DP Analyses Économiques N° 13 – Oct. 2003 Croissance : l'exception espagnole1 • Depuis huit ans l'économie espagnole, comme l'économie portugaise, croît à un rythme nettement supérieur à celui de la zone euro (3,4% par an contre 2,2%). En première analyse, cette performance paraît pouvoir s'expliquer logiquement par un effet de rattrapage d'une économie dont le niveau de vie reste inférieur à la moyenne européenne (84% du PIB par habitant en 2002). • Toutefois, ce phénomène structurel ne permet pas de comprendre comment l'économie espagnole a pu résister aussi bien au ralentissement conjoncturel qui a sévi dans la zone euro au premier semestre 2003. L'économie espagnole a en effet enregistré une accélération de son PIB, flirtant avec un rythme de croissance proche de celui des Etats-Unis, alors que ses principaux partenaires européens sont entrés en récession. Surtout le Portugal, pays également en rattrapage, a de son côté vu son activité se contracter, prolongeant ainsi une phase récessive amorcée à la mi 2002. • Ce «particularisme» espagnol pose, au delà des effets de rattrapage, la question des raisons autres de la vigueur économique outre-Pyrénées. Une analyse rétrospective montre que ce différentiel de croissance avec la zone euro remonte au milieu des années 90 et recouvre un plus vif dynamisme de la consommation des ménages et de l'investissement en construction en Espagne. Ces composantes de la demande ont été toutes deux stimulées par un environnement monétaire et financier particulièrement accommodant, lié à la convergence des taux d'intérêt occasionnée par l'entrée dans l'UEM. L'impact de la baisse des taux d'intérêt a été facilité par la spécificité des canaux de transmission de la politique monétaire en Espagne. La répercussion rapide des baisses de taux – via un endettement essentiellement à taux variable comme au Royaume-Uni – a notamment vivement soutenu la demande des ménages sur la période récente. • Ce différentiel favorable de demande n'aurait pu être soutenu aussi longtemps sans une amélioration parallèle et marquée des conditions de l'offre productive. Durant la même période, les autorités espagnoles ont en effet mis en œuvre d'importantes réformes du marché du travail : allégement des coûts de licenciements ; baisses de charges sociales pour les travailleurs les moins bien insérés sur le marché du travail ; assouplissement de la réglementation des contrats à temps partiel. Ces réformes ont permis une augmentation notable des taux d'activité et une baisse marquée du taux de chômage «structurel», qui a permis de satisfaire le surcroît de demande sans tensions excessives et de soutenir le revenu des ménages. • À terme, ces facteurs exceptionnels devraient progressivement s'estomper et la croissance espagnole devrait se rapprocher de la moyenne de la zone euro. Les facteurs à l'origine de ce succès de l'économie espagnole devraient en effet progressivement s'affaiblir : du côté de la demande, le soutien apporté par les taux d'intérêt va diminuer, et devrait même s'inverser lorsque la zone euro aura renoué avec la croissance ; du côté de l'offre, la baisse du taux de chômage d'équilibre ne pourra pas se poursuivre au même rythme que dans la phase de modernisation rapide du marché du travail. 1. Ce document a été élaboré sous la responsabilité de la Direction de la Prévision et de l’Analyse Economique et ne reflète pas nécessairement la position du Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. 1. L'écart tendanciel de croissance avec la zone euro reflète un dynamisme de la consommation des ménages et de l'investissement en construction. Depuis huit ans, l'économie espagnole croît à un rythme supérieur à celui de la zone euro (graphique 1) : l'écart de croissance, mesuré en glissement annuel, oscille depuis le printemps 1997 entre 1% et 2%. Cette situation a perduré au premier semestre de 2003, puisque le Pib espagnol a enregistré une progression de 2,5% en rythme annualisé alors que dans la zone euro l'activité s'est légèrement contractée. L'Italie et l'Allemagne sont entrées en récession au 1er semestre 2003, et la France après un rebond de son pib au 1er trimestre a vu une nouvelle contraction de son activité au printemps 2003. Graphique 1 : la croissance espagnole reste supérieure à celle de la zone euro. 6% Graphique 2 : la consommation et l'investissement en construction contribuent majoritairement à l'écart de croissance avec la zone euro. 4,0% 3,0% 2,0% 1,0% 0,0% – 1,0% – 2,0% – 3,0% – 4,0% T1-92 T1-93 T1-94 T1-95 T1-96 T1-99 T1-00 T1-01 T1-02 T1-03 fbcf hors construction fbcf construction exportations nettes consommation privée Ecart de Croissance Source eurostat, calculs DP 5% 4% 3% 2% 1% 0% – 1% – 2% – 3% T1-92 rebond de la consommation, soutenue par de fortes créations d'emplois et par la réduction d'impôts (0,4 point de pib en 2003) a contribué pour plus d'un demi-point à l'accroissement du pib au premier semestre 2003. T1-94 T1-96 Espagne T1-98 T1-00 T1-02 Zone euro Source Eurostat Une analyse en termes de demande montre que le différentiel de croissance avec la zone euro constaté au cours des huit dernières années recouvre un fort dynamisme de la consommation des ménages et l'investissement en construction (Graphique 2). De fait, le poids de la valeur ajoutée en construction dans le PIB est aujourd'hui très élevé en Espagne, de l'ordre de 8%, contre par exemple 5% en Allemagne. Ce dynamisme du secteur de la construction a perduré cette année, puisque après avoir fléchi au 1er trimestre à +0,3%, l'investissement en construction a fortement rebondi au printemps 2003 à +1,2%, contribuant alors pour 0,2 de point à l'accroissement du PIB au printemps 2003. Le dynamisme de la consommation des ménages contribue aussi fortement à ce différentiel de croissance. D'ailleurs, depuis le début de l'année, la consommation des ménages a fortement rebondi, progressant chaque trimestre à un rythme annualisé de 4%. Ce Pour le reste, sur la période récente, l'Espagne a connu un scénario voisin de celui de ses principaux partenaires européens. La demande des entreprises a reculé, et dans un climat conjoncturel empreint d'incertitudes, les industriels espagnols ont réduit leurs dépenses en biens d'équipement. Le taux d'investissement productif (FBCF en biens d'équipement professionnel en volume rapporté au PIB en volume) s'est replié d'un point depuis le retournement du cycle de la conjoncture internationale et a retrouvé un niveau comparable à celui atteint au milieu des années 90. 2. La demande a été stimulée par l'assouplissement des conditions monétaires lié à l'entrée dans l'UEM La consommation des ménages et l'investissement en construction ont été stimulés par la disparition des primes de risque exigées jusqu'en 1996 par les investisseurs. Dès que l'entrée dans l'UEM s'est faite plus probable, l'Espagne a en effet bénéficié de la convergence des taux d'intérêt nominaux avec les pays du cœur du SME et l'effet sur l'écart de croissance a été quasi immédiat (cf. graphique 3). Les conditions monétaires et financières sont devenues d'autant plus favorables à l’Espagne que l'inflation demeure plus élevée dans ce pays que dans l'ensemble de la zone euro. Ainsi les taux d'intérêt réels à 10 ans sont à l'été 2003 tombés à moins de 150 points de base, soit un taux deux fois inférieur à celui enregistré en Allemagne. 2 des ménages espagnols celui-ci s'est contracté de 5 points depuis le milieu des années 90. Graphique 3 : la résorption de l'écart des taux obligataires a sans doute stimulé la croissance espagnole 2,5% 0 2,0% 1 1,5% 2 1,0% 0,5% 3 0,0% 4 – 0,5% 5 – 1,0% – 1,5% T1-92 6 T1-93 T1-94 T1-95 T1-96 Ecart de Croissance T1-99 T1-00 T1-01 T1-02 T1-03 Spread de taux (éch Dte) Source Reuters, comptes nationaux La part élevée des crédits à taux variables (qui représentaient plus des trois quarts des crédits au secteur privé en 2002) a assuré une transmission rapide des baisses des taux longs aux financements des investissements résidentiels, que ce soit des ménages ou encore des entreprises. Cette baisse des taux, conjuguée à une offre plus large et plus flexible du crédit induit par la libéralisation du secteur bancaire1, a favorisé l'endettement des ménages et des entreprises. Les encours de crédits au secteur privé se sont ainsi considérablement accrus. Au cours de la seconde moitié des années 90, ils ont augmenté en moyenne annuelle entre 10% et 15% par an. Ces crédits ont alors permis un fort accroissement de l'investissement résidentiel qui a conservé malgré le tassement de l'activité économique une progression bien supérieure à sa moyenne de long terme. Le nombre de nouveaux logements construits depuis la fin des années 90 a progressé de près de 20% par an (cf. graphique 4). 3. Une offre stimulée par les réformes du marché du travail Le surcroît de demande enregistré par l'Espagne n'a toutefois pu perdurer aussi longtemps que parce que le potentiel de croissance s'est dans le même temps fortement accru, sous l'effet en particulier d'importantes réformes de flexibilisation du marché du travail (cf. annexe). Il en a résulté une forte hausse du taux de participation (près de dix points en dix ans, cf graphique 5) et une baisse spectaculaire du taux de chômage d'équilibre (NAIRU) : selon les estimations disponibles2, il serait passé de 20% en 1995 à 11,5% en 2003. La progression de l'emploi salarié, bien qu'en léger recul sur la période récente (graphique 5), s'est établie en hausse de près de 5% par an, alors que au cours de la même période le nombre de créations d'emplois dans la zone euro ne dépassait pas 2% par an. Le taux de chômage qui atteignait encore 25% de la population active au milieu des années 90 ne représente plus que 11,3% à l'été 2003. Graphique 5 : les réformes entreprises sur le marché du travail ont permis une nette augmentation du taux d'activité 70 68 66 64 62 60 58 56 54 Graphique 4 : l'assouplissement des conditions monétaires a dopé l'investissement immobilier 25% 15% 20% 15% 15% 14% 10% 14% 5% 13% 0% 13% -5% 12% -10% 12% -15% 11% -20% 11% 52 50 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 Source OCDE 4. La résistance étonnante de la performance à l'exportation témoigne également de l'amélioration de l'offre productive La baisse des taux d'intérêt a également entraîné une forte baisse du taux d'épargne, notamment financière, Malgré l'élévation du potentiel de croissance, le dynamisme de la demande a entraîné un surcroît d'inflation par rapport à la zone euro même si le différentiel a été ramené à moins d'un point au cours de l'été dernier. Cet écart d'inflation a résulté d'une progression des coûts salariaux plus élevée en Espagne que chez ses principaux partenaires commerciaux (graphique 6). 1. Réformes du marché financier, cf. études économiques de l’OCDE, Espagne juin 2001. 2. Calculs établis par les services de la Commission Européenne dans le cadre des prévisions économiques du printemps 2003. 10% -25% 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 construction de logements ('000) Taux d'épargne (Ech de Dte) Source OCDE 3 Graphique 6 : la hausse des coûts salariaux reste plus élevée en Espagne. 9% 8% Graphique 8 : les exportations espagnoles résistent malgré la détérioration de la compétitivité prix 25% 7% 20% 6% 5% 15% 4% 3% 10% 2% 1% 5% 0% -1% 0% -2% T1-92 T1-93 T1-94 T1-95 T1-96 T1-97 T1-98 T1-99 T1-00 T1-01 T1-02 T1-03 Espagne Zone euro -5% T1-96 T1-97 T1-98 T1-99 T1-00 demande mondiale Source datastream, calculs DP T1-01 T1-02 T1-03 T1-04 exports Source : comptes nationaux, calculs DP Il en a résulté une détérioration de la compétitivitéprix de l'économie espagnole (cf graphique 7), même si celle-ci n'est devenue manifeste qu'à partir de 1999 : il est probable que la réduction des charges financières, liée à la baisse des taux d'intérêt a permis aux entreprises espagnoles d’amortir dans un premier temps l'accroissement des coûts salariaux par une réduction des marges d’exploitation. Graphique 7 : une compétitivité prix plus dégradée en Espagne 140 130 120 110 100 90 80 70 T1-92 T1-93 T1-94 T1-95 T1-96 T1-97 T1-98 T1-99 T1-00 T1-01 T1-02 T1-03 T1-04 Espagne Zone euro Source : datastream, calculs DP. Cette érosion de la compétitivité prix espagnole n'a toutefois pas entraîné de pertes de parts de marché : le net ralentissement des exportations observé depuis 2001 et qui a contribué au ralentissement de l'activité espagnole a tenu pour l'essentiel au ralentissement du commerce mondial (graphique 8). Cette bonne performance à l'exportation semble indiquer qu'au-delà de l'amélioration du fonctionnement du marché du travail, l'Espagne continue également son rattrapage technologique vis-à-vis des pays les plus avancés. 5. L'écart de croissance avec la zone euro devrait néanmoins se combler peu à peu. L'écart de croissance entre l'Espagne et la zone euro devrait se combler à terme. En premier lieu, le facteur majeur qui explique l'écart de demande entre l'Espagne et la zone euro, c'est-àdire la baisse des taux d'intérêt, va finir par cesser de jouer, lorsque taux d'épargne aura atteint son nouveau niveau d'équilibre et que la nécessité d'améliorer le parc de logements se fera moins sentir. Cet ajustement pourrait d'ailleurs être facilité par la remontée des taux d'intérêt nominaux enregistrée en Europe depuis le début de l'été 2003. La désinflation en cours devrait également contribuer à faire converger les taux d'intérêt réels vers ceux de la zone euro. Du côté de l'offre, les craintes que suscitent parfois la faible croissance de la productivité du travail sont sans doute très excessives : plutôt qu'à un infléchissement durable de la productivité globale des facteurs (dont on devrait voir les effets à l'exportation), celle-ci renvoie en effet plus vraisemblablement en grande partie à l'arrivée en masse sur le marché du travail de travailleurs moins productifs, occasionnée par la baisse du chômage et la hausse des taux d'activité (graphique 9). En revanche, le potentiel d'augmentation de l'emploi est clairement aujourd'hui plus limité. Même si l'effet des réformes déjà entreprises n'est pas totalement épuisé et même si de nouvelles réformes sont mises en œuvre, l'Espagne pourra difficilement baisser son taux de chômage d'équilibre dans les 10 ans qui viennent autant qu'il a baissé au cours des 10 années écoulées : cela l'amènerait tout près de zéro ! 4 Graphique 9 : la productivité apparente du travail s’est dégradée 6% 5% 4% 3% 2% 1% 0% -1% -2% -3% T1-75 T1-77 T1-79 T1-81 T1-83 T1-85 T1-87 T1-89 T1-91 T1-93 T1-95 T1-97 T1-99 T1-01 T1-03 Source : comptes nationaux On peut donc s'attendre à terme à ce que la croissance potentielle espagnole se réduise et se rapproche de celle de la zone euro. Pour ce qui concerne l'horizon de prévision, l'écart de croissance qui atteint encore près d'un point et demi à l'été 2003 pourrait ne pas dépasser un point à l'horizon de la fin 2004. Hervé PIFFETEAU Directeur de la Publication : Jean-Luc TAVERNIER Rédacteur en chef : Philippe MILLS Mise en page : Maryse DOS SANTOS (01.53.18.56.69) 5 Annexe Les réformes du marché du travail en Espagne. Jusqu'au milieu de la décennie 90, le marché du travail en Espagne était caractérisé par une très forte segmentation, avec deux types de salariés : les salariés avec un contrat de travail permanent, bien protégés vis à vis du chômage, notamment en raison de coûts de licenciement élevés, et les salariés à contrats temporaires, grâce auxquels les firmes ajustaient leurs effectifs. Les autorités espagnoles ont alors cherché à réduire cette distorsion en allégeant d'une part les coûts de licenciement, véritable frein à l'embauche de nouveaux travailleurs, et en abaissant d'autre part le montant des cotisations de sécurité sociale entre 20% et 60% pour les travailleurs ayant le plus grand mal à s'insérer sur le marché du travail. Ces reformes initiés en 1994 et renouvelées en 1997 ont débouché sur la création de plus de 2,5 millions de nouveaux contrats permanents, qu'il s'agisse de la transformation de contrats temporaires en contrats permanents ou la création de nouveaux emplois. Les autorités espagnoles ont également cherché à développer le travail à temps partiel et plus récemment à réformer le mécanisme d'indemnisation chômage. Ainsi, la réglementation des contrats à temps partiel a été assouplie au cours de la seconde moitié des années 90 afin d'encourager le travail à temps partiel dans un pays où la participation des femmes ne représente que 62% contre 72% dans la zone euro. La réforme qui autorise notamment une accumulation plus rapide des droits à pension et un assouplissement de la concentration des heures sur l'année, a permis au cours de la dernière décennie une augmentation de la fréquence de l'emploi partiel de près de 4% contre 2% en France au cours de la même période. 6