LUNILATÉRALISME DES ÉTATS-UNIS
par
Jean-Marc SIROËN (*)
Alors que le système commercial repose sur les principes du multilatéra-
lisme, les États-Unis nhésitent pas àprendre des initiatives de nature unila-
térale pour mettre en cause, par exemple, laccès au marchéjaponais des
semi-conducteurs américains, laccèsdepériodiques dorigine américaine au
Canada ou le respect de la propriétéindustrielle dans lindustrie pharmaceu-
tique brésilienne. En cas de conflits, la mise en œuvre de la législation amé-
ricaine peut conduire àdes représailles dont la compatibilitéavec les règles
de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) est contestée. La disposi-
tion la plus connue est ainsi la Section 301 de la loi commerciale de 1974
qui introduit un certain nombre de règles de loyautéopposables àlen-
semble des partenaires commerciaux des États-Unis.
Pourtant, lAccord de Marrakech (1994) qui créelOrganisation mondiale
du commerce avait pour objectif affirméde renforcer le statut du multilaté-
ralisme en empêchant, notamment, les pays membres dadopter des actions
unilatérales. Si les États-Unis ont ratifiélAccord, ils ont néanmoins pré-
servélarsenal législatif préexistant et qui exige une administration unilaté-
rale des sanctions commerciales. Loin d’être mise en sommeil, les disposi-
tions unilatérales de la loi commerciale sont restées très actives. Le Prési-
dent Clinton na pas hésitéàrouvrir, en 1994, une disposition spectaculaire,
la super 301, adoptée en 1988 en principe pour ... deux ans.
Faut-il voir dans cet entêtement lexpression de lhégémonisme américain
qui sarrogerait la possibilitéde sexonérer des règles internationales quils
ont eux-mêmes contribuéàformuler ... pour les autres? La réalitéest,
comme toujours, plus complexe.
La persistance, voire de la généralisation, de lunilatéralisme actuel des
États-Unis (section 1) trouve son origine àla fois dans la tradition de sa
politique commerciale et dans ses institutions (section 2). La procédure mul-
tilatérale mise en place en 1995 a sans doute affaibli les instruments de
lunilatéralisme mais elle ne les a pas rendus caducs (section 3). Dans ces
conditions, lunilatéralisme «agressif »perpétue certes les velléitésaméri-
(*) Professeur àlUniversitéParis-9 Dauphine, CERESA.
caines de reconquête dune certaine hégémonie commerciale sans que, néces-
sairement, les stratégies mises en place aient démontréune efficacitéincon-
testable. La portée de cet hégémonisme retrouvéne doit donc pas être exa-
gérée.
LES INSTRUMENTS DE LUNILATÉRALISME
COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS
Lunilatéralisme concerne lensemble des instruments de politique com-
merciale restrictifs, mis en place àla discrétion du pays qui les met en
œuvre et administrés au niveau national et sans référence aux règles inter-
nationales.
Mais les frontières de lunilatéralisme sont assez floues. Comme la plupart
des pays membres de lOMC, les États-Unis disposent dune réglementation
nationale qui vise àsanctionner le dumping des firmes étrangères et les sub-
ventions qui sont accordées par leur gouvernement. Linstruction des diffé-
rends et, au final, la sanction (droit antidumping ou droit compensateur),
relèvent des administrations nationales (US International Trade Commission
et Department of Commerce aux États-Unis, DGI dans lUnion européenne,
etc.). Dans la mesure oùces affaires échappent àla procédure de règlement
des différends de lOMC, les sanctions pourraient être considérées comme
unilatérales. Néanmoins, ces procédures nationales sont explicitement cou-
vertes et codifiées par des textes multilatéraux comme les articles VI et
XVI du GATT (repris par lOMC) ou le Code antidumping des accords de
Marrakech. De plus, un pays qui estimerait abusive limposition de droits
antidumping ou compensateurs pourrait saisir lOMC. Ces raisons sont géné-
ralement considérées comme suffisantes, pour ne pas ranger les mesures
antidumping ou antisubventions parmi les instruments unilatéraux ce qui,
bien entendu, est discutable (la section 301 elle aussi peut être attaquéeà
lOMC).
Lunilatéralisme dont il est généralement question est celui qui vise à
imposer aux autres pays des règles du jeu qui nont pas éténégociées au
niveau multilatéral et qui peuvent conduire àdes sanctions commerciales
non autorisées par lorganisation multilatérale.
Deux grandes lois commerciales marquent la mise en place et le renforce-
ment de larsenal législatif des États-Unis : le Trade act de 1974 et lOmni-
bus Trade and Competitiveness Act de 1988.
Le Trade Act de 1974 institue la fameuse «section 301 »qui autorise le
Président des États-Unis ou son représentant pour le Commerce (United
lunilatéralisme américain 571
States Trade Representative ou USTR), saisi par les secteurs concernés
(entreprise, syndicat professionnel), àprendre des mesures àlencontre des
pays qui affectent les intérêts commerciaux des États-Unis. Elle vise le non-
respectt des accords commerciaux administrés ou non par lOMC et les pra-
tiques déloyales, cest-à-dire, dans la terminologie américaine, toute prati-
que «déraisonnable, injustifiable ou discriminatoire et qui réduirait ou mettrait
en difficultés le commerce américain ».
La négociation bilatérale avec les pays en cause est prioritaire mais, en
cas d’échec, le Président se réserve le droit dimposer des sanctions sous la
forme de tarifs ou de restrictions commerciales. Elle peut être close àdiffé-
rentes phases àlissue dune négociation officielle ou officieuse. Àun stade
plus ou moins avancéde la procédure de consultation bilatérale, les États-
Unis précisent la nature des représailles éventuelles (produits visés, montant
de la surtaxe, date dapplication, etc.).
Depuis sa mise en place et jusquen août 1999, 150 plaintes ont étédépo-
sées et seulement 29 ont étéretirées ou rejetées. Le tableau-ci dessous indi-
que les principaux pays qui ont étéla cible de la section 301.
5 premiers pays visés par la section 301 (sur 121 cas)
et secteurs impliqués
Pays Nombre Types de produits ou de pratiques visées (exemples)
Union européenne 29 Acier, cuivre, fruits (banane, agrumes), farines, ali-
mentation animale (interdiction des hormones, oléagi-
neux, etc.), pâtes alimentaires, produits laitiers, élar-
gissement de lUE.
Japon 13 Pièces détachées automobiles, cigares et tabac,
agrumes, construction, cuir, chaussures, satellites,
semi-conducteurs, super-ordinateurs, restrictions dans
lagriculture.
Canada 12 Médias (radios frontalières, communication, jour-
naux), bois, bière, œufs et produits laitiers, poisson,
tourisme.
Corée11Bœuf, cigarettes, assurance, droits de propriétéintel-
lectuelle, acier, vin, automobile, chaussures, restric-
tions dans lagriculture.
Brésil 8 Acier, informatique, licences dimportation, droits de
la propriétéintellectuelle, chaussures, pharmacie, soja,
automobile.
Le nombre de plaintes est néanmoins assez stable dans le temps comme
le montre le graphique ci-dessous.
jean-marc siroën572
Nombre de plaintes au titre de la section 301
30 _
20 _
10 _
0
21 26 22 27 25
1975-1979 1980-1984 1985-1989 1990-1994 1995-1999 *
Source : USTR (accessible sur www.ustr.gov/reports/301report/); * août 1999
La loi de 1988 confirme, généralise (notamment aux services) et durcit la
section 301. Elle laisse la possibilitéàladministration américaine, de sauto-
saisir, en rendant plus impérative les interventions de lexécutif. Elle étend
explicitement les pratiques déloyales au droit des salariés, aux pratiques
anticoncurrentielles, aux soutiens àlexportation.
La loi de 1988 complète, par ailleurs, larsenal législatif des États-Unis :
La section dite «super 301 »vise lensemble des pratiques déloyales recen-
sées par lUSTR. Les pays en cause sont classés dans une liste prioritaire
et, dans les cas les plus graves (Brésil, Japon, Inde lors de la première
mise en œuvre de cette disposition) ladministration doit sengager dans
une procédure de négociation avec les pays concernés ce qui peut aboutir
àdes représailles en cas d’échec. La procédure mise en place en 1989
contre le Japon a conduit les États-Unis àforcer louverture des marchés
des satellites, des super-ordinateurs, des marchésdérivés du bois, etc..
Laction de 1994 a étendu les négociations àlautomobile et aux pièces
détachées, àlassurance, aux marchés publics de télécommunication, au
matériel médical.
La section dite «Spéciale 301 »est administrée comme la précédente, mais
concerne le respect des droits de propriétéintellectuelle. Elle vise notam-
ment àsanctionner les contre-façons.
Le Titre VII vise àsanctionner les politiques discriminatoires en matière
de marchés publics. La section 1377 concerne spécifiquement le secteur
des télécommunications. La procédure est, cette fois encore, proche de
celle mise en œuvre dans la «super 301 ».
Àces dispositions qui visent louverture des marchésétrangers, il
convient dajouter les mesures àfinalitépolitique, mais aux incidences com-
merciales. Ainsi, les États-Unis, mais également dautres pays, notamment
lUnion européenne, adoptent fréquemment des sanctions commerciales uni-
latérales pour des questions liées àlenvironnement, aux droits de lhomme,
au respect des normes de travail, au trafic de stupéfiants, au terrorisme.
Sont ainsi particulièrement visés des pays comme la Birmanie, lIran, Cuba,
lunilatéralisme américain 573
la Libye, etc. Le caractère unilatéral vient alors du fait que ces sanctions
ne sont pas commandées ou autorisées par lorganisation multilatérale com-
pétente pour les questions politiques : lONU. Contrairement aux repré-
sailles àfinalitécommerciale ces sanctions sont défavorables aux produc-
teurs américains puisquelles confèrent un avantage compétitif àdes firmes
étrangères qui ne seraient pas soumises àlembargo. Aux États-Unis, luni-
latéralisme des sanctions économiques est alors fréquemment associéàlex-
tra-territorialitéqui permet de poursuivre toute action contraire àla légis-
lation américaine, même si lacte générateur a lieu en dehors de son terri-
toire et nimplique que des individus ou des sociétés non américaines. Ce
principe dextra-territorialité, dont on comprend la motivation, revient
néanmoins àrendre universelle la loi américaine. Ainsi, la loi Helms-Burton,
entrée en application en août 1996, permet de traduire devant les tribunaux
américains, les personnes morales ou physiques qui commerceraient avec
Cuba. La loi dAmato-Kennedy prévoit des sanctions contre les sociétés qui
effectueraient des investissements lourds dans le secteur énergétique en
Libye et en Iran.
Néanmoins, ces sanctions, directes àlencontre des pays concernés, ou
indirects àl’égard des pays tiers qui ne respecteraient pas lembargo améri-
cain, reviennent, du point de vue de lOMC, àannuler des avantages
accordés par les États-Unis ce qui justifierait, le cas échéant, une plainte des
pays visés. LUnion européenne a ainsi engagéune telle procédure àlen-
contre des lois extra-territoriales américaines. Elle na retirésa plainte que
contre lengagement du président Clinton de ne pas imposer les sanctions
prévues.
LERÔLE DE LHISTOIRE ET DES INSTITUTIONS AMÉRICAINES
DANS LUNILATÉRALISME DES ÉTATS-UNIS
Beaucoup plus quen Europe, lhistoire des États-Unis sest écrite autour
des questions de politique commerciale. La guerre dindépendance était un
conflit commercial avec la puissance coloniale. La guerre de sécession oppo-
sait le Nord qui défendait une politique protectionniste dindustrie naissante
et le Sud qui en redoutait les conséquences pour ses exportations. Les États-
Unis ont échappéàla vague de libéralisation commerciale que connaissait
lEurope occidentale dans la seconde moitiédu XIX
e
siècle (Bairoch, 1994).
Le Congrèsaméricain nhésitera pas, en 1930, àadopter des lois vigoureuse-
ment protectionnistes (amendement Smoot-Hawley). Même les phases cycli-
ques de libéralisation restaient soumises àde fortes exigences de réciprocité
qui, pendant la période du New Deal, encadreront les initiatives du prési-
dent Roosevelt en faveur de la libéralisation des échanges.
La dialectique isolationnisme contre internationalisme àlaquelle les com-
mentateurs ont recours pour expliquer les contradictions de la politique
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