Épilogue - palimpsestes.fr

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Épilogue
«Tous les hommes, par nature (phusei), désirent
savoir», dit Aristote (Métaphysique, A, 1, 980 a 21). Le
philosophe est l'homme qui ne s'arrête pas à des savoirs
partiels, incomplets, non qu'il veuille tout savoir, car il
n'est pas intéressé par un savoir d'accumulation d'une
multitude de choses inessentielles, mais il veut savoir ce
qu'il en est du Tout de la réalité, soit qu'il prétende au
«savoir absolu» (sophia aplôs d'Aristote, absolut Wissen
de Hegel), soit qu'il médite sur ce qu'il est possible à
l'homme de savoir. L'idée de« savoir» emporte les idées
de «connaissance» et de «vérité». Or, ce sont là deux
idées qui, dès lors qu'elles regardent le Tout, entrent en
contradiction l'une de l'autre. On peut dire, en effet, que
l'on parviendra, par la philosophie, à ce qui nous semblera être la Vérité, mais on ne pourrait dire que l'on
parviendra à ce qui nous «semblera» être la connaissance, car ou l'on connaît réellement, ou l'on ne connaît
pas. Il n'y a pas semblance de connaissance, il peut y
avoir semblance de Vérité. La philosophie doit se définir
seulement comme recherche de la Vérité au sujet du réel
dans son ensemble, du Tout de ce qu'il y a, étant entendu
que l'on parviendra seulement à une semblance de Vérité,
puisqu'on ne pourra pas la démontrer. Avec le naturalisme, je pense atteindre la Vérité (absolue) au sujet du
Tout de la réalité, mais je ne dirai pas que j'en ai un
«savoir» ou une «connaissance»: la métaphysique n'est
pas une science. À la différence d'Aristote ou de Hegel
(mais aussi de Descartes), ma manière de voir s'établit sur
le fond d'un scepticisme radical. Ce scepticisme signifie
l'ignorance métaphysique de l'homme, mais il est compatible avec la recherche philosophique et l'aboutissement
de cette recherche par une rencontre avec la Vérité. On a
la conviction ferme d'être parvenu à la Vérité; le doute
reste théorique.
Guère disciple de Socrate sur ce point, je n'ai porté à
l'homme social qu'un intérêt secondaire (en dépit de ma
sympathie constante - malgré mon pacifisme - pour les
tentatives révolutionnaires issues de Marx). M'étant
tourné, comme le veut la nature même de la philosophie
selon Descartes, avant tout vers la métaphysique et les
i:nétaphysiciens, j'ai considéré l'homme comme un être
ancré dans la nature mais qui en émerge et se sépare de la
nature animale par l'invention de l'amour non sexuel et
- grâce à la liberté à l'égard des déterminations causales par la capacité de saisir la vérité. La nature animale se nie
et se spiritualise dans l'homme. En intégrant l'homme
dans une vision métaphysique de la Nature omni-englobante, je me suis écarté des chemins battus par la majorité
des philosophes de notre époql::le, préoccupés par la question du bonheur humain, personnel ou collectif, et peu
soucieux de métaphysique. Tout en reconnaissant que la
philosophie requiert, comme condition de son exercice,
une certaine sagesse de vie, je n'ai pas vu en elle une
«manière de vivre» - ce qui serait la réduire à une sagesse.
Il est plus difficile d'être un philosophe, c'est-à-dire un
amoureux inconditionnel de la vérité, que d'être un sage.
Les hommes du commun savent, en général, comment
vivre, sans avoir besoin des leçons de la philosophie (les
amoureux savent même être heureux-sans elle!). Ils ont
leur sagesse - et, si l'on veut, une sorte de « philosophie»
spontanée. Je vois, chez les paysans, les artisans, la sagesse
fort répandue, même si elle est souvent obtenue au prix
de l'occultation de la vérité. Les sagesses philosophiques
de haut vol, dont chacune se fonde sur une métaphysique
originale (telles celles d'Héraclite, de Spinoza), ne sont
pas pour l'homme du commun.
Parce que Socrate a jugé, avec raison, que l'homme
n'aurait jamais une connaissance scientifique de la Nature
dans son ensemble comme dans ses secrets, il s'est
détourné - à tort pour le métaphysicien - des recherches
sur la Nature, les jugeant vaines et relevant d'une« sagesse
sans doute plus qu'humaine » (Apologie, 20 d). Cette
sagesse est celle que les philosophes de la Nature s'attribuent. «Il s'étonnait, dit Xénophon, qu'ils ne vissent pas
qu'il est impossible à l'homme de pénétrer les secrets de la
Nature, puisque aussi bien ceux qui se piquent d'en parler
le plus savamment ne sont pas d'accord entre eux»
(Mémorables, I, 13 ). Socrate ne voit pas que, l'idée d'une
science (métaphysique) de la Nature étant laissée de côté,
reste la Nature comme objet d'interprétation. Le métaphysicien ne connaît pas la Nature, il l'interprète. Les
interprétations ne sont contradictoires que si elles sont
absolutisées, chacune s'imposant comme seule vraie et
excluant les autres. Mais il est de la nature d'une interprétation de n'être pas absolutisée, de tolérer d'autres interprétations, le sujet - la Nature - pouvant être vu sous
plusieurs jours. Les interprétations des Antésocratiques
sont complémentaires, et l'on a la Nature comme Être
avec Parménide, Nombre avec Pythagore, Devenir avec
Héraclite, Infini avec Anaximandre, Cycle avec Empédocle, etc.
Socrate, bien que non-métaphysicien, s'estimait philosophe. Il se comportait selon la tâche qu'un dieu lui avait
assignée, de «vivre en philosophant, en scrutant et soimême et les autres» (Apologie, 28 e). S'étant détourné de
la Nature, il s'est attaché à la connaissance de l'homme et
de son bien pour aboutir - selon la définition de la philosophie comme «amour de la sagesse» (philo-sophia) - à
une sagesse, mais« humaine» (anthrôpine sophia, 20 d). Il
critique les faux savoirs et les fausses valeurs, en vue d'établir le vrai bien de l'homme et les vraies valeurs - tâche
d'où devrait résulter la paix entre les citoyens d'Athènes.
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