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Sociétal
N° 37
3etrimestre
2002
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
quatre catégories : 1. Les capacités
de penser et de ressentir qui font
adopter à chacun sa propre ligne
de conduite ; 2. Les « habiletés », les
styles et les habitudes qui permet-
tent à l'individu de « s’en tirer »
avantageusement dans diverses cir-
constances ; 3. La culture qui marque
l'appartenance à un groupe ; 4. Les
idées et les images qui constituent
la vision du monde.
Ce qui paraît important à Ann
Swidler – et ce qui, selon elle, l’oppose
aux analyses de Bourdieu –, c’est la
confiance que l’on peut accorder
aux individus sur leurs capacités à
construire des stratégies
personnelles d'action,
sans être déterminés
par des structures so-
ciales. On constate, en
passant, combien il est
parfois difficile pour les
théoriciens des sciences
sociales de sortir de
la réflexion que leur
propre environnement
– ici, nord-américain, là,
français – les amène à développer…
Ayant distingué deux catégories
d’individus selon l’usage plus ou
moins intense qu’ils font de la culture,
Ann Swidler introduit un nouveau
clivage entre deux types de situations
de vie : la vie stabilisée, « rangée »,
(settled life) et la vie non stabilisée
(unsettled life). Dans cette dernière
situation, l'individu met en œuvre une
quantité importante d'éléments cultu-
rels. Dans la situation stabilisée, au
contraire, se produit une « routinisa-
tion » des significations culturelles.
C’est aussi l’occasion, pour l’auteur,
de distinguer trois dimensions, trois
« niveaux d’intensité » de la culture :
elle peut revêtir un caractère idéolo-
gique et conférer une sentiment
d’identification, de confiance en soi ;
elle peut consister en une tradition,
un ensemble de convictions et de
pratiques culturelles articulées ; elle
peut, enfin, être simplement un sens
commun, supposé partagé par tous
dans la vie de tous les jours.
LES POSTULATS DE
L’« AMOUR BOURGEOIS »
Le deuxième grand volet de l’analyse
(troisième partie) porte sur la manière
dont les choix culturels individuels
s'insèrent dans la structure sociale,
faite de codes, de contextes et
d’institutions. La démarche est déli-
cate, puisqu’il s’agit de retrouver les
thèmes traditionnels de l’analyse
culturelle (le rapport aux institutions,
à la culture « collective »), sans sous-
crire aux théories traditionnelles avec
lesquelles l’auteur entend rompre.
Que nous apporte, de ce point de vue,
l’analyse des discours sur l’amour ?
Pour la classe moyenne
américaine, le mariage
est la finalité de l'amour.
Le rapport entre l'insti-
tution et la culture est
étudié à partir du mo-
dèle de l'« amour
bourgeois », où l’auteur
discerne quatre postu-
lats : « l'amour, c’est
le coup de foudre »
(« at first sight ») ; « on n’a qu’un seul
vrai amour dans sa vie »; « l'amour
triomphe de tout »; et « un véritable
amour rend heureux pour la vie ».
Ann Swidler montre comment ces
postulats mythiques fournissent des
cadres aux conduites concrètes. Le
premier, l’amour coup de foudre,
conduit à poser le choix du mariage
en termes de « oui ou non ». Le
deuxième (un seul amour) établit la
« justesse » du choix du conjoint
(« J’ai choisi celui qui m’était destiné »).
Le troisième permet de développer
des comportements – souvent
« proches de l’héroïsme » – pour
surmonter les épreuves de la vie en
couple. Le quatrième aide à élaborer
des stratégies pour faire durer
l’amour. Pour l’auteur, les mythes
culturels ne pèsent donc pas sur les
comportements individuels, ils ne
les déterminent pas, ils ne sont pas
sources de tension avec la vie réelle :
ils offrent, au contraire, une matrice
d’outils aidant les individus dans leurs
choix et leurs comportements.
A ce stade est introduite une nouvelle
grille d'analyse, distinguant « trois
idéologies différentes, mais typiquement
américaines : l'individualisme utilitariste
(et sa théorie de contrat), le christianisme
fondamentaliste (et sa théorie d'obéis-
sance à l'autorité divine), et l' “ éthique
thérapeutique ” (et sa théorie de l’ex-
pression authentique de soi-même) »
(p. 146). Ces trois idéologies se com-
binent avec les postulats du mythe
de l’ « amour bourgeois », permettant
d’élargir la gamme des outils d’aide et
de légitimation des comportements.
Le livre, on le voit, foisonne en cadres
d’analyse, mais aussi en questions qui
restent ouvertes. L’auteur évoque par
exemple le thème de la légitimité :
cela implique qu’il existe, dans toute
communauté, des cadres culturels
communs qui aident les acteurs dans
leurs choix en définissant ceux qui
apparaissent légitimes. N’est-on pas
ramené ainsi aux « contextes d'inter-
prétation », vivement contestés dans
la première partie du livre ?
Autre question théorique impor-
tante, celle de la cohérence. On a vu
que, selon Ann Swidler, l’individu, dans
une situation concrète, utilise en les
combinant, en les « bricolant », des
éléments culturels divers. On est
alors confronté à deux types de
cohérence : si la première est indivi-
duelle (la recherche par l’individu de
continuités qui donnent sens à sa
vie), il en existe une autre, une cohé-
rence « de groupe », impliquant que,
confrontés aux mêmes contextes, les
individus agissent selon une même
culture.
Il reste que, par son approche origi-
nale, par les discussions qu'elle mène
en virtuose avec plusieurs dizaines
de théoriciens (anthropologues, so-
ciologues), notamment pour évaluer
les liens entre la « profondeur » de
la culture et son pouvoir, Ann
Swidler ouvre de nouvelles voies de
recherche. l
Les mythes culturels
ne sont pas des
sources de tension
avec la vie réelle :
ils aident au contraire
les individus dans
leurs comportements.