorder
aux individus sur leurs capacis à
construire des stratégies
personnelles d'action,
sans être termis
par des structures so-
ciales. On constate, en
passant, combien il est
parfois difficile pour les
toriciens des sciences
sociales de sortir de
la flexion que leur
propre environnement
ici, nord-américain, là,
fraais les amène à velopper
Ayant distingué deux catégories
d’individus selon l’usage plus ou
moins intense quils font de la culture,
Ann Swidler introduit un nouveau
clivage entre deux types de situations
de vie : la vie stabilie, « rangée »,
(settled life) et la vie non stabilisée
(unsettled life). Dans cette dernière
situation, l'individu met en œuvre une
quantité importante d'éléments cultu-
rels. Dans la situation stabilie, au
contraire, se produit une « routinisa-
tion » des significations culturelles.
C’est aussi l’occasion, pour l’auteur,
de distinguer trois dimensions, trois
« niveaux d’intensité » de la culture :
elle peut retir un caracre iolo-
gique et conférer une sentiment
d’identification, de confiance en soi ;
elle peut consister en une tradition,
un ensemble de convictions et de
pratiques culturelles articues ; elle
peut, enfin, être simplement un sens
commun, supposé partagé par tous
dans la vie de tous les jours.
LES POSTULATS DE
L« AMOUR BOURGEOIS »
Le deuxième grand volet de l’analyse
(troisième partie) porte sur la manière
dont les choix culturels individuels
s'insèrent dans la structure sociale,
faite de codes, de contextes et
d’institutions. La marche est li-
cate, puisqu’il s’agit de retrouver les
thèmes traditionnels de l’analyse
culturelle (le rapport aux institutions,
à la culture « collective »), sans sous-
crire aux théories traditionnelles avec
lesquelles lauteur entend rompre.
Que nous apporte, de ce point de vue,
l’analyse des discours sur l’amour ?
Pour la classe moyenne
aricaine, le mariage
est la finali de l'amour.
Le rapport entre l'insti-
tution et la culture est
étudié à partir du mo-
dèle de l'« amour
bourgeois », l’auteur
discerne quatre postu-
lats : « l'amour, c’est
le coup de foudre »
(« at first sight ») ; « on n’a quun seul
vrai amour dans sa vie »; « l'amour
triomphe de tout »; et « un véritable
amour rend heureux pour la vie ».
Ann Swidler montre comment ces
postulats mythiques fournissent des
cadres aux conduites concrètes. Le
premier, lamour coup de foudre,
conduit à poser le choix du mariage
en termes de « oui ou non ». Le
deuxième (un seul amour) établit la
« justesse » du choix du conjoint
(« Jai choisi celui qui métait destiné »).
Le troisième permet de velopper
des comportements souvent
« proches de lhéroïsme » pour
surmonter les épreuves de la vie en
couple. Le quatrième aide à élaborer
des stratégies pour faire durer
l’amour. Pour l’auteur, les mythes
culturels ne pèsent donc pas sur les
comportements individuels, ils ne
les terminent pas, ils ne sont pas
sources de tension avec la vie réelle :
ils offrent, au contraire, une matrice
d’outils aidant les individus dans leurs
choix et leurs comportements.
A ce stade est introduite une nouvelle
grille d'analyse, distinguant « trois
idéologies différentes, mais typiquement
américaines : l'individualisme utilitariste
(et sa théorie de contrat), le christianisme
fondamentaliste (et sa torie d'ois-
sance à l'autorité divine), et l' éthique
thérapeutique (et sa théorie de lex-
pression authentique de soi-même) »
(p. 146). Ces trois iologies se com-
binent avec les postulats du mythe
de l’ « amour bourgeois », permettant
d’élargir la gamme des outils d’aide et
de gitimation des comportements.
Le livre, on le voit, foisonne en cadres
d’analyse, mais aussi en questions qui
restent ouvertes. Lauteur évoque par
exemple le tme de la légitimité :
cela implique quil existe, dans toute
communauté, des cadres culturels
communs qui aident les acteurs dans
leurs choix en définissant ceux qui
apparaissent légitimes. Nest-on pas
ramené ainsi aux « contextes d'inter-
ptation », vivement contestés dans
la premre partie du livre ?
Autre question théorique impor-
tante, celle de la corence. On a vu
que, selon Ann Swidler, l’individu, dans
une situation concrète, utilise en les
combinant, en les « bricolant », des
éments culturels divers. On est
alors confron à deux types de
cohérence : si la premre est indivi-
duelle (la recherche par lindividu de
continuis qui donnent sens à sa
vie), il en existe une autre, une cohé-
rence « de groupe », impliquant que,
confrontés aux mêmes contextes, les
individus agissent selon une me
culture.
Il reste que, par son approche origi-
nale, par les discussions qu'elle mène
en virtuose avec plusieurs dizaines
de théoriciens (anthropologues, so-
ciologues), notamment pour évaluer
les liens entre la « profondeur » de
la culture et son pouvoir, Ann
Swidler ouvre de nouvelles voies de
recherche. l
Les mythes culturels
ne sont pas des
sources de tension
avec la vie réelle :
ils aident au contraire
les individus dans
leurs comportements.
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