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COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004
– Cela serait gênant, oui, surtout si on
se place du point de vue de la généra-
tion qui a suivi celle qui avait fait la
Révolution tranquille. La génération
des années 70 a fait table rase de notre
passé clérical, religieux, thomiste…
Cette génération des années 70, qui
est aussi la mienne, a peut-être surévalué
l’influence thomiste. Il faut se rappeler
que nous n’avons pas été très longtemps
thomistes. Trente ans au maximum. J’ai
étudié cette période en rédigeant mon
mémoire de maîtrise, Pour une histoire de
la philosophie au Québec, en 1977. Les
thomistes ont réussi à nous faire accroire,
c’est la force d’une bonne idéologie, que
tout le Québec n’a été que thomiste. Mais
avant 1879, comme Louise Marcil-
Lacoste l’avait aussi signalé dans ses
textes, nous n’étions pas seulement
thomistes… Bien sûr, en 1879, il y a une
obligation d’enseigner saint Thomas
d’Aquin dans l’ensemble des institutions
catholiques. Toutes les universités
catholiques devaient suivre la pensée
thomiste. Ici, on a pris la proposition au
sérieux seulement à partir de 1915. À
cette époque, il n’y avait pas encore beau-
coup d’étudiants dans les universités…
– Alors, après les trente ans de
thomisme, à l’aube de la Révolution
tranquille, il y a eu de nouvelles propo-
sitions philosophiques. Qui aurait
ouvert la voie, selon vous?
Comme acte fondateur, au moins
pour la pensée moderne, on pourrait peut-
être reconnaître L’inquiétude humaine,de
Jacques Lavigne. L’ouvrage est paru en
1953. Il faudrait aussi relire certains écrits
d’Hermas Bastien et quelques autres.
– Jacques Lavigne, c’est une bonne
idée. À sa mort, en 1999, Jean Larose,
qui avait suivi ses cours à Valleyfield
en 1965, lui avait rendu un bel hom-
mage (Le Devoir, 27 mai 1999). Vous
aussi, vous avez souligné sa perte pour
le Québec (revue Combats, vol. 4,
hiver 2000). Déjà, vous compariez
L’inquiétude humaine au texte du
Refus global.
Il faudrait que l’on fasse de Lavigne
un point tournant, le début de notre his-
toire philosophique moderne. Bon, c’est
une référence. Je ne rajoute pas à cette
affirmation « voici le chef d’œuvre ». Ce
n’est pas cela que je dis. Malheu-
reusement, c’est ce que les gens enten-
dent. Je dis que la philosophie moderne
québécoise pourrait commencer avec
Lavigne. Après, on réfléchira sur l’œuvre.
– C’est ce que l’on a fait un peu partout,
en somme…
Aux États-Unis, la philosophie com-
mence avec Emerson et Thoreau. Quand
Emerson déclare, en 1837, dans sa con-
férence intitulée L’intellectuel américain,
quelque chose comme « désormais, nous
allons penser la philosophie à partir d’ici »,
il vient de fonder le droit de penser pour
les Américains. Nous allons cesser d’être
uniquement des interprètes de la pensée
européenne, nous allons produire notre
propre pensée. Thoreau embarque là-
dedans de la même façon. Je ne dis pas
que c’est un geste clair dans leur tête.
C’est nous qui récupérons l’histoire. Mais
aujourd’hui, la conférence d’Emerson est
considérée comme la déclaration d’indé-
pendance des intellectuels américains.
Pour la première fois, il y a quelqu’un qui
pose le geste. Ici, la littérature a fait ce
geste. La poésie, la chanson, la peinture
ont fait ce geste. Pas la philosophie. Et il y
a comme une gêne à reconnaître cette
absence. Pourtant, plus le temps passe,
plus on s’embourbe dans le problème.
– De fait, l’œuvre de Lavigne semble déjà
très loin pour nous… Heureusement, des
travaux récents de jeunes sociologues,
comme Meunier et Warren, ont cherché
les influences personnalistes chez les
pères de la Révolution tranquille…
Sans doute. Mais il y a un autre pro-
blème. Quand on parle d’un acte de fonda-
tion de la pensée québécoise, les gens l’en-
tendent dans une perspective nationaliste
simpliste. Ce n’est pas ça du tout. Je ne
tiens pas à une philosophie purement
québécoise. Je n’ai jamais voulu faire une
philosophie nationaliste. Ce qui m’in-
téresse, c’est que l’on reconnaisse que nous
avons eu des penseurs et des œuvres. Que
l’on pense ensemble ces œuvres. Il y a un
texte important de Jacques Brault, publié
en 1965, Pour une philosophie québécoise.
On aurait intérêt à relire ce texte. Mais
Brault, comme beaucoup d’autres, a dévié
vers la littérature. Il y a aussi quelques
écrits du philosophe Jean-Paul Brodeur qui
sont très éclairants sur ces questions.
– Une œuvre permet d’exister?
J’ai compris cela en France, en 1981.
Suite à la publication de mon livre
Chroniques masculines,j’ai participé à un
groupe de discussion animé par Élisabeth
Badinter. Tout à coup, elle demande : « Qui
est Marc Chabot? »Je m’identifie. Elle se
tourne alors vers moi : « Je vous félicite,
vous avez écrit en 120 pages ce qui aurait
pris 320 pages à un Français. » J’ai senti
qu’elle m’acceptait, qu’elle recevait ma
réflexion. Mais ici, combien de fois m’a-
t-on demandé : « Est-ce que tu fais de la
vraie philosophie? »
– Cela pose la question de la réception
de la philosophie par l’opinion publique
québécoise…
Il est évident que l’opinion publique a
sa place. Mais avant cela, il faudrait qu’en-
tre nous, c’est-à-dire dans la communauté
des philosophes, les œuvres soient reçues
comme des œuvres. Ce qui aurait pu être, à
la fondation des cégeps, un magnifique
moyen d’exister avec les universitaires a
été une entreprise complètement ratée,
parce que les universitaires ne se sont
jamais intéressés à ce que nous faisons.
Évitons les généralisations, disons qu’ils se
sont peu intéressés au travail des
philosophes au collégial. Pourtant, ce serait
fondamental pour que nous puissions nous
entendre sur une lecture de l’histoire de la
pensée. Pour eux, l’enseignement au collé-
gial, ce n’est même pas de la philosophie.
Ils sont convaincus que la philosophie ne
peut être qu’universitaire.
– Si vous le voulez bien, je voudrais
aborder un autre problème qui vous
tient à cœur. Depuis quelques années,
vous réfléchissez à la question du sui-
cide. Voilà une belle occasion de préci-
ser comment on aborde un problème
avec un regard philosophique et qui
tiendrait compte de la situation québé-
coise…
Partons de la première phrase du
Mythe de Sisyphe :« Il n’y a qu’un pro-
blème philosophique vraiment sérieux :
c’est le suicide. » Camus montre que le