l'expérience du mal correspond à un échec de l'adéquation : on ne peut pas recouvrir
de mots l'expérience du mal, mais seulement y réagir. Le seul discours qui semble
convenable serait le cri, la plainte, la malédiction, la prière, mais certainement pas
l'explication.
Pourtant, s'il y a scandale, c'est bien qu'il y a constat d'un écart : écart, ou plutôt
contradiction, entre cet événement et ma représentation du réel, voilà ce que recouvre
le refus radical d'intégrer à l'ordre du monde ce qui m'arrive, à quoi correspond
l'expérience du mal. Ce qui nous fait rire dans Candide, c'est la disproportion
évidente entre l'horreur de la guerre qui est sous nos yeux et le langage du meilleur
des mondes possibles. Outre la caricature de la thèse de Leibniz, on peut donc
reprocher à Voltaire la facilité avec laquelle il abandonne la tâche de donner sens aux
horreurs que croise son personnage : car le rire même par lequel il discrédite la
métaphysique leibnizienne repose sur un jugement. La question 'pourquoi' est
constitutive de l'expérience même du mal : s'il y a scandale, c'est bien que le logos est
mis en question, donc qu'il n'est pas hors jeu…. Pourtant cette fois-ci, la question
semble devoir être par essence plus profonde que toutes les réponses.
La philosophie ne saurait donc capituler devant les sarcasmes voltairiens : il y a
dans l'expérience même du mal une exigence d'intelligibilité, donc un défi à relever.
Or, elle s'est bien gardée de le faire : en prenant appui sur les distinctions opérées par
Ricoeur dans Le conflit des interprétations1, les réponses philosophiques
traditionnelles semblent prendre deux formes opposées. Le paradoxe initial se
développe donc en une sorte d'hyper-antinomie, car chaque position mène à une
aporie : une thèse spéculative ou nécessitariste d'une part, une thèse éthique de
l'autre.
La position spéculative consiste à dire que le mal n'est rien, car tout a une raison
d'être : celle-ci peut prendre la forme d'une cause mécanique, d'une rationalité divine
ou d'une dialectique historique, elle consiste dans tous les cas à justifier l'être contre
le désir humain, en montrant que rien de ce qui est ne avoir une raison de ne pas être.
Dans l'écart, ou la contradiction, entre notre expérience et notre pensée, c'est donc
cette dernière qu'il nous faut modifier. Le logos joue alors sa légitimité contre celle
du cri : plainte ou logique, il faut choisir. Rien ne permet de les départager, puisqu'ils
sont sourds l'un à l'autre. Or, s'il fallait juger de la légitimité par la puissance, il est
clair que la plainte résonne plus fort qu'une sage résignation. C'est là que le risque de
1 IV, La symbolique du mal interprétée, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique ».
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