Or il est ou devrait être clair que, contrairement à tous les phénomènes psycho-physiques
qui peuvent parfaitement relever de l’illusion ou de l’imagination, rien ne saurait s’opposer à
la «réalité» absolue de la pensée, pas même la présupposition que celle-ci, ou plutôt son contenu
(ce que ou ce à quoi l'on pense), ne soit qu’un songe, car pour songer il faut déjà penser.
L’être de ma pensée demeure sauf, quoiqu’il en soit du contenu ou de la valeur de mes pensées
qui, de toute façon, ne peut être jugée que par elle, comme le rappelle la Méditation Seconde.
" Mais l’on me dira que ces apparences-là sont fausses, et que je dors. Qu’il en soit ainsi ; toutefois, à tout le moins,
il est très certain qu’il me semble que je vois de la lumière, que j’entends du bruit, et que je sens de la chaleur, cela ne
peut être faux : et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir ; et cela précisément n’est rien autre chose que penser.
D’où je commence à connaître quel je suis avec plus de clarté et de distinction que ci-devant."
L’on ne confondra donc point le « Je » du Je pense (ma pensée) avec un moi empirique
ou monadique particulier (mes pensées) -"mon moi privé" (C.S. Peirce
)- fût-il celui de Descartes,
qui serait le sub-strat ou le sup-port invariable / prédonné (fixe et rigide) de la pensée.
Car, outre le fait que ce dernier est sujet à l’erreur, la véritable subjectivité n’ad-vient ou n’ex-iste
qu’à partir de (ex) la Pensée et non l’inverse et se décline aussi bien au singulier qu’au pluriel.
" Absolument parlant, le Je signifie pensée. (…) Un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi. (…)
Moi est ce Moi-ci, mais est aussi bien Moi universel." (Hegel
).
Afin d’éviter " cette confusion [psychologiste] … ce contre-sens philosophique " (Husserl),
dont le rédacteur des Méditations n’a pas toujours su se garder, l’on reviendra au texte latin de
celles-ci qui dans le terme de Cogito ne sépare pas le sujet du verbe et que l’on traduira par
"une conscience non personnelle", soit indifféremment par ego cogito ou "nos cogitamus" (idem
).
A moins qu’on ne préfère au verbe cartésien lui-même sa « réécriture » spinoziste :
"L’homme pense"
, voire la « transcription » fort moderne qu’en proposera Schelling :
"Ça pense en moi, il y a de la pensée en moi"
qui souligne d’emblée le caractère impersonnel
ou universel du Sujet pensant : Procès sans sujet exclusif, la Pensée n’appartient à personne
en particulier, étant ce qui définit chacun comme un Ego, proféré pareillement par tous, et coupe
court par avance aux " préjugés " grammaticaux de Nietzsche plutôt que " des Philosophes "
.
Bien compris le Cogito débusque l’universalité au cœur même de la particularité et s’avère
d’un autre ordre, plus originaire, qu’une entité physique individuelle ; ce que Kant,
en philosophe authentique, finit par concéder, fût-ce au prix d’une inconséquence.
" Car il est à remarquer que, si j’ai appelé la proposition « je pense » une proposition empirique, je n’ai pas voulu
dire par là que le je soit dans cette proposition une représentation empirique, c’est bien plutôt une représentation
purement intellectuelle, puisqu’elle appartient à la pensée en général."
Quant à prétendre que le Je pense est en lui-même vide ou n’a que le sens d’une fonction logique
–" La pensée prise en elle-même, n’est que la fonction logique "- qui ne nous enseignerait rien
sur l’être concret, c’est oublier ce que l’initiateur de la Révolution copernicienne en métaphysique
avait pourtant lui-même fortement noté, à savoir "que les objets se règlent sur notre connaissance",
puisque sans cette dernière et ses catégories et donc le Sujet qui les « sous-tend », ils seraient
totalement incompréhensibles ou irreprésentables, autant dire qu’ils n’existeraient pas ou
ne seraient rien (pour nous), faute de pouvoir être explicités.
" Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose
de représenté qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible,
ou du moins ne serait rien pour moi."
Questions concernant certaines facultés que l’on prête à l’homme p. 182 in Textes anticartésiens (Aubier)
Propédeutique philosophique p. 84 (Gonthier) – Phén. E. (B) IV. t. 1 p. 154 - E. (BB) VI. B. a. I. II. t. 2 p. 69
Méditations cartésiennes p. 21 ; Idées I 2è Sec. chap. III § 54 p. 182 et Ph.1ère 2. Notes annexes p. 272
Éthique II. Axiome II
Contrib. hist. philo. mod. p. 24
Par-delà le Bien et le Mal §§ 16, 17 et 54 ; vide notre étude Sur quelques penseurs fort peu allemands
C.R.P. pp. 352, 355, 41 et 154 (G.-F.)