VERS UNE MEDECINE HUMANISTE
ET ECONOMIQUE
1. Résumé
Face à une hausse continue des coûts pour notre système de soins, ce texte invite à
un regard novateur sur la philosophie, la pratique et la politique des soins et conclut
avec des propositions concrètes et économiques pour les améliorer, allant de
suggestions médicales et organisationnelles aux thèmes plutôt sociaux.
Nos voisins européens, eux aussi confrontés à une explosion des coûts,
expérimentent déjà des solutions diverses et constatent qu’actuellement, aucune ne
leur donne satisfaction. Est-ce qu’elles restent infructueuses puisqu’elles ne traitent
pas le vrai malade - qui pourrait bel et bien être la médecine moderne elle-même ?
Une vision mécaniciste de la santé et des pathologies, à la base de notre médecine
moderne, passe à côté de la signification psychique de la maladie ainsi qu’à côté de
la demande relationnelle, souvent inexprimée voire subconsciente, du malade. Ceci
crée une insatisfaction des patients autant que des professionnels, puisque la
dimension humaine s’en trouve négligée.
Cette insatisfaction diffuse, non-identifiée, contribue à une spirale de demandes
d’examens, d’interventions, de gestes médicaux techniques et de médication et par
ce fait à l’explosion des coûts de la santé. Le progrès technologique en médecine
provoque, lors d’une négligence simultanée de la dimension psychique, relationnelle
et sociale, une soif insatiable de plus en plus de progrès technique. Alors que seul un
changement de paradigme réussira à satisfaire cette soif d’ordre psychique,
relationnelle et, selon l’avis de certains, spirituelle.
Une réorientation dans ce sens de la médecine, tant dans son axe thérapeutique que
préventif, pourrait non seulement combler les attentes profondes des soignés et des
soignants, mais aurait en plus des chances de réduire les coûts engendrés par une
médecine technique, mécanique et chimique. Car celle-ci n’est pas seulement
onéreuse en soi mais peut créer des frais supplémentaires, par ses effets
secondaires.
En plus, les statistiques de grandes études cliniques, citées ici, prouvent l’importance
et la fréquence des facteurs psychiques aussi dans les maladies physiques. Ceci est
vrai également pour les accidents.
Selon une étude menée en collaboration avec une grande caisse-maladie
allemande, grâce à des psychothérapies psychanalytiques, les frais médicaux, la
durée des congés-maladie et des hospitalisations ont diminué de manière
surprenante et impressionnante, ceci de façon durable, ce qui a permis d’amortir
l’investissement financier dans ces traitements (voir chapitre 3.5. sur l’économicité).
La hantise des assureurs concernant les psychothérapies approfondies est donc
injustifiée et devrait laisser la place à une recommandation vive. Si la psychothérapie
était un domaine moins personnel, on aurait peut-être déjà proposé une réduction
2
des primes pour ceux qui se décident à en faire, si possible même à titre préventif.
Aux automobilistes qui équipent leur voiture d’atouts de sécurité, on accorde déjà
des bonus
Malgré ces indices statistiques et économiques en faveur des psychothérapies, on
rencontre des réticences aussi parmi des professionnels de la santé. S’agirait-il au
fond de l’aversion secrète que l’être humain présente contre les recoins conflictuels
de son inconscient ?
Dans une psychothérapie, ce sont la bienveillance, la patience, la compétence du
thérapeute, la confiance du patient en lui, la fiabilité du cadre et la qualité de
l’alliance entre ces deux individus qui permettent d’affronter et de résoudre ces
conflits dans une élaboration commune.
Si nécessaire, une médication psychotrope bien adaptée par le psychiatre peut
apaiser l’angoisse et faciliter ainsi ce travail. Une prescription médicamenteuse
seule, en défaveur de l’élaboration psychothérapeutique par contre ne résout rien.
Une restriction massive des prestations remboursées par l’assurance oblige déjà
certains psychiatres en Suisse allemande à se limiter essentiellement au rôle de
prescripteur.
De réduire le suivi psychiatrique risque de masquer les conflits intrapsychiques et
interpersonnels, de les rendre ainsi chroniques et de provoquer leur transmission à
l’entourage du patient, au pire jusqu’aux générations suivantes à travers des
modes de relation pathologiques et pathogènes, mais aussi par le patrimoine
nétique. Les nombreux problèmes de couple et de famille ainsi que les troubles
présentés par nos jeunes, parfois déjà dès la petite enfance, en témoignent.
A juste titre, les patients eux-mêmes se méfient de la dépendance médicamenteuse :
non seulement que les tranquillisants et somnifères produisent une dépendance
physique qui exige souvent d’augmenter progressivement les doses. De plus, aussi
envers les antidépresseurs et antipsychotiques qui ne créent pas d’accoutumance
physique, une dépendance psychique peut se développer. Car les patients sentent le
danger réel de rechuter à l’arrêt du médicament si les problèmes n’ont pas été
résolus.
Dans le chapitre sur les propositions concrètes de comment améliorer le système de
soins, d’autres particularités importantes du domaine de la psychiatrie et des
psychothérapies sont abordées, p.ex. concernant les réseaux de médecins (HMO
1
)
et les conséquences d’une fin de l’obligation de contracter des caisses-maladies.
Il semble être à la mode de critiquer le système de soins, les médecins, les
assureurs et les politiciens qui se renvoient la responsabilité pour les
dysfonctionnements. Mais ne reflètent-ils pas aussi les mécanismes, les principes,
les valeurs et l’ambiance relationnelle dans notre société occidentale en général ? Et
si on essayait des solutions basées sur une vision plus large, intégrative, à la fois
pratique et philosophique tant dans le système de la santé que dans la société ?
1
HMO, « health maintenance organization », réseau de cabinets de médecins collaborants ensemble
dans l’esprit de contrôle de qualité, d’efficacité et de coûts.
3
2. Préambule
D’avoir bouleversé pour toujours ma compréhension des soins, des maladies, des
malades et de leurs malaises ainsi que de m’avoir convertie d’une interniste
cardiologue classique en une psychiatre psychothérapeute convaincue n’est pas
l’effet d’un ouvrage volumineux et savant sur la médecine psychosomatique
2
mais le
mérite de quelques personnes que j’ai eu la chance de rencontrer.
À l’époque, je travaillais dans une clinique de rééducation cardiaque, ensemble avec
une psychologue clinicienne qui se perfectionnait en psychanalyse freudienne.
Quand je lui adressais des patients pour évaluer un trouble psychique, elle me faisait
part de ses observations et hypothèses dont je fus fascinée comme si un nouveau
monde complexe et plein de significations insoupçonnées s’ouvrait à moi.
Comparé à la précision, finesse, richesse et individualité des histoires personnelles
qu’elle réussissait de recueillir et de mettre en lien avec la conflictualité actuelle des
malades, je me sentais frustrée devant la stéréotypie de mes anamnèses
cardiaques. La personnalité et problématique du patient furent négligées dans des
questions du style : « Combien d’étages pouvez-vous monter à pied avant d’être
essoufflé ? Pouvez-vous dormir à plat ou combien de coussins utilisez-vous ? »
Ainsi sensibilisée, j’écoutais plus attentivement mes patients, leur posais des
questions différentes et commentais autrement leurs propos. À un monsieur d’une
soixantaine d’années, je pouvais ainsi montrer que la date de son infarctus
correspondait jour pour jour au cinquième anniversaire de l’accident mortel de son
fils, et que c’était ce deuil non accompli qui se trouvait à l’origine de son accident
coronarien.
Un autre réconvalescent fit sous mes yeux une récidive d’infarctus, en revenant pâle
d’une promenade avec son épouse et un monsieur qui, comme j’appris plus tard,
était non seulement le cousin mais en même temps l’amant de sa femme.
Lors d’une garde de nuit, je fus appelée auprès d’un patient coronarien gravement
atteint dont les douleurs thoraciques n’avaient d’équivalent ni à l’ECG ni à la
sérologie des enzymes cardiaques, et qui ne répondaient ni à une médication
cardiaque ni antalgique ni anxiolytique. L’intervention la plus personnelle de ma
carrière d’interniste consistait à écouter avec beaucoup d’empathie l’histoire de sa
vie affective douloureuse qu’il n’avait jamais racone auparavant, en commençant
par sa petite enfance, tout en lui tenant la main pendant des heures. Ce qui lui a
permis de s’endormir au petit matin, sans douleur et apaisé comme un enfant
contrairement à moi, devenue témoin directe d’une angoisse saisissante d’abandon
et de mort.
Je me rendis compte que, pour comprendre mes malades, il fallait changer de
perspective. Et que, pour les soigner à fond, il me fallait changer de spécialité.
2
Le terme psychosomatique (du grec , psycho :esprit, soma :corps) tient compte de
l’interdépendance de l’esprit et du corps dans leur fonctionnement tant normal que maladif.
4
3. En introduction : des chiffres qui parlent
Après ces anecdotes individuelles, laissons les statistiques témoigner de la
fréquence et de l’importance des facteurs psychiques pour la santé - et pour les
finances - de notre société. A partir de là, il devient évident que le traitement
approfondi des troubles psychiques, tant dans leurs formes majeurs que sub-
cliniques
3
, doit être une priorité.
3.1. Les maladies psychiques
Dans l’étude The Global Burden of Disease, 1990, publiée par deux collaborateurs
de l’OMS (A. Lopez et C. Murray), les 10 plus importantes causes d’invalidité dans le
monde ont été classées selon le pourcentage des coûts provoqués. La plus coûteuse
de toutes est la dépression, avec 10,3%.
Les suivantes sont : accidents de circulation 4,7%, tuberculose 4,6%, alcoolisme
3,6%, blessures auto-infligées (tentatives de suicide) 3,5%, trouble maniaco-
dépressif
4
3,1%, violence 3,1%, guerre 3,1%, schizophrénie 3,0%, anémie ferriprive
3,0%. Parmi ces 10 causes, responsables pour 42% des coûts, la plupart est
d’origine psychique ou y est liée.
En Suisse, selon les statistiques de l’Assurance-Invalidité de janvier 2000, un tiers
des rentes est attribué pour des maladies psychiatriques. Leur nombre a déjà triplé
depuis 1986 et continue d’augmenter.
Selon des recherches allemandes
5
sur plus de 20 000 patients, on estime qu’environ
40% des patients qui consultent leur médecin de famille présentent un trouble
psychique manifeste, pour ne pas parler des troubles sub-cliniques. Seulement la
moitié des troubles psychiques a été diagnostiquée par le généraliste, ce qui laisse
l’autre moitié sans traitement. Par contre, un patient sur dix fut diagnostiqué de
dépressif, alors qu’il n’en souffrait pas, ce qui pose le problème des médications
psychotropes données de façon erronée, mais non sans effets secondaires.
3.2. Les maladies psychosomatiques
Parmi les maladies organiques, classiquement reconnues comme étant causées ou
aggravées par des facteurs psychiques, comptent les maladies cancéreuses,
l’hypertension artérielle et la maladie coronarienne, l’asthme, les troubles
somatoformes douloureux
6
, l’ulcère gastrique, la colite ulcéreuse, l’obésité - qui
3
Un trouble sub-clinique ne réunit pas assez de critères diagnostiques pour être qualifié de
pathologique, mais peut néanmoins avoir des conséquences cliniques significatives.
4
Appelé aussi trouble bipolaire, la maladie maniaco-dépressive consiste en phases de dépression
alternant avec des phases maniaques, c.à.d. exaltées le patient lutte de façon frénétique contre
l’intensité de sa dépression devenue insupportable.
5
Wittchen HU, Hofler M, Meister W. : Prevalence and recognition of depressive syndromes in German
primary care seings : poorly recognized and treated? Int Clin Psychopharmacol 2001 ; 16 :121-35.
6
Dans les troubles somatoformes douloureux, l’examen médical ne montre pas ou pas assez de
lésions corporelles pour expliquer les douleurs chroniques qui sont à considérer comme d’origine
psychique du moins en partie, comme certains maux de tête, de dos, de nuque, de ventre etc.
5
occasionne tant d’autres affections métaboliques et orthopédiques - l’anorexie et la
boulimie, l’arthrite rhumatoïde, les dermites atopiques
7
et la thyrotoxicose
8
. D’autres
experts pensent même que toutes les maladies ont des origines psychiques, même
si la prédisposition génétique, les influences nutritionnels et environnementales tels
que des agents pathogènes y contribuent.
Ces maladies dites psychosomatiques sont très fréquentes, la souffrance et les frais
qu’elles provoquent sont extrêmement lourds.
Que des troubles psychiques ne sont pas seulement une conséquence d’altérations
organiques, mais à l’inverse aussi un facteur de risque voire une cause de maladie
physique, a été confirmé par de nombreuses études, entre autres sur la maladie
coronarienne
9
: L’existence préalable d’une dépression chez un sujet au départ non-
cardiaque double son risque de subir un infarctus et d’en mourir. Pour un patient
coronarien connu, une dépression triple voire quadruple le risque de nouvel infarctus
et de mort cardiaque ! Selon d’autres études
10
, ce risque est normalisé par le
traitement (psycho-pharmacologique dans ces études) de la dépression.
Dans les maladies cancéreuses, la plupart des études démontrent que la dépression
sévère et récurrente augmente le risque de développer ultérieurement un cancer
(selon Penninx
11
, le risque est presque double). Une dépression, avec le cue de
désespoir et d’impuissance, peut également être prédictive d’une progression plus
rapide de cette maladie, p.ex. du cancer du sein (Watson et coll., 1999).
3.3. Efficacité des psychothérapies
Les recherches sur l’efficacité des psychothérapies sont beaucoup plus difficiles à
réaliser que l’évaluation d’une substance chimique - et peu sponsorisées par
l’industrie pharmaceutique ou des fabricants de technologie médicale... puisque la
qualité de ces traitements dépend de beaucoup plus de variables.
7
Parmi les dermites atopiques, provoquées par une allergie, comptent l’urticaire et l’eczéma
endogène, appelé aussi neurodermite atopique. D’autres affections atopiques sont le rhume de foins
et l’asthme allergique.
8
La thyrotoxicose est une hyper fonction de la glande thyroïde dont les hormones perturbent
gravement l’organisme.
9
Voici un choix de références : 1)Ferketich AK, Schwartzbaum JA, Frid DJ, Moeschberger ML, for the
National Health and Nutrition Examination Survey : Depression as an antecedant to heart disease
among women and men in the NHANES I study. Arch Intern Med. 2000 ; 160 : 1261-1268. 2) Ford
DE, Mead LA, Chang PP, Cooper-Patrick L, Wang NY, Klag MJ : Depression is a risk factor for
coronary artery disease in men : the precursors study. Arch Intern Med 1998 ; 158 : 1422-1426. 3)
Bush DE, Ziegelstein RC, Tayback M, et al. : Even minimal symptoms of depression increase mortality
risk after acute myocardial infarction. Am J Cardiol. 2001 ; 88 : 337-341.
10
1) Meier CR, Schlienger RG, Jick H. : Use of selective serotonin reuptake inhibitors and risk of
developing first-time acute myocardial infarction. Br J Clin Pharmacol. 2001 ; 52 :179-184. 2) Sauer
WH, Berlin JA, Kimmel SE : Selective serotonin reuptake inhibitors and myocardial infarction.
Circulation. 2001 ; 104 : 1894-1898.
11
Penninx BW : Chronically depressed mood and cancer risk in older persons. Journal or the
National Cancer Institute. 1998 ; 90(24) ; 1888-1893.
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