6 Logique propositionnelle: le langage

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6 Logique propositionnelle: le langage
La logique des propositions définit un langage pour exprimer les fonctions de vérité, dites
aussi « connecteurs propositionnels ».
On définit ces connecteurs:
1) en déterminant le nombre de leurs arguments: non (), que nous venons de considérer, se
construit avec une proposition ; d’autres se construisent avec deux propositions.
2) en donnant leur table de vérité.
Une table de vérité reflète en fait très directement la notion de fonction de vérité : pour une
telle fonction, à chaque circonstance (vérité ou fausseté des arguments), nous savons ce qu’il
en est, en termes de vérité/fausseté de la proposition complexe, et ce résultat définit la
signification de la fonction. Nous avons en fait déjà donné la table de vérité de non. Nous la
rappelons ici sous sa forme standard :
(18) Table de vérité de la négation : ¬
circ
P
¬P
1
V
F
2
F
V
La première colonne, énumère les circonstances possibles (notées « circ ») ; la seconde
indique la nature de ces circonstances pour l’argument, et la troisième colonne donne la valeur
de vérité de la fonction complexe pour chaque valeur de l’argument. Ici nous avons une seule
proposition, P, comme argument: P peut être vraie ou fausse, donc il y a deux circonstances.
6.1 La négation: ¬
La plus importante des fonctions à un argument est la négation, notée « ¬ ». Cette fonction
inverse la valeur de vérité de son argument. En toute circonstance où P est vrai, ¬ P est faux;
en toute situation où P est faux, ¬ P est vrai.
En ce qui concerne les langues naturelles, prenons ici le français pour exemple, plusieurs
formes semblent illustrer cette fonction de vérité.
P
¬P
Il pleut
il ne pleut pas
Marie a vu quelqu'un
Marie n'a vu personne
On peut montrer qu’une série d’autres formes, rien, aucun, nul, sans, expriment également en
2
français une négation propositionnelle.1
6.2 Les autres fonctions de vérité à un argument
Plus abstraitement, et puisque nous épousons ici le point de vue de la logique, nous pouvons
poser la question suivante : combien existe-t-il de fonctions de vérité à un argument ?
Il est facile de répondre en nous fondant sur la manière dont nous avons défini les fonctions
de vérité. Il y a autant de fonctions de vérité que de manières différentes de « remplir » la
table de vérité, soit 4 en tout, en comptant la négation :
(19) Toutes les fonctions de vérité à un argument
circ
P
¬P
*P
** P
*** P
1
V
F
V
V
F
2
F
V
F
V
F
On a noté ici, de manière complètement arbitraire au moyen de *,** et ***, les autres
fonctions de vérité à un argument possibles.
On voit qu’en dehors de la négation, les fonctions de vérité à un argument sont beaucoup
moins intéressantes : * reproduit les valeurs de vérité de la proposition-argument, ** et
***donnent toujours le même résultat quoi qu’il en soit de P, respectivement Vrai et Faux.
6.3 Les fonctions de vérité à deux arguments
Ces fonctions de vérité relient deux propositions. Les circonstances à considérer seront donc
plus nombreuses (quatre en tout).
(20) Table de vérité de la conjonction : ∧
circ
P
Q
P∧Q
1
V
V
V
2
V
F
F
3
F
V
F
4
F
F
F
La conjonction relie deux propositions, et elle en forme une troisième qui est vraie seulement
si les deux propositions coordonnées sont vraies. Son équivalent linguistique le plus proche
est « et » en français.
Le contenu de la phrase (21) pourrait être symbolisé par (22) :
11
Voir Corblin & de Swart (2004), et Corblin & Tovena (2003).
3
(21) Marie travaille dans une menuiserie et Pierre est secrétaire.
(22) P ∧ Q
P = Marie travaille dans une menuiserie
Q = Pierre est secrétaire
Nous savons que (21) est nécessairement vrai si la première et la seconde proposition sont
vraies et que (21) est faux en toute autre circonstance, c’est-à-dire si l’une au moins des deux
propositions P et Q est fausse.
(23) Table de vérité de la disjonction : ∨
circ
P
Q
P∨Q
1
V
V
V
2
V
F
V
3
F
V
V
4
F
F
F
La disjonction de deux propositions est fausse seulement si les deux propositions disjointes
sont fausses. Cela signifie que la disjonction est vraie si l’une au moins des deux propositions
est vraie.
En français, ou possède en beaucoup de ses usages la même signification. Ainsi, considérez le
dialogue (24) :
(24) A : Il nous faut quelqu’un qui parle une langue romane. Jean parle-t-il italien, ou
espagnol ?
B : Oui, pas de problème.
B, en répondant « oui », affirme que la disjonction des deux propositions est vraie :
« Jean parle italien ou Jean parle espagnol » est vrai.
On en déduit que Jean parle au moins une de ces deux langues, et peut-être les deux.
En revanche, il y a beaucoup d’autres contextes, où l’on emploie « ou » avec une signification
différente :
(25) Jean a pris le train ou il a pris l’avion.
Dans ces emplois, on admet que les deux termes de l’alternative ne peuvent pas être vrais tous
les deux. Le ou de la phrase (25) ne peut donc pas être représenté par la disjonction logique
«∨ » dont (20) donne la table de vérité.
Autrement dit, la conjonction ou du français exprime parfois la disjonction logique ∨, et
exprime parfois une autre fonction de vérité, qu’on appelle le plus souvent disjonction
exclusive, que nous notons w.
Des formes telles que soit … soit en français sont spécialisées dans cette interprétation dite de
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disjonction « exclusive » (qui exclut la vérité des deux termes de l’alternative). La table de
vérité de la disjonction exclusive, que nous notons ici w, n’est pas celle de la disjonction
logique ∨, mais la suivante :
(26) Table de vérité de la disjonction exclusive
circ
P
Q
PwQ
1
V
V
F
2
V
F
V
3
F
V
V
4
F
F
F
Linguistiquement, plusieurs moyens sont utilisés pour signaler sans ambiguïté que
l’interprétation visée est celle du ou exclusif.
(27) De deux choses l’une, tu travailles, ou tu dors.
(28) Ou tu travailles, ou tu dors.
(29) Je voudrais soit que tu travailles, soit que tu dormes.
(30) Tu travailles ou tu dors.
La logique propositionnelle classique n’a pas retenu le ou exclusif parmi la liste des
connecteurs qu’elle utilise. Nous verrons infra qu’il est très facile néanmoins de définir une
combinaison de connecteurs classiques qui aura exactement la signification de ou exclusif.
(31) Table de vérité de l’implication (matérielle): →
circ
P
Q
P→Q
1
V
V
V
2
V
F
F
3
F
V
V
4
F
F
V
Il n’y a pas d’expression linguistique qui corresponde exactement à ce connecteur logique.
L’exemple linguistique le plus proche est « si », du moins dans certains de ses emplois.
La table de vérité indique que la proposition complexe est fausse seulement si P est vrai et Q
faux.
Considérons (32) :
(32) Si Pierre est venu, Marie était là.
Cette phrase est fausse si Pierre est venu et que Marie était absente. Mais il est difficile
cependant de considérer si comme forme linguistique correspondant exactement à
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l’implication matérielle, en raison des circonstances 3 et 4. En effet, si P est faux, la formule
complexe est vraie, que Q soit vrai ou faux. Il est probable que nous serions plus embarrassés
pour décider de la vérité de la phrase avec si… Il importe donc de bien retenir la table de
vérité de l’implication matérielle, car il n’y a pas de correspondant linguistique exact qui
pourrait nous aider à la mémoriser.
(33) Table de vérité de la biconditionnelle, ou équivalence: ↔
circ
P
Q
P↔Q
1
V
V
V
2
V
F
F
3
F
V
F
4
F
F
V
Par rapport à l’implication, on observe un seul changement à la ligne 3. On peut aussi
observer, en particulier pour favoriser la mémorisation, que la formule complexe est vraie
seulement si ses deux arguments ont la même valeur de vérité (circonstances 1 et 4).
Il n’y a pas de forme linguistique simple qui corresponde à ce connecteur, mais il y a des
expressions complexes qui s’en approchent de près :
(34) Je sors si et seulement s’il pleut.
(35) Je ne sors que s’il pleut.
(36) Je ne sors pas à moins qu’il pleuve.
(37) Je ne sors que s’il pleut.
Nous reviendrons en détail sur la sémantique des locutions considérées.
Nous n’avons introduit ici que les connecteurs retenus par la logique propositionnelle
classique soit :
la négation
¬
la conjonction
∧
la disjonction
∨
l'implication
→
l'équivalence
↔
Mais il est facile d’énumérer l'ensemble des connecteurs à deux arguments (dits « binaires »),
possibles. Il y en a en tout 16 (4 2) : autant que de combinaisons possibles de deux éléments
(V et F) sur les quatre lignes du tableau. Nous avons déjà mentionné un des connecteurs non
retenu par la logique classique (le ou exclusif, w) ; nous en mentionnons deux autres : le rejet
conjoint "↓" (ni P ni Q), et la barre de Sheffer, « | » (pas à la fois P et Q) .2
2
On l’appelle aussi barre de Nicod du nom d’un logicien français. Horn (1972, p. 257) mentionne Peirce, Nicod
et Sheffer comme chercheurs ayant établi que chacun de ces deux connecteurs permet d’exprimer tous les
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(38) Plusieurs des fonctions de vérité à deux arguments
circ
P
Q P ∧ Q P ∨ Q P→ Q P↔ Q .....
PwQ
P ↓Q
P⏐Q
1
V V V
V
V
V
F
F
|F
2
V F F
V
F
F
V
F
V
3
F
V F
V
V
V
V
F
V
4
F
F F
F
V
V
F
V
V
Le ou exclusif, w, le ni-ni (joint denial), ↓, la barre de Sheffer, / sont au nombre des
connecteurs à deux arguments que la logique propositionnelle standard n'utilise pas.
3.7.3 Syntaxe de la logique propositionnelle
Avec les connecteurs précédents et des symboles de variables propositionnelles, on peut
définir la logique propositionnelle comme un langage et donner sa grammaire sous la forme
d’une grammaire « context-free », dite grammaire syntagmatique dans la tradition française.
Une telle grammaire est composée de règles de réécriture qui développent chaque constituant
non terminal en une suite de constituants.
(39) Grammaire de la logique propositionnelle
Lexique :
symboles de variables: P, Q, R, …
connecteurs unaire : ¬.
connecteurs binaires : ∧, ∨, →, ↔.
PROP (pour proposition)
Axiome :
Règles:
PROP --> ¬ PROP
PROP --> PROP ∧ PROP
PROP --> PROP ∨ PROP
PROP --> PROP → PROP
PROP --> PROP ↔ PROP
PROP -->{ P, Q, R, ...}
Pour rendre les suites non-ambiguës dans la lecture ordinaire (privée de sa représentation en
arbre indiquant sa structure) on peut librement réécrire PROP en (PROP).
(
autres connecteurs.
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(40) Exemple de formule engendrée par la logique propostitionnelle : ¬ ( P → Q)
PROP
PROP
PROP
PROP
PROP
¬ ( P
→
Q
)
La grammaire considérée suffit à engendrer toutes les formules de la logique propositionnelle.
Dans la mesure où il s’agit d’une grammaire syntagmatique (context-free) disposant d’un
élément récursif (PROP), nous savons que l’ensemble de ses formules est infini.
D’autre part, cette grammaire donne une structure aux formules ce qui permet de définir une
propriété importante, la portée d’un connecteur. Dans l’exemple (40), la négation a portée sur
la formule P→Q, car elle est un constituant de même niveau dans la PROP supérieure. Cela
signifie que la négation s’applique à l’ensemble de cette proposition, que cette proposition
dans son ensemble est niée.
8 Un exemple
Considérons la phrase (41).
(41) Pierre n’est pas venu parce que Marie est partie.
Essayons de l’analyser en la traduisant au moyen de la logique propositionnelle.
Cette phrase est manifestement construite à partir de deux propositions atomiques que nous
choisissons de symboliser par P et Q :
P : Pierre est venu
Q : Marie est partie
D’autre part, elle comporte l’expression ne … pas que nous pouvons traduire par une
négation : « ¬ ».
Enfin, la phrase s’organise autour d’une fonction propositionnelle : parce que.
Observons d’abord que nous ne pouvons pas traduire parce que dans notre langage
propositionnel. En effet, s’il s’agit bien d’une fonction propositionnelle, il ne s’agit pas d’une
fonction de vérité. Rappelons pourquoi. S’il s’agissait d’une fonction de vérité, nous saurions
ce qu’il en est de la vérité de R parce que T, simplement en sachant ce qu’il en est de R et de
T (en termes de vérité/fausseté). Or ce n’est pas le cas. Il peut être vrai qu’il pleut, et vrai que
j’ai tapé dans mes mains, mais nous ne pouvons pas en déduire qu’il est vrai qu’il pleut parce
que j’ai tapé dans mes mains, ou que c’est faux.
Donc il est sûr que nous allons parvenir seulement à une analyse-traduction très partielle de
cette phrase, et que le résultat n’appartiendra pas à la logique propositionnelle.
Mais même cet essai de traduction partielle peut être intéressant pour analyser (41).
Nous avons, en somme, les élément suivants pour l’analyse de (41) : P,Q, parce que, et ¬.
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La structure syntaxique de la phrase peut nous aider quant à la manière de les combiner. Ne
pas se trouve à l’intérieur de la phrase dont nous avons choisi de traduire l’atome constitutif
par P. Donc nous pouvons supposer que la négation porte sur P, a P dans sa portée. En
utilisant des parenthèses pour identifier sans ambiguïté la structure (et la portée associée),
nous obtenons (42) :
(42) (¬ P) parce que Q
Il ne s’agit pas d’une formule de la logique propositionnelle, puisqu’elle comporte un mot qui
n’appartient pas à ce langage (parce que), mais on a traduit ce qui pouvait l’être, et cela nous
renseigne sur l’interprétation associée. (42) a un peu le même statut qu’une phrase du français
dont nous aurions traduit certaines parties dans une langue étrangère (ici la logique des
propositions) tout en gardant certaines parties intraduisibles en français.
Si nous représentons sa structure comme en (42) la phrase signifie que parce que relie ¬P et
Q. La phrase signifie que ¬P est donné comme la cause de Q : « la cause de la non-venue de
Pierre est le départ de Marie ».
Mais (41) a une autre interprétation : (41) peut signifier que la venue de Pierre n’a pas pour
cause le départ de Marie, ce qui se représenterait comme en (43) :
(43) ¬ (P parce que Q)
Comment expliquer cette dualité d’interprétation à partir des mêmes ingrédients ? La seule
réponse plausible est la portée de la négation. En substance, si l’expression d’une négation
figure dans la partie A d’une structure A parce que B, la phrase peut signifier : « ¬ A parce
que B) , ou « ¬ (A parce que B) ». Si (41) est ambiguë, c’est par conséquent parce qu’elle
contient une négation, et que la portée relative de cette négation par rapport à la fonction
propositionnelle parce que n’est pas fixée par les règles d’interprétation du français. En
revanche, en logique, la portée d’une négation est fixée avec rigueur par la syntaxe de la
formule où elle se trouve, et c’est la raison pour laquelle nous avons besoin de deux formules
pour exprimer les significations possibles de la phrase.
Cet exemple montre que la logique propositionnelle, même si elle capte une partie seulement
des fonctions propositionnelles peut être utile pour représenter des phénomènes linguistiques
dans lesquels la notion de portée d’un opérateur logique comme la négation est cruciale.
L’exemple révèle également que la portée d’un opérateur comme la négation, dans la langue,
n’est pas strictement déductible de sa place dans l’ordre des constituants de la phrase. Il s’agit
d’une différence très importante entre les langues naturelles et la logique.
L’interprétation représentée en (42) a une propriété intéressante : nous sommes obligés
d’admettre que Pierre n’est pas venu et que Marie est partie si nous tenons (42) pour vraie.
Nous pourrions donc voir P∧Q comme une conséquence logique ou une présupposition de P
9
parce que Q.
La situation de (43) est toute différente. Il est bien difficile de dire quelles sont les
conséquences logiques de cette interprétation de la phrase (41). L’exemple nous laisse penser
que Pierre est venu. On poursuit souvent une interprétation de (41) comme en (43) par : il est
venu parce R, où R donne la vraie raison de sa venue. En revanche, il semble que le départ de
Marie n’est pas une conséquence logique de cette interprétation. On peut poursuivre une telle
phrase par : Vous savez très bien que Marie n’est pas partie, il est venu pour un autre raison.
Mais ce n’est pas la sémantique de la structure elle-même qui impose la vérité de P dans
l’interprétation (43) ; on le montre en changeant simplement le contenu de la phrase :
(44) La terre ne s’est pas arrêtée de tourner parce que j’étais en retard
La phrase (44) peut bien être interprétée selon la structure logique (43) : « il n’est pas vrai que
la terre s’est arrêtée parce que j’étais en retard ». Mais elle n’implique pas, naturellement, que
la terre s’est arrêtée. En revanche, dans cet exemple, on est contraint d’admettre que j’étais en
retard. On pourrait donc penser que l’interprétation ¬(P parce que Q) a pour conséquence
logique ou présupposition P∨Q .
Ces observations ne sont qu’une esquisse au traitement de la sémantique de parce que en
combinaison avec la négation. Elles illustrent cependant que les concepts dont nous disposons
(conséquence logique, présupposition) et les outils de la logique propositionnelle peuvent être
utiles dans ce travail d’analyse, alors même que parce que n’est pas une fonction de vérité.
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