Mouvement universel de la responsabilité scientifique (MURS) Conférence “Bioéthique et responsabilité scientifique” 1996 Jean Dausset L'émergence, puis la grande actualité de la bioéthique, est un événement d'une extrême importance dans la conscience de l'homme. Elle découle, en effet, de l'extraordinaire percée conceptuelle et technologique faite récemment grâce aux progrès éblouissants de la biologie et de la génétique. Nous vivons, sans aucun doute, une période unique de l'humanité. En un demi-siècle - en fait, pour la plupart d'entre nous, pendant notre vie d'adulte, la biologie a plus progressé qu'au cours des millénaires. La constitution et la structure du génome humain sera probablement déchiffrée prochainement. Evénement historique s'il en est, qui marque une nouvelle étape de l'aventure humaine. L'homme commence à comprendre les mécanismes intimes de la vie et, progressivement, s'approche d'une quasi-maîtrise de la vie. D'autres étapes critiques, d'autres conquêtes ont échelonné l'histoire de l'homme : la maîtrise du feu qui néanmoins brûle, la maîtrise du fer qui néanmoins tue. L'assimilation des avantages et des inconvénients de ces nouveaux pouvoirs s'est faite lentement, progressivement, pour ainsi dire spontanément, je veux dire sans réflexion collective. Aujourd'hui, il n'en est pas de même pour la maîtrise de la vie. En effet, il s'est manifesté, dès l'apparition de ces nouvelles possibilités, une prise de conscience de la société toute entière. Conscience collective à la fois admirative et inquiète qui recherche les moyens pour que ces nouvelles connaissances soient utilisées seulement au bénéfice de l'homme et non à son détriment. La réflexion de la société civile, votre réflexion, devrait permettre de raccourcir au minimum le temps d'acceptation, d'assimilation, et de prévenir les dérives possibles plutôt que d'avoir après coup à les corriger. On a coutume de dire que l'humanité progresse rapidement sur le plan matériel, mais qu'elle piétine, ou peut-être même recule sur le plan intellectuel et de conscience morale. La confiance qu'avait Condorcet dans les “progrès de l'esprit humain” ne serait-elle que naïveté ou, au contraire, confiance dans la nature humaine ? Certes, il ne peut être question ici d'une évolution darwinienne, puisque 2000 ans d'histoire ne sont rien comparés aux millions d'années d'évolution qui ont précédé. Par contre, une évolution culturelle est peut-être sensible. Ne voit-on pas se cristalliser, puis se généraliser, des notions de solidarité, d'égalité des hommes, des sexes, des groupes ethniques et de démocratie, malgré les désaveux que l'actualité quotidienne nous fournit jusqu'à l'écœurement. Je crois personnellement aux progrès culturels de l'esprit humain. Nous sommes donc tous, et singulièrement ceux réunis en ce congrès, responsables devant les générations qui nous suivent de l'application, dans le cadre des principes humanitaires que je viens d'évoquer, des outils formidables et parfois redoutables dont la science nous a doté. A nous d'établir à l'avance, avant que s'installent des faits établis regrettables un code éthique basé sur un consensus universel, allant au-delà des diverses écoles de pensée, des tabous sociologiques ou religieux. Tâche certes qui nous dépasse individuellement, mais que, dans son ensemble, la société doit accomplir rapidement. La maîtrise de la vie met l'homme à un tournant dans son histoire qui, comme on le dit en sport, doit être “négocié”. Cet exercice périlleux est exaltant. Celui-ci étant d'autant plus difficile que la notion même d'éthique et donc, en particulier, de bioéthique est souvent flou. Aussi, je vous propose tout d'abord d'essayer ensemble de mieux définir la bioéthique. Tout d'abord, le mot éthique est-il perçu par tous de la même façon ? Peut-on lui donner un sens général compris par tous? Certains pensent que l'éthique est le mot moderne désignant la morale. Je ne le crois pas. Personnellement, il me semble qu'il n'y a pas une morale unique, car celle-ci varie d'une culture, voire d'une couche sociale, à une autre et parfois d'une génération à une autre. L'évolution des mœurs sexuelles dans une grande partie du monde au cours de la dernière décennie nous en donne un exemple frappant. En revanche, l'éthique se doit d'être permanente, valable pour toutes les ethnies, les cultures, les générations et refléter tout ce qu'il y a de plus noble dans l'esprit universel. Cela n'est pas utopique. Il suffit de se référer à l'histoire pour constater qu'il y a, quels que soient les peuples, même chez ceux que l'on dit les plus primitifs, des concepts et des tabous communs. Je ne voudrais n'en citer qu'un seul, le plus évident, celui de l'hospitalité qui, partout, est une valeur universellement admise. Cela dénote à l'évidence un esprit de confiance en l'autre, de don de soi-même qui fait honneur à l'humanité et qui est un embryon du concept qui, sans doute, nous réunira, la notion de respect de l'autre quel qu'il soit. De même, l'hospitalité prend, dans les milieux hostiles tels que la montagne ou le désert, un caractère sacré de sauvetage qui est là encore un indice de ce que nous cherchons comme principe à notre éthique : la solidarité entre les hommes. Ainsi l'éthique telle que nous l'envisageons pourrait se définir, si toutefois vous acceptez la définition que je vous propose, le respect de la personne humaine dans tous les sens, non seulement physique, d'intégrité, d'indisponibilité, mais encore mental, de liberté de pensée, de tolérance, respect assorti de la quête d'une humanité présente et future la moins souffrante possible, adoptant en cela la très belle définition de la santé donnée par l'OMS : la santé est un état harmonieux de bien-être à la fois physique, mental et social, ce dernier aspect n'étant pas moins important que les deux autres. A ces notions sur l'individu, il faut y ajouter, bien sûr, le respect de l'espèce humaine, afin de préserver l'avenir des générations futures. Et vous savez tous que ce respect passe par le respect de la nature, donc de la biosphère et de la biodiversité nécessaire à toute vie humaine. Ce respect fait partie intégrante de la bioéthique. Enfin, il ne faut pas nous cacher qu'il y a des situations ambiguës lorsqu'il y a conflit d'intérêts entre celui de l'individu et celui de la collectivité. Dans ce type de situation, nous prendrons deux critères pour nous aider à trancher : l'intérêt de l'enfant venant avant celui des progéniteurs et l'intérêt des générations futures venant avant celui des générations présentes. Nous voilà je l'espère armés pour réfléchir. Je répète les mots clefs : • respect en toute circonstance de la personne humaine en cherchant à soulager au maximum ses souffrances • solidarité entre les hommes • respect de l'espèce humaine et donc de la biosphère et de la biodiversité nécessaire à sa survie • et dans les cas difficiles priorité à l'enfant, priorité aux générations futures J'espère que ces termes recueilleront l'agrément de l'ensemble des communautés humaines et constitueront une base solide de discussion sur les problèmes précis auxquels nous ont confrontés les immenses progrès techniques de la biologie et de la médecine au cours de ce dernier quart de siècle. Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de nous entendre sur un autre point. En effet, dans cette nouvelle ère que la science a ouvert à l'humanité, véritable révolution technologique apportant en particulier la maîtrise de la vie, quel est le rôle du scientifique et singulièrement celui du biologiste ? En un mot, quels sont ses devoirs vis-à-vis de l'individu et de la société, quelles sont ses responsabilités,? Son premier devoir est sans aucun doute d'étendre le champ des connaissances humaines. La connaissance en soi est un trésor, fruit d'une curiosité sans limite et d'une incroyable ingéniosité. Elle a fait de l'homme ce que nous sommes aujourd'hui. Elle est la fierté et l'honneur de l'Homme, qui a su, en partie, se comprendre lui-même e, progressivement, se rendre maître de son environnement. Apporter de nouvelles connaissances fondamentales est le premier devoir du scientifique. Toute connaissance est une libération et toute ignorance est une limitation. Mais il a encore un autre devoir aussi impérieux, celui de sortir de sa tour d'ivoire, car le scientifique a désormais la responsabilité d'informer le grand public, de lui faire comprendre la portée des découvertes, leurs avantages, mais aussi leurs inconvénients et les risques que leurs applications pourraient faire courir. Il doit faire comprendre que la science n'est ni une panacée universelle, ni un épouvantail. Par ses avis d'expert compétent, le scientifique pourra, en alertant l'opinion publique et en avertissant en temps utile les décideurs, éviter des risques possibles et les utilisations abusives, dévoyées ou simplement imprudentes. Son rôle dans la civilisation moderne technologique devient donc essentiel. Il doit s'acquitter de ce nouveau devoir avec modestie et honnêteté. Ayant établi les buts de la bioéthique, défini les critères qui nous permettent, je l'espère, d'arriver à un consensus, ayant défini la place, le rôle et les devoirs des scientifiques et, en particulier, des biologistes et, singulièrement, des généticiens, il nous sera désormais possible d'aborder un certain nombre de problèmes concrets choisis parmi les plus controversés et de voir s'il est possible de dégager une attitude commune à la majorité des cultures, Mon choix a porté sur les problèmes les plus brûlants, ceux qui concernent le génome humain, le statut de l'embryon, le diagnostic prénatal et bien sûr mon cheval de bataille, la médecine prédictive. En ce qui concerne tout d'abord le génome humain, la source essentielle de divergence est la conception que l'on se fait de l'ADN humain. Est-il partie intégrante du corps humain au même titre que le sang ou les organes ou, au contraire, n'est-il qu'un matériel rendu inerte par les manœuvres chimiques d'extraction ? Autrement dit, doit-on lui attribuer le respect dû à toute partie du corps humain quelle qu'elle soit ou doit-on le considérer comme une simple “chose” qui peut être, comme toute autre, commercialisée ? La question est importante et n'est pas purement spéculative. En effet, toute la législation des brevets portant sur les séquences du génome humain en découle. On sait les discussions parfois orageuses, surtout d'un bord à l'autre de l'Atlantique, que ce problème a entrainées. Et le débat n'est d'ailleurs pas clos. Appliquant le premier de nos principes, il me paraît clair que l'ADN humain fait partie du corps humain et ne peut donc être source de profit. Les séquences du génome humain constituent le patrimoine héréditaire commun de l'espèce humaine. Elles ne peuvent donc être brevetées, d'autant plus qu'il ne s'agit en rien d'une invention, puisqu'elles existaient dans la nature. Il faut en effet distinguer clairement: découvertes et inventions. Christophe Colomb n'a pas inventé l'Amérique, elle existait de tout temps, il l'a simplement découverte aux yeux de l'Occident. Il est cependant évident que les immenses connaissances qui sont et qui seront de plus en plus accumulées sur le génome humain doivent être utilisées au plus vite pour le bien des malades et éviter leurs souffrances. Pour cela, la compétition industrielle est nécessaire et elle ne peut jouer que si l'industrie est protégée pour un temps par des brevets. Ceux-ci ne doivent pas, comme nous l'avons dit, porter sur les séquences d'ADN, mais plutôt sur les produits qui en découlent et dont l'utilité est démontrée. Ainsi, l'intérêt des malades et les intérêts privés seront préservés. Toute séquence d'ADN humaine devrait donc être rapidement être mise dans le domaine public, tout en préservant au moins pour un temps la propriété intellectuelle du chercheur. Il me semble qu'un consensus pourrait être obtenu sur ces propositions. Concernant le génome humain il y un autre problème souvent évoqué, d'une extrême importance pour l'avenir, celui de la génothérapie. Il faut bien distinguer deux types de génothérapie. L'un consiste à introduire ou à modifier un gène d'une cellule du corps d'un malade, afin de compenser ou de redresser un métabolisme altéré. Ce type de génothérapie dite somatique (du grec soma : corps) est parfaitement éthique et peut être comparée à une simple greffe. Elle ne modifie en rien le génome des cellules sexuelles du malade et la modification introduite ne peut donc pas être transmise à sa descendance. Elle est déjà appliquée et bientôt avec succès. Par contre, la génothérapie dite germinale, qui consiste à introduire un gène ou à modifier un gène dans une cellule germinale (spermatozoïde ou ovule), est bien différente. Le gène modifié sera transmis aux enfants puis à tous les descendants de l'individu ainsi traité. Une telle technique est-elle éthique, alors que, manifestement, on introduit une modification du patrimoine génétique d'une partie de l'humanité ? Néanmoins, il ne faut pas fermer définitivement la porte à une technique qui un jour pourrait se révéler utile, comme par exemple en rendant les générations futures résistantes au cancer (en introduisant dans le génome humain un gène suppresseur du cancer). Pour le moment, il n'existe aucune indication précise. C'est pourquoi il semble sage de proposer que toute génothérapie germinale soit, mais seulement dans l’état actuel de nos connaissances, formellement interdite. Un autre sujet de large débat est celui du statut de l'embryon et la lancinante interrogation : à partir de quel moment, de quel stade, l'embryon humain a-t-il le droit au respect ? Il en est de même sur le plan philosophique. Mais de nombreuses considérations psychologiques, sociologiques et démographiques, le plus souvent légitimes, tendant à éviter des souffrances à la mère, au fœtus ou à l'enfant à naître ont entraîné dans de nombreuses cultures des attitudes totalement contraires au principe énoncé. Pour tenir compte de cet écart notoire entre la théorie et la pratique, on a parfois désigné l'embryon comme une “personne humaine potentielle”, sans préciser d'ailleurs à quel moment cette potentialité s'arrêtait. C'est donc sur des critères purement culturels et en particulier religieux que se fonde l'attitude d'une société devant ce dilemme. Le dilemme est en fait celui d'un individu et non de la société et, à mon sens, il doit être tranché par chacun de nous selon sa conscience et ses croyances. Ainsi, c'est à la conscience d'un couple que l'on doit laisser la décision de l'interruption de grossesse lorsque l'on a diagnostiqué in utero une affection ou une anomalie du fœtus, après un exposé objectif et le plus exhaustif possible du médecin. Dans leur décision, devrait intervenir la notion de souffrance que nous avons incluse parmi nos critères. En effet, on peut se demander s'il est permis de mettre au monde un enfant dont on sait pertinemment qu'il souffrira cruellement avant de s'éteindre après quelques années de calvaire ? Jusqu'où doit aller le respect intégral de la vie ? On comprend l'attitude des sœurs qui ont vu leur frère myopathe mourir dans des conditions atroces et qui, de ce fait, refusent d'être mères... Elles refusent de mettre au monde des enfants déjà par avance condamnés. Heureusement, les techniques de génétique et de biologie moléculaire apportent souvent des solutions à ces douloureuses situations. Par exemple, elles peuvent permettre à ces sœurs de savoir si elles sont ou non porteuses du gène délétère ; ainsi, non conductrices, c'est-à-dire non porteuses, elles pourront engendrer sans souci. Conductrices elles pourront avoir recours au diagnostic prénatal. Bien des situations dramatiques pourront alors être évitées. Allons plus loin et envisageons l'un des derniers tours de force de la technique : le tri préimplantatoire. Grâce au génie génétique, à partir d'une seule cellule de l'embryon de quelques cellules, on peut désormais étudier l'ensemble du génome du futur enfant et, donc, choisir parmi d'autres l'embryon sain celui qui sera alors implanté dans l'utérus de la femme. Mais jusqu'où doit aller ce tri des embryons pré-implantatoires ? Car il ouvre la porte à de nombreux abus. Certes, des dérives sont faciles à imaginer, le choix du sexe, bien sûr, mais encore le choix de bien d'autres caractères selon la convenance des parents. Non, cette facilité ne semble pas devoir être donnée mais, en revanche, certains pensent devoir utiliser cette technique pour pallier un défaut génétique présent dans une famille déjà lourdement affectée. Ces cas sont très exceptionnels. Par exemple, celui où les deux parents possèdent le gène de la mucoviscidose, mais chacun d'eux porte une mutation différente. Ils ont déjà eu deux enfants atteints. Ils ont, par la suite, été amenés à éliminer par avortement deux fœtus également atteints. Il semble alors justifié de tenter le tri pré-implantatoire, pour permettre à cette mère de poursuivre en toute sérénité une grossesse d'un enfant sain. Il m'est impossible au cours de ce trop rapide survol d'aborder tous les nombreux problèmes auxquels le bio-éthicien est confronté, mais il en est un auquel je suis plus particulièrement attaché, c’est celui de la médecine prédictive. En effet, pendant des siècles, la médecine s'est préoccupée de soigner et il en est encore de même dans la majorité du monde. Aujourd'hui, la médecine s'est donné comme but ultime de prévenir plutôt que d'avoir à guérir. Mais pour prévenir, il faut prédire : ainsi est née la médecine prédictive, premier acte de la médecine préventive. Par définition, la médecine prédictive étudie des sujets sains ou apparemment sains. Elle recherche la prédisposition à diverses maladies et donc les risques d'apparition d'une affection déterminée. Ce risque peut aller de la quasi-certitude à la simple probabilité plus ou moins grande. En pratique, l'étude des gènes des individus apportera la plus grande part d'information. Les gènes de susceptibilité ne sont pas autre chose que l'ancien “terrain héréditaire” de nos maîtres. La médecine prédictive, médecine du XXIème siècle permettra à chacun de “prendre en main” son capital de santé, aidé en cela par les médecins devenant alors des conseillers attentifs de leurs clients, demeurés en bonne santé grâce à diverses mesures préventives adaptées à chaque cas. Cette nouvelle médecine porte en elle de grands espoirs. La médecine prédictive soulève aussi, comme toute nouveauté, des inquiétudes et pose de nouveaux problèmes éthiques, essentiellement à trois niveaux. • L'individu dans son intimité : dans la mesure du possible, l'individu concerné doit avoir la liberté de choisir de subir ou non le test et également celui de connaître ou de ne pas connaître le résultat. En effet, le risque encouru le plus sérieux est celui de provoquer une anxiété qui peut aller jusqu'à une grave dépression. • L'individu dans son tissu familial et social : les résultats ne pourront être révélés à la famille qu'avec l'accord total du “propositeur”. De même, le secret médical est de rigueur vis-à-vis de la société, car un employeur pourrait en profiter pour une discrimination sur l'embauche ou sur le poste de travail et un assureur pour augmenter la prime. • Enfin l'individu dans humanité : la crainte que cette médecine conduise à l'éradication de certains gènes actuellement délétères, mais peut-être utiles dans d'autres circonstances, est illusoire. Il s'agit, en effet, de maladies polygéniques qui n'empêchent pas la reproduction et surviennent le plus souvent après l'âge de la reproduction. Sur un autre registre il y a un autre aspect, celui-là non médical, auquel la bioéthique fait appel à la responsabilité scientifique. C'est celui de la préservation de la vie et, surtout, de la vie humaine sur notre planète limitée. Etre attentif à ne pas perturber l'équilibre fragile de notre biosphère est un impératif vis-à-vis de nos enfants et des générations futures. L'homme est le fruit d'une longue évolution portant sur plus de deux milliards d'années et ce n'est que très récemment à l'échelle des temps géologiques qu'il s'est dégagé de l'ensemble des êtres vivants (à peine trois millions d'années). Seul il a pris conscience de son environnement, compris certaines des lois de la nature et les a appliquées à son profit. Il a évolué sur toute la terre, tout en se diversifiant selon les climats. Il est resté, par chance, une espèce interféconde ; il a donc gardé l'unité dans la diversité. L'unité de l'espèce humaine a été préservée, malgré les distances de plus en plus grandes séparant ses éparses colonies. L'échange des gènes a donc été toujours été possible et l'isolement évité. A l'heure actuelle, la planète nous apparaît comme le jardin d'une humanité solidaire. Mais ce domaine nous est de plus en plus précieux, au fur et à mesure qu'il devient de plus en plus étroit, du fait de l'accroissement des moyens de communication et de l'augmentation exponentielle des populations. Rio de Janeiro n'est à mon sens qu'un simple premier pas. Les résolutions qui y ont été prises doivent être appliquées pour préserver un bien aussi précieux que l'atmosphère, la pureté de l'eau et sa quantité, ainsi que la biodiversité, source de gènes pour l'évolution future et, dans l'immédiat, source de molécules précieuses. La responsabilité de l'homme moderne, l'homme technologique, de la période industrielle est énorme dans la détérioration progressive de son milieu naturel à laquelle nous assistons par un usage abusif et parfois pervers de moyens techniques. Ce n'est pas la science qu'il faut accuser mais l'utilisation que l'on en a fait. Il n'y a pas de limite et il n'est pas question de donner une limitation à l'acquisition des connaissances, c'est-à-dire par la recherche fondamentale. Cela cependant avec une seule réserve : cette acquisition ne doit pas être obtenue par des moyens allant à l'encontre de la dignité et de la liberté humaine, Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale doivent nous rendre extrêmement vigilants à ce sujet. Des expériences sur l'homme doivent être strictement codifiées, respectant tous les droits de l'homme. En revanche, ce qui est important de codifier et d'encadrer est l'utilisation de ces nouvelles connaissances. Deux cents ans sont passés depuis l'explosion scientifique du XVIIème siècle, celle des “géomètres” du Siècle des Lumières. Et, paradoxalement, la foi en la science a chancelé, alors même que la science a donné aux hommes la maîtrise de l'énergie, la vitesse des transports, l'instantanéité des communications, l'éradication de nombreuses maladies et, probablement bientôt, la maîtrise de la vie. La raison de ce paradoxe est que dans le passé, les bénéfices obtenus des progrès de la science et de la technologie, contrebalançaient largement les possibles méfaits. Bien sûr, le feu a toujours servi à détruire, l'épée à tuer, mais les dommages étaient relativement localisés et limités. Jusqu'aux dernières décennies, les abus ne pouvaient avoir qu'un impact local et modeste. Aujourd'hui par contre, et cela est le fait nouveau : la puissance des moyens acquis par l'homme est tel que l'équilibre de la biosphère et même le futur de l'espèce sont globalement en danger. A chacun de nous de le préserver car il est vital et d'une fragilité extrême. Heureusement, il semble que le grand public ait récemment pris conscience de l'importance de cet enjeu. Mais la prise de conscience n'est pas suffisante, il faut agir. Le droit à la vie et donc la protection contre l'emploi abusif de la science est probablement le droit le plus sacré. C'est pourquoi en 1988, à l'occasion du bicentenaire de la Déclaration des droits de l'Homme, le Mouvement universel de la responsabilité scientifique (MURS), dont je suis l'actuel président, a pris une importante initiative. Il a proposé d'ajouter à la Déclaration des droits de l'Homme un nouvel article dont voici l'intitulé : “Les connaissances scientifiques ne doivent être utilisées que pour servir la dignité, l'intégrité et le devenir de l'homme. Nul ne peut en entraver l'acquisition”. Cet article très général devait dans l'esprit du MURS être assorti par des déclarations solennelles des Nations unies, telles que : • • • toute source d'énergie ne doit être utilisée qu'au bénéfice de l'homme, sans atteinte à la biosphère le patrimoine génétique, dans l'état actuel de nos connaissances, ne doit pas être modifié de façon héréditaire le corps humain dans tous ses éléments, cellules, tissus, organes et génome, n'a pas de prix et ne peut donc pas être source de profit Ainsi un cri a-t-il été lancé, un cri d'“alerte à l'homme”, dont l'aveuglement et les intérêts immédiats de grands groupes aidé par l'égoïsme étroit des peuples ne doit pas faire sacrifier l'avenir de nos enfants. Ils ont comme nous droit à la vie. Le MURS se veut universel comme son nom l'indique, sans aucune attache, ni politique, ni ethnique, ni religieuse; son but ambitieux certes est d'influencer les décideurs, politiciens, industriels ou administrateurs pour que les avancées de la science soient utilisées dans des conditions optimales sans abus, ni dérive, pour le bien de l'individu, de la société et de l'humanité toute entière. En somme la bioéthique, commune à toutes les civilisations et à toutes les cultures, est là pour nous forcer à réfléchir sur l'utilisation rationnelle la plus solidaire possible, la moins polluante et dévastatrice pour la nature, de la magnifique moisson de faits et de techniques qu’en quelques décennies ont apporté la science et plus particulièrement la biologie et la génétique. Pour conclure, je voudrais insister sur cette notion, tout à fait nouvelle, propre à notre siècle que l'Homme désormais ne devrait plus subir aveuglément son sort, car, grâce à ses conquêtes, il peut, je dirai il doit être l'artisan de son destin. Il peut, il doit orienter sa destinée vers un avenir réfléchi, plus solidaire et plus fraternel. L'Homme devient créature de son futur. Estratto del volume scritti in onore di Guido GERIN Casa Editrice Dott Antonio Milani (CEDAM), 1996