L`écosocialisme, un marxisme antiproductiviste

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L’écosocialisme, un marxisme
antiproductiviste
septembre · Entretien · 2011
Entretien avec Michael Lowy
(Article disponible sur le site de l’Institut de recherche, d’étude et de formation sur le
syndicalisme et les mouvements sociaux (IRESMO))
Michael Lowy est directeur de recherche émérite au CNRS. Ses travaux ont plus
particulièrement portés sur la philosophie marxiste, le romantisme révolutionnaire et les
courants religieux révolutionnaires. Il est l’un des co-fondateurs du réseau écosocialiste
international.
IRESMO : Comment définiriez vous l'écosocialisme?
Michael Lowy: Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les
acquis fondamentaux du marxisme - tout en le débarrassant de ses scories productivistes
. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit - de même que celle de
l'autoritarisme bureaucratique de feu le “ socialisme réel ” - sont incompatibles avec les
exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l'idéologie des
courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs
organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système, et
pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.
Ce courant est loin d'être politiquement homogène, mais la plupart de ses représentants
partagent certains thèmes communs. En rupture avec l'idéologie productiviste du progrès dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique - et opposé à l'expansion à l'infini d'un
mode de production et de consommation destructeur de la nature, il représente une tentative
originale d’articuler les idées fondamentales du socialisme avec les acquis de la critique
écologique.
James O’Connor définit comme écosocialistes les théories et les mouvements qui
aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production
en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur
but, un socialisme écologique, serait une société écologiquement rationnelle fondée sur le
contrôle démocratique,
l’égalité sociale, et la prédominance de la valeur
d’usage. J’ajouterais que cette société suppose la propriété collective des moyens de
production, une planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la
production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces
productives.
Contre le fétichisme de la marchandise et l'autonomisation réifiée de l'économie par le
néo-libéralisme, l'enjeu de l'avenir c'est, pour les écosocialistes, la mise en œuvre dune
"économie morale" au sens que donnait E.P. Thompson à ce terme, c'est à dire une politique
économique fondée sur des critères non-monétaires et extra-économiques : en d'autres
termes, la "réintrincation" de l'économique dans l'écologique, le social et le politique.
Une réorganisation d'ensemble du mode de production et de consommation est
nécessaire, fondée sur des critères extérieurs au marché capitaliste : les besoins réels de la
population (pas nécessairement "solvables") et la sauvegarde de l'environnement. En
d'autres termes, une économie de transition au socialisme, "re-encastrée" (comme dirait
Karl Polanyi) dans l'environnement social et naturel, parce que fondée sur le choix
démocratique des priorités et des investissements par la population elle-même - et non par les
"lois du marché" ou par un politburo omniscient. En d’autres termes, une planification
démocratique locale, nationale, et, tôt ou tard, internationale, définissant : 1) quels
produits devront être subventionnés ou même distribués gratuitement ; 2) quelles options
énergétiques devront être poursuivies, même si elles ne sont pas, dans un premier
temps, les plus “ rentables“ ;
3) comment réorganiser le système des transports, en
fonction de critères sociaux et écologiques ; 4) quelles mesures prendre pour réparer, le
plus vite possible, les gigantesques dégâts environnementaux laissés “ en héritage ” par le
capitalisme. Et ainsi de suite...
Cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société
égalitaire et démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, à une civilisation
nouvelle, écosocialiste, au delà du règne de l'argent, des habitudes de consommation
artificiellement induites par la publicité, et de la production à l'infini de
marchandises nuisibles à l'environnement.
IRESMO : Le réseau écosocialiste international (Ecosocialist international network, EIN) a
été fondé en 2007 à Paris. Quels sont ses objectifs ?
M.L : Le réseau s’est constitué en 2007 à partir du Manifeste Ecosocialiste International de
2001, avec l’objectif de créer des liens entre les écosocialistes de différents pays et de
prendre des initiatives communes. En 2009 le réseau a publié une déclaration sur le
changement climatique, signée par des centaines de personnes originaires de dizaines de
pays, qui fut imprimée en portugais et anglais et distribuée aux délégués du Forum Social
Mondial de Belém. A cette occasion a eu lieu la deuxième conférence du réseau, toujours à
Belém, avec une importante participation brésilienne et latino-américaine. D’autres
documents du réseau ont été distribués lors des protestations à Copenhague et à Cancun, face
aux conférences internationales des gouvernements sur le climat. Le réseau est une initiative
modeste, mais il joue un rôle indispensable dans l’internationalisation de la pensée et de
l’action écosocialistes.
IRESMO : S'il peut être établi que le système de production capitaliste est structurellement
responsable de la dégradation de l’environnement et si la simultanéité des deux types de
désastres, social et écologique, n’est pas fortuite, la question de la rencontre de la critique
marxiste du capitalisme et de la critique du productivisme par les écologistes se pose
néanmoins. Pensez-vous qu'il soit possible de croiser deux critiques en apparence aussi
différentes (je fais référence notamment à la dénonciation par les écologistes du gâchis
accompli dans les pays dits "socialistes", et plus généralement, à leur opposition au
productivisme)?
M.L : Les écologistes se trompent s'ils pensent pouvoir faire l'économie de la critique
marxienne du capitalisme : une écologie qui ne se rend pas compte du rapport entre
"productivisme" et logique du profit est vouée à l'échec, ou pire, à la récupération par
le système. Les exemples ne manquent pas...L'absence d'une posture anti-capitaliste
cohérente a conduit la plupart des partis verts européens - France, Allemagne, Italie,
Belgique - à devenir de simples partenaires "éco-réformistes" de la gestion social-libérale du
capitalisme par les gouvernements de centre-gauche.
D’autre part, la question écologique est, à mon avis, le grand défi pour un renouveau de la
pensée marxiste au seuil du XXIème siècle. Elle exige des marxistes une révision critique
profonde de leur conception traditionnelle des "forces productives", ainsi qu’une rupture
radicale avec l'idéologie du progrès linéaire et avec le paradigme technologique et
économique de la civilisation industrielle moderne. Une des raisons du spectaculaire échec
du prétendu « socialisme réel » a été l’imitation servile de ce paradigme.
IRESMO : Une partie des écologistes semble considérer que la préoccupation
environnementale n’est pas incompatible avec le capitalisme, notamment via l’application
des principes du développement durable. Comment l'écosocialisme répond-il à cela ?
M.L : Les réformes partielles, compatibles avec le système, sont totalement insuffisantes : il
faut remplacer la micro-rationalité capitaliste du profit par une macro-rationalité sociale et
écologique, ce qui exige un véritable changement de civilisation. Cela est impossible sans
une profonde réorientation technologique, visant au remplacement des sources actuelles
d'énergie par d'autres, non-polluantes et renouvelables, telles que l'énergie éolienne ou
solaire. La première question qui se pose est donc celle du contrôle des moyens de
production, et surtout des décisions d'investissement et de mutation technologique, qui doit
être arraché aux banques et entreprises capitalistes pour devenir un bien commun de la
société. Certes, le changement radical concerne non seulement la production, mais aussi la
consommation. Cependant, le problème de la civilisation bourgeoise/industrielle n’est pas
- comme le prétendent souvent les écologistes - “ la consommation excessive ” de la
population
et la solution n’est pas une
“ limitation ” générale de la
consommation, notamment dans les pays capitalistes avancés. C’est le type de
consommation
actuel,
fondé sur l’ostentation,
le gaspillage,
l’aliénation
marchande, l’obsession accumulatrice, qui doit être mis en question.
Le prétendu capitalisme vert n’est qu’une manœuvre publicitaire, une étiquette visant à
vendre une marchandise, ou, dans le meilleur des cas, une initiative locale équivalente à
une goutte d’eau sur le sol aride du désert capitaliste. Et le prétendu « développement
durable » est devenu un terme vide, qui sert aussi bien aux écologistes de tendance social-
libérale qu’aux économistes de la Banque Mondiale pour occulter leur adhésion à l’ordre
économique et social établi.
La rationalité bornée du marché capitaliste, avec son calcul immédiatiste des pertes et des
profits, est intrinsèquement contradictoire avec une rationalité écologique, qui prend en
compte la temporalité longue des cycles naturels. Il ne s’agit pas d’opposer les “ mauvais ”
capitalistes écocides aux “ bons ” capitalistes verts : c’est le système lui-même, fondé sur
l’impitoyable compétition, les exigences de rentabilité, la course au profit rapide qui est
destructeur des équilibres naturels.
IRESMO : L'écosocialisme suppose-t-il la décroissance ou est-il compatible avec la
poursuite de la croissance économique et son extension aux pays du Sud ?
ML :
L’écosocialisme s’oppose catégoriquement à l’obsession capitaliste de la
« croissance », mais il nous semble que le concept de « décroissance » reste à un niveau
purement quantitatif : « moins » plutôt que « plus ». Je pense qu’il existe une troisième
posture qui me semble plus appropriée : une véritable transformation qualitative du
développement. Cela implique de mettre un terme au gaspillage monstrueux des ressources
que provoque le capitalisme, lequel est fondé sur la production à grande échelle de produits
inutiles et/ou nuisibles. L’industrie de l’armement est un bon exemple, de même que tous ces
« produits » fabriqués dans le système capitaliste – avec leur obsolescence programmée – qui
n’ont d’autre utilité que de créer des bénéfices pour les grandes entreprises. La question n’est
pas la « consommation excessive » dans l’abstrait, mais plutôt le type de consommation
dominant dont les caractéristiques principales sont : la propriété ostensible, le gaspillage
massif, l’accumulation obsessive des biens et l’acquisition compulsive de pseudo nouveautés
imposées par la « mode ». Le premier pas pour une redéfinition démocratique des besoins
par la société elle-même c’est la suppression totale et définitive de la publicité. Une nouvelle
société orienterait la production vers la satisfaction des besoins authentiques, à commencer
par ceux qu’on pourrait qualifier de « bibliques » – l’eau, la nourriture, les vêtements et le
logement – mais en incluant les services essentiels : la santé, l’éducation, la culture et le
transport. Cela vaut notamment pour les pays du Sud.
IRESMO : Selon certains écologistes, notamment en Amérique du Nord, pour envisager le
rapport à la nature autrement que comme un rapport de sauvegarde des ressources (ce
changement de perspective est indispensable si on souhaite préserver des espèces jugées
inutiles), il est nécessaire de fonder le rapport à la nature sur une éthique. Or cela pose
problème au marxisme car, d'une part la morale est toujours suspecte d'être instrumentalisée
par la classe dominante et de faire partie de la "superstructure idéologique", d'autre part le
marxisme est souvent envisagé comme une "science de l'histoire" dans la mesure où l'analyse
des contradictions internes du capitalisme amènent inéluctablement à son abandon, sans qu'il
soit nécessaire de recourir à un impératif moral. Comment concilier ces deux points de vue?
L'écosocialisme ne peut il envisager son rapport à la nature que dans une perspective de
sauvegarde des ressources ou peut il aller plus loin et envisager le rapport de l'homme à la
nature dans une perspective morale?
M.L : On peut facilement montrer que la critique du capitalisme chez Marx était inspirée par
des critères éthiques. Les lectures scientistes et positivistes du marxisme sont unilatérales et
étriquées. L’écosocialisme est certainement porteur de valeurs éthiques : l’égalité, la
solidarité, la liberté, le « bien commun » et la responsabilité envers la survie humaine sur la
planète (Hans Jonas). Il s’agit d’une éthique à la fois humaniste et écocentrique, dans le sens
où le respect de la nature et des équilibres écologiques est la condition même pour la vie des
sociétés humaines. Je ne pense pas que les arbres de la forêt amazonienne soient des « sujets
éthiques », mais leur destruction par l’agro-négoce capitaliste est une infamie et un crime non
seulement contre les populations locales, mais contre l’humanité toute entière, qui dépend
des forêts tropicales pour limiter le processus de changement climatique.
IRESMO : Vous êtes un spécialiste entre autres du courant chaud du marxisme (ou utopiste)
et des courants révolutionnaires millénaristes. Etablissez-vous un lien entre ces différents
courants et l'écologie politique du point de vue de leur rapport à l’avenir ?
M.L : Pour paraphraser Ernst Bloch je dirais que l’écosocialisme doit utiliser à la fois le
courant froid du marxisme - l’analyse critique impitoyable des perversions du capitalisme et le courant chaud, c’est à dire l’espérance agissante, l’utopie d’un autre monde
possible, écologique et socialiste. Les deux sont indispensables, mais, comme l’écrivait
Bloch, le courant froid est au service du courant chaud…
Pour aller plus loin :
Michael Lowy, L’écosocialisme - - L'alternative radicale à la catastrophe écologique
capitaliste, Paris, Mille et une nuit, juin 2011, 236 p., 5 euros
Michael Lowy, « Qu’est-ce que l’écosocialisme ? » (2005). Disponible
http://www.legrandsoir.info/Qu-est-ce-que-l-ecosocialisme-par-MichaeI-LOWY.html
sur :
« Manifeste
écosocialiste
international »,
http://www.lagauche.com/lagauche/spip.php?article104
sur :
2002.
Disponible
« Manifeste de Belém », Janvier 2009. Disponible sur :
http://www.ecosocialistnetwork.org/Docs/BELEM%20DECLARATION.pdf
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