UNIVERSITE DE LILLE 2 - DROIT ET SANTE Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales Ecole doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion n° 74 Jean BILLEMONT LE CONTRAT DANS LA PENSEE D’EMMANUEL LEVY Sous la direction de Monsieur le Professeur Pierre-Yves VERKINDT DEA Droit des contrats, option droit des affaires Année universitaire 2002-2003 1 La Faculté n’entend donner ni improbation ni approbation aux opinions émises dans les thèses et mémoires ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 2 Sommaire Première partie : Le contrat, support des échanges individuels Chapitre premier : La question des droits subjectifs Section 1. La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation Section 2. La critique des droits subjectifs, ou la généralisation Chapitre 2 : La notion de confiance légitime Section 1. L’emploi du concept par Lévy Section 2. Un concept central dans la théorie du contrat Deuxième partie : Le contrat, norme sociale Chapitre premier : Le contrat, source de la confiance légitime Section 1. La valeur, élément collectif du contrat Section 2. Le contrat au centre de la valeur Chapitre 2 : Le contrat collectif de travail, aboutissement du caractère social de la norme Section 1. Le caractère inéluctable du contrat collectif Section 2. Lévy et le débat sur la convention collective 3 Une croyance est l’œuvre de notre esprit. Elle est humaine, et nous la croyons Dieu. (Fustel de Coulanges) 4 INTRODUCTION Le contrat, institution fondamentale du droit civil dans la Rome antique, a été également l’un des éléments centraux de la réflexion de la philosophie politique classique, de Hobbes à Kant. Le contrat a pu sembler à beaucoup l’institution libératrice par excellence, puisqu’il consiste en un accord de volontés conclu en vue de produire des effets de droit. Dès lors, la contrainte qu’il peut engendrer est légitime, car acceptée, par ceux qui s’apprêtent à la subir. Le principe contractuel peut donc fonder la société politique dans son ensemble, celle-ci sera réellement démocratique. A ceci répond une théorie des contrats privés passés entre individus. Les échanges effectués par cette voie seront présumés justes, car librement consentis. Un contrat doit pouvoir se suffire à lui-même, sans qu’un quelconque tiers ait à s’immiscer entre les parties. C’est pourtant une vue que la sociologie naissante au XIXème siècle s’est employée à critiquer. Ainsi Durkheim, dans le Livre I, chapitre VII de La division du travail social1, fait observer que le contrat seul ne peut suffire au fonctionnement harmonieux de la société. Certes, c’est l’outil fondamental des échanges entre individus, échanges rendus nécessaires en raison de la spécialisation croissante de leurs tâches respectives2. Mais en raison de l’intérêt que le fonctionnement global de la société trouve dans un déroulement harmonieux de ces échanges individuels, les fins particulières doivent être soumises à l’intérêt général. Si l’initiative des échanges revient aux individus, qui décident de contracter entre eux ou non, c’est la loi qui doit régir les effets de ces contrats, sans que l’on puisse y déroger. Cette inscription de l’intérêt général dans les fins particulières permet à Durkheim d’affirmer que « tout n’est pas contractuel dans le contrat3 ». Les mêmes critiques à l’égard de la conception individualiste du contrat se sont manifestées dans le champ juridique. 1 Thèse Lettres 1893, Paris, publ. PUF, 1930, 5 ème éd. « Quadrige » 1998. Spécialisation des tâches que Durkheim nomme précisément division du travail social. 3 op. cit. p. 189. 2 5 Au cours du XIXème siècle, c’est une théorie dite de l’autonomie de la volonté qui a le plus trouvé à s’exprimer dans la doctrine et la jurisprudence du droit des contrats. Grossièrement, selon celle-ci, c’est la rencontre de deux volontés libres qui suffit à produire les effets obligatoires du contrat, effets librement déterminés par les parties. Le législateur n’aura pas à intervenir pour réguler de tels échanges. Pour reprendre la célèbre formule d’Alfred Fouillée, « qui dit contractuel dit juste. » Pourtant un courant de pensée dissident se manifeste à partir de la fin du XIXème siècle, critiquant le postulat de l’autonomie de la volonté. Le socialisme juridique, à certains égards, appartient à ce courant. Pour envisager la portée des idées que l’on a regroupées sous l’étiquette du socialisme juridique, il faut d’abord préciser, très brièvement, ce qu’il y a lieu d’entendre par socialisme à cette époque. Le socialisme dans sa forme primitive, utopique disent certains, est un « cri de douleur4 », une réaction du sentiment de justice face à l’oppression. Il vise à remplacer le système existant par un autre système, plus juste. Le but de l’action est de parvenir à « l’abolition de la propriété privée, source de toutes les inégalités et injustices sociales5 ». La production doit être collectivisée afin d’être orientée non vers la satisfaction des intérêts particuliers mais vers celle de l’intérêt général. « Les instruments de production doivent être au service de la société humaine, c’est-à-dire l’Humanité6 ». Il y a une dimension plus scientifique au socialisme. Sous l’impulsion de Marx7, on cherchera à étudier les faits et à utiliser ce que la réalité peut contenir de favorable au socialisme, afin de passer à un tel régime. Selon cette doctrine du « matérialisme dialectique », chaque régime contient en germe les caractéristiques du régime suivant. Ainsi à l’époque, selon Marx, « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation, c’est la négation de la négation8 », ou, pour le dire en termes moins hégéliens, « les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu’elles ont créée9 », et ainsi l’ancien régime capitaliste est prêt à s’effondrer, pour être remplacé par la dictature du prolétariat. 4 L’expression est employée par Durkheim dans Le socialisme. G. BOURGIN et P. RIMBERT, Le socialisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1952, p. 11. 6 op. cit. p. 12. 7 Le manifeste du parti communiste(1848), Paris, éd. La Pléiade, Gallimard, 1963, pp. 157 à 195. 8 K. MARX, Le capital, cité par A. MATER, « Le socialisme juridique », Rev. socialiste 1904, p. 13. 9 Le manifeste...,précité, p. 167. 5 6 Aussi, pour le marxisme « orthodoxe », l’action politique n’a qu’une place assez réduite, puisque c’est l’évolution même des conditions de production au sein de la société bourgeoise qui doit provoquer la mutation vers le socialisme. Ce point de vue a été critiqué par la suite, en soulignant l’importance de l’action humaine dans l’obtention des fins socialistes. C’est dans cette perspective plus « active » qu’intervient le socialisme juridique. Si dans la vision orthodoxe, le droit n’est qu’une partie de la « superstructure », destinée à être balayée au moment du changement de « l’infrastructure » (les rapports de production), il n’en est pas de même pour le socialisme juridique. Celui-ci cherche à utiliser le droit bourgeois, pour, à partir de la forme propre de ce dernier, le subvertir et le détourner dans un sens qui soit favorable au socialisme. Il s’agit, pour André Mater10, « non pas de remplacer le droit bourgeois, mais de le retourner de manière à y faire pousser du collectivisme », ou en termes plus directs, « manipuler le très souple droit bourgeois pour l’adapter au collectivisme11 ». Seules les institutions, les formes de la société bourgeoise doivent être utilisées, afin de réaliser des buts complètement extérieurs à cette société. Le socialisme juridique ne vise en effet pas à amender les inégalités du droit bourgeois comme le catholicisme social, mais à sortir du cadre de ce système capitaliste. Il s’agit d’assigner aux institutions juridiques bourgeoises des fins qui leur soient radicalement étrangères. Une illustration éclairante de cette « stratégie du coucou » se retrouve dans une brochure d’Emmanuel Lévy intitulée L’affirmation du droit collectif12. Avant de s’y intéresser, arrêtonsnous un court instant sur le parcours de cet auteur. Né à Fontainebleau en 187113, Lévy soutient en 1896, après de brillantes études à la faculté de droit de Paris, sa thèse intitulée Preuve par titre du droit de propriété immobilière. Son premier poste de chargé de cours, à la faculté d’Alger, est marqué par la montée de l’antisémitisme suivant l’affaire Dreyfus, dont Lévy fait les frais14. Il est ensuite nommé à Toulouse puis Aix, avant de devenir professeur à Lyon en 1901, après un premier échec à l’agrégation. Il restera à Lyon jusqu’à la fin de sa carrière universitaire. Parallèlement, il s’engage politiquement dans le socialisme auprès de la 10 article cité note 8, pp. 1 à 27. op. cit., p. 11. 12 Paris, Société Nouvelle de librairie et d’édition, 1903, avec une préface de Ch. Andler. 13 Ces renseignements nous sont donnés par J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », Cahiers Jean Jaurès, n° 156, 2000, p. 51. 14 Un incident est relaté par C. SINGER, Vichy, l’université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 23, et par P. HEBEY, Alger 1898, la grande vague antijuive, Paris, Nil, 1996, p. 96. 11 7 S.F.I.O., puis comme socialiste indépendant, et se rapproche des milieux intellectuels socialistes parisiens. Il fréquente Lucien Herr et le « réseau normalien socialiste15 ». Faisant la connaissance de Marcel Mauss, il devient un collaborateur régulier de L’année sociologique, fondée par Durkheim (beau-père de Mauss). Il est élu en 1912 au conseil municipal de Lyon, et sera premier adjoint d’Edouard Herriot de 1919 à la fin de son mandat, en 1929. Présenté comme l’artisan de l’unité socialiste dans la région lyonnaise16, il meurt en 1943 dans des circonstances inconnues. Pour Lévy, traditionnellement cité comme représentant éminent du socialisme juridique, « si le sentiment [socialiste] est puissant à ce point, il faut qu’il y ait, dans le milieu social actuel, des éléments qui l’aient formé, dont il soit le produit, qui l’inspirent, qui le justifient17 ». Aussi notre auteur se demande si « la démonstration du socialisme ne se trouvait pas tout simplement dans les principes juridiques actuels, dans les lois présentes des rapports sociaux18 ». En somme, on « conseille l’emploi de la méthode juridique pour la réalisation du socialisme. Les juristes finissent toujours par donner raison au plus fort19 ». Vision fort peu reluisante du monde des juristes, qui n’est pas sans rappeler la figure de Busiris, personnage secondaire de la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu. Celui-ci, présenté comme le « plus grand expert vivant du droit des peuples », renvoie de la doctrine une image « courtisane, asservie aux puissants qui lui dictent ce que le droit doit être20 ». Au-delà de cette « simple » question de méthode, il convient d’ores et déjà de faire un constat. Le choix de la voie du droit, fût-ce un droit détourné de ses fins initiales, est peut-être révélateur d’options idéologiques ou philosophiques plus fondamentales. Pour le marxisme orthodoxe, l’exclusion de la voie du droit pour l’accomplissement des fins socialistes renvoyait à l’affirmation du primat de l’économique sur le juridique. Pour le dire plus grossièrement, le déterminisme marxiste n’a pas laissé de place à l’action humaine libre. L’homo economicus poursuivant toujours son intérêt (c’est cela que le marxisme partage avec 15 L’expression est de C. PROCHASSON, cité par J. JEON, article précité. J. MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 13, p. 288. 17 E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 13. 18 op.cit, loc. cit. 19 A. MATER, « Le socialisme juridique », précité note 8, p. 19. 20 J.-P. CHAZAL, « Antigone, Busiris et Portia, trois images spéculaires de la doctrine », R.I.E.J. 2002.48, à qui nous devons l’analogie. 16 8 l’économie libérale) accomplit la révolution car l’évolution des conditions de production l’y conduit. Admettre le rôle du droit dans le progrès social, c’est nous semble-t-il accepter l’entrée de la morale (définie à partir du libre arbitre humain) sur le terrain du social. Comme l’a montré M. Alain Supiot21, seul le droit, dans sa prise en compte du sujet juridique, conserve une part d’indétermination suffisante pour permettre à l’action morale, non nécessaire, de se produire (en cela le droit s’oppose à la science, domaine des lois de nécessité). Ainsi se révèle pleinement l’ambiguïté de la formule du socialisme juridique. Affirmation des priorités sociales, le socialisme juridique n’en est peut-être pas moins une vive pétition en faveur de l’individualisme démocratique. Il semble alors possible de rattacher ce mouvement du socialisme juridique à une forme de pensée politique plus large, conciliant également socialisme et individualisme libéral : le « socialisme libéral22 ». Pour Mme Canto-Sperber, les théories du socialisme doivent être comprises en rapport avec le libéralisme. Le socialisme avait supposé que la lutte politique devait se placer sur le terrain de l’égalité réelle, le combat pour l’égalité formelle ne présentant pas d’intérêt. Ce faisant, cette doctrine avait négligé l’idée de liberté, placée au centre de l’égalité formelle. Or, l’expérience montre que de nouvelles formes de servitude se développent au cours de l’histoire23, contre lesquelles il est nécessaire de lutter. Ce combat ne peut être mené qu’à partir d’une forme de socialisme fécondé par les idées libérales24, et doit permettre à chacun de participer à la définition commune des orientations sociales. Par conséquent, si notre étude nous permettait de rapprocher le socialisme juridique du socialisme libéral, l’intérêt que l’on pourrait porter au socialisme juridique se trouverait renouvelé : celui-ci pourrait constituer un moyen supplémentaire de penser la domination, afin de s’armer contre elle. Au vu de ces divers éléments, l’étude du contrat chez Emmanuel Lévy peut se révéler assez riche d’enseignements. Retrouve-t-on chez lui la démarche « souterraine » propre au socialisme juridique, telle que dégagée par Mater, fidèlement appliquée à l’étude – et au démontage – du droit des contrats ? La question mérite qu’on s’y arrête, car en ce domaine semble résider une difficulté particulière. 21 Critique de droit du travail, Paris, PUF, 1994, réédition « Quadrige », 2002, passim. M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, Paris, Plon, 2003. 23 On pense ici aux problèmes très concrets posés par les réseaux de distribution commerciale : franchise, contrats-cadre… Pour un aperçu des rapports entretenus par le contrat et la domination économique : A. SUPIOT, « La contractualisation de la société », in L’université de tous les savoirs, Paris, PUF, 2000. 24 op. cit. p. 12 22 9 La méthode du socialisme juridique, toujours selon Mater, consiste à opérer de manière réellement juridique et non pas politique, c’est-à-dire non pas à « donner une déclaration des droits, mais à adapter au socialisme la construction du droit25 ». On comprend qu’il faut partir du droit positif et de ses caractéristiques propres, et non pas se mettre à la place du législateur instituant une réglementation « sociale » du droit des contrats. C’est en effet le programme général que se propose d’adopter Lévy, se déclarant partisan d’une « méthode scientifique qui consiste à mettre les institutions à la base des principes, plutôt que de la méthode religieuse consistant à mettre des principes à la base des institutions26 ». Aussi en pareil cas, la perspective proposée par Durkheim résumée plus haut, pour la critique de la conception individualiste du contrat, risque de paraître éloignée du « plan » proposé par l’école du socialisme juridique. En effet, la solidarité contractuelle, qui selon Durkheim est un fait exclusivement moral, donc insusceptible d’étude scientifique, et qui trouve à s’incarner dans le droit des contrats, prend en fait la forme d’une contrainte nécessaire et extérieure au libre jeu des volontés individuelles, afin de s’assurer de la coordination harmonieuse des différentes fonctions sociales. En somme, et dans cet ordre d’idées, on peut dire qu’un contrat socialiste est un contrat qui satisfait les intérêts collectifs par préférence aux intérêts individuels des parties. Ses effets juridiques doivent être ceux que prescrit le bien commun. Dans ces conditions, comment voir dans les catégories du contrat civil, héritées du droit romain à travers le Code civil de 1804, les éléments positifs permettant de plier le contrat à la satisfaction des intérêts supérieurs de la société ? Il devient donc intéressant de s’arrêter sur le travail de Lévy relatif au droit des contrats. Est-il, comme on l’a souvent écrit27, un continuateur de l’œuvre de Durkheim, ou apporte-t-il un point de vue original sur le sujet ? Nous allons tenter de montrer que l’étude par Lévy du contrat (instrument juridique que nous avons pu définir comme la manifestation ultime de l’individualisme), tout en s’inspirant très largement de la pensée durkheimienne, y apporte quelque chose d’autre, qui tient justement à 25 A. MATER, « Le socialisme juridique », précité note 8, p. 8, souligné par l’auteur. L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 24. 27 R. COTTERRELL, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press, 1999, pp. 188 et suivantes. Pour un rattachement plus nuancé, C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations » in F. AUDREN et B. KARSENTI (dir.), Actualités d’Emmanuel Lévy, LGDJ à paraître ; texte disponible sur www.idhe.ens-cachan.fr 26 10 la voie contractuelle. Nous verrons si ce « quelque chose d’autre » peut permettre d’inscrire Lévy dans le socialisme libéral. De quelle manière allons-nous procéder ? Il faut en premier lieu signaler au lecteur que la présente étude se base sur un corpus prédéfini de textes écrits par Lévy. L’accès à ces textes n’est en effet pas des plus simples, et un certain nombre aura sans doute échappé à nos recherches. En outre, et bien que nous ne supposions pas la totalité de la production littéraire de Lévy trop volumineuse, le contexte particulier de rédaction de cet essai nous a conduit à limiter quantitativement notre terrain d’investigations. On trouvera donc en annexe l’énumération du corpus de textes sur lequel se base ce travail. D’une certaine manière, les textes de Lévy peuvent se lire de deux façons : c’est ce que l’appellation « socialisme juridique » laisse supposer, avec toute l’ambivalence que nous nous sommes employé à mettre en lumière. Pour un premier degré de lecture, Lévy est un auteur juridique, qui s’emploie donc à présenter sa conception du droit positif. Cette voie d’entrée dans la pensée de l’auteur conduit à le lire en regard d’une conception classique du contrat comme accord entre deux parties, en vue de produire des effets de droit. Pourtant, une lecture différente est également possible. Elle est indiquée par Lévy lui-même au long de ses textes, et repose sur une vision du droit plus politique que juridique. Sous cet angle de lecture, le contrat devient l’instrument permettant d’atteindre un idéal de liberté. Deux aspects du contrat apparaissent alors : à un premier niveau, le contrat est un accord privé, qui vise à produire des effets limités aux parties. A un second niveau, le contrat est une véritable norme, qui en conséquence dépasse largement le cadre de la rencontre de deux individus, ayant vocation à se répercuter dans toute la société. C’est en suivant ce balancement que nous allons nous livrer à l’étude du contrat dans la pensée d’Emmanuel Lévy. 11 12 PARTIE1 LE CONTRAT, SUPPORT DES ECHANGES INDIVIDUELS Selon le Vocabulaire juridique de l’Association Capitant28, le contrat est, dans une première acception, « une espèce de convention ayant pour objet de créer une obligation ou de transférer la propriété ». Dans un second sens, le contrat est « synonyme de convention ; en ce sens et en tant que manifestation d’autonomie de la volonté individuelle, [il] s’oppose traditionnellement à loi et jugement ». Enfin le troisième sens désigne l’instrumentum, l’acte matériel support de la convention. La caractéristique essentielle du contrat semble être qu’il constitue un accord des volontés des parties au contrat. Le contrat, du moins pour la théorie classique, suppose donc la rencontre de deux individualités. Du point de vue de la méthode employée par Lévy, il ne faut pas s’étonner que ceci constitue la base de sa réflexion. Arrêtons-nous un très court instant sur cette question de la méthode. Lévy veut scruter le contenu exact des notions courantes du droit. Il est question 28 G. CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8ème éd., Paris, PUF, 2000, v° contrat. 13 de « retrouver la vie du droit » sous les notions cristallisées29. Aussi le matériau de départ de sa réflexion est-il essentiellement constitué de l’étude de la pratique, par le biais notamment de la jurisprudence, ou de l’histoire des institutions juridiques. C’est une méthode qui, selon le juriste lyonnais, s’apparente plus à celle des sciences sociales alors naissantes qu’aux procédés traditionnels de la doctrine juridique. Dans cette perspective, il faut comprendre que le point d’accès choisi pour l’étude du contrat ne soit pas celui habituellement employé par les acteurs du champ doctrinal. De façon assez surprenante, Emmanuel Lévy s’attaque, au travers du problème de la preuve du droit de propriété immobilière, aux droits subjectifs en général (chapitre 1), ce qui le conduit, pour ainsi dire sans transition, à l’examen du moyen essentiel d’émergence de ces droits, c’est-àdire le contrat (chapitre 2). Chapitre 1 La question des droits subjectifs Lévy soutient sa thèse à Paris, en 189630. On peut s’étonner, compte tenu de la teneur de sa production ultérieure, du titre, à l’apparence très technique, choisi pour la thèse : Preuve par titre du droit de propriété immobilière. Il est également permis de s’étonner qu’elle fasse l’objet ici d’un examen approfondi, alors qu’elle ne traite pas spécialement du contrat. Dans une certaine mesure pourtant, la conception du contrat avancée par Lévy, même si elle est plus générale et plus riche de sens, est conditionnée par l’approche spécifique du droit de propriété immobilière. Il nous a donc paru nécessaire de s’arrêter sur cette approche, afin de pouvoir suivre le cheminement de la pensée de Lévy sur le contrat ; pensée toujours très sibylline, elliptique, presque codée. Envisageons à ce stade l’hypothèse suivante : Lévy, dont on peut faire remonter l’engagement à gauche à une date assez précoce31, a affûté ses armes théoriques 29 G. GURVITCH voit dans cette recherche de « l’immédiat prénotionnel » une application de la théorie phénoménologique : L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Paris, Alcan, 1935. Spéc. pp. 170-199. Plus simplement, la recherche des données immédiates de la conscience collective est le préalable nécessaire à toute science sociale. 30 E. LEVY, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, Thèse Paris, 1896, publ. Pédone. Lévy avait pour directeur Massigli, sur lequel aucune information n’était disponible. 31 J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », Cahiers Jean Jaurès n°156, 2000, pp. 51-78. 14 à l’étude du droit de propriété. Pour préparer à l’étude du contrat, nous aurions également pu nous arrêter plus longtemps sur la question de la responsabilité, à laquelle l’auteur consacra un long article en 189932. Nous y ferons référence au cours de nos développements ultérieurs, car il en ressort un certain nombre d’observations pénétrantes sur le caractère relatif des droits subjectifs, entre autres. Cela étant, et pour les raisons énumérées ci-dessus, nous nous appuierons essentiellement sur le droit de propriété dans le cours de la démonstration. Nous considérerons donc que l’examen de la preuve du droit de propriété immobilière a constitué une observation empirique (Section 1), qui a suscité une théorie générale quant à la critique de la notion de droits subjectifs (Section 2). Section1 La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation Tout spécialement dans sa thèse, mais également en d’autres occasions, Lévy analyse en détail la question du droit de propriété. Son analyse commence invariablement par le constat d’une contradiction entre la doctrine classique et les solutions pratiques (I). Ceci le conduit à questionner la réalité du droit de propriété immobilière (II), alors objet de toutes les attentions depuis la promulgation du Code civil : la fin du régime féodal avait conduit à faire prévaloir la propriété individuelle, source primordiale de la richesse d’une France essentiellement rurale. .I Confrontation entre la pratique et les principes Chez Lévy, la notion de « pratique » revêt un sens particulier. Pour M. Herrera, ayant récemment écrit sur notre auteur33, le terme désigne la « normativité sociale », ici présentée comme un équivalent sociologique du Juste pour le droit naturel. Sans trop entrer dans des développements qui nous éloigneraient du sujet, bornons-nous à remarquer que les éléments avancés par Lévy comme étant l’observation de la pratique sont la jurisprudence bien sûr, 32 E. LEVY, « Responsabilité et contrat », Rev. crit., 1899, p. 361. C.M. HERRERA, « Socialisme juridique et droit naturel », in Les juristes face au politique, Paris, Kimé, 2003, p. 80. 33 15 mais également le droit romain, l’Ancien droit et les textes du Code civil (A). Cette pratique est ensuite étudiée face aux principes, ici incarnés par les adages et la doctrine qui s’en fait forte (B). .A Le sens de la pratique Le cheminement logique, et chronologique, suivi par Lévy, commence par l’examen de la circulation des droits. Dans sa thèse de 1896, il observe que le droit de propriété immobilière, quand il fait l’objet d’une contestation en justice, se prouve par un titre. Quelle est l’hypothèse pratique envisagée ? Il s’agit généralement du cas de figure suivant : l’acquéreur d’un terrain entend pouvoir en jouir, mais sa jouissance est troublée par la présence d’un tiers. Une action est intentée34, et c’est au juge de décider qui l’emportera. Emmanuel Lévy remarque qu’à partir de 1864, la jurisprudence donne toute sa force à la production d’un titre. Il cite un arrêt de la Cour de Cassation rendu le 22 juin 1864. Dans cette espèce, le juge suprême, lors d’un conflit entre un acquéreur de bonne foi d’un terrain et un possesseur ayant une possession postérieure, fait triompher le premier. Celui-ci ne peut se voir opposer par le possesseur l’absence de droit de propriété de son auteur ou d’un « propriétaire » antérieur. La motivation avancée par la Cour est exemplaire : « Attendu que le droit de propriété serait perpétuellement ébranlé si les contrats destinés à l’établir n’avaient de valeur qu’à l’égard des personnes qui y auraient été parties ; puisque, de l’impossibilité de faire concourir les tiers à des contrats ne les concernant pas, résulterait l’impossibilité d’obtenir des titres protégeant la propriété contre les tiers35 ». Pour Lévy, la Cour n’a fait que renouer avec une pratique très ancienne consacrée dès le droit romain : sans avoir à fournir la preuve formelle de son droit de propriété, le détenteur d’un bien pouvait intenter une action, l’action publicienne, accordée par le préteur afin de faire cesser les troubles causés à sa jouissance. Ici, notre auteur fait valoir des nécessités pratiques, qui conduisent à voir dans le titre une preuve suffisante du droit qu’il représente. En effet, reconnaître qu’un éventuel usurpateur puisse triompher au possessoire serait remettre en question le crédit porté aux conventions et autres actes translatifs de droits, et à terme nuire à toute l’activité économique : « Que le titre succombe devant la possession. Ce ne sera pas seulement la confiance de l’acquéreur qui sera 34 Action pétitoire si c’est le prétendu propriétaire qui agit, possessoire si c’est le possesseur qui entend faire respecter sa paisible possession. 35 La décision est encore de nos jours parfois citée par les manuels, mais Lévy en tire des conséquences que le reste de la doctrine s’est refusée à admettre. Nous allons voir que ces conséquences vont permettre à notre auteur d’envisager les rapports contractuels sous un jour inédit. 16 trompée, ce sera celle de tous ses ayants-cause. Et, en même temps que la circulation de la propriété sera ralentie, la vie économique entière souffrira36 ». Déjà, on peut y lire les thèmes qui seront abordés dans la suite de la présente étude : les relations entre les individus sont fondées sur la confiance, et elles intéressent la société dans son ensemble. Au vu de ces exemples, il semble qu’il faille retenir que c’est le titre qui doit l’emporter dans les conflits de droits. L’étude empirique le démontre, et les nécessités sociales en sont la cause. .B Les principes exprimés par les adages Pourtant la solution présentée plus haut ne manque pas de heurter certains principes présentés comme établis par la doctrine de l’époque. En effet, si l’on considère que l’ayant droit d’un usurpateur doit triompher du propriétaire véritable ou du possesseur postérieur au titre, parce qu’il dispose d’un titre d’acquisition ou de succession, il faut admettre que cet ayant droit disposera de plus de droits que n’en avait son auteur. Ce dernier pouvait toujours se voir actionné par le verus dominus, en revendication de la propriété, ou par le possesseur au bout d’un an de possession. Le principe ici violé est exprimé par l’adage Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet (nul ne peut transmettre plus de droits qu’il n’en dispose). Aussi pour étayer sa thèse principale, Lévy va se livrer à une analyse de cet adage. Selon l’adage, l’ayant cause, à titre particulier ou universel, ne peut se prétendre titulaire d’un droit que son auteur n’avait pas. On ne voit traditionnellement dans un telle règle qu’une variante du principe selon lequel l’exercice d’un droit contre une personne ne peut nuire aux tiers (transcrit par l’adage Res inter alios acta aliis nocere non potest). Dans le premier de nos exemples, le véritable propriétaire, tiers à la cession critiquée, ne peut se voir opposer celle-ci lors de la revendication de son droit. Cette théorie classique est défendue par une partie de la doctrine de l’époque, qui voit certes dans le droit de propriété un droit valable erga omnes, 36 Preuve par titre…, précité note 30, n°2, p. 11. 17 mais indépendamment des contrats qui le transmettent, qui eux sont soumis à l’effet relatif des conventions prescrit par l’article 1165 du Code civil. Cependant, les faits montrent que l’adage Nemo plus juris est battu en brèche quand il est nécessaire de reconnaître avec certitude le propriétaire d’un bien. La jurisprudence rapportée par Lévy doit permettre de le montrer37. Dans l’arrêt du 22 juin 1864, c’est d’une perspective pragmatique dont le juge suprême s’est fait l’écho : pour maintenir l’institution qu’est la propriété dans sa pérennité, il convient d’y apporter quelques restrictions, en admettant qu’on ne puisse remonter indéfiniment la chaîne des acquéreurs successifs du bien. Même si le vendeur du bien n’était pas propriétaire, son acquéreur pourra être reconnu tel en justice, au mépris de l’adage Nemo plus juris. Classiquement, on n’accorde aux adages qu’une valeur supplétive. En effet, la promulgation du Code civil en 1804, qui correspond à l’adoption de nouvelles lois civiles, a eu pour effet d’abroger les adages contraires, et de consacrer les adages conformes au texte. On ne peut donc reconnaître, depuis la fin de l’Ancien droit, de valeur autonome aux adages. En la matière, les deux maximes étudiées sont reprises à divers endroits du Code : article 1165 pour Res inter alios acta, articles 2125 et 2182 pour Nemo plus juris. Or ces textes ne les reprennent pas mot pour mot. Ces adages « ne s’y rencontrent[-tre] avec le sens qu’on leur [lui] attribue qu’après les [l’] y avoir auparavant mis38 ». Les adages sont une construction intellectuelle autour des faits du droit. Mais, passent les années et le construit se fait donné : tant et si bien qu’il devient lui-même objet d’étude, comme s’il constituait réellement un fait social alors qu’il n’en est que la traduction intellectuelle. Dès le premier chapitre de sa thèse39, Emmanuel Lévy fait état de sa méthode, qui est celle des sciences sociales naissantes. Il fait explicitement référence aux Règles de la méthode sociologique de Durkheim. Ainsi des droits personnifiés : « On en traite, comme les physiciens traitaient jadis du froid, du chaud, du sec, de l’humide. On en a fait des "idola" ». La maxime Nemo plus juris n’était la conséquence que d’un abus de langage, on a pris l’image censée rendre compte de la chose pour la chose ellemême. .II Une critique raisonnée du droit de propriété 37 Voir Cass. 22 juin 1864, précité, ainsi que Cass. 27 décembre 1865, D. 1866, 1, p. 5, également cité dans la thèse. 38 Preuve par titre…, précité note 30, n°13, p. 23. 39 op. cit., n°13, p. 24. 18 Pour Lévy c’est le point de départ d’une critique de la théorie traditionnelle du droit de propriété. Dans les conflits en justice, on nous démontre que celui qui l’emporte est celui qui dispose d’un titre d’acquisition, comme un contrat de vente. Le possesseur – usurpateur pourrait tenter d’invoquer le défaut de droit de l’auteur de son rival, mais la jurisprudence ne l’admet pas40. Lévy en déduit que l’acquéreur disposera, du seul fait du contrat de vente, du droit de propriété à part entière : il triomphe à l’action, il dispose donc du droit. Nul droit sans action, nous enseigne la procédure formulaire du droit romain, et de ce point de vue Lévy s’en inspire41. Mais bien plus que cela, c’est la substance même de la théorie du droit de propriété qui se trouve atteinte. Dans le prolongement de l’article 544 du Code civil, de sa formulation solennelle, les auteurs avaient considéré que la propriété était un droit absolu sur la chose, le plus complet d’entre tous. Par mimétisme avec le bien objet du droit, le droit de propriété était pensé comme une substance à part entière, transmissible dans les conditions des articles 711 et suivants du Code civil. Dès lors si la substance avait fait défaut lors d’une seule des transmissions successives subies par le bien, le dernier acquéreur ne pouvait être propriétaire. Comme Lévy l’a montré dans sa thèse, le Code n’implique pas une telle conception, et la jurisprudence l’écarte pour des raisons d’opportunité. La propriété n’a rien d’un absolu, en ce sens qu’elle est soumise à une reconnaissance judiciaire pour pouvoir sortir ses effets. Ce faisant, notre auteur retrouve un thème classique chez les penseurs socialistes : la critique de la propriété privée. Pour Marx42, « la propriété bourgeoise moderne, la propriété privée, est l’expression ultime, l’expression la plus parfaite du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie par cette formule : abolition de la propriété privée ». Et pourtant, sur ce point se manifeste la distance prise par Lévy quant à l’orthodoxie marxiste. Sa critique de la propriété privée n’est pas aussi radicale, mais peut-être plus subtile. Pour lui, le droit de propriété n’est pas une chose mais bien un rapport entre individus (voir infra). On peut donc en déduire qu’un tel droit n’est pas aussi absolu, qu’il est passible d’un certain 40 Cass. 22 juin 1864, précité. On sait que Lévy enseignera le droit romain dès 1896, à la faculté d’Alger : P. HEBEY, Alger 1898, Nil 1999 42 Manifeste du parti communiste, précité note 8, p. 175.6 41 19 contrôle social. Pour autant, le contrôler n’est pas l’abolir. Selon M. Claude Didry43, interprétant la thèse de Lévy, « dans la propriété c’est la jouissance qui est absolue, et le système juridique vise à sélectionner, dans l’ensemble des prétendants à cette jouissance, celui dont le droit est préférable aux droits des autres prétendants déclarés ». Il ne s’agit donc pas tant d’abolir la propriété privée, que de la soumettre aux nécessités sociales. Au point de vue constitutionnel, depuis la fin du droit féodal, le propriétaire d’un immeuble, d’une terre, ne peut être reconnu seul maître en son domaine44. Le principe de la souveraineté nationale, qui s’étend à tout le territoire, s’y oppose. A cette institution de droit public, correspond l’institution de la propriété privée « limitée » mise en évidence par Lévy dans sa thèse. La société se réserve le droit d’attribuer cette propriété au mieux de ses intérêts. C’est une conciliation entre l’affirmation de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et la reconnaissance de la nécessité de l’action individuelle, préliminaire indispensable à toute activité sociale. Le rejet du caractère absolu du droit de propriété, que l’on faisait traditionnellement découler de l’article 544 du Code civil, va permettre à Lévy d’étendre son « système ». Le droit de propriété est en effet le plus caractéristique des droits subjectifs. A partir de cette remise en question, l’auteur va pouvoir en tirer une théorie refondée quant aux droits subjectifs. Section2 La critique des droits subjectifs, ou la généralisation Les observations pratiques effectuées en « situation », par l’étude de la jurisprudence, vont permettre de dégager des conclusions plus générales : au travers du droit de propriété, c’est tout un pan du droit privé qui se trouve passé au crible de l’examen méthodique. Tout l’intérêt de l’analyse de Lévy sur les droits subjectifs, consiste en une approche scientifique de ceux-ci. Ainsi que nous l’avons vu, cette méthode consiste à ne pas considérer les concepts comme des choses. Aussi on ne s’étonnera pas que le concept de droit subjectif 43 « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 25, p. 4. E. LEVY, Vision socialiste du droit, Paris, Giard, 1926, p. 33 : « Le droit de propriété serait, selon la lettre du texte (l’article 544 du Code civil), absolu et exclusif dans ses effets, tant qu’il existe.[...] Mais il n’est pas absolu en lui-même. Il ne serait plus alors un droit de propriété, mais un droit de souveraineté ». 44 20 soit perçu comme un lien, notion dynamique et immatérielle, plus que comme une chose en soi (II). Cette analyse scientifique est permise par un raisonnement juridique des plus rigoureux (I). .I L’argumentation juridique développée Il s’agit surtout pour Lévy d’écarter la conception classique des droits subjectifs compris comme absolus. Ce but sera atteint lorsque, au moyen de la transmission contractuelle (A), l’auteur aura montré que les droits subjectifs en général, tiennent plus du droit personnel que du droit réel (B). .A Du rôle du contrat dans la transmission Quelles conséquences peut-on tirer des observations faites à propos de la preuve du droit de propriété ? A côté du mode originaire d’acquisition de la propriété qu’est l’occupation (qui suppose la prise de possession d’une res nullius, c’est-à-dire d’une chose sans propriétaire), existent des modes dérivés, de loin les plus utilisés. Il s’agit principalement de la transmission d’un bien par succession ou par contrat. En pareil cas, il est facile d’imaginer que le droit de propriété soit transmis de patrimoine en patrimoine, comme la chose passe de main en main. On ne verrait alors pas pourquoi le droit pourrait arriver dans le patrimoine de son nouveau titulaire dans un état différent de son état précédent. C’est l’idée, très simple, que semble exprimer l’adage Nemo plus juris. Toutefois, l’étude pratique, sur laquelle nous nous sommes arrêté quelques instants, tend à établir le contraire. Les textes du Code civil, la jurisprudence, ne correspondent pas à une telle idée. En pareille situation, force est de reconnaître que le contrat ou les dispositions testamentaires n’ont pas pour effet de transmettre le droit de propriété. Ce qui est transmis, c’est la chose objet du droit, mais pas le droit lui-même. Lévy remarque d’ailleurs qu’au point de vue économique le droit représente une valeur, « un élément de fortune dans notre patrimoine. C’est là ce qu’on transmet45. » En cela réside l’erreur de la doctrine classique, ayant pris le 45 Preuve par titre…, précité note 30, n°55, p. 99 21 sens commun pour la réalité : il s’agit d’une confusion entre la chose et le droit qui y est relatif46. Ce constat permet à Lévy de préciser ce qu’il faut entendre par transmission. L’un des passages les plus frappants de la thèse de 189647 nous offre le premier élément d’une conception nouvelle du principal moyen de transmission : le contrat. On nous pardonnera donc une longue citation : « Si on peut donner un objet, on ne peut pas donner un droit. [...] Et pourtant on achète, on vend ! Sans doute, mais on achète et on vend la valeur [...], on n’achète point, on ne vend point de droits. Si je veux acquérir un bien de quelqu’un, c’est parce que je veux jouir d’une façon quelconque de ce bien, et que la présence sur lui d’un tiers m’en empêche. Si le fonds n’appartenait à personne [...], je pourrais certainement en prendre possession, en jouir par ma seule volonté. [...] Ce qui me gêne, c’est la possession légitime d’autrui. Le contrat me permet de lever cet obstacle. Que le possesseur me cède sa chose, c’est-à-dire qu’il y renonce – cedere – et je pourrai librement agir sur elle. [...] Le contrat n’est que l’acte qui permet à mon droit de se manifester. [...] Ce n’est pas un droit transmis, c’est un droit acquis48. » Les choses sont donc claires : les droits ne sont pas de nature à être transmis, mais créés. Le contrat est l’instrument privilégié de cette création. On peut alors définir le contrat comme un instrument de création et d’extinction de droits. Le raisonnement juridique mené à propos de la nature de ces droits se situe dans la continuité de l’étude de la transmission. .A Le modèle du droit de créance Que montrent les faits ? Le droit de propriété ne se manifeste juridiquement qu’à l’occasion d’un litige, ou d’une procédure contractuelle. Une fois de plus observant les institutions avant d’en déduire un quelconque principe, Lévy remarque ici que le lien entre le propriétaire et sa chose ne se manifeste qu’au moment où une autre personne a des prétentions (pour rester général) sur le même bien49. En effet, tout droit implique de l’autre côté une obligation ; or 46 Comme nous en avons essayé d’en faire état à propos du droit de propriété, supra, section 1. op. cit., n°56, pp. 101-102 48 Souligné par nous. 49 Par « prétentions », on peut aussi bien entendre atteinte portée à la chose, comme par exemple sa destruction : E. LEVY, Vision socialiste du droit, précité note 44, p. 118, 2ème §. 47 22 seules les personnes, non les choses, peuvent faire l’objet d’une obligation. « On dira difficilement que la terre sur laquelle porte le droit réel du propriétaire a l’obligation de subir la violence du soc de la charrue50 ». Ceci conduit donc à s’interroger sur la pertinence de la catégorie de droit réel. Le droit sur la chose n’est-il pas plutôt un droit contre la personne revendiquant un lien avec la même chose ? Plus précisément, Lévy va se livrer dans sa thèse51 à une comparaison précise entre le droit réel et le droit de créance, entre leurs mécanismes et leurs natures respectifs. Il remarque que les différences entre les deux catégories ne constituent pas une frontière hermétique. Dans une certaine mesure, le droit de suite et le droit de préférence, attributs spécifiques des droits réels, peuvent également accompagner les droits de créance (hypothèques, privilèges, droit de rétention pour le créancier détenteur de la chose...). A l’inverse, le droit réel se trouve parfois dépourvu de ces attributs (défaut du droit de suite en raison de la règle de l’article 2279 du Code civil, entre autres). Dans cette perspective, Lévy ne cessera d’affirmer avec force que les droits consistent uniquement en des créances des individus les uns sur les autres, rejetant la distinction traditionnelle52. Ces premières constatations vont permettre à Lévy de formuler, à nouveaux frais, une théorie des droits subjectifs. .II Une conception dynamique des droits subjectifs La théorie de Lévy quant aux droits subjectifs, en les envisageant sous un angle scientifique53, permet d’en faire des rapports (A). Il est également possible de dire quelque chose de plus sur la nature conflictuelle de ces rapports (B). 50 op. cit. p. 108. E. LEVY, Preuve par titre…, précité note 30, n° 71, pp. 122 et s. 52 Et pourtant, ce rejet ne doit pas apparaître comme une licence que l’auteur se donnerait vis-à-vis de la loi : il s’agit bien d’une récusation des principes, non des institutions. La position de Lévy envers ces principes n’est d’ailleurs pas des plus claires. Les considère-t-il comme des constructions doctrinales, ou plutôt comme des coutumes anciennes ? Employant parfois les formules d’Ecole et de Palais pour distinguer les principes des institutions (voir notamment Vision socialiste, précité note 44, p. 3), on est conduit à supposer que la charge d’Emmanuel Lévy porte surtout contre la doctrine ; ainsi certains auteurs contemporains sont-ils invoqués (le jurisconsulte belge Laurent, Montagne, Morin). Une formule en particulier permet de penser que la méthode exégétique en général est visée : « Le juriste ne peut s’enfermer, autant que le voudrait Laurent, dans les articles du Code. » (Vision socialiste, précité note 44, p. 21) 53 Ou en tous cas débarrassés de leur « gangue » doctrinale qui avait conduit à s’éloigner de leur réalité pratique. 51 23 .A Les droits sont des rapports Reprenons brièvement ce qui a été acquis jusqu’à présent. D’une part, les droits subjectifs ne se transmettent pas par contrat. D’autre part, le droit sur la chose se présente plus comme un droit à l’encontre d’une personne à propos de la chose. Que peut-on en déduire quant à l’analyse des droits subjectifs ? Sur le modèle du droit de propriété, il faut dénier au concept de droit subjectif toute valeur autre que celle d’une image employée pour l’explication. Les droits, pour n’être pas des choses, sont avant tout des rapports entre individus, qui se manifestent au cours d’un contact social quelconque, au premier rang desquels, le contrat. L’étude de la responsabilité va conduire Emmanuel Lévy aux mêmes conclusions. Dans un article de 189954, il remarque que la formule traditionnelle de la responsabilité délictuelle – un acte accompli sans droit et portant atteinte au droit d’autrui entraîne la responsabilité – pose un problème insoluble. Selon cette formule, quand un individu cause un dommage à autrui lors de l’exercice, non de sa liberté, mais d’un droit juridiquement défini, il ne peut être tenu responsable. « Ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions responsables, et moins ainsi nous aurions de devoirs55 ». La théorie doctrinale de l’abus de droit, permettant de parer à ce danger, n’est pas une explication satisfaisante : on est sanctionné non parce qu’on abuse d’un droit, mais parce que l’on porte atteinte à un droit juridiquement protégé. Ce droit ne se manifeste qu’à l’occasion d’un conflit, lors d’une action en justice. Lévy en tire ainsi la conclusion suivante : il y a responsabilité quand « il y a atteinte à un droit existant par rapport à nous, (quand) il y a, en d’autres termes, de notre part, obligation56 ». Qu’y a-t-il à retirer de ces formules ? Qu’il s’agisse de propriété ou de responsabilité, on remarque que l’action en justice est le moment privilégié au cours duquel se manifestent les droits subjectifs. Bien plus, l’existence d’un droit n’est pas reconnue avant qu’elle ne soit proclamée par décision de justice. Ceci conduit naturellement à ne pas concevoir les droits subjectifs comme des entités, mais comme des rapports s’exprimant à l’occasion d’un conflit d’intérêts. 54 « Responsabilité et contrat », précité note 7. op. cit. p. 364. 56 op. cit. p. 365. 55 24 .A L’émergence des droits lors d’un conflit d’intérêts Ce premier résultat doit nous conduire à aller plus avant dans le raisonnement. Nous savons donc que les droits subjectifs sont des rapports, et même des rapports conflictuels : il y a conflit entre les libertés individuelles. Plus précisément, les individus entrent en contact au moment où leurs libertés, en principe contiguës, se recouvrent partiellement. Quelles hypothèses vise-t-on ici ? Les pages précédentes l’ont montré, il peut s’agir de prétentions à jouir d’un même bien, ou du dommage causé, dans le cadre de la responsabilité civile. Le contact social prend donc la forme d’un conflit. Le conflit, l’antagonisme, sont des rapports qui créent dans les consciences des individus des sentiments. C’est ici que le discours de Lévy se colore fortement de sociologie, pour ne pas dire plus. Le ton est alors franchement durkheimien : « Le propriétaire a particulièrement le sentiment de son droit quand la chose sur laquelle porte ce droit est détruite : alors il réclame des dommages-intérêts, de l’argent. Le sentiment du droit, le droit naît de sa violation ; il est une survie par rapport au fait, par rapport à la possession57. » Pour l’auteur, ces sentiments sont de nature religieuse, comme il le démontre dans la suite de l’article cité. En tout état de cause, il faut admettre que le conflit d’intérêts, et donc le tort causé, entraînent un désir de réparation dans la conscience individuelle. Ce désir de réparation, initialement un désir de vengeance, se trouve avec les progrès de la civilisation, comme « abstrait » en une série de règles procédurales permettant l’expression du désir de vengeance dans un cadre socialement acceptable58. La vengeance se trouve pour ainsi dire « domestiquée », aussi s’opère un glissement d’un désir individuel à une conscience sociale. Plus précisément, les sentiments de vengeance causent à l’organisme social un certain trouble. Cet organisme a donc intérêt à se préoccuper du règlement pacifique de ce trouble, par l’administration d’une série de procédures. Ces procédures, venant en remplacement de la lutte, en sont en quelque sorte l’expression symbolique. Inévitablement, des croyances collectives se forment autour du rite procédural. Il semble donc que les droits subjectifs ne sont que l’expression, la représentation59, de certains états de la conscience collective. 57 E. LEVY, « Le droit repose sur des croyances », Quest. prat., 1909, p. 176, souligné par l’auteur. Sur la description du passage d’un état à l’autre, voir NIETZSCHE, La généalogie de la morale, 2ème dissertation. 59 Selon P. HUVELIN, sociologue ayant travaillé dans la continuité de Durkheim, les représentations sont « les idées et les croyances qui correspondent aux rites. » Voir « Magie et droit individuel », L’année sociologique, 1905-1906, p. 2. Remarquons que Lévy cite Huvelin, et inversement. 58 25 Ainsi les paroles sacramentelles sont prononcées : par le biais d’une analyse des sentiments collectifs empruntée à Durkheim, on parvient, de l’affirmation que les droits sont des rapports, à l’idée que ceux-ci sont l’expression d’une conscience collective. Lévy consacre une grande partie de son oeuvre à le démontrer : le droit repose sur des croyances. On constate que le raisonnement conduit de la créance, catégorie juridique, à la croyance, catégorie sociologique. Cette brève incursion dans la théorie des droits subjectifs va nous permettre d’aborder la notion de contrat proprement dite. Précisons : nous savons à présent que les droits ne sont pas des choses mais des rapports. Nous savons en outre quelque chose de la nature de ces rapports. Le contact social, conflictuel par essence, engendre une série de rites et procédures. A ces rites correspondent des croyances. Le chapitre suivant sera l’occasion de montrer que la croyance bâtie autour du rite contractuel se traduit pour Lévy par le concept de confiance légitime. Chapitre 2 La notion de confiance légitime Nous avons déjà esquissé cette idée auparavant, mais il faut rappeler que l’étude du concept de contrat par Emmanuel Lévy présente quelque originalité, au moins dans la voie d’entrée adoptée. Disons, très brièvement car nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de nos développements, que le paradigme dominant dans la doctrine de la fin du dix-neuvième siècle 26 est celui de l’autonomie de la volonté. Sans entrer dans le détail, c’est autour de cette théorie que se font les positions doctrinales de l’époque. Une grande majorité d’auteurs, appelons-les classiques, se prononcent pour l’autonomie, tandis qu’une minorité grandissant progressivement, les « trublions », remettent en question la théorie. Force est de reconnaître qu’il est difficile de ranger Lévy d’emblée parmi les critiques de l’autonomie de la volonté. C’est ici que se situe l’originalité : l’analyse du contrat faite par Lévy semble reposer presque entièrement sur une formule, la confiance légitime. Ce constat va guider notre travail. Afin de percer le mystère de cette expression (mystère peut-être entretenu à dessein), nous allons en premier lieu tenter de situer les occurrences de la confiance légitime (section 1), pour ensuite en tirer des conclusions quant à son rôle dans la théorie du contrat (section 2). Section1 L’emploi du concept par Lévy Les occurrences de l’expression « confiance légitime » sont nombreuses dans l’œuvre de Lévy. L’auteur lui-même ne se privera pas d’en revendiquer la paternité, allant jusqu’à relever les emprunts faits par d’autres. Le concept est le résultat d’une maturation progressive (I), et se situe au cœur d’un champ lexical cher à Lévy, celui de la croyance (II). .I Le développement progressif de la notion de confiance légitime La confiance légitime apparaît en premier lieu sous la plume de Lévy à l’occasion d’une étude doctrinale effectuée sur la responsabilité (A). Le concept est ensuite systématisé, et l’auteur en fait le fondement de la force obligatoire des contrats (B). .A L’apparition du concept 27 Le concept trouve sa première expression dans le problème de la responsabilité civile, qu’elle soit délictuelle ou contractuelle. Au moment où Lévy écrit, c’est-à-dire à la toute fin du dixneuvième siècle, les formules traditionnelles de la responsabilité se trouvent extrêmement discutées. C’est en effet le moment de la seconde révolution industrielle : le développement du machinisme et les nombreux accidents qui en résultent posent de nouvelles questions à la jurisprudence. Le plus souvent, l’ouvrier victime de l’accident ne peut rapporter en justice la preuve de la faute de l’employeur, comme les principes de la responsabilité délictuelle tirés de l’article 1382 du Code civil l’exigeraient. A une époque où l’idée d’assurance sociale n’a pas encore vu le jour, cela conduit à laisser l’ouvrier blessé sans indemnisation et sans revenus60. De façon parallèle, les contrats de travail (alors appelés contrats de louage d’ouvrage et de services par le Code civil) étant le plus souvent à durée indéterminée, pouvaient en vertu du droit commun des contrats, être rompus à tout moment à l’initiative d’une seule des parties. Cette faculté, que l’on expliquait habituellement par la prohibition des engagements perpétuels, avait pour conséquence de rendre la situation des ouvriers extrêmement précaire, ceux-ci étant dépendants économiquement d’un emploi. Pour Lévy, si le rétablissement d’un certain équilibre au sein des rapports contractuels et délictuels se heurte à des obstacles juridiques, c’est que l’on persiste à penser la situation moderne avec les outils du droit romain61. Ce système, pour lequel l’exercice de la liberté correspondait déjà à un droit défini, percevait les droits subjectifs comme des absolus. Ceci écartait toute hypothèse de responsabilité lors de l’exercice d’un droit. Or l’observation montre bien que des dommages peuvent être produits au moyen d’un droit défini : droit de résiliation unilatérale, droit de propriété, ou encore droit d’ester en justice62. La doctrine contemporaine de Lévy avait alors remis en cause le caractère absolu des droits subjectifs au moyen, entre autres, de la théorie de l’abus de droits63. « Théorie artificielle et théoriquement contradictoire64 », selon notre auteur. Pour lui, il convient, plutôt que d’établir quelles actions sortent du droit, de déterminer quand il y a obligation « par rapport à nous65 ». Cette recherche, qui ne s’embarrasse pas des constructions doctrinales antérieures mais reste centrée sur la pratique, permet à Lévy de découvrir un fondement commun aux responsabilités 60 Certes la promulgation en 1898 de la loi sur les accidents de travail changera la situation, mais ce changement ne produira ses effets que progressivement. 61 « Responsabilité et contrat », précité note 32, pp. 361-362. 62 op. cit., p. 364. 63 L. JOSSERAND, De l’abus des droits, Paris, Rousseau, 1905. 64 « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 364. 65 op. cit. p. 365. 28 contractuelle et délictuelle : elles entrent en jeu quand est trompé un rapport de confiance légitime préexistant. Plus précisément, la confiance qu’a la victime du dommage résulte d’une situation dans le cas de la responsabilité délictuelle, tandis que c’est la promesse faite par le débiteur qui entraîne la confiance chez le créancier dans le cas du contrat. Cependant, si la confiance ne résultait que de la promesse faite par le créancier, alors le contrat ne serait rien d’autre que ce qui a été promis : hypothèse individualiste écartée par Lévy, examinant les cas dans lesquels le contrat est le produit d’une situation autant que d’une promesse. Ainsi dans le contrat de travail ou le contrat de transport de passagers, travailleurs et voyageurs étant matériellement dépendants de l’activité d’autrui, ils doivent bénéficier d’une confiance plus grande66. Conformément à l’idée que nous avions présentée plus haut, selon laquelle les droits sont des rapports, on voit ici de quelle nature sont ces rapports, et ce qu’ils doivent à l’observation de la pratique : la confiance légitime est avant tout un besoin qu’ont les individus, besoin qu’ils ont d’être assurés pour pouvoir agir librement. Plus encore, l’auteur lyonnais parvient à une première conclusion : « La responsabilité [est] proportionnelle à la confiance nécessaire67 ». L’idée de légitimité, qui a de quoi interpeller, se rattache ici à première vue à celle de nécessité, d’utilité peut-être, de liberté très certainement. Au moyen de ce critère de légitimité, Lévy paraît assigner une fin au droit, celle de la liberté individuelle. L’affirmation peut surprendre si l’on rattache Lévy au « domaine » socialiste ; nous aurons l’occasion de voir dans la suite de nos développements que le paradoxe n’est qu’apparent. Nous allons à présent voir que le fait d’avoir placé la confiance légitime à la source de la responsabilité contractuelle est pour Lévy l’occasion de présenter une théorie du contrat toute entière fondée sur cette idée. .A La systématisation de la confiance légitime comme fondement du contrat L’observation des solutions élaborées par la jurisprudence permet à Lévy de préciser la teneur de la notion de confiance légitime. L’exemple le plus simple (et le plus récurrent) donné par Lévy est le suivant68 : j’achète un livre dans une boutique, alors que le libraire n’en était pas 66 op. cit. p. 393. op. cit. p. 390. 68 Par exemple, « La confiance légitime », RTD civ., 1910, p. 720. 67 29 propriétaire, mais seulement dépositaire. Par négligence ou intention de nuire, il me l’a vendu. Le véritable propriétaire, pour récupérer son bien, devra m’indemniser. De ce fait, alors même que les conditions n’en étaient pas réunies, il y a eu pour moi contrat de vente, car je pouvais croire légitimement que le livre était à vendre. Quoi de plus naturel dans une librairie ? « L’esprit du lieu me protège », répète souvent Lévy dans ses écrits. Il observe que les conditions habituelles de formation des contrats peuvent ne pas être réunies alors même que le contrat produira ses effets obligatoires69. Ainsi, une personne n’ayant pas la capacité pour contracter (mineurs non émancipés, personnes sous tutelle, sociétés de fait) pourra être obligée si elle a pu faire croire à l’autre partie qu’elle était capable. De même, une promesse nulle pour vice du consentement pourrait être invoquée par la partie victime du vice. A plus forte raison, dans le cas des titres négociables comme la lettre de change, le tiers porteur de bonne foi pourra en obtenir exécution auprès du tiré. Ce dernier ne pourrait opposer les exceptions tirées de la nullité de l’obligation, car les nécessités du crédit exigent que les bénéficiaires successifs de l’effet puissent avoir confiance dans le paiement de celui-ci : Foi est due au titre. Toujours dans cette ordre d’idées, un contrat de vente ayant pour objet un bien dont le vendeur n’était pas propriétaire, en principe nul pour défaut d’objet, pourra conférer à l’acquéreur la propriété au terme de la prescription, et en tout état de cause suffira à triompher du possesseur n’ayant qu’une possession postérieure au contrat de vente : nous retrouvons ici l’hypothèse mise en évidence par Lévy dans sa thèse, du rejet de l’idée de transmission des droits par contrat. Accomplissant par là un travail de reformulation doctrinale relativement classique, Lévy montre que ces divers cas d’espèce se ramènent en vérité à un seul fondement. Dans tous les cas, l’obligation oblige parce que la confiance l’exige. La confiance légitime peut être comprise comme fondement de la force obligatoire du contrat. Néanmoins, ayant posé cela, on a encore trop peu décrit la substance de la confiance légitime. Le repérage des emplois de termes voisins va nous permettre d’aller plus avant, et de nous rendre compte que le point de vue adopté n’est pas exactement celui de l’auteur juridique mais bien du sociologue. .II 69 La confiance légitime, manifestation du phénomène de croyance « Responsabilité et contrat », précité note 32, pp. 383-387. 30 En partant de la définition de la représentation avancée par Huvelin70 (« une idée ou croyance qui se forme autour d’un rite »), on voit que la confiance légitime est un phénomène de cet ordre : il s’agit d’une croyance (A), qui se forme autour du rite de la procédure contractuelle (B). .A La représentation Il convient tout d’abord de relever les nombreuses occurrences du champ lexical de la croyance dans les textes de Lévy, champ dont fait partie la confiance. Outre ce dernier terme donc, retenons « croyance légitime71 », « confiance nécessaire72 », « créance73 » ou encore « crédit public74 ». Pour le dictionnaire Robert, qui d’ailleurs recense nombre de ces mots dans son article, le terme croyance désigne « l’action, le fait de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible ». Nulle référence à la vérité – ou à la fausseté – dans cette définition. Force est de reconnaître qu’à travers son analyse des croyances, Lévy ne formule aucune conclusion d’ordre ontologique. Remarquons donc, d’ores et déjà, que l’on peut craindre de ne trouver, dans l’œuvre de Lévy, aucune indication sur la nature ou la réalité du contrat. Pour surmonter cette déception, il faut faire ressortir la spécificité de l’idée de confiance. Le préfixe con- indique en effet un lien, une conjonction. La confiance serait donc le fait de croire à quelque chose de déterminé (ou en quelqu’un), entretenant un rapport avec celui qui a confiance. Cette idée de rapport n’a pas échappé à Lévy : ainsi parle-t-il à propos de la faute de « violation d’un rapport de confiance né d’une promesse75 ». Toutefois, ici non plus pas de référence à la nature des choses : la confiance peut être partagée sans avoir trait à la vérité. Ce faisant, Emmanuel Lévy rencontre une catégorie sociologique, durkheimienne, même. La croyance semble en effet le genre dont la solidarité sociale est une espèce. De la solidarité sociale, mécanique ou organique, Durkheim fait découler le droit. A la solidarité mécanique 70 « Magie et droit individuel », article précité note 59. « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 260. 72 « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 383. 73 Rappelons que le chapitre précédent nous avait permis d’envisager les droits subjectifs comme des rapports, au moyen de la catégorie juridique des droits de créance. 74 « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 377 : « Mais qui ne voit que cette notion du crédit public n’est autre chose sous une forme à peine différente que la notion même de légitime confiance ? », souligné par l’auteur. 75 op. cit. p. 389. 71 31 correspond le droit répressif : si les individus sont solidaires en tant qu’ils se ressemblent, toute atteinte aux signes de la ressemblance sera pénalement réprimée. La solidarité organique est quant à elle traduite dans le droit restitutif, qui organise les échanges générés par la division du travail76. Durkheim fait de la solidarité un phénomène moral77, qui nous semble en cela analogue à la notion de croyance. Le rattachement à la sociologie de Durkheim est explicite chez Lévy : « Je dois surtout à Durkheim le phénomène de la représentation…78 » En explorant plus avant le rapport entretenu par les croyances et le contrat, on aboutit à cette affirmation récurrente chez Lévy : la volonté est un « écho79 », une « étiquette de nos croyances, de nos représentations80 » ; elle « n’apparaît aux autres que sous forme de représentations, de croyances81 ». La volonté contractuelle, que la théorie classique place à l’origine de l’obligation (l’homme est libre, il ne peut donc être obligé que s’il l’a voulu), n’est plus ici qu’une croyance : une idée dont on ne sait pas si elle est vraie ou fausse. Il faut en effet observer que la volonté est une détermination psychologique, intérieure, et qui ne se donne jamais à observer directement. Les actions, les écrits font présumer cette volonté ou son défaut. Comme Lévy le remarque à propos des croyances, il s’agit d’une « façon de parler. Car une croyance ne se prouve pas, une croyance ne se constate pas, nous n’avons pas les appareils d’optique mentale, les instruments de psychologie sociale, qui permettent de lire dans la tête des gens leurs croyances82 ». Et plus loin : « Nous ne lisons pas plus dans les cervelles les intentions que les croyances83 ». Si la cause sur laquelle le droit faisait traditionnellement reposer l’obligation ne s’avère être qu’une croyance, n’ayant pas trait à la vérité et dont on ne peut connaître la réalité, n’est-on pas porté à admettre que tout le système de contrainte juridique n’est qu’un écran de fumée, une cathédrale de verre prête à s’écrouler à tout moment ? Une telle conclusion serait hâtive, car ce serait omettre que les croyances reposent sur des pratiques. .A Le rite contractuel 76 E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, pp. 33-34. op. cit. p. 28. 78 « L’état des créances », Arch. phi. dr., 1931, p. 401. 79 « Volonté et arbitrage », Rev. socialiste, 1911, p. 242. 80 « La transition du droit à la valeur », Rev. de métaph. et de morale, 1911, p. 414. 81 « La confiance légitime », précité note 68, p. 720. 82 L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 19. 83 op. cit. p. 21. 77 32 S’il n’est pas possible d’étudier les croyances pour elles-mêmes, parce qu’elles ne constituent pas un champ d’observation stable, il ne faut pas oublier, toujours selon la définition d’Huvelin, que ces croyances correspondent à des rites, observables pour leur part. Cet attachement à la pratique montre bien l’orientation durkheimienne des travaux de Lévy. Durkheim, dès les premières pages de La division du travail social84, établit sa méthode de travail. Il y explique la possibilité d’une science de la morale. Si la morale n’est effectivement pas observable en soi, parce qu’intérieure, à celle-ci correspondent des faits externes, qui la symbolisent. L’ordre de faits retenus par le sociologue pour étudier la solidarité (qui n’est qu’un élément de la morale, donc non observable directement) à l’œuvre dans les sociétés est le droit. Le droit est la traduction des rapports occasionnés par la solidarité. De façon parallèle, Emmanuel Lévy s’attache directement au phénomène de l’obligation, qui caractérise le droit, sans chercher à justifier les pratiques au moyen de la morale ou de la métaphysique, ainsi que l’annonce cet extrait de L’affirmation du droit collectif85 : « La méthode religieuse consiste à mettre des principes à la base des institutions ; la méthode scientifique consiste à mettre les institutions à la base des principes. Décrire les institutions, avoir la simplicité de les constater, renoncer à les légitimer, voilà la méthode scientifique ». En l’occurrence, il faut examiner les rites propres au contrat ayant généré la croyance que l’on désigne par la volonté contractuelle. Lévy nous donne la direction à suivre : « En vain, on situe le génie du contrat dans une volonté qui n’ajoute, ni n’enlève rien à l’activité, qui n’en est que l’expression intellectuelle86 ». Un peu plus loin : « Le contrat est le rapport de confiance légitime que crée l’activité (ou volonté) formulée ou non formulée87 ». En somme, puisque la volonté est inconnaissable, il convient de la déduire de l’activité pour en faire le fondement du contrat. En quoi consiste cette activité ? En première analyse, il semble que ce soit la promesse faite par le débiteur, suscitant la confiance légitime du créancier, qui fonde l’obligation. Mais, comme nous l’avons appris (paragraphe précédent), on ne peut faire résulter la confiance uniquement de la promesse. Il faut également prendre en compte la situation dans laquelle les parties se trouvent, situation qui ajoute un élément objectif au contrat88. De façon plus précise, il est possible d’envisager 84 Précité note 1, spéc. première préface pp. XXXVII à XLIV et p. 28. Précité note 12, p. 24. 86 « La confiance légitime », précité note 68, p. 720, souligné par nous. 87 op. cit., loc. cit. 88 « Responsabilité et contrat », précité note 32 p. 393. 85 33 l’activité comme générant la confiance légitime à la source de l’obligation contractuelle, activité en tant qu’elle fait croire à une volonté de s’obliger89. Cette idée d’activité générant une attente est rattachée par Lévy lui-même à la théorie allemande de la déclaration de volonté90 : « Le contrat, lorsqu’il sert de base à une créance, est une déclaration qui oblige91 ». On doit donc considérer l’activité unilatérale comme se substituant à l’idée erronée de rencontre de volontés. Le caractère unilatéral de l’activité peut se rapprocher de l’histoire de l’obligation, telle qu’elle nous est donnée par Lévy lui-même, dans sa thèse92. Le rite romain de la mancipation, dans sa forme primitive, consistait en une appréhension réelle (manus capere) du bien de l’ennemi vaincu à la guerre. Avec le temps le rite s’est pacifié et généralisé, mais contient toujours cette idée de création d’un droit par l’activité unilatérale, au détriment de la transmission de ce droit par rencontre de volontés. Huvelin reprendra la même idée quelque temps plus tard, en indiquant que le créancier est originairement un vainqueur, le débiteur un vaincu. « Par la force matérielle ou l’emprise magique, la contrainte de l’un s’impose à l’autre. La volonté dominatrice du créancier fait son droit93 ». Dans un contrat, le débiteur n’a pas voulu l’obligation, mais seulement l’avantage qui en était l’origine. Citant Lévy, Huvelin remarque la parenté des conclusions de ce dernier avec les siennes : « Le créancier a fait confiance au débiteur, c’est-à-dire […] à son patrimoine. Sa volonté de domination sur ce patrimoine, à supposer qu’elle soit de nature à emporter l’adhésion sociale, crée son droit. Dans toute convention, il y a une liberté qui s’exerce, et qui est le droit, et une liberté qui se restreint, pour subir le droit94 ». En somme, le contrat ne se présente plus comme un accord, mais comme un conflit entre libertés, ou plutôt comme l’arbitrage prévenant le conflit. Dans tous les cas, il nous semble que l’obligation est fondée par la confiance qu’a le créancier dans la promesse ou l’activité du débiteur. Le créancier manifeste par là sa volonté unilatérale, ou comme nous le savons à présent, sa croyance. On observe ici que les conclusions de l’étude scientifique rejoignent celles de l’histoire du droit. 89 « Volonté et arbitrage », précité note 79, p. 242. Sur laquelle : R. SALEILLES, De la déclaration de volonté¸ Paris, Pichon, 1901. 91 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 261. 92 Preuve par titre…, précité note 30, pp. 46-48. 93 « Magie et droit individuel », précité note 59, p. 41. 94 op. cit. p. 42. 90 34 Ainsi, il semble que la notion de confiance légitime soit, dans les écrits de Lévy, autre chose qu’un simple concept : bien plus, c’est d’un véritable fil conducteur dont il s’agit. La généralité du concept provient de ce qu’il donne une orientation à l’étude du contrat, sans pour autant en fixer le contenu. Ceci a pour conséquence d’obscurcir la façon de comprendre le contrat : il dépend de croyances, dont on ignore jusqu’à présent la provenance. Le fait de placer la notion de confiance légitime au centre de la problématique contractuelle va nous éclairer un peu plus. Section2 Un concept central dans la théorie du contrat Les précédents développements nous ont permis de localiser les divers emplois de la confiance légitime et des notions voisines. Il convient à présent de s’interroger sur la fonction de la confiance légitime dans la théorie du contrat présentée par Lévy. Cette question de la fonction du concept revient à se demander quelles sont les avancées principales effectuées grâce à celui-ci : en effet, la fonction d’un concept scientifique n’est-elle pas de faire progresser dans la connaissance des faits ? Le plus grand mérite du concept de confiance légitime est de permettre à Lévy de mettre en lumière la dimension collective présente au sein même des échanges individuels (I). Cette découverte lui fait envisager l’aspect particulier de la problématique de la légitimité de la confiance (II). .I La dimension collective de la confiance légitime La théorie de la confiance légitime, telle qu’elle est présentée par Lévy, permet de déceler les rapports collectifs au sein du contrat de façon inéluctable (A). Il en résulte que les volontés individuelles se trouvent soumises à la conscience collective (B). .A La prise en compte de l’aspect collectif, conséquence nécessaire de l’idée de confiance A plusieurs reprises, Lévy utilise à propos du contrat des termes renvoyant à des états psychologiques : volonté, croyance, confiance. Dans une brève chronique de 1911, l’auteur 35 lyonnais a revendiqué pour lui-même l’appellation de « théorie psychologique du droit95 ». Pourtant, il faut bien admettre que ce n’est pas de psychologie individuelle dont il s’agit. Comme nous avons déjà pu le voir, les états des consciences individuelles sont inconnaissables pour la collectivité. Aussi, lorsque l’on cherche à connaître les intentions des parties à un contrat, aboutit-on nécessairement à leur prêter des intentions qu’elles n’ont peutêtre pas eues. Dès son étude de 1899, Lévy remarque à propos des clauses d’irresponsabilité qu’elles peuvent agir comme « manifestation de l’opinion ». Ces stipulations contractuelles ont en principe pour but d’écarter au profit du débiteur la responsabilité qui naîtrait de l’inexécution par celui-ci de ses obligations. A s’en tenir à l’idée de confiance générée par une promesse, on ne voit pas ici de difficulté : « On a promis ce que l’on a promis, voilà tout96 ». La confiance du créancier se trouverait diminuée à hauteur de l’exonération contractuelle. Mais en n’admettant pas dans certaines situations les clauses d’irresponsabilité, la jurisprudence a montré pratiquement que la confiance du créancier n’était pas seule en jeu : la responsabilité « dépend, non de la confiance que nous avons, mais de celle qu’aurait, à notre place, toute autre personne ; en d’autres termes, elle dépend, non d’une situation déterminée ni d’une confiance déterminée, mais des croyances générales qui s’élaborent sur certaines situations97 ». La « découverte » de la présence de la conscience collective au sein des contrats individuels nous indique l’entrée en concurrence des individus, en principe attachés à la satisfaction de leurs intérêts personnels, avec la société, réputée poursuivre des buts désintéressés. Cette rivalité d’intérêts peut-elle être résolue par leur hiérarchisation ? .A La soumission des intérêts particuliers à la conscience collective La prééminence de la conscience collective sur les individus peut être démontrée par l’ordre public au sein des contrats. Ainsi explique-t-on que le juge puisse annuler des contrats si ceux-ci ne sont pas en adéquation avec la conscience commune, exprimée à travers le droit des contrats. Les hypothèses de nullité pour dol, lésion, erreur, proviennent selon Lévy de la soumission des croyances individuelles à la croyance collective. Sur le plan pratique, le raisonnement est le suivant : le juge saisi d’un litige relatif à un contrat est, selon les principes, chargé de retrouver l’intention des parties. Or cette intention ne peut se percevoir, 95 « Une théorie psychologique du droit dans la doctrine française », RTD civ., 1911, p. 743. « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 392. 97 op. cit. p. 394. 96 36 elle n’est que présumée, et « ainsi c’est la conscience collective qui se reflète dans celle des cocontractants, [qui] est donc la véritable base de l’obligation98 ». Plus encore, il ne faut pas oublier que cette conscience collective inspire la croyance individuelle, telle la confiance légitime née de la promesse. En effet, nous avons vu précédemment qu’il y avait confiance chez le créancier à la suite de la promesse du débiteur. Pourtant, cette confiance ne formera l’obligation contractuelle que si elle correspond à la croyance collective : c’est en cela que la confiance peut être dite légitime. Ce faisant, Emmanuel Lévy nous paraît très clairement retrouver l’analyse contractuelle produite par Durkheim au chapitre VII de La division du travail social. Le sociologue y montre que « l’appareil par lequel s’exerce essentiellement l’action sociale99 », le droit, n’a cessé de croître en volume. Particulièrement, l’importance de la législation impérative s’appliquant aux contrats manifeste l’intérêt que porte la société à la coopération harmonieuse des fonctions divisées. De même que Lévy avait établi que les droits et obligations naissaient du conflit entre libertés, Durkheim fait observer que les intérêts, quoique solidaires, restent rivaux, et imposent donc l’existence d’une puissance organisatrice supérieure au sein même des rapports individuels. C’est pourquoi le droit, que nous savons être défini par Durkheim comme la manifestation extérieure de la solidarité sociale, s’impose aux volontés individuelles. Est-il possible de rapprocher la solidarité organique, que Durkheim fait résulter de la division du travail social, de la conscience collective, que Lévy présente comme s’imposant aux individus ? Très certainement, en tant que les deux notions présentent les mêmes effets : toutes deux conduisent au rejet de la théorie de l’autonomie de la volonté100, réputée conférer à la rencontre des volontés individuelles le pouvoir de mobiliser la contrainte juridique. Néanmoins, l’idée d’une conscience collective évoque plus chez Durkheim la solidarité mécanique, résultant de la similitude des consciences individuelles entre elles, que la solidarité organique. Pour M. Claude Didry101, la dissemblance sur ce point n’est 98 « L’exercice du droit collectif », RTD civ., 1903, p. 102. E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, p. 182. 100 Pour plus de détails sur cette théorie : E. GOUNOT, Critique du principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, thèse Dijon, 1912 ; C. JAMIN, « Une brève histoire politique des interprétations de l’article 1134 du Code civil », Dalloz ; « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », in Le contrat au début du XXIème siècle, Etudes en l’honneur de Jacques Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 441 ; G. ROUHETTE, in Le contrat aujourd’hui, comparaisons franco-anglaises, Paris, Coll. Bibliothèque de droit privé, LGDJ, 1987. 101 « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », article précité note 26, p. 8. 99 37 qu’apparente : Lévy emploie l’expression pour désigner la fonction du juge, sur laquelle nous reviendrons dans le paragraphe suivant. Il semble donc envisageable d’inscrire Lévy dans le courant des juristes ayant critiqué la théorie de l’autonomie de la volonté en droit des contrats, au même titre que Gounot. Pourtant, cette inscription ne peut se faire qu’a posteriori. En effet, Durkheim, et dans sa continuité Gounot, partent avant tout de l’idée d’une réglementation impérative s’imposant aux individus. La perspective du juriste socialiste nous paraît inverse : ayant commencé son étude à partir des droits subjectifs, il est parvenu à en dégager des éléments objectifs, qui permettent de comprendre le phénomène de l’obligation. La seconde partie de cette étude nous montrera par ailleurs si le droit objectif trouve son origine au sein même des rapports individuels, ou s’il n’est qu’« inséré » dans ceux-ci. La mise en évidence par Lévy de la dimension collective présente au cœur même du contrat laisse toutefois un aspect non entièrement résolu : la légitimité, que l’on a pu définir comme l’adéquation de la croyance individuelle à la conscience collective, ne pose-t-elle pas en sus un problème d’ordre moral ? .II Le problème de la légitimité Comme nous l’avions constaté plus haut, l’idée de confiance légitime renvoie chez Lévy à la nécessité de l’action. Est légitime la confiance qui est nécessaire pour agir. Cela étant, il faut se demander qui est dépositaire de la légitimité (A), ce qui nous permettra d’envisager les forces et les faiblesses qui se rattachent à l’utilisation d’un tel terme (B). .A L’Etat et le juge, gardiens de la légitimité Toute la question réside dans le sens à donner à la légitimité. Selon le dictionnaire Robert, le mot renvoie dans une première acception à la conformité au droit, à la règle. Dans un second sens, plus récent (XVIème siècle), il s’oppose à la légalité, en supposant l’existence au-delà de la règle d’une valeur : la Justice, par exemple. Faut-il rechercher dans la confiance légitime la référence à une norme transcendante ? 38 A de nombreuses reprises Lévy nous fournit des indications sur la façon de comprendre l’idée de légitimité. Partant comme nous le savons du phénomène de l’obligation, notre auteur observe que l’étude des croyances pour elles-mêmes mène à la tautologie : « On est responsable quand on est responsable. On est responsable quand on est condamné. On est responsable quand on doit payer102 ». Pour en sortir, il faut soit trouver un fondement extérieur à l’obligation, soit étudier plus précisément cette obligation. Lévy nous semble opter pour la seconde solution, quand il décrit la « naissance » d’un droit subjectif. Comme nous l’avons vu, le droit apparaît à l’occasion d’un contact conflictuel : « le droit naît de sa violation103 ». Le garant du droit, l’émetteur final de l’obligation en somme, est pour Lévy l’Etat, qui assure la justice par l’usage de la force. De ce point de vue la définition proposée par le socialiste lyonnais nous semble toute proche de l’analyse wéberienne de l’Etat comme détenteur du monopole de la violence légitime : « là où existe comme sanction légitime la violence, il y a Etat104 ». Pourtant, ce constat, qui tend à réduire la légitimité à la légalité, peut être dépassé par une analyse de l’obligation comme émanant du juge. Lévy observe un peu plus loin que « le contrat est une obligation qui oblige quand le juge décide qu’elle oblige105 ». Ce sont effectivement les tribunaux et cours qui disposent du pouvoir de rendre des décisions individuelles exécutoires (si l’on excepte la contrainte administrative, sur laquelle les particuliers n’ont en principe pas de prise), auxquelles la force publique se doit de prêter main forte. C’est ce qui conduit Lévy à confier au juge le rôle d’interprète des croyances collectives : « on recherche l’intention des parties. Qu’est-ce à dire ? On recherche l’intention qu’elles ont dû avoir, qu’on ne voit pas, qu’on leur attribue ; la conscience collective se reflète dans celle des cocontractants106 ». C’est le juge qui a pour mission de rechercher cette intention, et substitue donc la croyance collective à celle des parties. Lévy redoute cependant que la fonction même du juge, qui est de réparer l’atteinte au droit, et donc de revenir à la situation initiale par « protestation conservatrice107 », ne soit un obstacle à l’expression de la conscience collective. « Alors, pour faire respecter ses propres principes, le juge imposera à l’opinion un frein dangereux108 ». Bien loin de remplacer les croyances des parties par sa propre croyance (c’est ce qui se passe selon Lévy dans la théorie 102 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 178. op. cit. p. 176. 104 op. cit. p. 177. 105 op. cit. p. 260. 106 « L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 102. 107 L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 23. 108 « L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 106. 103 39 de la libre recherche scientifique de François Gény, qui aboutit à une « conception aristocratique » de la méthode juridique), le juge, dans une « conception démocratique » du droit, doit emprunter ses principes au milieu social. Plus encore, c’est le juge qui détient pour ainsi dire les clés de la légitimité, en se faisant la bouche, non plus de la loi comme dans la théorie classique, mais de la conscience collective : « Il faut qu’il soit choisi de manière à être la conscience de tous les milieux sociaux109 ». C’est donc dans la conformité à la croyance collective, telle qu’exprimée par le juge, que la confiance des individus peut être dite légitime. Cette définition, qui écarte toute référence à une morale transcendante, n’est-elle pas critiquable ? .A La critique de l’idée de légitimité Il est en effet possible de remettre en question le fondement sur lequel Lévy fait reposer le contrat. Ne tombe-t-il pas dans un positivisme aveugle, en admettant que le contrat oblige parce que l’Etat et le juge en ont décidé ainsi ? C’est le reproche que le doyen Ripert émet contre la confiance légitime ainsi définie, au cours d’une charge nourrie contre le recueil de Lévy paru en 1926, La vision socialiste du droit110. Certes, il reconnaît que la croyance, pour pouvoir produire du droit, doit être légitime, car « la croyance peut créer un monde d’illusions111 ». Mais il remarque aussi que pour Lévy, « la croyance légitime à la régularité d’un droit est la croyance à la normalité d’une activité. […] Cette distinction du normal et de l’anormal, pure constatation de la fréquence des phénomènes, ne peut fournir aucun critérium de la valeur des actes112 ». Continuant son analyse de la pensée de Lévy, Ripert observe que c’est finalement par l’intermédiaire du juge et de l’Etat que la croyance légitime trouve à s’exprimer. Cette assimilation du légitime au légal se ramène pour Ripert au « positivisme le plus clair, à l’étatisme le plus simple113 ». N’y a-t-il pas d’autre possibilité de comprendre le fondement de l’obligation contractuelle qu’à travers le positivisme ou le droit naturel ? C’est pourtant bien ce qui nous paraît être à l’œuvre dans la pensée de Lévy. Contrairement à ce que Ripert semble avancer, la légitimité, et donc la morale, ne se réduisent pas à la référence à des règles supérieures, comme le Juste. 109 ibid. Paris, Giard, 1926. 111 G. RIPERT, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », Rev. crit., 1928, p. 26. 112 ibid. 113 op. cit. p. 27. 110 40 Pour éclaircir cette question, il faut revenir à la première définition de la légitimité que nous ayons donné : la confiance nécessaire équivaut à la confiance dont nous avons besoin pour agir librement. « Si, malgré ma croyance légitime en la régularité de mon droit, en la normalité de mon activité, j’étais responsable, si je courais des risques, il n’y aurait pas plus liberté sociale qu’il n’y aurait de liberté morale si j’étais trompé par la conscience que j’ai du bien et du mal114 ». C’est en effet dans cette liberté d’action que réside la morale ; par référence à une norme connue, l’individu doit avoir la liberté d’agir conformément ou non à cette norme, il doit pouvoir « qualifier [lui]-même [son] activité115 ». L’action entièrement déterminée est indifférente à la morale, elle est amorale. Ceci n’est pas l’aspect le moins étonnant de la pensée d’Emmanuel Lévy quant au contrat. Notre auteur, traditionnellement présenté comme le plus éminent représentant de la doctrine du socialisme juridique, dont nous connaissons par ailleurs l’engagement à gauche dans la vie politique, cherche avant tout à faire reposer le contrat (et l’ensemble du droit d’ailleurs) sur la liberté individuelle. Pourtant, cette affirmation se fait au nom de la critique de l’individualisme libéral. Qu’en conclure, sinon que la pensée de Lévy se trouve au confluent du socialisme et du libéralisme ? Comme l’a montré Mme Monique Canto-Sperber, il y a toujours eu une place (réduite), dans la pensée politique française, pour le socialisme libéral. Contrairement au discours socialiste majoritaire, le socialisme libéral montre qu’il est possible de penser la liberté en un sens social, plutôt que de considérer le combat pour la liberté comme dépassé par la lutte des classes. Il met notamment l’accent sur « la liberté de ne pas être frustré en ses attentes légitimes116 ». De ce point de vue, la pensée du contrat chez Emmanuel Lévy apparaît comme une forme de socialisme libéral. Ainsi, l’indétermination relative laissée autour de la confiance légitime paraît trouver une explication plausible : il s’agit là d’un concept à contenu variable, qui doit permettre de laisser aux individus la liberté d’agir. C’est pourquoi on peut dire avec Lévy que le droit n’est que ce que l’on en fait, qu’il est semblable à « ces auberges où l’on trouve ce que l’on apporte117 ». La confiance légitime, qui n’a rien de commun avec un système, se fonde avant tout sur la pratique, c’est là sa base et son contenu. Mais de ce point de vue, l’explication présente des faiblesses. Sans analyse du contenu intime de la notion, celle-ci se présente au lecteur sous la 114 « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 378. ibid. 116 M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, précité note 22, p. 20. 117 « Le droit au service de l’action », Arch. phi. dr., 1935, p. 79. 115 41 forme d’une boîte noire118. Comment la confiance légitime est-elle produite, quelle est sa source ? Pour répondre à ces questions, il faut pénétrer à l’intérieur du fait social collectif. Si la soumission de l’individu à la collectivité était le thème de notre première partie, le retour à l’activité individuelle sera celui de notre seconde partie. Mieux encore, la notion de contrat chez Lévy a des allures de boucle : le contrat individuel, fondé par le fait collectif qu’est la confiance légitime, est également la source de ce fait collectif. Nous pourrons alors vérifier l’hypothèse du socialisme libéral, que nous n’avons jusqu’à présent fait qu’avancer. 118 Aux parois de laquelle se heurte Ripert dans son article précité note 111, p. 21. 42 PARTIE2 LE CONTRAT COMME NORME SOCIALE 43 En sus du contenu littéral d’un contrat, et des droits et obligations qu’il confère aux parties, il faut admettre que l’impact du contrat se fait sentir au-delà du cercle des parties. Cette pensée est aujourd’hui assez répandue, mais pour le paradigme de l’autonomie de la volonté, elle est difficilement acceptable. Comment reconnaître qu’un contrat puisse obliger des tiers, alors qu’ils n’ont pas manifesté leur volonté d’être liés ? Pourtant, quand on considère celui-ci non plus comme producteur d’obligations pour les parties, mais également comme une norme, ayant à ce titre sa place dans la hiérarchie normative, alors l’idée se fait jour que le contrat puisse rayonner autrement que par les obligations qu’il produit. C’est là ce que nous entendons quand nous parlons à son endroit de norme sociale : le contrat est bien plus qu’un acte individuel et isolé. Sa soumission à la confiance légitime nous le fait comprendre, en installant l’hétéronomie dans un acte perçu habituellement comme autonome. Mais il ne s’agit que d’une première étape dans la mise en évidence de la dimension collective du contrat. La seconde étape, que nous abordons à présent, a pour but de montrer que le collectif est certes dans le contrat, mais également par le contrat. C’est en cela qu’il faut reconnaître une place fondamentale au contrat dans la pensée de Lévy. Il ne s’agit pas d’un simple épiphénomène de l’individualisme que la critique sociale du droit emportera avec elle, mais bien de l’instrument privilégié de l’émancipation des dominés. Il existe d’ailleurs deux manières d’envisager la production de solidarité sociale par le contrat. Le lien peut résulter assez naturellement du « cumul » des actes particuliers, contribuant à former ce tout qu’est la confiance légitime (chapitre 1). Mais ce lien social pourra également dépendre d’un seul contrat à vocation générale, le contrat collectif (chapitre 2). 44 Chapitre1 Le contrat, source de la confiance légitime Le second chapitre de la première partie nous avait vu aux prises avec un concept énigmatique mais central pour Emmanuel Lévy, la confiance légitime. Il faut reconnaître que la notion n’a pas livré tous ses secrets. En effet, à ce stade de nos développements nous ne connaissons pas encore son contenu exact, nous n’en avons étudié que le rôle dans l’obligation contractuelle. La question du contenu de la confiance légitime revient à se poser celle du critère de la légitimité. Il nous était d’abord apparu que cette légitimité devait rester assez indéterminée afin de justement laisser une place à la liberté de l’action humaine. Si cette réflexion reste vraie, il faut admettre qu’il est néanmoins possible d’apporter des précisions sur le mécanisme de création de la légitimité. Dans cet ordre d’idées, la légitimité peut être rapprochée d’un autre terme, d’appréhension plus commode : la valeur. Il est en effet difficile d’aborder la question de la légitimité de manière frontale : le concept est sujet à controverses sur son contenu. La valeur est une notion plus neutre, car susceptible d’être quantifiée comme nous le verrons. L’analyse de la valeur faite par Lévy n’en reste pas moins caractéristique du reste de son œuvre, c’est-à-dire pour le moins hermétique. Nous verrons d’ailleurs que cet aspect de la pensée de Lévy est peut-être le moins explicite de ceux que nous développons dans cette étude : il n’en mérite pas moins un examen attentif. Dans un souci de clarté, nous allons décomposer notre raisonnement en deux temps. Ce cloisonnement, bien qu’il aurait peut-être conduit l’auteur à trouver sa pensée dénaturée, va nous permettre, d’une part, d’aborder la manière dont l’idée de valeur est amenée, manière qui reste intimement liée avec les aspects collectifs présents dans les rapports individuels (section 1), et d’autre part, de confronter cette nouvelle notion avec le contrat, c’est-à-dire l’essence même du rapport individuel (section 2). Section1 La valeur, élément collectif du contrat Une fois de plus, le juriste lyonnais applique à l’étude du concept de valeur la formule qui consiste à observer, puis à en tirer des conclusions. Il rapporte donc méthodiquement les évolutions pratiques de l’instrument contractuel, en quelque sorte le contexte d’apparition de 45 la valeur (I). Ceci lui permet de faire de la valeur une nouvelle forme d’expression des croyances collectives (II). .I Les mutations du contrat Au moment où Lévy écrit, c’est-à-dire avant et après la première guerre mondiale, la doctrine juridique française assiste à la « mutation du contrat ». La pratique avait alors développé de nouveaux instruments en rapport avec les changements de l’économie, liés à la progression de l’industrie. Tels que perçus par Lévy, ces bouleversements se caractérisent par l’entrée d’éléments collectifs dans un cadre originellement individualiste. Ces éléments sont de deux ordres : la pénétration des contrats par un milieu contractuel (A), et le détachement progressif entre le patrimoine et l’individu (B). .ALa mise en évidence d’un milieu contractuel Le chapitre précédent nous avait conduit à établir un lien de soumission entre le contrat individuel et la conscience collective, exprimée à travers la confiance légitime. C’est de cette idée dont il faut à présent repartir, à ceci près qu’il ne s’agit plus ici d’une conclusion, mais d’une observation (cet étrange retournement atteste d’ailleurs de la forme cyclique que peut prendre la pensée de Lévy). Dès sa thèse, Lévy remarque que le principe de l’effet relatif des contrats, tel qu’inscrit à l’article 1165 du Code civil et exprimé par l’adage Res inter alios acta, se trouve dépassé en pratique. En effet, la structure du capitalisme est telle qu’une « influence » peut se faire sentir au-delà du cercle contractuel. Ainsi, le contrat d’assurance par exemple, confère des droits à des personnes n’ayant pas contracté, ce que l’on explique par l’effet d’une stipulation pour autrui. L’idée de cette stipulation pour autrui est développée avec force précisions dans un article de 1906, dans lequel Lévy étudie le fonctionnement des marchés à terme dans les opérations de bourse119. Le marché à terme se présente initialement comme un contrat de cession de parts sociales cotées en bourse. Cependant, le prix de vente n’est pas fixé par les parties ellesmêmes, mais par la référence à un cours, qui est le reflet de tous les contrats passés ce jour-là en bourse. Ainsi « le droit de chaque porteur grandit, diminue, disparaît sans qu’il fasse ni ne 119 « Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », Rev. socialiste, 1906, p. 37. 46 sache rien120 ». Notre auteur va même plus loin, affirmant avec force que « les contrats passés en bourse créent et suppriment les droits de ceux qui n’ont pas contracté121 ». Cette étude des mécanismes juridiques de la bourse permet surtout à Lévy de donner une tonalité plus « revendicative » à la suite de son discours. En effet, il remarque que le débat sur la convention collective qui se tient à cette époque, se nourrit d’arguments qui lui sont hostiles. Ces arguments sont essentiellement fondés sur le principe de l’effet relatif des contrats, et conduisent donc à rejeter l’idée d’une convention pouvant obliger d’autres personnes que les parties signataires. Grâce à son examen du fonctionnement de la bourse, Lévy peut opposer la pratique à de telles objections : « Il faut renoncer à tenir pour faux, dans l’usine, des principes qui sont vrais à la bourse122 ». Les théories qui tentent d’expliquer de tels faits à partir des catégories juridiques de stipulation pour autrui123 ou de mandat124 ne font qu’exprimer une croyance, formée à partir du fait du pouvoir ou de l’influence. L’auteur mentionne le cas de la représentation politique (les représentants exercent un mandat, nous dit la Constitution) ; on peut aussi penser au pouvoir des dirigeants de sociétés anonymes, dans lequel la théorie classique voyait également un mandat. Pourtant, force est de reconnaître que dans ces deux hypothèses, on serait bien en peine d’expliquer toute la réalité à partir du contrat de mandat régi par les articles 1984 et suivants du Code civil. « Ce n’est qu’une façon de parler de dire qu’ils sont les délégués, les mandataires ou les membres du groupe, et cette façon est manifestement inexacte lorsqu’ils sont simplement nommés par une partie des membres du groupe, ou si ces prétendus mandataires ont un mandat irrévocable, ou si leurs prétendus mandants ne sont pas obligés sur leurs propres patrimoines125 ». Pour s’exprimer comme Lévy, le mandat n’est qu’une représentation érigée autour de l’activité qu’est le pouvoir ou la fonction. En somme, l’examen de ces quelques formes contractuelles atypiques (elles le sont pour la théorie classique) permet à Lévy de mettre en lumière ce qu’il appelle le milieu ou encore l’influence. Cette influence est exprimée de manière frappante par le socialiste de Lyon, quand il écrit : « Des chefs ont une certaine conversation, ils prononcent certaines formules. Pour cela des hommes se détestent, des peuples se tuent126 ». L’insertion d’un élément collectif dans 120 ibid. ibid., souligné par l’auteur. 122 op. cit. p. 40. 123 op. cit. p. 41. 124 « La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 413. 125 « L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 103. 126 « Eléments d’une doctrine », in Les fondements du droit, Paris, Alcan, 1939, p. 130. 121 47 le contrat individuel au moyen de l’idée d’influence n’est cependant pas la seule manière qu’a Lévy d’envisager la pratique contractuelle de son temps. .A Les transformations du régime de l’obligation Il faut tout d’abord observer que l’organisation de l’économie sur un mode industriel et non plus agricole a changé la structure de la possession. Qu’est-ce à dire ? Dans une société rurale, il est évident que la principale source de richesses est la terre. L’institution juridique qui correspond à cet état est la propriété immobilière. Le développement de la production industrielle, nécessitant des investissements massifs, provoque une plus grande organisation de la production. Les individus se regroupent pour former une entité distincte d’eux-mêmes. Ce regroupement a lieu notamment grâce au contrat de société. Lévy montre que la société anonyme est la forme privilégiée du capitalisme moderne : « Dans les sociétés anonymes, qui sont une des formes les plus actives de la vie capitaliste, il n’y a pas de propriétaires, il n’y a que des créanciers ; et les associés de la société anonyme ne sont pas obligés sur leur propre patrimoine ; seul le patrimoine social répond des obligations sociales…127 ». En somme les associés de la société ne sont plus propriétaires directs des instruments de production, mais sont titulaires de créances, c’est-à-dire de droits sur des valeurs représentant des fractions de possessions matérielles. Ceci a pour effet direct de transformer la portée de l’obligation. Lévy explique128 que les actionnaires d’une société profitent des bénéfices, même s’ils sont sans rapport avec la somme risquée. Si à l’inverse les pertes sont grandes, seule la société sera débitrice : les associés ne seront tenus qu’à hauteur de leurs investissements. L’évolution va dans le sens d’une constante abolition, vers un adoucissement du traitement réservé au débiteur129. Si ce dernier était d’abord tenu sur son corps, il l’a été ensuite sur ses biens, puis l’organisation du capitalisme a fait que seule une partie du patrimoine a été le gage des créanciers, au moyen de la création de sociétés anonymes, à la responsabilité limitée aux apports. « L’obligation de moins en moins nous oblige130 », puisqu’elle n’est plus soumise au formalisme, mais simplement à la confiance inspirée par le patrimoine et la personne qui le détient. D’un point de vue pratique, il faut comprendre que la responsabilité contractuelle sera différente. 127 « L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 98. « Le droits repose sur des croyances », précité note 57, p. 262. 129 L’affirmation du droit collectif, précité note 12, pp. 26-27. 130 ibid. 128 48 La sanction du non-respect de l’obligation n’aura plus lieu au moyen de la contrainte étatique, et sera remplacée par une sanction sociale : perte de confiance, perte du crédit. Lévy donne l’exemple de l’exclusion d’une corporation ou de l’exécution en bourse131. En conséquence, il est possible d’avancer que la dimension collective du contrat présente deux aspects. Le premier est le plus évident, c’est la présence du collectif au sein de l’acte individuel (ce que nous avait appris la première partie). Le second paraît plus original, en ce que l’acte individuel est susceptible d’avoir un impact social plus ou moins étendu. La force obligatoire du contrat semble ainsi déplacée des parties à la société. La mise en lumière de cet aspect inédit de la portée du contrat nous a permis de rencontrer l’idée de valeur. Nous allons voir à présent que cette idée, qui traduit de nouveau l’importance des croyances dans le monde social, permet de synthétiser les éléments disparates que nous avons réunis jusqu’à présent. .II La traduction de la croyance collective par le concept de valeur L’usage du concept de valeur est chez Lévy d’une grande fréquence. Le repérage de ses utilisations (A) va nous permettre d’étudier le mécanisme à partir duquel la valeur fonde la légitimité de la confiance(B). .A Le règne de la valeur Les occurrences de la notion de valeur sont assez nombreuses dans les écrits de Lévy. On retrouve la valeur comme désignant l’objet du droit des capitalistes. Comme nous l’avions abordé, les transformations de la structure économique ont remplacé le droit sur la chose par le droit à des valeurs, ce que Lévy exprime simplement : « la vie commerciale et industrielle remplace la notion de possession par la notion de valeur. On n’y considère pas les biens en eux-mêmes et pour la jouissance qu’ils donnent, on les considère au point de vue des bénéfices qu’ils procurent. Les choses n’y sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles valent132 ». 131 132 « Le lien juridique », Rev. de métaph. et de morale, 1910, p. 825. « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 256. 49 Par exemple, dans l’organisation de la production sous la forme de sociétés anonymes, le droit de propriété de l’actionnaire est remplacé par un droit de créance sur le capital social. Mieux, ce droit peut être représenté à l’aide d’une valeur. L’actionnaire a en principe droit aux dividendes, fraction du bénéfice résultant de l’activité économique. Le droit aux dividendes est, contrairement à la possession, dépendant de la production : si les résultats sont mauvais, il n’y aura pas de bénéfices donc pas de dividendes versés. Il ne s’agit donc pas d’un droit acquis, et pour Lévy, « l’action est une valeur ; elle n’est ni un droit réel ni un droit personnel133 ». La valeur est alors fondamentalement variable et relative. « Dans le régime des valeurs pas de droit acquis ; une crise et le dividende est nul : la cause devient l’activité des hommes qui travaillent, qui mangent, le milieu134 ». Il faut en conséquence rapprocher la valeur de l’idée d’influence dégagée plus haut. La valeur n’est en effet pas sous le contrôle des individus particuliers, mais repose sur la référence à un cours (le cours de la bourse est l’exemple le plus immédiat). Ce cours, « qui est selon l’opinion135 », peut être compris comme l’expression de la présence de la conscience collective au sein des rapports particuliers. Ceci nous permet de comprendre la valeur dans une acception plus vaste : la valeur est également un régime, un ordre économique, que Lévy oppose au régime de la possession. Dans le régime des valeurs, les droits acquis ont disparu au profit des rapports perpétuellement variables installés par la valeur, matérialisée par un cours. L’influence est donc maximale. Le rôle de l’Etat s’en trouve bouleversé, ainsi que la notion même de droit subjectif : « le droit devient perpétuellement en rupture, comme il est déjà dans le régime des propriétés lorsqu’il s’affirme, qu’il demande justice ; il est d’une manière constante comme il est né lorsque les procédures ont protégé contre les dépossessions ; mais il n’y a plus possibilité de réparation, de restitution ; l’Etat va en avant, comme est vers l’avenir la créance, croyance, espoir, assurance que le temps fait, défait136 ». Si la fonction de l’Etat, dans le régime de la possession, était de garantir cette dernière contre les usurpations perpétrées par des tiers, il semble passer à un plan secondaire dans le régime des valeurs. Il n’agit plus que comme arbitre, tranchant les litiges non par référence à un droit acquis, stable, mais en s’inspirant de l’état des forces en présence et de la solution la plus souhaitable à donner au litige. L’influence est non seulement maximale, mais encore immédiate, puisque l’Etat, qui en 133 « La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 412. op. cit. p. 413. 135 op. cit. p. 414. 136 « Le lien juridique », précité note 131, p. 826. 134 50 principe devait se charger de la transformation de la croyance collective en confiance légitime dans le régime de la possession (d’où la référence au droit étatique pour la légitimité de la confiance), est destitué de cette fonction. Par la référence permanente à la valeur, la conscience collective devient directement productrice d’obligations. L’Etat n’a plus en principe à intervenir dans la transformation de la croyance en droit, cette conversion étant assurée par la valeur. L’étude des pratiques du droit va une fois de plus permettre d’appréhender le passage de l’un à l’autre. .A La mesure de la valeur En soi, l’idée de confiance légitime est difficile à appréhender. Comme nous l’avons vu, elle désigne un aspect de la conscience collective. Il s’agit donc d’une détermination psychologique, intime, mais commune à tous les individus d’un groupe donné. Cette détermination ne se laisse pas connaître directement, mais médiatement, au moyen de l’étude du droit. Elle subit à ce moment une transformation, et c’est le résultat de cette transformation que la valeur exprime. La valeur se traduit en pratique par son expression chiffrée, quantifiée. Le rôle de la monnaie est donc central : « Ainsi la valeur se manifeste sous forme de monnaie métallique, et, même, de papier, billets de banque, lettres de change, actions, obligations de sociétés, etc., monnaie qui n’est pour ainsi dire rien comme objet d’usage, papier qui n’est que du papier, mais argent, mais papiers, qui ont une valeur, qui sont des valeurs137 ». L’argent est la traduction pratique de la valeur, et Lévy remarque par ailleurs que tout trouve, dans le droit, son expression sous forme chiffrée. Ainsi la fonction de la notion de valeur peut être définie comme l’expression juridique de la conscience collective. La logique le montre : puisque l’on a pu définir le droit comme l’expression des croyances communes, et que l’on remarque le lien indissociable entre l’argent et le droit, on peut compléter le raisonnement en émettant la conclusion suivante : la valeur, l’argent, sont la traduction juridique des croyances. Ce lien est très explicite dans la pensée de Lévy, quand il qualifie l’argent d’idole de la foi économique138. Cela signifie que la confiance que nous plaçons dans la valeur de l’argent est une croyance, que la valeur donnée à l’argent est une croyance. Croyance dans la solvabilité 137 138 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 256. « La personne et le patrimoine », Rev. socialiste, 1911, p. 548. 51 de l’Etat, dans la correspondance entre l’émission de monnaie et l’existence de richesses : la dévaluation de la monnaie peut alors être comprise comme une perte de la confiance139. Et il est facile de se figurer la fonction de la valeur, quand on a constaté que la croyance était un élément psychologique, donc difficile à saisir immédiatement. La valeur est l’expression discontinue d’une réalité continue (les états de conscience)140. Ceci nous permet même de formuler des conclusions plus vastes quant à la conception du droit défendue par Lévy : loin du positivisme, opposée à l’idée de valeurs transcendantes justifiant le droit, la vision qu’il nous offre est celle de l’adéquation du droit aux états sociaux. L’adéquation reste partielle, car ces états sociaux doivent impérativement subir la transformation du droit. Peut-on y trouver la place pour une rationalité propre du droit, se nourrissant des apports de la sociologie sans devenir de la sociologie ? Nous avons à présent défini la valeur, mesure de la confiance et idole de la foi économique. Ceci doit suffire à concevoir la valeur comme fondement de la légitimité sociale des croyances individuelles : la valeur étant la traduction juridique de la confiance légitime, la fonction de légitimation doit se trouver dans la valeur. Néanmoins la démonstration pratique du rapport entre valeur et légitimité n’a pas encore été faite. Il nous reste pour élucider ce rapport à examiner le rôle du contrat dans la circulation de la valeur. Section2 Le contrat, au centre de la valeur 139 Il faut remarquer que ces réflexions datent d’avant les accords de Bretton Woods (1944), ayant supprimé à l’exception du dollar la convertibilité en or des monnaies. Ceci pourrait expliquer la différence que fait l’auteur entre la monnaie métallique (gage de la créance)et les billets de banque (cautionnement de la dette donné par la Banque de France), différence qui se conçoit plus difficilement aujourd’hui. Voir « Les mesures des droits », RTD civ., 1930, p. 701. 140 L’introduction du concept de valeur nous renseigne sur l’inscription de Lévy dans une tendance de la sociologie. Cette tendance, de tradition plus française, considère à la suite de Durkheim que les méthodes quantitatives doivent être privilégiées dans l’étude des tendances générales de la société. Il existe une autre tendance, plus suivie en Allemagne, pour laquelle, à partir de l’emploi de méthodes qualitatives, on doit parvenir à une compréhension plus détaillée de phénomènes particuliers ; l’étude systématique permettant ensuite une généralisation. Le rattachement de Lévy à la première école nous apparaît possible en ce que l’auteur met l’accent sur le rôle de la valeur comme conduisant à une explication de la conscience collective. « La science est quantitative comme la justice. Elle mesure tout, elle chiffre tout ». (« Droit et comptabilité sociale », Quest. prat., 1925, p. 68). 52 Après avoir étudié les méthodes de quantification de la valeur, élément collectif par excellence, nous pouvons retourner auprès de l’individu, afin d’examiner son rôle – au travers du contrat – dans la production et la circulation de la valeur. Ceci nous permettra de progresser dans la confirmation (ou l’infirmation) de notre hypothèse initiale : le socialisme de Lévy est avant tout un socialisme des libertés. L’étude des rapports entretenus par la valeur et le contrat conduit à conférer une place de première importance à ce dernier (I). Ceci nous mettra en mesure de confronter la légitimité à la valeur au moyen du contrat (II). .I Le contrat fait la valeur L’idée de valeur se comprend comme un cours, comme l’élément collectif dans lequel se meuvent les individus (A). On peut également la concevoir comme l’élément singulier auquel sont confrontés ces individus à l’occasion du contrat, individus qui doivent pour ce faire être considérés sous l’angle abstrait de leur personnalité juridique (B). .A Le prix, élément circulatoire du contrat « Le contrat est la procédure de la confiance devenant procédure des échanges141 ». Cette phrase, surprenante au premier abord, nous semble exprimer la dimension éminemment sociale des contrats individuels. En effet, il s’agit avant tout au moyen du contrat d’assurer les échanges, c’est-à-dire le commerce, le transit des richesses. C’est à travers l’idée de contrat que la valeur prend tout son sens. Pour le dictionnaire Robert, la valeur est, entre autres, le « caractère mesurable d’un objet en tant qu’il est susceptible d’être échangé, désiré ». Le lien apparaît entre la valeur et l’échange, puisqu’on pourrait considérer dans une hypothèse extrême qu’un bien qui ne s’échange pas n’a pas de valeur. C’est le cas des choses hors du commerce juridique : la procédure d’évaluation ne peut s’y appliquer en raison de l’interdit que la société a prononcé sur leur circulation. La valeur, que l’on a défini plus haut comme une mesure, se traduit en pratique par un prix, exprimé dans une monnaie. Ce prix est pour Lévy l’élément juridique du contrat, destiné à la 141 « Définition du contrat », RTD civ., 1930, p. 273. 53 circulation. Il faut se souvenir que le contrat est l’expression d’un contact social, et crée des droits qui sont des rapports. Dans ces conditions, les idées de cession de contrat, ou de transmission de créances par contrat, paraissent difficiles à concevoir. Aussi bien, dans le contrat, ce qui passe ce n’est pas le droit mais la valeur. La valeur apparaît par le contrat, on est même tenté de dire qu’elle n’est pas sans les contrats particuliers. « C’est le marché qui fait le prix. Ce marché qui fait le prix ce sont les droits qui circulent142 ». Les exemples ne manquent pas pour se figurer le rôle des opérations particulières dans la procédure de fixation d’une valeur d’échange, et peuvent se ramener à la loi de l’offre et de la demande. On peut alors comprendre l’idée selon laquelle le prix est l’élément juridique du contrat. Comme le droit subjectif, le prix est une croyance. La fonction de la croyance nous semble plus claire à présent : il s’agit d’appréhender le réel dans sa singularité. Cette singularité doit être réduite à des dénominateurs communs pour pouvoir être comprise, et le prix est bien un de ces dénominateurs communs. Il fait équivaloir des choses n’ayant rien de semblable, mais comparables en ce qu’elles correspondent à une même quantité de monnaie. La valeur circule, elle est ce qui est échangé. A l’inverse, les droits restent attachés à la personne, puisqu’ils sont essentiellement des rapports (supra, première partie, chapitre 1). Doit-on assister à une séparation radicale entre les concepts de valeur et de personne ? Lévy lui-même semble parfois le suggérer, quand il écrit que le patrimoine ne se détache pas du groupe ou de la personne, alors que la valeur a son existence propre, et peut se transmettre comme les choses. Il paraît pourtant nécessaire d’établir un lien entre la personne et la valeur. .A La personne, condition ou conséquence de la circulation de la valeur ? Quoi de plus dissemblable que deux contrats particuliers ? Même à supposer que les clauses en soient substantiellement identiques (ce qui est un cas plus que fréquent dans le commerce, et que l’on découvre à l’époque de Lévy : il s’agit des contrats d’adhésion, contrats de travail, de transport), il y a toujours une différence. Les contractants ne sont pas les mêmes, les prestations fournies ne sont pas équivalentes. Par exemple, réduire le travail salarié à une marchandise fongible ne tient pas, en ce que chaque salarié est unique. C’est pourtant à un haut degré d’abstraction que tendent les catégories juridiques, et c’est ce problème qui est alors au centre du débat sur l’entrée de la question sociale dans le droit. Il paraît évident que souligner l’irréductible singularité des rapports contractuels est le meilleur moyen pour 142 La paix par la justice, 1929, repris in Les fondements du droit, Paris, Giard, 1939, p. 134. 54 tempérer les excès de l’individualisme juridique143, doctrine qui ne considère les individus que sous l’angle de leur égalité formelle. Mais ici, la démarche adoptée par Lévy est inverse. Il tente en effet de définir la valeur en regard de la personne. La similitude entre les deux notions apparaît quand on considère que le concept de personne est la traduction juridique de l’individu, comme la valeur est la traduction économique des échanges. L’échange est une procédure individuelle avant tout, mais on peut considérer son impact social. Sous cet angle, Lévy estime qu’il est possible de tenir un compte à l’ordre des personnes qui s’obligent144, par l’intermédiaire du patrimoine : c’est en effet « le patrimoine qui constitue la personnalité juridique en tant qu’elle est obligée145 ». Le résultat des différents échanges, les biens et créances détenus dans un patrimoine (c’est-à-dire l’addition des valeurs), se traduit par un pouvoir d’achat. Il s’agit donc de tenir un compte, et la tenue d’un tel compte n’est possible qu’en tant que la notion juridique de personne existe. Grâce à la personne et au patrimoine, l’abstraction est totale. On comprend alors que c’est autour de la personne juridique que se fait et se défait la valeur. C’est à partir de la personne que l’on peut dresser les comptes desquels se dégage finalement la valeur. Il faut donc appréhender les notions de personne et de valeur de la même manière : il s’agit encore de réduire la différence à l’uniformité, de pouvoir établir un compte à partir de qualités différentes. La personne est ainsi opposée à l’individu dans la pensée de Lévy : « ce n’est pas l’individu qui est l’objet des rapports de droit, mais la personne, c’est-à-dire le milieu dans la mesure où l’individu le représente146 ». Alors cette abstraction nous mène à une nouvelle difficulté : en quoi la liberté individuelle peut-elle être assurée, si le droit n’envisage les individus que sous l’angle de leur similitude ? Un tel droit paraîtrait n’exprimer qu’une solidarité mécanique, dont on sait avec Durkheim que plus elle est étendue, moins il y a de place pour l’individu singulier. Nous allons donc à présent examiner si la théorie du contrat chez Lévy peut être porteuse de liberté. .II La fonction émancipatrice du contrat 143 Sur la place de l’individu dans les rapports contractuels de travail, A. SUPIOT, Critique du droit du travail, précité note 21, spéc. pp. 45-98. 144 « Définition du contrat », précité note 140, p. 273. 145 « L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 98. 146 « La personne et le patrimoine », précité note 137, p. 549. 55 Le contrat, vecteur de la valeur, permet à Lévy de placer la légitimité sociale auprès de l’individu (A). Ceci fait entrevoir à l’auteur le rôle pacificateur que tient le contrat (B). .A La place de l’individu Selon Lévy, le patrimoine est l’ensemble des biens objets des mêmes rapports juridiques, qui sont des rapports de confiance légitime. Le patrimoine dépend donc de la personne et de la confiance qui se rattache à elle147. C’est pourquoi on peut dire avec Lévy que la personne est la confiance légitime : c’est le point central d’où provient et où va la confiance. Ce qui apparaît plus nettement est alors que l’obligation a sa source et sa destination dans la personne. La confiance légitime, concept que nous avions initialement placé au fondement de la force obligatoire des contrats, se présentait alors sous forme de règles contraignantes, remettant en cause le pouvoir de la volonté. En ceci, la théorie de Lévy nous paraissait rejoindre les travaux de Durkheim, du moins le chapitre de La division du travail social portant sur la solidarité contractuelle. Ici, une analyse complémentaire nous montre que la perspective adoptée est légèrement différente. Pour M. Roger Cotterrell, l’approche de Lévy « insiste moins sur l’idée de représentations collectives ou d’une conscience collective qui pèserait sur les individus, les contrôlant ainsi. Elle suggère au contraire que les individus, se rejoignant et partageant leurs idées et leurs sentiments, créent eux-mêmes les croyances collectives qui ensuite orienteront leurs existences particulières148 ». Dans la thèse de Durkheim en effet, seul le droit dispose de la force contraignante nécessaire à produire l’obligation juridique. Il peut être la traduction de la solidarité sociale, il n’en reste pas moins qu’il doit passer par l’appareil étatique pour se muer en obligation. De manière inédite, la pensée de Lévy s’oriente vers un système différent. La description que l’auteur propose met en avant les formes privées de production du droit. Enrichi par la valeur, le concept de confiance légitime se présente comme un appareil de contrainte autonome, si l’on se place du point de vue collectif. Dès lors, l’Etat n’a plus ce rôle d’indispensable relais des croyances sociales pour produire le droit. La production apparaît directe, au moyen du « rayonnement contractuel ». 147 op. cit. p. 547. R. COTTERRELL, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press, 1999, p. 189. Nous traduisons : « It shifts emphasis from the idea of collective representations or collective consciousness seeming merely to bear down on individuals, controlling them. Instead it suggests that individuals, joining together and sharing their ideas and sentiments, actively create collective convictions which then orient their individual lives ». 148 56 On pourra comprendre cet enseignement de deux façons. Pour M. Didry, le fait de remplacer l’Etat par la collectivité dans la production de l’obligation est un appauvrissement vis-à-vis des idées durkheimiennes. La relation spécifique entre l’individu et l’Etat disparaît, et le contrat individuel n’assure plus son rôle de garant face à la tyrannie des groupements : par rapport à la pensée d’Emile Durkheim, on y perd la « religion de l’individu149 ». Cela étant, le fait de placer le contrat individuel à la source de la confiance légitime nous semble correspondre à la conciliation du fait social avec le respect de la liberté individuelle. Les projets de Durkheim et ceux de Lévy sont d’ailleurs à certains égards comparables. Ainsi, Durkheim précise l’hypothèse qui guidera ses recherches dans La division du travail social : « Quant à la question qui a été l’origine de ce travail, c’est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale. Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? Car il est incontestable que ces deux mouvements, si contradictoires qu’ils paraissent, se poursuivent parallèlement150 ». Ces lignes font écho à une réflexion de Lévy : « Plus […] nous sommes regardés comme plus dépendants moralement de notre prochain, et plus nous sommes protégés, et plus notre personne est juridiquement respectée : tout ce qui augmente la responsabilité augmente ainsi notre liberté151 » La théorie contractuelle de Lévy, ainsi présentée, fait du socialisme juridique un socialisme des libertés, bien plus proche du réformisme que de la voie révolutionnaire. Cette idée correspond à la définition que Mme Canto-Sperber donne du socialisme libéral. Selon elle, la liberté au sens moderne est « la liberté de ne pas être frustré en ses attentes légitimes152 ». La prévisibilité permet la confiance, et donc l’action libre dans un milieu social déterminé. La notion de confiance légitime ne nous semble pas exprimer autre chose. De façon plus explicite, le contrat est sous la plume de Lévy l’instrument privilégié de la paix sociale. .AL’horizon contractuel 149 C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 26, p. 10. E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, préface à la première édition, p. XLIII. 151 « Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 397. 152 M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, précité note 22, p. 20. 150 57 Les obligations juridiques s’étaient dans un premier temps présentées à nous comme l’expression civilisée de la vengeance (supra, première partie, chapitre 1). Les rapports juridiques se trouvaient être essentiellement conflictuels. Pourtant, c’est bien le droit qui est le garant de la paix sociale, par sa capacité à abstraire l’instinct de lutte en un rapport maîtrisé. D’après Lévy, le contrat doit être l’instrument de la pacification. Grâce au contrat, et par l’intermédiaire de la personne, se crée un compte social. Ainsi s’éclairent certaines phrases les plus mystérieuses de Lévy : « Le contrat est contraction, contradiction. Il est créance à quoi on aspire et créance qu’on inspire, la personne active et passive153 ». La contraction et la contradiction nous semblent indiquer que par le contrat se manifestent les conflits de droits, et trouvent leur résolution par l’émergence de la créance. Les créances s’exprimant par la valeur, il est possible de quantifier toutes choses, et de les rapprocher, en les retraçant dans un compte, tout comme un compte bancaire. La valeur, par son uniformité, permet le contact154. Du compte social doit sortir un ordre, qu’il faut comprendre de deux façons : les créances sont à l’ordre de la personne, ce qui permet l’ordonnancement du monde, et met fin au chaos. L’ordre apparaît comme le lieu où « on se possède, on reconnaît son ennemi […], on se réconcilie155 ». Ainsi est conçu par Lévy le contrat social. Il ne s’agit donc pas d’un acte fondateur et fictif, mais d’une paix sociale engendrée par la multitude des contrats individuels. Pourtant, il manque un dernier élément pour que la paix soit acquise. L’usage du contrat pour garantir la légitimité politique et sociale n’a en effet de sens que si cet usage est partagé. C’est, il nous semble, le but ultime à quoi tendent tous les efforts théoriques de Lévy : montrer qu’il s’en faut de peu pour que l’égalité réelle soit assurée. En somme, l’analyse de la confiance légitime par le détour de la notion de valeur nous a permis de mettre en évidence le rôle du droit dans l’activité sociale : au moyen de la quantification de faits moraux, le droit autorise la saisie du réel discontinu au moyen d’instruments continus. On peut donc dire que Lévy retrouve par là le projet de Durkheim d’étudier la morale de façon scientifique, projet détaillé dès la première préface de La division du travail social. 153 Introduction au droit naturel, 1922, repris in Les fondements du droit, précité note 142, p. 97. « Les droits sont des mesures », Arch. phi. dr., 1935, p. 63 : « Le contrat est la paix du marché, institution des institutions ; il est le contact par l’argent, langage des prix, mesure légale acquisitive, libératoire ». 155 Introduction au droit naturel, précité note 153, p. 101. 154 58 Le dernier chapitre de cette étude sera pour nous l’occasion de détailler la finalité des recherches de Lévy : montrer que la question sociale peut être résolue directement à partir de l’examen du droit positif. Chapitre2 Le contrat collectif de travail, aboutissement du caractère social de la norme Jusqu’à présent, le rattachement intellectuel de Lévy au monde socialiste n’est pas apparu avec la plus grande clarté. Nous avons pu observer en effet qu’il s’efforçait au moyen du contrat de donner une formulation de la liberté en société, en passant par une analyse des croyances à l’œuvre dans le droit. Cette analyse le conduisait à considérer les rapports du capitalisme moderne comme essentiellement collectifs. Dès lors, le chemin restant à parcourir pour donner au contrat sa pleine portée sociale est franchi d’un bond. Le rôle du contrat dans le régime des valeurs est, nous l’avons vu, de premier ordre : il ne présente plus guère de similitudes avec le contrat individualiste que connaît alors la doctrine classique, son rayonnement extérieur étant maximal. Pourtant, s’il ne s’agit plus d’un contrat individualiste, on peut encore le qualifier de contrat individuel. La pleine expression du caractère collectif du contrat nous semble correspondre dans la pensée de Lévy à la formalisation d’un véritable contrat collectif. Même si le professeur de Lyon emploie parfois l’expression de contrat collectif à propos des conventions passées par les décideurs du capitalisme, c’est essentiellement dans le domaine des relations ouvrières que nous trouverons la matière pour penser le contrat collectif. Remarquons encore que Lévy s’intéresse essentiellement aux travailleurs, mais s’attache également au sort des consommateurs. Pour notre part, nous ne ferons état que des réflexions consacrées aux rapports de travail, dans la mesure où elles sont présentées par Lévy lui-même comme de première importance. L’étude des caractères collectifs présents au sein des contrats du capitalisme était toutefois cruciale : elle va nous permettre de montrer le caractère inéluctable du contrat collectif de travail, selon un mécanisme s’apparentant au matérialisme dialectique (section 1). L’accent mis sur l’émergence du contrat collectif dans le monde du travail autorisera un rapprochement 59 de la doctrine de Lévy avec un débat qui lui est contemporain, portant sur la convention collective (section 2). Section1 Le caractère inéluctable du contrat collectif Le passage du régime des valeurs capitalistes à l’ère du contrat collectif est le résultat d’une action concertée de la part de ceux qui restent tenus à l’écart de la libération par le contrat entrevue précédemment (I). Cette action concertée permet l’émergence organisée d’une conscience collective qui soit l’expression plus précise des diverses croyances à l’œuvre dans la société (II). .I L’apparition du contrat collectif de travail Les rapports de travail se présentent, après la fin du système corporatiste d’Ancien Régime, sous la forme d’un contrat passé entre l’employeur et l’employé. Le Code civil en fait une variété de louage, au même titre que la location des choses. Le travail présente cependant des particularités notables, qui en font une activité dominée (A). La discrimination économique entre les biens et la sueur sera levée après la grève (B). .A Les données de base du travail : une marchandise Les lignes qui vont suivre ne sont qu’une reformulation des développements sur les rapports contractuels et la valeur. Il ne faut pourtant pas s’en formaliser : c’est la méthode employée par Lévy lui-même. Aux yeux des observateurs, comme aux siens d’ailleurs, ses écrits consistent en une variation sur les mêmes idées. Il s’agit ici pour l’auteur de confronter les évolutions de la pratique de son temps avec les principes juridiques que la doctrine veut appliquer aux relations de travail. Jusqu’au XXème siècle, le travail n’est régi que par un unique156 article du Code civil, l’article 1780, réglementant le contrat de « louage d’ouvrage et d’industrie », forme particulière du 156 Unique depuis la suppression en 1868 de l’inique article 1781, qui disposait que la preuve du non-paiement des salaires devait être rapportée par l’ouvrier, le patron étant cru sur parole. 60 contrat de louage. Dans la logique du Code, cela signifie que l’ancêtre du contrat de travail est soumis pour le reste au droit commun des contrats d’une part, et au droit du contrat de louage de choses, d’autre part. Ainsi, les principes relatifs à la liberté contractuelle vont s’appliquer : patron et ouvrier seront considérés comme individus contractant librement. Le droit formel des contrats refuse de prendre en compte l’inégalité de puissance économique qui existe entre les deux parties : il paraît normal de rendre obligatoire en justice des clauses mettant l’employé à la merci de l’employeur, dans la mesure où le contrat a été « librement » consenti. Ces observations relatives au principe de la liberté contractuelle sont connues, nous les avons déjà évoquées. Mais l’application du modèle contractuel aux relations de travail porte une autre série de conséquences. Le contrat est dit synallagmatique quand il consiste en un échange réciproque de biens ou services ; dans le contrat de louage d’ouvrage le travail est la contrepartie du paiement du salaire. Ainsi que l’écrit M. Alain Supiot, la qualification contractuelle « conduit à considérer le travail comme un bien, relevant du droit du patrimoine157 ». Le salarié est en quelque sorte propriétaire de sa force de travail, qu’il loue à l’employeur. Le travail est considéré comme une marchandise, alors précisément qu’il est, comme le montre M. Supiot, une émanation de la personnalité même de l’employé. L’objet du contrat de travail est donc le corps, et le travail est effectivement une contrainte avant tout physique158. Pour Lévy, il faut comprendre que c’est le corps de l’ouvrier qui fait la garantie du patron. Il est obligé sur sa propre personne, comme l’était l’infortuné débiteur de l’ancien droit, menacé d’être démembré par ses créanciers en cas d’inexécution. Apparaît donc la différence entre le travail et les autres richesses envisagées par le droit. Le régime d’obligation relatif aux contrats du capitalisme conduit à n’envisager ceux-ci que sous la forme de la valeur qui transite, tandis que le travail reste une marchandise, chose non-fongible, et tenue en dehors du circuit des valeurs. Certes, la marchandise qu’est le travail s’échange contre de l’argent, mais elle n’est pas de l’argent ; tandis que les valeurs, par exemple les titres, sont semblables à de l’argent en ce qu’elles peuvent directement circuler159. La force de travail est pourtant la source de la richesse, puisqu’elle transforme la nature et produit la valeur ajoutée. Mais une fois le salaire payé, vient « le tour du crédit. Ce crédit, c’est du travail escompté160 ». La 157 A. SUPIOT, Critique du droit du travail, précité note 21, p. 50. op. cit., pp. 51 et suivantes, qui montre les règles de droit du travail envisageant le corps du salarié. 159 « La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 415. 160 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 259, souligné par l’auteur. 158 61 conséquence pratique en est que l’ouvrier, pris isolément, n’a aucune puissance de négociation : son salaire tend vers un minimum nécessaire à sa survie, au maintien de sa force de production, gage de l’employeur. La démonstration de Lévy tendra donc à rééquilibrer les forces de part et d’autre. .A Le rôle primordial de la grève A partir de ce point, l’argumentation de Lévy cesse d’être purement démonstrative, pour devenir plus prospective. Faut-il parler de revendication ou simplement d’anticipation ? Le passage au contrat collectif de travail semble en effet le résultat de peu de choses : la survenance d’une grève. Le contrat collectif est « le traité qui la termine161 ». A cette époque, un débat agite la doctrine juridique : il s’agit de savoir si la grève suspend ou rompt le contrat individuel de travail162. Lévy choisit de se placer d’emblée en dehors des termes de ce débat : pour lui, « la grève crée une situation nouvelle163 ». Cette situation nouvelle consiste dans la violation des contrats individuels, non-respect qui est le fait de l’ensemble des ouvriers. En principe, la rupture injustifiée d’un contrat entraîne pour le responsable le paiement de dommages et intérêts (Lévy remarque d’ailleurs que la suspension injustifiée du contrat met également en jeu la responsabilité contractuelle, renvoyant dos à dos les tenants de l’une et l’autre thèse164). Cependant, cette responsabilité ne peut pas être recherchée si la rupture du contrat était pour son auteur la conséquence d’un cas de force majeure. En cela réside la situation nouvelle : la grève doit être concertée et votée par la majorité des ouvriers, afin que ceux-ci, dans la mise en cause de leur responsabilité individuelle, puissent s’abriter derrière la décision collective, qui constitue le cas de force majeure165. De cette action concertée, naît pour ainsi dire automatiquement le contrat collectif. La grève a fait émerger le caractère collectif des relations de travail grâce à l’action concertée. Le conflit, ne pouvant être résolu au plan individuel par la recherche de la responsabilité contractuelle, trouvera son issue par la signature d’une « charte collective ». La sanction du non-respect du 161 op. cit., p. 289. Sur ce débat, à travers les commentaires doctrinaux de la jurisprudence : P.-Y. VERKINDT (dir.), L’émancipation du droit social, texte de la conférence des étudiants du DEA Droit des contrats, Université de Lille 2, 2003. 163 « La grève et le contrat », Rev. socialiste, 1911, p. 126. 164 ibid. 165 ibid. 162 62 contrat individuel change alors de physionomie. Si dans un premier temps, Lévy a pu décrire l’Etat comme disposant du monopole de la sanction légitime, à présent la sanction repose avant tout sur l’arbitrage. Un événement est d’ailleurs vécu comme significatif par le professeur : l’intervention de M. Ballot-Baupré, alors premier président de la Cour de cassation, dans le dénouement d’une grève de mineurs, non comme juge, mais comme arbitre166. L’intervention de l’arbitre signifie que la solution n’est pas donnée en référence à la situation ancienne : les droits acquis sont remis en question, au profit de la situation nouvelle. La grève, l’affrontement réel entre capital et travail, permet à ce dernier de conquérir de nouveaux droits, en principe maintenus hors de portée en raison de la mission conservatrice (au sens premier) du juge167. Le contrat, tout comme l’arbitrage, sont ainsi la prise en compte du nouvel état de solidarité propre au monde ouvrier. .II L’expression de la conscience commune par le contrat collectif La passation du contrat collectif permet de mettre fin à une situation que l’on peut comprendre comme anormale, « morbide » dirait Durkheim : l’exclusion du travail du processus d’émancipation contractuelle. Lévy s’attache donc à décrire les conséquences de l’entrée du travail sur la scène de la valeur (A), pour parvenir à une vision prophétique dans laquelle la créance du travail absorbera celle du capital (B). .A L’entrée du travail dans la valeur Nous avions rapporté plus haut (seconde partie, chapitre 1) les évolutions du régime de l’obligation, conduisant à un détachement progressif entre la personne et son patrimoine, puis entre le patrimoine et la valeur. Pourtant, cette évolution n’est pas parvenue à son terme en ce qui concerne le travail. C’est dans cette optique qu’intervient le contrat collectif de travail. Il s’agit avant tout pour le contrat collectif de remplacer les contrats individuels, et de permettre ainsi aux ouvriers qui les passaient de se libérer de l’emprise physique qui pesait sur eux ; emprise qui se traduisait par la nécessité de gagner de l’argent pour subvenir aux besoins essentiels. Pour que le contrat collectif puisse tenir ce rôle, il faut qu’il concerne tous les ouvriers d’une profession, non seulement les personnes physiques signataires, ou les membres 166 L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25. Il faut d’ailleurs noter une parenté entre ce rôle du juge et le droit restitutif défini par Durkheim comme représentatif de la solidarité organique. 167 63 de la personne morale partie au contrat. Faute de quoi, il serait toujours possible à l’employeur d’employer des ouvriers non concernés par l’accord, contournant ainsi l’applicabilité de celuici168. Cette libération de l’emprise du contrat individuel fait que les ouvriers ne sont plus tenus sur leur corps, ni même sur rien puisque les relations contractuelles entre ouvriers et patrons disparaissent. Seul l’organe collectif ayant passé l’accord est obligé. Lévy montre d’ailleurs qu’il faut employer les armes du capitalisme, en instituant des syndicats dénués de patrimoine destinés à passer les contrats collectifs. De la sorte, le gage de la confiance de l’employeur signant le contrat est réduit à néant. Le capital ne dispose plus alors d’aucune arme de contrainte juridique à l’encontre du travail169. Le terrain est donc libre pour de réelles négociations. Face au travail qui, collectivement, est offert170, le syndicat doit pouvoir négocier des tarifs de travail tendant vers un maximum, correspondant à la part de chacun dans la production171. Dès lors, le travail change de statut : de marchandise, il devient une valeur. Il n’est plus ce qui est proposé individuellement par les ouvriers, mais ce pour quoi le syndicat négocie. Le travail appartient à toute la collectivité des travailleurs. Lévy explique que le syndicat qui représente la profession n’en est que l’expression temporaire, destinée à permettre la signature du contrat collectif172. La propriété de la force de travail, transférée des individus au syndicat, disparaît au moment où celui-ci la reçoit. Comme dans l’économie capitaliste, la propriété s’efface au profit de la valeur, car l’influence est maximale. L’activité de chacun retentit sur l’activité de tous, alors que sombre le principe exprimé par l’adage Res inter alios acta. C’est d’ailleurs ici que réside l’essentiel : la valeur se présente sous la forme d’une créance contre le capital. Cette créance, étant soumise à l’influence, est (selon un schéma que nous connaissons déjà) dépendante de la croyance collective, elle en est le reflet. C’est ce qui permet à Lévy d’écrire : « la collectivité ouvrière croit en elle-même, elle crée sa vérité pratique173 ». Le « travail-capital174 » est donc une émanation directe des croyances à l’œuvre 168 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 289. op. cit. p. 291. 170 ibid. 171 L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 18. 172 op. cit. p. 292. 173 op. cit. p. 293, souligné par l’auteur. 174 « La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 415. 169 64 dans la collectivité ouvrière. Rejoignant en cela Marx, tout en s’en défendant175, Lévy considère que la collectivité ouvrière doit prendre conscience d’elle-même afin de pouvoir faire valoir ses croyances face à celles du capitalisme. En l’occurrence, la prise de conscience a lieu par la passation du contrat collectif, qui présente le caractère d’un puissant vecteur d’émancipation populaire. Pourtant, Lévy semble estimer que le rééquilibrage des croyances n’est pas suffisant, puisqu’il montre ensuite que la créance du travail contre le capital en viendra nécessairement à absorber ce dernier. .AL’absorption de la créance capitaliste par la créance ouvrière Après la signature du contrat collectif, la créance du travail se retrouve face à celle du capital. Comme dans tout contrat individuel, la créance de l’une des parties est le gage de l’autre partie. De quoi sont composées ces créances ? Nous avons vu que l’avènement de la valeur avait transformé les possessions des capitalistes en argent. Cet équivalent est le patrimoine des sociétés capitalistes, et constitue donc le gage de la collectivité des ouvriers, « représentée » au contrat par le syndicat. De l’autre côté, la créance du prolétariat est constituée par la force de travail, administrée et organisée. Mais comment, en cas de violation des obligations contractuelles de la part de la collectivité ouvrière, organiser la sanction ? Lévy remarque en effet que le travail est insaisissable176 ; d’autre part, le syndicat signataire doit bien avoir pris soin de ne rien posséder, afin de ne pas l’offrir en gage à l’employeur (ce qui donne au juriste de Lyon l’occasion de préciser qu’il faudra créer deux sortes de syndicats, les syndicats de contrat dépourvus de patrimoine, et les syndicats de mutualisation des risques, ayant un capital). En pareille situation, le contrat est déséquilibré en faveur du travail. Le prolétariat détient l’actif, tandis que le capital représente le passif. L’expropriation du capital par le travail est alors toute naturelle : les obligations étant envisagées uniquement sous l’angle de la confiance en raison de la disparition des possessions matérielles, le déplacement de la confiance dû au déséquilibre contractuel suffira à exproprier les capitalistes. Cette argumentation, qui nous semble plus relever de la revendication que de l’observation, permet à Lévy de retrouver l’adéquation entre croyances collectives d’une part, et droit positif d’autre part. Il observe que la valeur est créée en premier lieu par le travail. Le capital qui en résulte n’en est qu’une émanation, une représentation. Le pouvoir d’achat n’est qu’une 175 Ainsi qualifie-t-il ce dernier de « vulgarisateur génial d’idées qui ne sont pas vulgaires » (L’affirmation du droit collectif, p. 13). Etrange compliment… 176 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 293. 65 « puissance artificielle de consommation177 », ce qui éclaire une expression que nous avions précédemment relevée : l’argent est l’idole de notre foi économique. En réalité, la confiance réside avant tout dans l’activité productive, c’est-à-dire le travail organisé ; l’argent, pour être productif, doit y retourner. Cela signifie la fin du droit acquis, de la propriété privée (du moins sous la forme que la doctrine classique lui attribue), afin que les droits de chacun ne se jugent plus sous l’angle du passé (c’est-à-dire des possessions) mais sous celui de l’avenir (la créance, croyance). Le retour de la croyance dans le giron du travail correspond à la revendication socialiste initiale, selon laquelle c’est le travail qui légitime la propriété. C’est en cela que la doctrine de Lévy peut être qualifiée de socialiste, ce que l’auteur revendique d’ailleurs178. Ce qu’il faut surtout souligner, c’est que ce retour au socialisme ne se fait pas sur le mode du coup de force, de la confrontation violente, mais de la négociation. La voie du contrat est la voie royale vers la socialisation du droit. De ce choix, peut-on retenir une mise en avant de la liberté individuelle, comme nous en avions initialement formulé l’hypothèse ? La réponse n’est pas univoque. Selon Lévy, le contrat collectif est avant tout un contrat de liberté, un « contrat qui délie179 ». Pourtant, face à la disparition des contrats individuels, on reste perplexe quant à l’idéal de liberté. Les rapports entretenus par les ouvriers avec le syndicat ne sont plus ceux du droit individualiste, garantis par des stipulations individuelles, mais deviennent une fonction de l’ouvrier. Ce rapport statutaire, de l’aveu même de Lévy, est essentiellement précaire et révocable par le syndicat : « L’ouvrier n’a pas un droit au travail ; l’organisation professionnelle par sa puissance lui permettra de s’embaucher comme elle le fera exclure180 ». Dans ces conditions, la mise en avant d’idées libérales, au sens politique du terme, nous paraît plus sujette à conditions. La confrontation des théories de Lévy avec les débats doctrinaux et jurisprudentiels de son temps sur la convention collective nous éclairera peut-être sur le sens à donner à ce retrait de l’individu de la scène juridique. 177 « La personne et le patrimoine », précité note 138, p. 549. L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25 : « L’idée révolutionnaire […] suppose une action collective, une manifestation de conscience collective et elle aboutit à une violation des droits acquis. » 179 « Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », précité note 119, p. 41. 180 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 293. 178 66 Section2 Lévy et le débat sur la convention collective Les analyses proposées par Lévy du contrat collectif correspondent à un moment réel de création d’une catégorie juridique nouvelle, la convention collective. Il y a donc tout lieu de penser que les théories que nous nous sommes efforcé d’exposer plus haut rencontrent un problème largement débattu sur la scène juridique. Pour essayer d’établir une confrontation entre les écrits de Lévy et une problématique qui leur est contemporaine, nous avons recoupé les principaux éléments du contrat collectif tel que présenté par le juriste de Lyon avec les différents axes de lecture du débat sur la convention collective. Ces axes sont repris de ceux qu’a établi Claude Didry dans sa thèse intitulée Naissance de la convention collective181. La comparaison nous permet d’inscrire la pensée de Lévy sur l’échiquier des positions occupées dans le débat (I), mais pour partie seulement : reste une part irréductible d’originalité (II). .I L’inscription de Lévy dans le débat de son temps La grille de compréhension des débats sur la convention collective employée par M. Didry, en référence à l’analyse de Max Weber182, présente deux axes (voir annexe) : un axe « rationnelirrationnel » (A), et un axe « matériel-formel » (B), conduisant à mettre en évidence une « pluralité des mondes possibles du droit183 ». Nous allons tenter de placer les idées de Lévy quant au contrat collectif sur chacun de ces axes. .A La dimension irrationnelle du contrat collectif Retraçant la pensée de Weber, M. Didry dégage une première façon de comprendre les points de vue sur la convention collective à travers un axe « rationnel-irrationnel ». Eclairons brièvement le contenu de celui-ci. Le pôle rationnel est représenté par le monde du droit des professeurs184. Ceux-ci détiennent en principe le monopole de la représentation systématique du droit185, représentation qui consiste à envisager le droit comme un ensemble hiérarchisé de règles. Au sommet de la hiérarchie sont les règles à portée générale, et leur organisation logique doit permettre de dégager les solutions particulières au moyen de l’application des 181 Paris, Editions de l’EHESS, 2002. M. WEBER, Sociologie du droit(1960), Paris, PUF, 1986. 183 C. DIDRY, Naissance de la convention collective, précité note 181, p. 37. 184 op. cit. p. 40. 185 Pour plus de précisions sur ce monopole, P. JESTAZ et C. JAMIN, « L’entité doctrinale française », Recueil Dalloz, 1997, chronique p. 167. 182 67 règles générales. La forme de raisonnement que cette vision du monde autorise est le syllogisme, forme argumentative mobilisée à l’occasion du règlement d’un litige particulier. La majeure est constituée par la règle à valeur générale, la mineure par les faits de l’espèce et la conclusion par la solution retenue. A l’opposé de l’axe se trouve la conception irrationnelle du droit, incarnée entre autres par la justice de qadi rencontrée par Weber dans la civilisation islamique186. Cette conception est celle d’une justice charismatique, perçue comme telle parce que rendue par une autorité légitime. L’autorité qui s’attache au jugement ne tient donc pas dans sa motivation, très succincte : ce jugement repose avant tout sur des considérations de fait, liées aux circonstances. On retrouve cette conception, toujours selon Weber, dans les juridictions composées de magistrats non-professionnels : jurys d’Assises, Conseils de prud’hommes, mais aussi juges de paix, chargés en France par la loi de 1892 sur la conciliation et l’arbitrage de concilier employés et patrons à l’occasion d’une grève. Dans les débats sur la convention collective, et notamment les débats soutenus à la Société d’études législatives187, la position irrationnelle se présente comme une tentative de formalisation de règles dégagées de la pratique. Plus précisément, un tel registre d’argumentation repose sur le pouvoir donné à des groupements (comme les comités de grève) pour transiger lors d’un conflit collectif. La convention collective serait alors le résultat de cet arbitrage. Cet ordre de positions est tenu à la Société d’études législatives par Camille Perreau, juriste et économiste républicain. Par certains aspects, la pensée de Lévy se rattache à l’irrationalité : faisant fi du caractère organisé d’un système juridique, il explique que le contrat collectif doit émerger lors d’une grève, reflétant ainsi l’état des rapports de force au sein d’une communauté de travail. La grève, en ce qu’elle consiste en une violation des droits acquis, permettra à l’arbitrage d’avoir lieu, établissant une solution en regard des faits de l’espèce et non des règles fixes de droit188. De la sorte, le caractère stable du droit est sacrifié au profit de sa propension à exprimer des « croyances vivantes et mobiles189 ». 186 C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 45. op. cit. p. 141 : la S.E.L. était une société savante, composée de magistrats, praticiens et professeurs – ces derniers ayant d’ailleurs la haute main sur les débats – réunie à l’occasion du centenaire du Code civil. Il s’agissait de débattre de l’opportunité de réformer un droit civil formalisé un siècle auparavant. 188 E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25. 189 Selon l’expression d’ A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société, Paris, PUF, 1975, p. 161. 187 68 La présence d’une dimension irrationnelle dans le contrat collectif défendu par Lévy semble recouper partiellement le rejet du formalisme. .A Le rejet de la dimension formelle du droit des contrats La référence à Weber permet encore à M. Didry de dégager un second axe de lecture du débat sur la convention collective. Le pôle formaliste de cet axe « formalisme-matérialisme », qui trouve son expression dans la justice formelle190, repose avant tout sur une vision volontariste de la justice. Nous retrouvons ici l’individualisme juridique tel que nous l’avons déjà rencontré au cours de nos développements. En somme, et réduisant en cela l’opposition qui peut exister entre formalisme et consensualisme, cette conception postule que le consentement donné à un engagement contractuel suffit à le rendre juste, l’individu étant le meilleur juge de ses intérêts. Cette tendance se trouve incarnée dans les débats à la Société d’études législatives par le libéral Clément Colson, ingénieur et conseiller d’Etat, qui préside la Société en 1908. Ses interventions font apparaître un grand attachement à l’expression de la volonté des parties à la convention collective. Il souligne que ces conventions sont uniquement consenties par les patrons en raison de l’acte de violence que constitue la grève191. Pour éviter que des individus ne se retrouvent liés par un contrat auquel ils n’auraient pas donné leur consentement, Colson prescrit l’adoption d’un délai de réflexion de 14 jours après la signature de la convention, permettant aux ouvriers de la dénoncer en démissionnant du syndicat. Tout au contraire, la dimension matérielle du droit consiste à voir celui-ci comme un instrument permettant d’assurer le développement de valeurs extra-juridiques, d’ordre éthique, politique ou religieux. Assez peu nombreux à la fin du XIXème siècle étaient les adversaires du positivisme juridique, et les catholiques sociaux en faisaient partie. Partant d’une vision chrétienne de la dignité absolue de la personne humaine, ceux-ci étaient conduits à voir dans le droit la nécessaire expression de la justice sociale. A la Société d’études législatives, le plus efficace défenseur d’une vision matérielle du droit était, selon M. Didry192, Raoul Jay, professeur de droit et catholique social. Celui-ci considère, au moyen d’une analyse de la jurisprudence, que le contrat collectif existe déjà dans les faits. Imposer, dans le projet de loi de la Société d’études législatives, le recours au mandat, serait un retour en arrière. Il faut au contraire tendre vers l’adoption grâce au contrat collectif d’une réglementation propre à 190 C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 49. op. cit. p. 155. 192 op. cit. p. 150. 191 69 l’ensemble de la profession, en quelque sorte la loi de l’entreprise. Juridiquement, cette idée est exprimée par la stipulation pour autrui : point n’est besoin du consentement des ouvriers pour que le syndicat contracte pour eux des avantages sociaux. Jay comme Lévy emploient le terme « contrat », en lieu et place de la convention, marquant ainsi l’importance donnée au contrat collectif constituant un véritable contrat plutôt qu’une forme abâtardie que serait la convention. Hormis cette similitude de vocabulaire, force est de reconnaître que la doctrine de Lévy quant au contrat collectif peut être comprise comme l’expression d’un matérialisme juridique certain. Le professeur de Lyon admet que le contrat collectif peut s’exprimer juridiquement au moyen de la stipulation pour autrui. Dépassant même ce qui se présente au sein de la Société d’études législatives comme la forme suprême du matérialisme, Lévy propose de rattacher le contrat collectif à l’idée allemande de règlement, vis-à-vis duquel le ralliement des ouvriers est une adhésion193. Bien plus, le matérialisme de Lévy s’exprime à travers son rejet complet du droit commun des contrats : selon lui, le contrat collectif n’a d’intérêt que s’il consacre la disparition des engagements individuels, transformant ainsi le travail en l’exercice d’une fonction statutairement définie. Cette « fonctionnarisation » du travail a pour conséquence la disparition de tout lien entre le travailleur et le patron, au profit d’un lien contractuel entre profession organisée (incarnée temporairement par le syndicat) et employeur d’une part, et d’un rapport statutaire et révocable entre ouvrier et syndicat d’autre part194. En fin de compte, c’est une position intermédiaire qui se verra consacrée par la loi du 25 mars 1919. Le rapport sur la convention collective, présenté en 1912 au Parlement à la suite des travaux de la Société d’études législatives et de l’Association pour la protection légale des travailleurs, est établi par le socialiste Arthur Groussier195. Celui-ci retient le système du délai de réflexion (réduit à huit jours), ainsi que celui du mandat spécial que les ouvriers doivent confier au syndicat chargé des négociations. Ces deux dispositions vont clairement dans le sens de l’importance attachée au consentement donné par les individus, marquant ainsi l’ancrage libéral du projet de loi. Enfin, malgré l’interruption causée par la première guerre mondiale, c’est peu ou prou le projet Groussier qui est adopté en 1919196, bien loin des conceptions de Lévy. 193 « Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », précité note 119, pp. 41-42. ibid. 195 C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 187. 196 op. cit. p. 217. 194 70 La mise en avant des dimensions irrationnelle et matérielle présentes dans la doctrine de Lévy permettent de situer celui-ci sur l’échiquier du débat sur la convention collective. En croisant ces deux aspects, on place Lévy aux environs de la médiane du quadrant inférieur gauche (voir annexe 4), à côté du catholicisme social de Jay. Pourtant, il nous semble que confiner Lévy dans cette position est réduire l’hétérodoxie de sa démarche. Cette dernière nous apparaît comme représentative de la singularité de sa pensée quant au contrat. .II L’irréductible originalité de la situation de Lévy Emmanuel Lévy nous paraît offrir une vision inédite de la question du contrat collectif, profondément anti-conformiste car reposant sur le thème développé tout au long de cette étude : les droits sont des croyances (A). Ce caractère singulier est peut-être une explication possible à la position très à l’écart occupée par Lévy dans la doctrine de son temps (B). .A Une voie d’entrée inédite vers la question sociale Nous avons pu remarquer que le registre le plus favorable à la convention collective, produisant un effet obligatoire de portée maximale, résultait d’un croisement entre le pôle irrationnel et le pôle matériel. Qu’il s’agisse de Jay ou de Perreau, tous deux au cours des débats de la Société d’études législatives fondent la pertinence de leur discours avant tout sur la nécessité de permettre au monde ouvrier de se doter d’une réglementation propre. La voie d’entrée qu’ils choisissent se situe donc en dehors du droit civil, et a fortiori du droit des contrats. Très étonnamment, le chemin d’accès qu’emploie Lévy pour parvenir au contrat collectif, c’est-à-dire au cœur de la question sociale, n’est pas directement celui du droit social197 mais bien celui du droit des contrats. Retraçons brièvement le parcours argumentatif que nous avons suivi. Nous avons d’abord constaté que Lévy partait de la question du droit de propriété, ce qui lui permettait d’accéder au problème plus général des droits subjectifs et de leur transmission. L’étude de la transmission nous avait alors conduit directement au contrat individuel, en ce qu’il était une expression des croyances collectives à l’œuvre dans la société. De la dimension sociale de 197 Au sens que lui donne G. GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, Paris, Vrin, 1931 : le droit social est celui que portent en eux les acteurs sociaux non-étatiques. 71 toute activité contractuelle individuelle, nous étions amené à l’examen de la formation des croyances par le contrat, au moyen de la notion de valeur. Ceci était alors l’occasion de parvenir au contrat collectif, comme expression directe et non-déformée des croyances sociales. C’est donc par une étude du contrat individuel que la théorie du contrat collectif chez Lévy prend forme. Le contrat individuel, en ce qu’il est l’expression des croyances, n’est qu’une émanation de celles-ci. La notion de confiance légitime est au fondement de sa force obligatoire certes, mais est également l’idée générale dont chaque contrat particulier est l’incarnation matérielle. En conséquence, le chemin restant à parcourir pour parvenir au contrat collectif, loi de la profession, est franchi d’un trait de plume : de l’aveu même de Lévy, il n’y a pas de réelle rupture dans sa pensée entre le contrat individuel et le contrat collectif. Il n’y a qu’une différence d’intensité, non pas de nature198. Au fond, cette continuité entre les différents domaines du droit repose sur l’intuition fondamentale de Lévy, autour de laquelle toute sa pensée gravite : le droit, en tant que construction logique, n’est qu’une croyance causée par un rite, le rite de l’activité humaine. Ce caractère nettement iconoclaste permet peut-être d’expliquer le faible impact de la théorie du contrat collectif défendue par le professeur lyonnais. .A Lévy face à la doctrine de son temps La deuxième moitié du XIXème siècle voit l’organisation progressive d’un groupe d’auteurs juridiques spécialisés dans l’explication du droit, à partir de la référence au Code civil. Sous couvert d’interprétation, il s’agit pour ces auteurs de légitimer leur pouvoir de systématisation d’un corps de règles qui ne présente pas de caractère systématique199. Cette organisation, pour MM. Jestaz et Jamin, prend la forme d’une « entité doctrinale200 », qui, ayant conscience d’elle-même, dispose du pouvoir d’accueillir ou non de nouveaux membres en son sein. Cet accueil se fait bien entendu sur la foi d’une appartenance commune. Peut-on considérer que Lévy faisait partie de la doctrine, du moins telle que nous avons pu l’entrevoir à travers les débats de la Société d’études législatives ? La réponse est particulièrement problématique. En effet, Emmanuel Lévy dispose du statut social nécessaire 198 « Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 291 : une fois la grève survenue, le contrat collectif « formel » remplace le contrat collectif « tacite ». 199 Pour de plus amples développements, voy. N. HAKIM, L’autorité de la doctrine civiliste au dix-neuvième siècle, thèse Bordeaux, publ. LGDJ, 2002. 200 P. JESTAZ et C. JAMIN, « L’entité doctrinale française », article précité note 185. 72 à l’entrée dans l’entité : professeur agrégé dans la prestigieuse Université de Lyon, il publie de nombreux articles dans des revues de renommée certaine : Revue de droit civil, Questions pratiques de législation ouvrière (fondée et dirigée par Paul Pic, également professeur à Lyon), ou encore Revue critique de législation et de jurisprudence. Il est également repris par d’autres auteurs dont l’appartenance à l’entité ne fait aucun doute : Paul Pic, Georges Ripert, Emmanuel Gounot, Edouard Lambert… Lévy fait pourtant l’objet d’une mise à l’écart récurrente, comme en atteste sa correspondance avec le gendre de Durkheim, Marcel Mauss201. Certes, le ton de plus en plus pathétique de ces lettres laisse supposer qu’elles contiennent une part d’exagération, mais il n’en reste pas moins que l’ostracisme qu’a subi Lévy pour son accès à la faculté de droit de Paris est bien réel. Par quoi cette exclusion a-t-elle été motivée ? De nombreux articles de Lévy ont été publiés dans des revues politiques, et non juridiques (la Revue socialiste de Benoît Malon et le Mouvement socialiste essentiellement). Il s’agissait pourtant d’articles ayant le droit pour sujet. Le fort ancrage à gauche de ces revues, dans un milieu juridique traditionnellement attaché à la neutralité politique de son analyse, peut donc être une première explication. L’activité politique qu’a eu Lévy, en tant que conseiller municipal puis premier adjoint au maire de Lyon Edouard Herriot, de 1912 à 1929, engagé dans le socialisme, en constitue une deuxième. Mais au-delà, l’ambiguïté du statut de notre auteur permet peut-être d’expliquer sa disgrâce. Il nous semble difficile en effet de rattacher avec certitude le discours de Lévy à un unique niveau d’argumentation. Sa formation juridique en fait un penseur à l’aise dans les constructions doctrinales, et peut permettre de le qualifier de « dogmaticien », au sens retenu par MM. Jestaz et Jamin (bien qu’il se soit refusé lui-même à la construction d’un système global, ses analyses tiennent de la reformulation propre au travail doctrinal). Par ailleurs, son analyse des croyances et des institutions, en-dehors de toute dogmatique, le rapproche des sciences sociales. Enfin, l’effort en direction d’une « justification juridique, logique, du socialisme202 » le place au cœur du discours politique sur les valeurs. Cette constante ambivalence du discours, relevée notamment par Mauss203, est à notre sens la meilleure explication à la mise à l’écart de Lévy de l’entité doctrinale de son temps. 201 Correspondance reproduite dans J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », précité note 31. E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 12. 203 Le titre de son article sur Lévy, repris dans Ecrits politiques, Paris, Fayard, 1997, p. 729, est « Emmanuel Lévy, juriste, socialiste et sociologue ». 202 73 CONCLUSION Au terme de cette étude, nous sommes en mesure de répondre à la question initiale : comment le contrat, institution individualiste s’il en est, peut-il être compris dans un sens socialiste ? Il semble que l’expression la plus complète du socialisme juridique, du moins tel que proposé par Lévy, repose dans le contrat collectif. C’est au moyen de cet instrument que la question sociale, à laquelle le socialisme a précisément vocation à apporter une réponse, peut être résolue. La liberté étendue à tous, c’est-à-dire l’émancipation des masses dominées, doit être conquise au moyen du contrat. On ne peut qu’être interpellé par l’originalité de la voie d’entrée vers la question sociale choisie par Lévy. Contrairement au marxisme orthodoxe, le socialisme juridique, par le biais de l’institution qu’est le contrat, parvient à l’émancipation au moyen d’une voie non-révolutionnaire. Il apparaît donc clairement que le socialisme juridique est un socialisme réformiste. Mais ce faisant, l’hypothèse de l’assimilation du socialisme juridique au socialisme libéral que nous avions posée au départ se trouve quelque peu écornée. Le contrat collectif, que l’on a en effet présenté comme l’aboutissement du caractère social de la norme, ne laisse finalement qu’une place assez restreinte à la liberté individuelle. De l’aveu même de Lévy, les contrats individuels doivent disparaître devant le contrat collectif, afin que la responsabilité individuelle ne puisse plus être recherchée. En ce sens, nous partageons la déception de M. Didry, qui voit dans la disparition des contrats individuels la suppression de la « garantie sociale204 » offerte par l’action individuelle en justice. En cela Lévy est avant tout un auteur de son temps, ses problématiques sont ancrées dans le débat politique propre à une époque. Commentant le titre de la brochure de Lévy publiée en 1903, L’affirmation du droit collectif, 204 C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 26, p. 9. 74 Georges Ripert indique qu’il préférerait « une démonstration à cette affirmation205 ». Effectivement, un tel discours n’est plus passible d’une démonstration contraire. Lévy s’éloigne (délibérément) des rivages de la science, pour aborder ceux de l’argumentation politique. Ceci a pour conséquence de dater sa pensée, l’orientant vers ce que Georges Gurvitch a désigné par l’expression de « droit social206 ». Il faut pourtant reconnaître la pertinence de l’analyse du contrat opérée par Lévy, en tant que représentation des croyances sociales. En cela, cette analyse constitue selon nous un brillant prolongement à la pensée de Durkheim développée dans La division du travail social. Par ailleurs, en se limitant aux conclusions que nous avons pu dégager de l’étude du contrat à l’aune de la notion de valeur, se trouve vérifiée l’hypothèse du socialisme libéral. En faisant du contrat la source même de la confiance légitime, Lévy a par ce retournement réussi à concilier une approche sociale du contrat avec la mise en exergue de la liberté individuelle. Dans cette mesure, le socialisme juridique représente, avec le solidarisme contractuel, défendu par exemple par Emmanuel Gounot dans sa thèse, une façon alternative de penser le contrat. Il constitue, aujourd’hui encore, une piste de réflexion enrichissante face aux questions posées par le pouvoir incontrôlé suscité par les nouvelles formes de domination économique207. 205 G. RIPERT, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », précité note 111, p. 29. G. GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, précité note 197. 207 Sur lesquelles, A. SUPIOT, « La contractualisation de la société », précité note 23. 206 75 Bibliographie générale Ouvrages A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société, Paris, PUF, 1975 A.-J. Arnaud, Critique de la raison juridique 1 : où va la sociologie juridique ?, Paris, LGDJ, 1981 F. Audren et B. Karsenti (dir.), Actualités d’Emmanuel Lévy, Paris, LGDJ, à paraître G. Bourgin et P. Rimbert, Le socialisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1952 M. Canto-Sperber, Les règles de la liberté, Paris, Plon, 2003 F. Chazel et J. Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991 R. Cotterrell, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press, 1999 R. Demogue, Notions fondamentales du droit privé, Paris, Rousseau, 1911, réédition La mémoire du droit, 2002 C. Didry, Naissance de la convention collective, Paris, Editions de l’EHESS, 2002 E. Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1930, réédition 1998 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1937, réédition 2002 L. Frobert, A. Tiran, J.-P. Potier (dir.), Economiste en Lyonnais, en Dauphiné et en Forez, Lyon, Editions de l’Institut des Sciences de l’Homme, 1999 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, vol. 2, Paris, Sirey, 1927 G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Paris, Pédone, 1935 G. Gurvitch, Sociologie juridique, Paris, Aubier, 1940 P. Hebey, Alger 1898, la grande vague antijuive, Nil, Paris 1996. Spéc. pp. 96 à 99 76 C. Herrera (dir.), Les juristes de gauche sous la république de Weimar, Paris, Kimé, 2002 C. Herrera (dir.), Les juristes face au politique, Paris, Kimé, 2003 C. Herrera (dir.), Par le droit, au-delà du droit G. Lefranc, Le mouvement socialiste sous la troisième République, Payot, Paris 1977 125.480 E. Lévy, L’affirmation du droit collectif, Société nouvelle de Librairie et d’Edition, Paris 1903 L3, 42 624.6 E. Lévy, La vision socialiste du droit, Giard, Paris 1926 E. Lévy, Les fondements du droit, Alcan, Paris 1933 M. Mauss, Ecrits politiques, Fayard, Paris 1997. Spéc. pp. 729 à 732 V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF, Paris 1980 M. Rébérioux et G. Candar (dir.), Jaurès et les intellectuels, Paris, Les Editions de l’Atelier / Les Editions Ouvrières, 1994 A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 2002 C. Singer, Vichy, l’université et les Juifs, les silences et la mémoire, Paris, Les Belles Lettres, 1992 Thèses M. I. Barasch, Le socialisme juridique et son influence sur l’évolution du droit civil en France à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle, Thèse Paris, publ. PUF, 1923 E. Gounot, Critique du principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, thèse Dijon, 1912 E. Lévy, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, Thèse Paris, publ. Pédone, 1896 M. Sarraz-Bournet, Une évolution nouvelle du socialisme doctrinal : le socialisme juridique, Thèse Grenoble, 1911 Usuels 77 J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique et bibliographique du mouvement ouvrier français, t. 13 et t. 34 Roland et Boyer, Adages du droit français, Paris, Litec, 3ème éd. 1992 Articles G. Gurvitch, compte-rendu des Fondements du droit, Arch. Phi. Dr. 1933, II, p. 266 B. Horvath, « Sociologie juridique et théorie processuelle du droit », Arch. Phi. Dr. 1935, I, p. 181 P. Huvelin, « Magie et droit individuel », Année sociologique 1905-1906 p. 1 J. Jeon, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy (1871-1943) », Cahiers Jean Jaurès, n° 156, 2000 p. 51 P. Jestaz et C. Jamin, « L’entité doctrinale française », Dalloz 1997, chron. p. 167 E. Lévy, « Responsabilité et contrat », Rev. Crit. 1899 p. 361 E. Lévy, « L’exercice du droit collectif », RTD civ. 1903 p. 96 E. Lévy, « Mouvement socialiste : le socialisme réformiste (à propos du congrès de Dresde) », Quest. Prat. 1903 p. 370 E. Lévy, « Le contrat collectif à la bourse et à l’usine », Rev. socialiste 1906 p. 37 E. Lévy, « A propos de l’article de Paul Boncour », Rev. socialiste 1906 p. 320 E. Lévy, « Le droit repose sur des croyances », Quest. Prat. 1903 pp. 174, 256, 289 E. Lévy, « Lettre sur la responsabilité et le risque », RTD civ. 1910 p. 351 E. Lévy, « La confiance légitime », RTD civ. 1910 p.717 E. Lévy, « La décadence de la peine (à propos de l’affaire Rochette) », Rev. socialiste 1910 p. 106 E. Lévy, « Consultation aux ouvriers métallurgistes du Chambon-Feugerolles », Rev. socialiste 1910 p. 276 E. Lévy, « Note sur le droit considéré comme science (réponse à Paul Pic) », Quest. Prat., 1910 p. 276 E. Lévy, « Le lien juridique », Rev. de métaph. et de morale 1910 p. 823 E. Lévy, « La transition du droit à la valeur », Rev. de métaph. et de morale 1911 p. 412 E. Lévy, « La famille et le contrat », Rev. de métaph. et de morale 1911 p. 806 78 E. Lévy, « Une théorie psychologique du droit dans la doctrine française », RTD civ. 1911 p. 743 E. Lévy, « La grève et l’entente », Quest. Prat. 1911 p. 19 E. Lévy, « Coopératives et syndicats », Mouv. Socialiste 1911 p. 152 E. Lévy, « Capital – Travail », Mouv. Socialiste 1911 p. 377 E. Lévy, « La grève et le contrat », Rev. socialiste 1911 p. 125 E. Lévy, « Volonté et arbitrage », Rev. socialiste 1911 p. 238 E. Lévy, « La personne et le patrimoine », Rev. socialiste 1911 p. 545 E. Lévy, « L’organisation des consommateurs », Rev. socialiste 1912 p. 277 E. Lévy, « Sur la constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 428 E. Lévy, « La constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 453 E. Lévy, « Le droit du locataire et sa réalité », Mouv. Socialiste 1912, p. 82 E. Lévy, « Analyse sociale du change », Mouv. Socialiste 1912 p. 164 E. Lévy, « Les syndicats d’instituteurs et la loi de 1884 », Mouv. Socialiste 1912 p. 350 E. Lévy, « Les droits sont des croyances », RTD civ. 1924 p. 59 E. Lévy, « Droit et comptabilité sociale », Quest. Prat. 1925 p. 67 E. Lévy, « La volonté et le jugement », RTD civ. 1927 p. 353 E. Lévy, « La justice de la Société des Nations », Rev. crit. 1928 p. 359 E. Lévy, « Créance (Réponse à M. Georges Ripert) », Rev. Crit. 1928 p. 363 E. Lévy, « Créance (suite) », Rev. crit. 1929 p. 282 E. Lévy, « Contrat, personne, cause, état », RTD civ. 1930 p. 67 E. Lévy, « Définition du mariage », RTD civ. 1930 p.68 E. Lévy, « Définition du contrat », RTD civ. 1930 p. 274 E. Lévy, « Les mesures des droits », RTD civ. 1930 p. 702 E. Lévy, « L’état des créances », Arch. Phi. Dr. 1931, II, p. 399 E. Lévy, « Droits réels et personnels », Rev. Crit. 1932 p. 395 E. Lévy, « Les droits sont des mesures », Arch. Phi. Dr. 1933, I, p. 61 E. Lévy, « Le droit au service de l’action », Arch. Phi. Dr. 1935, I, p. 74 A. Mater, « Le socialisme juridique », Rev. socialiste 1904 p. 1 J. Neybour, « Droit et socialisme », Rev. socialiste 1907 p. 336 79 J. Neybour, « L’idée de Justice et le Socialisme juridique », Rev. socialiste 1909 p. 970 F. Poli, « La constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 65 F. Poli, « Ebauche d’une constitution juridique du Parti socialiste », Rev. socialiste 1912 p. 237 P. Ramadier, « De la constitution juridique du Parti au point de vue légal », Rev. socialiste 1913 p. 238 F. Rauh, « Le devenir et l’idéal social », Rev. de métaph. et de morale 1904 p. 51 G. Ripert, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », Rev. Crit. 1928 p. 21 J.-L. Sourioux, « La croyance légitime », JCP éd. G 1982, I, 3058 F. Terré, « Sur la sociologie juridique du contrat », Arch. Phi. Dr. 1968, p. 71 F. Zenati, « Le droit et l’économie au-delà de Marx », Arch. Phi. Dr. 1992, p. 121 Sites internet http://gallica.bnf.fr http://www.ucaq.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales Autres Nécrologie, Année sociologique 3ème série, t. 1, 1940-1948 p. XIV 80 Annexes Annexe 1 : L’œuvre de Lévy Hormis la liste des articles indiqués dans la bibliographie générale, liste que nous souhaitions exhaustive, le lecteur trouvera ci-dessous les ouvrages publiés par Lévy. Preuve par titre du droit de propriété immobilière, thèse Paris, Pédone, 1896 L’affirmation du droit collectif, Paris, Société nouvelle de librairie et d’éditions, 1903 Capital et travail, Paris, 1909 (cette brochure a été reprise la même année dans la revue Questions pratiques sous le titre « Le droit repose sur des croyances ») Introduction au droit naturel, Paris, Editions de la Sirène, 1922 La vision socialiste du droit, Paris, Giard, 1926 La paix par la justice, Paris, Giard, 1929 Les fondements du droit, Paris, Alcan, 1939 Nous nous sommes référés à L’introduction au droit naturel et à La paix par la justice dans la mesure où ils étaient repris dans Les fondements du droit. Annexe 2 : Corpus de textes utilisés Preuve par titre du droit de propriété immobilière, 1896 « Responsabilité et contrat », 1899 « L’exercice du droit collectif », 1903 L’affirmation du droit collectif, 1903 « Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », 1906 « Le droit repose sur des croyances », 1909 « La confiance légitime », 1910 « Le lien juridique », 1910 81 « La transition du droit à la valeur », 1911 « La grève et l’entente », 1911 « La grève et le contrat », 1911 « Volonté et arbitrage », 1911 « La personne et le patrimoine », 1911 « Droit et comptabilité sociale », 1925 La vision socialiste du droit, 1926 « Définition du contrat », 1930 « Les droits sont des mesures », 1933 Les fondements du droit, 1939 D’autres textes de Lévy ont été mis à contribution au cours de nos développements. Etant donné que ceux-ci nous ont simplement permis d’illustrer notre propos, nous n’avons pas jugé utile de les intégrer au corpus. Il faut également signaler qu’un texte de Lévy qui aurait certainement été instructif a échappé à nos recherches : « Le contrat collectif de travail et la jurisprudence », Quest. prat. 1903, p. 380. Cette référence, signalée par M. Didry dans Naissance de la convention collective, est malheureusement parvenue trop tard à notre connaissance pour avoir pu faire l’objet d’une étude. Annexe 3 : Index des abréviations de noms de revues Rev. crit. : Revue critique de législation et de jurisprudence RTD civ. : Revue trimestrielle de droit civil Arch. phi. dr. : Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique Mouv. socialiste : Le Mouvement socialiste Rev. socialiste : La Revue socialiste Quest. prat. : Questions pratiques de législation ouvrière Rev. de métaph. et de morale : Revue de métaphysique et de morale JCP éd. G : La Semaine juridique, édition générale 82 Annexe 4 : Tableau des registres d’argumentation sur la convention collective (d’après C. DIDRY, Naissance de la convention collective) Rationnel L’individualisme (C. Colson) Matériel Formel La justice sociale (R. Jay) La formalisation des réalités pratiques Position approximative de Lévy (C. Perreau) Irrationnel 83 Remerciements M. Pierre-Yves Verkindt pour m’avoir permis de réaliser ce travail, pour ses conseils et ses indications précieuses MM. Frobert, Herrera et Jeon pour leurs indications bibliographiques M. Frédéric Antona pour ses relectures attentives Ma famille et Mlle Aurore Wozniak pour leur soutien 84 Table des matières Introduction…………………………………………………………………………………….5 PARTIE1 LE CONTRAT, SUPPORT DES ECHANGES INDIVIDUELS............................ 13 Chapitre 1 La question des droits subjectifs......................................................................... 14 Section1 La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation....................................................15 .I Confrontation entre la pratique et les principes..................................................... 15 .A Le sens de la pratique....................................................................................... 16 .B Les principes exprimés par les adages..............................................................17 .II Une critique raisonnée du droit de propriété........................................................ 18 Section2 La critique des droits subjectifs, ou la généralisation........................................ 20 .I L’argumentation juridique développée.................................................................. 21 .A Du rôle du contrat dans la transmission........................................................... 21 .A Le modèle du droit de créance......................................................................... 22 .II Une conception dynamique des droits subjectifs.................................................23 .A Les droits sont des rapports.............................................................................. 24 .A L’émergence des droits lors d’un conflit d’intérêts..........................................25 Chapitre 2 La notion de confiance légitime......................................................................... 26 Section1 L’emploi du concept par Lévy........................................................................... 27 .I Le développement progressif de la notion de confiance légitime..........................27 .A L’apparition du concept....................................................................................27 .A La systématisation de la confiance légitime comme fondement du contrat..... 29 .II La confiance légitime, manifestation du phénomène de croyance....................... 30 .A La représentation.............................................................................................. 31 .A Le rite contractuel.............................................................................................32 Section2 Un concept central dans la théorie du contrat.................................................... 35 .I La dimension collective de la confiance légitime.................................................. 35 .A La prise en compte de l’aspect collectif, conséquence nécessaire de l’idée de confiance............................................................................................................... 35 .A La soumission des intérêts particuliers à la conscience collective................... 36 85 .II Le problème de la légitimité................................................................................. 38 .A L’Etat et le juge, gardiens de la légitimité........................................................38 .A La critique de l’idée de légitimité.....................................................................40 PARTIE2 LE CONTRAT COMME NORME SOCIALE........................................................43 Chapitre1 Le contrat, source de la confiance légitime.......................................................... 45 Section1 La valeur, élément collectif du contrat...............................................................45 .I Les mutations du contrat........................................................................................46 .ALa mise en évidence d’un milieu contractuel.................................................... 46 .A Les transformations du régime de l’obligation.................................................48 .II La traduction de la croyance collective par le concept de valeur......................... 49 .A Le règne de la valeur........................................................................................ 49 .A La mesure de la valeur......................................................................................51 Section2 Le contrat, au centre de la valeur....................................................................... 52 .I Le contrat fait la valeur.......................................................................................... 53 .A Le prix, élément circulatoire du contrat........................................................... 53 .A La personne, condition ou conséquence de la circulation de la valeur ?..........54 .II La fonction émancipatrice du contrat................................................................... 55 .A La place de l’individu.......................................................................................56 .AL’horizon contractuel........................................................................................ 57 Chapitre2 Le contrat collectif de travail, aboutissement du caractère social de la norme.... 59 Section1 Le caractère inéluctable du contrat collectif.......................................................60 .I L’apparition du contrat collectif de travail............................................................ 60 .A Les données de base du travail : une marchandise........................................... 60 .A Le rôle primordial de la grève.......................................................................... 62 .II L’expression de la conscience commune par le contrat collectif......................... 63 .A L’entrée du travail dans la valeur..................................................................... 63 .AL’absorption de la créance capitaliste par la créance ouvrière.......................... 65 Section2 Lévy et le débat sur la convention collective..................................................... 67 .I L’inscription de Lévy dans le débat de son temps................................................. 67 .A La dimension irrationnelle du contrat collectif................................................ 67 .A Le rejet de la dimension formelle du droit des contrats................................... 69 .II L’irréductible originalité de la situation de Lévy..................................................71 .A Une voie d’entrée inédite vers la question sociale........................................... 71 .A Lévy face à la doctrine de son temps................................................................72 86 Autres............................................................................................................................ 80 Conclusion……………………………………………………..……………………………78 Bibliographie générale………………………………………………………………………80 Annexes…………………………………………………………………..…………………85 Table………………………………………………………………………………………...89 87