1 6 Logique propositionnelle: le langage La logique des propositions définit un langage pour exprimer les fonctions de vérité, dites aussi « connecteurs propositionnels ». On définit ces connecteurs: 1) en déterminant le nombre de leurs arguments: non (), que nous venons de considérer, se construit avec une proposition ; d’autres se construisent avec deux propositions. 2) en donnant leur table de vérité. Une table de vérité reflète en fait très directement la notion de fonction de vérité : pour une telle fonction, à chaque circonstance (vérité ou fausseté des arguments), nous savons ce qu’il en est, en termes de vérité/fausseté de la proposition complexe, et ce résultat définit la signification de la fonction. Nous avons en fait déjà donné la table de vérité de non. Nous la rappelons ici sous sa forme standard : (18) Table de vérité de la négation : ¬ circ P ¬P 1 V F 2 F V La première colonne, énumère les circonstances possibles (notées « circ ») ; la seconde indique la nature de ces circonstances pour l’argument, et la troisième colonne donne la valeur de vérité de la fonction complexe pour chaque valeur de l’argument. Ici nous avons une seule proposition, P, comme argument: P peut être vraie ou fausse, donc il y a deux circonstances. 6.1 La négation: ¬ La plus importante des fonctions à un argument est la négation, notée « ¬ ». Cette fonction inverse la valeur de vérité de son argument. En toute circonstance où P est vrai, ¬ P est faux; en toute situation où P est faux, ¬ P est vrai. En ce qui concerne les langues naturelles, prenons ici le français pour exemple, plusieurs formes semblent illustrer cette fonction de vérité. P ¬P Il pleut il ne pleut pas Marie a vu quelqu'un Marie n'a vu personne On peut montrer qu’une série d’autres formes, rien, aucun, nul, sans, expriment également en 2 français une négation propositionnelle.1 6.2 Les autres fonctions de vérité à un argument Plus abstraitement, et puisque nous épousons ici le point de vue de la logique, nous pouvons poser la question suivante : combien existe-t-il de fonctions de vérité à un argument ? Il est facile de répondre en nous fondant sur la manière dont nous avons défini les fonctions de vérité. Il y a autant de fonctions de vérité que de manières différentes de « remplir » la table de vérité, soit 4 en tout, en comptant la négation : (19) Toutes les fonctions de vérité à un argument circ P ¬P *P ** P *** P 1 V F V V F 2 F V F V F On a noté ici, de manière complètement arbitraire au moyen de *,** et ***, les autres fonctions de vérité à un argument possibles. On voit qu’en dehors de la négation, les fonctions de vérité à un argument sont beaucoup moins intéressantes : * reproduit les valeurs de vérité de la proposition-argument, ** et ***donnent toujours le même résultat quoi qu’il en soit de P, respectivement Vrai et Faux. 6.3 Les fonctions de vérité à deux arguments Ces fonctions de vérité relient deux propositions. Les circonstances à considérer seront donc plus nombreuses (quatre en tout). (20) Table de vérité de la conjonction : ∧ circ P Q P∧Q 1 V V V 2 V F F 3 F V F 4 F F F La conjonction relie deux propositions, et elle en forme une troisième qui est vraie seulement si les deux propositions coordonnées sont vraies. Son équivalent linguistique le plus proche est « et » en français. Le contenu de la phrase (21) pourrait être symbolisé par (22) : 11 Voir Corblin & de Swart (2004), et Corblin & Tovena (2003). 3 (21) Marie travaille dans une menuiserie et Pierre est secrétaire. (22) P ∧ Q P = Marie travaille dans une menuiserie Q = Pierre est secrétaire Nous savons que (21) est nécessairement vrai si la première et la seconde proposition sont vraies et que (21) est faux en toute autre circonstance, c’est-à-dire si l’une au moins des deux propositions P et Q est fausse. (23) Table de vérité de la disjonction : ∨ circ P Q P∨Q 1 V V V 2 V F V 3 F V V 4 F F F La disjonction de deux propositions est fausse seulement si les deux propositions disjointes sont fausses. Cela signifie que la disjonction est vraie si l’une au moins des deux propositions est vraie. En français, ou possède en beaucoup de ses usages la même signification. Ainsi, considérez le dialogue (24) : (24) A : Il nous faut quelqu’un qui parle une langue romane. Jean parle-t-il italien, ou espagnol ? B : Oui, pas de problème. B, en répondant « oui », affirme que la disjonction des deux propositions est vraie : « Jean parle italien ou Jean parle espagnol » est vrai. On en déduit que Jean parle au moins une de ces deux langues, et peut-être les deux. En revanche, il y a beaucoup d’autres contextes, où l’on emploie « ou » avec une signification différente : (25) Jean a pris le train ou il a pris l’avion. Dans ces emplois, on admet que les deux termes de l’alternative ne peuvent pas être vrais tous les deux. Le ou de la phrase (25) ne peut donc pas être représenté par la disjonction logique «∨ » dont (20) donne la table de vérité. Autrement dit, la conjonction ou du français exprime parfois la disjonction logique ∨, et exprime parfois une autre fonction de vérité, qu’on appelle le plus souvent disjonction exclusive, que nous notons w. Des formes telles que soit … soit en français sont spécialisées dans cette interprétation dite de 4 disjonction « exclusive » (qui exclut la vérité des deux termes de l’alternative). La table de vérité de la disjonction exclusive, que nous notons ici w, n’est pas celle de la disjonction logique ∨, mais la suivante : (26) Table de vérité de la disjonction exclusive circ P Q PwQ 1 V V F 2 V F V 3 F V V 4 F F F Linguistiquement, plusieurs moyens sont utilisés pour signaler sans ambiguïté que l’interprétation visée est celle du ou exclusif. (27) De deux choses l’une, tu travailles, ou tu dors. (28) Ou tu travailles, ou tu dors. (29) Je voudrais soit que tu travailles, soit que tu dormes. (30) Tu travailles ou tu dors. La logique propositionnelle classique n’a pas retenu le ou exclusif parmi la liste des connecteurs qu’elle utilise. Nous verrons infra qu’il est très facile néanmoins de définir une combinaison de connecteurs classiques qui aura exactement la signification de ou exclusif. (31) Table de vérité de l’implication (matérielle): → circ P Q P→Q 1 V V V 2 V F F 3 F V V 4 F F V Il n’y a pas d’expression linguistique qui corresponde exactement à ce connecteur logique. L’exemple linguistique le plus proche est « si », du moins dans certains de ses emplois. La table de vérité indique que la proposition complexe est fausse seulement si P est vrai et Q faux. Considérons (32) : (32) Si Pierre est venu, Marie était là. Cette phrase est fausse si Pierre est venu et que Marie était absente. Mais il est difficile cependant de considérer si comme forme linguistique correspondant exactement à 5 l’implication matérielle, en raison des circonstances 3 et 4. En effet, si P est faux, la formule complexe est vraie, que Q soit vrai ou faux. Il est probable que nous serions plus embarrassés pour décider de la vérité de la phrase avec si… Il importe donc de bien retenir la table de vérité de l’implication matérielle, car il n’y a pas de correspondant linguistique exact qui pourrait nous aider à la mémoriser. (33) Table de vérité de la biconditionnelle, ou équivalence: ↔ circ P Q P↔Q 1 V V V 2 V F F 3 F V F 4 F F V Par rapport à l’implication, on observe un seul changement à la ligne 3. On peut aussi observer, en particulier pour favoriser la mémorisation, que la formule complexe est vraie seulement si ses deux arguments ont la même valeur de vérité (circonstances 1 et 4). Il n’y a pas de forme linguistique simple qui corresponde à ce connecteur, mais il y a des expressions complexes qui s’en approchent de près : (34) Je sors si et seulement s’il pleut. (35) Je ne sors que s’il pleut. (36) Je ne sors pas à moins qu’il pleuve. (37) Je ne sors que s’il pleut. Nous reviendrons en détail sur la sémantique des locutions considérées. Nous n’avons introduit ici que les connecteurs retenus par la logique propositionnelle classique soit : la négation ¬ la conjonction ∧ la disjonction ∨ l'implication → l'équivalence ↔ Mais il est facile d’énumérer l'ensemble des connecteurs à deux arguments (dits « binaires »), possibles. Il y en a en tout 16 (4 2) : autant que de combinaisons possibles de deux éléments (V et F) sur les quatre lignes du tableau. Nous avons déjà mentionné un des connecteurs non retenu par la logique classique (le ou exclusif, w) ; nous en mentionnons deux autres : le rejet conjoint "↓" (ni P ni Q), et la barre de Sheffer, « | » (pas à la fois P et Q) .2 2 On l’appelle aussi barre de Nicod du nom d’un logicien français. Horn (1972, p. 257) mentionne Peirce, Nicod et Sheffer comme chercheurs ayant établi que chacun de ces deux connecteurs permet d’exprimer tous les 6 (38) Plusieurs des fonctions de vérité à deux arguments circ P Q P ∧ Q P ∨ Q P→ Q P↔ Q ..... PwQ P ↓Q P⏐Q 1 V V V V V V F F |F 2 V F F V F F V F V 3 F V F V V V V F V 4 F F F F V V F V V Le ou exclusif, w, le ni-ni (joint denial), ↓, la barre de Sheffer, / sont au nombre des connecteurs à deux arguments que la logique propositionnelle standard n'utilise pas. 3.7.3 Syntaxe de la logique propositionnelle Avec les connecteurs précédents et des symboles de variables propositionnelles, on peut définir la logique propositionnelle comme un langage et donner sa grammaire sous la forme d’une grammaire « context-free », dite grammaire syntagmatique dans la tradition française. Une telle grammaire est composée de règles de réécriture qui développent chaque constituant non terminal en une suite de constituants. (39) Grammaire de la logique propositionnelle Lexique : symboles de variables: P, Q, R, … connecteurs unaire : ¬. connecteurs binaires : ∧, ∨, →, ↔. PROP (pour proposition) Axiome : Règles: PROP --> ¬ PROP PROP --> PROP ∧ PROP PROP --> PROP ∨ PROP PROP --> PROP → PROP PROP --> PROP ↔ PROP PROP -->{ P, Q, R, ...} Pour rendre les suites non-ambiguës dans la lecture ordinaire (privée de sa représentation en arbre indiquant sa structure) on peut librement réécrire PROP en (PROP). ( autres connecteurs. 7 (40) Exemple de formule engendrée par la logique propostitionnelle : ¬ ( P → Q) PROP PROP PROP PROP PROP ¬ ( P → Q ) La grammaire considérée suffit à engendrer toutes les formules de la logique propositionnelle. Dans la mesure où il s’agit d’une grammaire syntagmatique (context-free) disposant d’un élément récursif (PROP), nous savons que l’ensemble de ses formules est infini. D’autre part, cette grammaire donne une structure aux formules ce qui permet de définir une propriété importante, la portée d’un connecteur. Dans l’exemple (40), la négation a portée sur la formule P→Q, car elle est un constituant de même niveau dans la PROP supérieure. Cela signifie que la négation s’applique à l’ensemble de cette proposition, que cette proposition dans son ensemble est niée. 8 Un exemple Considérons la phrase (41). (41) Pierre n’est pas venu parce que Marie est partie. Essayons de l’analyser en la traduisant au moyen de la logique propositionnelle. Cette phrase est manifestement construite à partir de deux propositions atomiques que nous choisissons de symboliser par P et Q : P : Pierre est venu Q : Marie est partie D’autre part, elle comporte l’expression ne … pas que nous pouvons traduire par une négation : « ¬ ». Enfin, la phrase s’organise autour d’une fonction propositionnelle : parce que. Observons d’abord que nous ne pouvons pas traduire parce que dans notre langage propositionnel. En effet, s’il s’agit bien d’une fonction propositionnelle, il ne s’agit pas d’une fonction de vérité. Rappelons pourquoi. S’il s’agissait d’une fonction de vérité, nous saurions ce qu’il en est de la vérité de R parce que T, simplement en sachant ce qu’il en est de R et de T (en termes de vérité/fausseté). Or ce n’est pas le cas. Il peut être vrai qu’il pleut, et vrai que j’ai tapé dans mes mains, mais nous ne pouvons pas en déduire qu’il est vrai qu’il pleut parce que j’ai tapé dans mes mains, ou que c’est faux. Donc il est sûr que nous allons parvenir seulement à une analyse-traduction très partielle de cette phrase, et que le résultat n’appartiendra pas à la logique propositionnelle. Mais même cet essai de traduction partielle peut être intéressant pour analyser (41). Nous avons, en somme, les élément suivants pour l’analyse de (41) : P,Q, parce que, et ¬. 8 La structure syntaxique de la phrase peut nous aider quant à la manière de les combiner. Ne pas se trouve à l’intérieur de la phrase dont nous avons choisi de traduire l’atome constitutif par P. Donc nous pouvons supposer que la négation porte sur P, a P dans sa portée. En utilisant des parenthèses pour identifier sans ambiguïté la structure (et la portée associée), nous obtenons (42) : (42) (¬ P) parce que Q Il ne s’agit pas d’une formule de la logique propositionnelle, puisqu’elle comporte un mot qui n’appartient pas à ce langage (parce que), mais on a traduit ce qui pouvait l’être, et cela nous renseigne sur l’interprétation associée. (42) a un peu le même statut qu’une phrase du français dont nous aurions traduit certaines parties dans une langue étrangère (ici la logique des propositions) tout en gardant certaines parties intraduisibles en français. Si nous représentons sa structure comme en (42) la phrase signifie que parce que relie ¬P et Q. La phrase signifie que ¬P est donné comme la cause de Q : « la cause de la non-venue de Pierre est le départ de Marie ». Mais (41) a une autre interprétation : (41) peut signifier que la venue de Pierre n’a pas pour cause le départ de Marie, ce qui se représenterait comme en (43) : (43) ¬ (P parce que Q) Comment expliquer cette dualité d’interprétation à partir des mêmes ingrédients ? La seule réponse plausible est la portée de la négation. En substance, si l’expression d’une négation figure dans la partie A d’une structure A parce que B, la phrase peut signifier : « ¬ A parce que B) , ou « ¬ (A parce que B) ». Si (41) est ambiguë, c’est par conséquent parce qu’elle contient une négation, et que la portée relative de cette négation par rapport à la fonction propositionnelle parce que n’est pas fixée par les règles d’interprétation du français. En revanche, en logique, la portée d’une négation est fixée avec rigueur par la syntaxe de la formule où elle se trouve, et c’est la raison pour laquelle nous avons besoin de deux formules pour exprimer les significations possibles de la phrase. Cet exemple montre que la logique propositionnelle, même si elle capte une partie seulement des fonctions propositionnelles peut être utile pour représenter des phénomènes linguistiques dans lesquels la notion de portée d’un opérateur logique comme la négation est cruciale. L’exemple révèle également que la portée d’un opérateur comme la négation, dans la langue, n’est pas strictement déductible de sa place dans l’ordre des constituants de la phrase. Il s’agit d’une différence très importante entre les langues naturelles et la logique. L’interprétation représentée en (42) a une propriété intéressante : nous sommes obligés d’admettre que Pierre n’est pas venu et que Marie est partie si nous tenons (42) pour vraie. Nous pourrions donc voir P∧Q comme une conséquence logique ou une présupposition de P 9 parce que Q. La situation de (43) est toute différente. Il est bien difficile de dire quelles sont les conséquences logiques de cette interprétation de la phrase (41). L’exemple nous laisse penser que Pierre est venu. On poursuit souvent une interprétation de (41) comme en (43) par : il est venu parce R, où R donne la vraie raison de sa venue. En revanche, il semble que le départ de Marie n’est pas une conséquence logique de cette interprétation. On peut poursuivre une telle phrase par : Vous savez très bien que Marie n’est pas partie, il est venu pour un autre raison. Mais ce n’est pas la sémantique de la structure elle-même qui impose la vérité de P dans l’interprétation (43) ; on le montre en changeant simplement le contenu de la phrase : (44) La terre ne s’est pas arrêtée de tourner parce que j’étais en retard La phrase (44) peut bien être interprétée selon la structure logique (43) : « il n’est pas vrai que la terre s’est arrêtée parce que j’étais en retard ». Mais elle n’implique pas, naturellement, que la terre s’est arrêtée. En revanche, dans cet exemple, on est contraint d’admettre que j’étais en retard. On pourrait donc penser que l’interprétation ¬(P parce que Q) a pour conséquence logique ou présupposition P∨Q . Ces observations ne sont qu’une esquisse au traitement de la sémantique de parce que en combinaison avec la négation. Elles illustrent cependant que les concepts dont nous disposons (conséquence logique, présupposition) et les outils de la logique propositionnelle peuvent être utiles dans ce travail d’analyse, alors même que parce que n’est pas une fonction de vérité.