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La concurrence est-elle nécessairement efficace ?
Une réponse par lhistoire de la pensée.
Irène Berthonnet
Clersé, Université Lille 1
Dans leur grande majorité, les politiques néolibérales actuelles préconisent systématiquement
le recours à la concurrence (Foucault 2004, Dardot et Laval 2009). Cette mise en concurrence
massivement prônée par les économistes « mainstream » est le plus souvent légitimée par de
prétendus gains en efficacité qu’elle permettrait. Quant à la critique de ces politiques de mise
en concurrence et de leur application généralisée, elle consiste en général à contester que les
mesures de mise en concurrence soient réellement efficaces. Mais il existe une autre arme de
la critique intellectuelle pour contester ces politiques : il s’agirait de contester la définition de
l’efficacité que mobilisent les analyses sur lesquelles elles s’appuient.
Pour aller dans ce sens, ce papier se propose de mobiliser l’histoire de la pensée pour
déconstruire la notion d’efficacité de la théorie économique standard. Son objectif est de
montrer que au vu de sa conception théorique initiale l’efficacité néoclassique (efficacité
au sens de Pareto) implique nécessairement la concurrence. Le recours à l’histoire de la
pensée doit servir à illustrer la construction progressive du concept d’efficacité, de manière à
mettre en évidence les biais en faveur de la concurrence qu’il contient. Pour ce faire, nous
présenterons d’abord le contexte théorique originel dans lequel a été défini le critère
d’efficacité : l’économie pure de Vilfredo Pareto (section 1). Nous montrerons que le critère
de Pareto a été défini à partir des propriétés de l’équilibre général concurrentiel, mais que
Pareto lui-même ne considérait pas son critère comme un critère d’efficacité. Ensuite, nous
retracerons l’histoire de l’intégration de ce critère dans le cœur de la théorie néoclassique en
montrant que ce n’est que progressivement qu’il en est venu à être considéré comme critère
d’efficacité (section 2). Enfin, nous tirerons les implications de cette histoire particulière du
concept d’efficacité parétienne pour mettre en évidence le fait que son utilisation comme
norme d’efficacité implique de conclure que l’efficacité ne peut être réalisée que par
l’application de la concurrence (section 3).
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Section 1 – Le « maximum d’ophélimité pour la collectivité » chez Pareto
1. Le projet parétien : l’économie pure comme première approximation
Si Pareto est aujourd’hui principalement connu pour ses apports en économie néoclassique
(particulièrement son critère d’efficacité et sa conception de l’utilité ordinale (Kirman 2008))
il se voulait à l’origine un théoricien du social. Il a développé une approche large des sciences
sociales, qui fonctionne par « approximations successives » et dont la méthode veut
qu’aucune science ne puisse expliquer complètement à elle seule les phénomènes sociaux. Au
contraire, pour une approche réaliste et explicative des phénomènes sociaux, il est nécessaire
de mobiliser à la fois l’économie pure, l’économie appliquée et la sociologie. Chacune des
trois disciplines présente un fonctionnement autonome et un objet spécifique. C’est justement
parce que leur approche est nécessairement partielle qu’une science satisfaisante doit
combiner les trois disciplines.
L’économie pure est la discipline par laquelle commence l’analyse des phénomènes sociaux.
Elle est la version la plus épurée, la plus abstraite et donc la plus simplifiée : elle est une
première approximation, celle qui est la plus éloignée du phénomène réel. Après avoir mené
l’analyse selon les règles de cette première approximation, il convient pour Pareto de
mobiliser l’économie appliquée qui va donner une image plus explicative de la réalité, et enfin
la sociologie qui est la dernière approximation, celle qui va donner la meilleure représentation
et explication du phénomène social. L’intégration des trois disciplines permet seule de mener
à bien une analyse sociale qui produit des effets de connaissances de la réalité du monde
social de plus en plus proches de la vérité :
« D’analyse en analyse, d’abstraction en abstraction, séparant, distinguant, écartant, nous
sommes ainsi descendus jusqu’à l’économie pure ou à d’autres théories semblables ; mais
ce n’est pas un but, ce n’est qu’un moyen. Notre but est l’étude de l’homme tel qu’il
est. » (Pareto [1898], p. 106).
2. L’objet de l’économie pure : l’équilibre général concurrentiel
L’économie pure parétienne est donc la première abstraction : à ce titre, elle peut faire des
hypothèses excessivement schématiques (comme celle de l’homo oeconomicus par exemple)
et utiliser les mathématiques comme moyen d’appréhender des vastes interdépendances entre
les phénomènes économiques. L’objet de l’économie pure est ainsi de représenter le
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fonctionnement global d’un système. Successeur de Walras à la chaire de Lausanne, il est
désormais établi que Pareto n’a finalement emprunté à Walras que la partie mathématique de
ses Eléments d’économie politique pure (Walras 1874), étant en opposition avec le reste de la
théorie walrasienne (Bridel 2010). Comme Walras, Pareto a consacré son économie pure à
l’étude d’un système de marchés interdépendants parfaitement concurrentiels, et aux
conditions auxquelles ce système pouvait atteindre un équilibre économique.
Dans son Manuel d’économie politique Pareto indique que « L’objectif principal de notre
étude est l’équilibre économique. » (Pareto 1963 [1906] p 150). Cependant, il consacre en fait
l’intégralité de son étude d’économie pure à l’équilibre général concurrentiel. Pour Pareto,
trois systèmes économiques sont possibles :
- le type I, qui correspond à la situation de concurrence parfaite, c’est-à-dire celle les
agents sont price-taker (seule définition donnée par Pareto qui veut éviter la référence
au commissaire-priseur walrasien) : « Le type (I) est d’autant plus net que la
concurrence est plus étendue et plus parfaite » (Pareto 1963 [1906], p 165).
- Le type II qui correspond à une situation de monopole : « D’une manière générale, le
type (I) correspondra à tous les cas dans lesquels l’individu auquel se rapporte la
fonction-indice, ne peut pas, ou ne veut pas, modifier directement les valeurs de
certaines constantes de la fonction-indice. Le type (II) correspond au cas il a ce
pouvoir et il en use. » (Pareto 1963 [1906], appendice, p 663).
- Le type III, « organisation collectiviste de la société », c’est-à-dire lorsque le
phénomène économique est organisé délibérément pour procurer un maximum de
bien-être.
Parmi ces trois structurations possibles du phénomène économique, Pareto n’étudie de
manière approfondie que le type I : au moment de l’exposé de sa théorie, il décide que celui-ci
correspond au « cas général », et donc expose les résultats pour ce type uniquement. Les
types II et III sont évoqués et parfois commentés, mais jamais réellement étudiés. Il est donc
évident que son objectif est de faire l’étude de l’EG concurrentiel, puisque c’est la seule étude
qu’il fait.
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3. Le critère de Pareto
Le critère de Pareto est introduit dans le cadre de l’économie pure comme « « maximum
d’ophélimité pour la collectivité »
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. Il faut ici mentionner que chez Pareto lui-même son
critère n’est jamais appelé ni « optimum » ni « efficacité » qui sont les deux noms modernes
le plus couramment utilisés. Le critère apparaît d’abord dans les écrits économiques de Pareto
(mais il sera évoqué et commenté à nouveau dans le Traité de Sociologie Générale).
Scapparone [1997] situe la première évocation du critère dans Il massimo d’utilità dato dalla
libera concorrenza [1894]. Il sera plus amplement développé dans le Cours, avant
d’apparaître sous sa forme définitive avec une définition claire et rigoureuse dans le Manuel
d’économie politique :
« Nous dirons que les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position, du
maximum d’ophélimité, quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très
peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de
cette collectivité augmente ou diminue. C’est-à-dire que tout petit déplacement à partir de
cette position a nécessairement pour effet d’augmenter l’ophélimité dont jouissent
certains individus, et de diminuer celle dont jouissent d’autres : d’être agréable aux uns,
désagréable aux autres. » (Pareto 1963, p. 354).
Plus important même que la définition du critère est le moment il est introduit dans l’étude
de l’équilibre général concurrentiel. Le critère intervient juste après la démonstration de
possibilité de l’équilibre en situation concurrentielle et Pareto l’introduit comme un moyen de
caractériser l’équilibre concurrentiel :
« Pour les phénomènes de type I, quand l’équilibre a lieu en un point sont tangentes
les courbes d’indifférence des contractants, les membres de la collectivité considérée
jouissent du maximum d’ophélimité. » (Pareto 1963, p 354).
Et à ce stade, il a déjà été prouvé que l’équilibre concurrentiel a lieu en un point de tangence
de deux courbes d’indifférence
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. Le maximum d’ophélimité pour la collectivité est donc
introduit par Pareto comme concept permettant d’identifier une caractéristique spécifique de
l’équilibre général concurrentiel. Cela révèle que Pareto a initialement forgé ce critère non pas
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Le terme ophélimité est l’équivalent Parétien de l’utilité.
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« Pour les phénomènes de type (I), on sait que le point d’équilibre doit se trouver en un point
de tangence des courbes d’indifférence des 2 individus. » (Pareto 1963, p 355).
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pour fournir une légitimation du caractère désirable de l’équilibre, mais comme moyen de
décrire la situation atteinte à l’équilibre économique concurrentiel.
Un peu plus loin, Pareto établit le lien entre équilibre concurrentiel et maximum d’ophélimité
dans un théorème, dont la démonstration mathématique (en appendice du Manuel) se conclut
ainsi :
« On arrive donc à cette conclusion, que les opérations effectuées selon le type I, quand
elles sont possibles, conduisent, dans les cas que nous venons d’examiner, à des points
d’équilibre le maximum d’ophélimité est réalisé. C’est un des théorèmes les plus
importants de la science économique » (Pareto 1963, appendice, p. 646).
Le « maximum d’ophélimité pour la collectivité » parétien est donc bien destiné à caractériser
l’état particulier des marchés lorsqu’ils sont à l’équilibre général concurrentiel. Et cette
caractérisation est ce qui va permettre à Pareto de prouver la désirabilité de l’équilibre général
concurrentiel, puisqu’il écrira à plusieurs reprises que l’atteinte du maximum d’ophélimité
pour la collectivité est souhaitable d’un strict point de vue économique
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:
« Au point de vue exclusivement économique, une fois la collectivité parvenue en un
point P [ou maximum d’ophélimité], il convient qu’elle s’arrête » (Pareto 1916, p. 1339).
« Considérons une position quelconque, et supposons qu’on s’en éloigne d’une quantité
très petite, compatiblement avec les liaisons. Si en faisant cela on augmente le bien être
de tous les individus de la collectivité, il est évident que la nouvelle position est plus
avantageuse à chacun d’entre eux ; et vice versa elle l’est moins si on diminue le bien être
de tous les individus. » (Pareto 1963, appendice, p. 617).
De même, Chipman [1976, p. 87] et Marchionatti et Gambino [1997a] disent clairement que
Pareto cherchait une preuve de la désirabilité de l’équilibre général concurrentiel : « Cette
idée [maximum d’ophélimité] n’est pas le résultat d’un raisonnement parfaitement abstrait,
mais la tentative de prouver l’optimalité du libre-échange. » (Marchionatti et Gambino 1997b,
p. 54).
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Il est cependant d’accord avec l’idée que l’arbitrage qui mobiliserait d’autres considérations que des
considérations économiques (comme par exemple l’éthique, la justice…) pourrait ne pas juger
souhaitable l’atteinte d’un optimum parétien (Tarascio 1999).
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