Partie 1 - Ecole Doctorale 74

publicité
UNIVERSITE DE LILLE 2 - DROIT ET SANTE
Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales
Ecole doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques
et de gestion n° 74
Jean BILLEMONT
LE CONTRAT DANS LA PENSEE D’EMMANUEL
LEVY
Sous la direction de Monsieur le Professeur Pierre-Yves VERKINDT
DEA Droit des contrats, option droit des affaires
Année universitaire 2002-2003
1
La Faculté n’entend donner ni improbation ni approbation aux opinions émises dans les
thèses et mémoires ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs.
2
Sommaire
Première partie : Le contrat, support des échanges individuels
Chapitre premier : La question des droits subjectifs
Section 1. La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation
Section 2. La critique des droits subjectifs, ou la généralisation
Chapitre 2 : La notion de confiance légitime
Section 1. L’emploi du concept par Lévy
Section 2. Un concept central dans la théorie du contrat
Deuxième partie : Le contrat, norme sociale
Chapitre premier : Le contrat, source de la confiance légitime
Section 1. La valeur, élément collectif du contrat
Section 2. Le contrat au centre de la valeur
Chapitre 2 : Le contrat collectif de travail, aboutissement du caractère social de la norme
Section 1. Le caractère inéluctable du contrat collectif
Section 2. Lévy et le débat sur la convention collective
3
Une croyance est l’œuvre de notre esprit.
Elle est humaine, et nous la croyons Dieu.
(Fustel de Coulanges)
4
INTRODUCTION
Le contrat, institution fondamentale du droit civil dans la Rome antique, a été également l’un
des éléments centraux de la réflexion de la philosophie politique classique, de Hobbes à Kant.
Le contrat a pu sembler à beaucoup l’institution libératrice par excellence, puisqu’il consiste
en un accord de volontés conclu en vue de produire des effets de droit. Dès lors, la contrainte
qu’il peut engendrer est légitime, car acceptée, par ceux qui s’apprêtent à la subir. Le principe
contractuel peut donc fonder la société politique dans son ensemble, celle-ci sera réellement
démocratique.
A ceci répond une théorie des contrats privés passés entre individus. Les échanges effectués
par cette voie seront présumés justes, car librement consentis. Un contrat doit pouvoir se
suffire à lui-même, sans qu’un quelconque tiers ait à s’immiscer entre les parties.
C’est pourtant une vue que la sociologie naissante au XIXème siècle s’est employée à
critiquer. Ainsi Durkheim, dans le Livre I, chapitre VII de La division du travail social1, fait
observer que le contrat seul ne peut suffire au fonctionnement harmonieux de la société.
Certes, c’est l’outil fondamental des échanges entre individus, échanges rendus nécessaires en
raison de la spécialisation croissante de leurs tâches respectives2. Mais en raison de l’intérêt
que le fonctionnement global de la société trouve dans un déroulement harmonieux de ces
échanges individuels, les fins particulières doivent être soumises à l’intérêt général. Si
l’initiative des échanges revient aux individus, qui décident de contracter entre eux ou non,
c’est la loi qui doit régir les effets de ces contrats, sans que l’on puisse y déroger. Cette
inscription de l’intérêt général dans les fins particulières permet à Durkheim d’affirmer que
« tout n’est pas contractuel dans le contrat3 ».
Les mêmes critiques à l’égard de la conception individualiste du contrat se sont manifestées
dans le champ juridique.
1
Thèse Lettres 1893, Paris, publ. PUF, 1930, 5 ème éd. « Quadrige » 1998.
Spécialisation des tâches que Durkheim nomme précisément division du travail social.
3
op. cit. p. 189.
2
5
Au cours du XIXème siècle, c’est une théorie dite de l’autonomie de la volonté qui a le plus
trouvé à s’exprimer dans la doctrine et la jurisprudence du droit des contrats. Grossièrement,
selon celle-ci, c’est la rencontre de deux volontés libres qui suffit à produire les effets
obligatoires du contrat, effets librement déterminés par les parties. Le législateur n’aura pas à
intervenir pour réguler de tels échanges. Pour reprendre la célèbre formule d’Alfred Fouillée,
« qui dit contractuel dit juste. »
Pourtant un courant de pensée dissident se manifeste à partir de la fin du XIXème siècle,
critiquant le postulat de l’autonomie de la volonté. Le socialisme juridique, à certains égards,
appartient à ce courant.
Pour envisager la portée des idées que l’on a regroupées sous l’étiquette du socialisme
juridique, il faut d’abord préciser, très brièvement, ce qu’il y a lieu d’entendre par socialisme à
cette époque. Le socialisme dans sa forme primitive, utopique disent certains, est un « cri de
douleur4 », une réaction du sentiment de justice face à l’oppression. Il vise à remplacer le
système existant par un autre système, plus juste. Le but de l’action est de parvenir à
« l’abolition de la propriété privée, source de toutes les inégalités et injustices sociales5 ». La
production doit être collectivisée afin d’être orientée non vers la satisfaction des intérêts
particuliers mais vers celle de l’intérêt général. « Les instruments de production doivent être
au service de la société humaine, c’est-à-dire l’Humanité6 ».
Il y a une dimension plus scientifique au socialisme. Sous l’impulsion de Marx7, on cherchera
à étudier les faits et à utiliser ce que la réalité peut contenir de favorable au socialisme, afin de
passer à un tel régime. Selon cette doctrine du « matérialisme dialectique », chaque régime
contient en germe les caractéristiques du régime suivant. Ainsi à l’époque, selon Marx, « la
production capitaliste engendre elle-même sa propre négation, c’est la négation de la
négation8 », ou, pour le dire en termes moins hégéliens, « les institutions bourgeoises sont
devenues trop étroites pour contenir la richesse qu’elles ont créée9 », et ainsi l’ancien régime
capitaliste est prêt à s’effondrer, pour être remplacé par la dictature du prolétariat.
4
L’expression est employée par Durkheim dans Le socialisme.
G. BOURGIN et P. RIMBERT, Le socialisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1952, p. 11.
6
op. cit. p. 12.
7
Le manifeste du parti communiste(1848), Paris, éd. La Pléiade, Gallimard, 1963, pp. 157 à 195.
8
K. MARX, Le capital, cité par A. MATER, « Le socialisme juridique », Rev. socialiste 1904, p. 13.
9
Le manifeste...,précité, p. 167.
5
6
Aussi, pour le marxisme « orthodoxe », l’action politique n’a qu’une place assez réduite,
puisque c’est l’évolution même des conditions de production au sein de la société bourgeoise
qui doit provoquer la mutation vers le socialisme. Ce point de vue a été critiqué par la suite,
en soulignant l’importance de l’action humaine dans l’obtention des fins socialistes.
C’est dans cette perspective plus « active » qu’intervient le socialisme juridique. Si dans la
vision orthodoxe, le droit n’est qu’une partie de la « superstructure », destinée à être balayée
au moment du changement de « l’infrastructure » (les rapports de production), il n’en est pas
de même pour le socialisme juridique. Celui-ci cherche à utiliser le droit bourgeois, pour, à
partir de la forme propre de ce dernier, le subvertir et le détourner dans un sens qui soit
favorable au socialisme. Il s’agit, pour André Mater10, « non pas de remplacer le droit
bourgeois, mais de le retourner de manière à y faire pousser du collectivisme », ou en termes
plus directs, « manipuler le très souple droit bourgeois pour l’adapter au collectivisme11 ».
Seules les institutions, les formes de la société bourgeoise doivent être utilisées, afin de
réaliser des buts complètement extérieurs à cette société. Le socialisme juridique ne vise en
effet pas à amender les inégalités du droit bourgeois comme le catholicisme social, mais à
sortir du cadre de ce système capitaliste. Il s’agit d’assigner aux institutions juridiques
bourgeoises des fins qui leur soient radicalement étrangères.
Une illustration éclairante de cette « stratégie du coucou » se retrouve dans une brochure
d’Emmanuel Lévy intitulée L’affirmation du droit collectif12. Avant de s’y intéresser, arrêtonsnous un court instant sur le parcours de cet auteur. Né à Fontainebleau en 187113, Lévy
soutient en 1896, après de brillantes études à la faculté de droit de Paris, sa thèse intitulée
Preuve par titre du droit de propriété immobilière. Son premier poste de chargé de cours, à la
faculté d’Alger, est marqué par la montée de l’antisémitisme suivant l’affaire Dreyfus, dont
Lévy fait les frais14. Il est ensuite nommé à Toulouse puis Aix, avant de devenir professeur à
Lyon en 1901, après un premier échec à l’agrégation. Il restera à Lyon jusqu’à la fin de sa
carrière universitaire. Parallèlement, il s’engage politiquement dans le socialisme auprès de la
10
article cité note 8, pp. 1 à 27.
op. cit., p. 11.
12
Paris, Société Nouvelle de librairie et d’édition, 1903, avec une préface de Ch. Andler.
13
Ces renseignements nous sont donnés par J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », Cahiers
Jean Jaurès, n° 156, 2000, p. 51.
14
Un incident est relaté par C. SINGER, Vichy, l’université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 23, et
par P. HEBEY, Alger 1898, la grande vague antijuive, Paris, Nil, 1996, p. 96.
11
7
S.F.I.O., puis comme socialiste indépendant, et se rapproche des milieux intellectuels
socialistes parisiens. Il fréquente Lucien Herr et le « réseau normalien socialiste15 ». Faisant la
connaissance de Marcel Mauss, il devient un collaborateur régulier de L’année sociologique,
fondée par Durkheim (beau-père de Mauss). Il est élu en 1912 au conseil municipal de Lyon,
et sera premier adjoint d’Edouard Herriot de 1919 à la fin de son mandat, en 1929. Présenté
comme l’artisan de l’unité socialiste dans la région lyonnaise16, il meurt en 1943 dans des
circonstances inconnues.
Pour Lévy, traditionnellement cité comme représentant éminent du socialisme juridique, « si
le sentiment [socialiste] est puissant à ce point, il faut qu’il y ait, dans le milieu social actuel,
des éléments qui l’aient formé, dont il soit le produit, qui l’inspirent, qui le justifient17 ». Aussi
notre auteur se demande si « la démonstration du socialisme ne se trouvait pas tout
simplement dans les principes juridiques actuels, dans les lois présentes des rapports
sociaux18 ».
En somme, on « conseille l’emploi de la méthode juridique pour la réalisation du socialisme.
Les juristes finissent toujours par donner raison au plus fort19 ». Vision fort peu reluisante du
monde des juristes, qui n’est pas sans rappeler la figure de Busiris, personnage secondaire de
la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu. Celui-ci, présenté comme le
« plus grand expert vivant du droit des peuples », renvoie de la doctrine une image
« courtisane, asservie aux puissants qui lui dictent ce que le droit doit être20 ».
Au-delà de cette « simple » question de méthode, il convient d’ores et déjà de faire un constat.
Le choix de la voie du droit, fût-ce un droit détourné de ses fins initiales, est peut-être
révélateur d’options idéologiques ou philosophiques plus fondamentales.
Pour le marxisme orthodoxe, l’exclusion de la voie du droit pour l’accomplissement des fins
socialistes renvoyait à l’affirmation du primat de l’économique sur le juridique. Pour le dire
plus grossièrement, le déterminisme marxiste n’a pas laissé de place à l’action humaine libre.
L’homo economicus poursuivant toujours son intérêt (c’est cela que le marxisme partage avec
15
L’expression est de C. PROCHASSON, cité par J. JEON, article précité.
J. MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 13, p. 288.
17
E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 13.
18
op.cit, loc. cit.
19
A. MATER, « Le socialisme juridique », précité note 8, p. 19.
20
J.-P. CHAZAL, « Antigone, Busiris et Portia, trois images spéculaires de la doctrine », R.I.E.J. 2002.48, à qui
nous devons l’analogie.
16
8
l’économie libérale) accomplit la révolution car l’évolution des conditions de production l’y
conduit. Admettre le rôle du droit dans le progrès social, c’est nous semble-t-il accepter
l’entrée de la morale (définie à partir du libre arbitre humain) sur le terrain du social. Comme
l’a montré M. Alain Supiot21, seul le droit, dans sa prise en compte du sujet juridique,
conserve une part d’indétermination suffisante pour permettre à l’action morale, non
nécessaire, de se produire (en cela le droit s’oppose à la science, domaine des lois de
nécessité).
Ainsi se révèle pleinement l’ambiguïté de la formule du socialisme juridique. Affirmation des
priorités sociales, le socialisme juridique n’en est peut-être pas moins une vive pétition en
faveur de l’individualisme démocratique. Il semble alors possible de rattacher ce mouvement
du socialisme juridique à une forme de pensée politique plus large, conciliant également
socialisme et individualisme libéral : le « socialisme libéral22 ». Pour Mme Canto-Sperber, les
théories du socialisme doivent être comprises en rapport avec le libéralisme. Le socialisme
avait supposé que la lutte politique devait se placer sur le terrain de l’égalité réelle, le combat
pour l’égalité formelle ne présentant pas d’intérêt. Ce faisant, cette doctrine avait négligé
l’idée de liberté, placée au centre de l’égalité formelle. Or, l’expérience montre que de
nouvelles formes de servitude se développent au cours de l’histoire23, contre lesquelles il est
nécessaire de lutter. Ce combat ne peut être mené qu’à partir d’une forme de socialisme
fécondé par les idées libérales24, et doit permettre à chacun de participer à la définition
commune des orientations sociales. Par conséquent, si notre étude nous permettait de
rapprocher le socialisme juridique du socialisme libéral, l’intérêt que l’on pourrait porter au
socialisme juridique se trouverait renouvelé : celui-ci pourrait constituer un moyen
supplémentaire de penser la domination, afin de s’armer contre elle.
Au vu de ces divers éléments, l’étude du contrat chez Emmanuel Lévy peut se révéler assez
riche d’enseignements. Retrouve-t-on chez lui la démarche « souterraine » propre au
socialisme juridique, telle que dégagée par Mater, fidèlement appliquée à l’étude – et au
démontage – du droit des contrats ? La question mérite qu’on s’y arrête, car en ce domaine
semble résider une difficulté particulière.
21
Critique de droit du travail, Paris, PUF, 1994, réédition « Quadrige », 2002, passim.
M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, Paris, Plon, 2003.
23
On pense ici aux problèmes très concrets posés par les réseaux de distribution commerciale : franchise,
contrats-cadre… Pour un aperçu des rapports entretenus par le contrat et la domination économique : A.
SUPIOT, « La contractualisation de la société », in L’université de tous les savoirs, Paris, PUF, 2000.
24
op. cit. p. 12
22
9
La méthode du socialisme juridique, toujours selon Mater, consiste à opérer de manière
réellement juridique et non pas politique, c’est-à-dire non pas à « donner une déclaration des
droits, mais à adapter au socialisme la construction du droit25 ». On comprend qu’il faut partir
du droit positif et de ses caractéristiques propres, et non pas se mettre à la place du législateur
instituant une réglementation « sociale » du droit des contrats. C’est en effet le programme
général que se propose d’adopter Lévy, se déclarant partisan d’une « méthode scientifique qui
consiste à mettre les institutions à la base des principes, plutôt que de la méthode religieuse
consistant à mettre des principes à la base des institutions26 ».
Aussi en pareil cas, la perspective proposée par Durkheim résumée plus haut, pour la critique
de la conception individualiste du contrat, risque de paraître éloignée du « plan » proposé par
l’école du socialisme juridique. En effet, la solidarité contractuelle, qui selon Durkheim est un
fait exclusivement moral, donc insusceptible d’étude scientifique, et qui trouve à s’incarner
dans le droit des contrats, prend en fait la forme d’une contrainte nécessaire et extérieure au
libre jeu des volontés individuelles, afin de s’assurer de la coordination harmonieuse des
différentes fonctions sociales. En somme, et dans cet ordre d’idées, on peut dire qu’un contrat
socialiste est un contrat qui satisfait les intérêts collectifs par préférence aux intérêts
individuels des parties. Ses effets juridiques doivent être ceux que prescrit le bien commun.
Dans ces conditions, comment voir dans les catégories du contrat civil, héritées du droit
romain à travers le Code civil de 1804, les éléments positifs permettant de plier le contrat à la
satisfaction des intérêts supérieurs de la société ?
Il devient donc intéressant de s’arrêter sur le travail de Lévy relatif au droit des contrats. Est-il,
comme on l’a souvent écrit27, un continuateur de l’œuvre de Durkheim, ou apporte-t-il un
point de vue original sur le sujet ?
Nous allons tenter de montrer que l’étude par Lévy du contrat (instrument juridique que nous
avons pu définir comme la manifestation ultime de l’individualisme), tout en s’inspirant très
largement de la pensée durkheimienne, y apporte quelque chose d’autre, qui tient justement à
25
A. MATER, « Le socialisme juridique », précité note 8, p. 8, souligné par l’auteur.
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 24.
27
R. COTTERRELL, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press, 1999, pp. 188 et
suivantes. Pour un rattachement plus nuancé, C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le
droit des obligations » in F. AUDREN et B. KARSENTI (dir.), Actualités d’Emmanuel Lévy, LGDJ à paraître ;
texte disponible sur www.idhe.ens-cachan.fr
26
10
la voie contractuelle. Nous verrons si ce « quelque chose d’autre » peut permettre d’inscrire
Lévy dans le socialisme libéral.
De quelle manière allons-nous procéder ? Il faut en premier lieu signaler au lecteur que la
présente étude se base sur un corpus prédéfini de textes écrits par Lévy. L’accès à ces textes
n’est en effet pas des plus simples, et un certain nombre aura sans doute échappé à nos
recherches. En outre, et bien que nous ne supposions pas la totalité de la production littéraire
de Lévy trop volumineuse, le contexte particulier de rédaction de cet essai nous a conduit à
limiter quantitativement notre terrain d’investigations. On trouvera donc en annexe
l’énumération du corpus de textes sur lequel se base ce travail.
D’une certaine manière, les textes de Lévy peuvent se lire de deux façons : c’est ce que
l’appellation « socialisme juridique » laisse supposer, avec toute l’ambivalence que nous nous
sommes employé à mettre en lumière. Pour un premier degré de lecture, Lévy est un auteur
juridique, qui s’emploie donc à présenter sa conception du droit positif. Cette voie d’entrée
dans la pensée de l’auteur conduit à le lire en regard d’une conception classique du contrat
comme accord entre deux parties, en vue de produire des effets de droit. Pourtant, une lecture
différente est également possible. Elle est indiquée par Lévy lui-même au long de ses textes, et
repose sur une vision du droit plus politique que juridique. Sous cet angle de lecture, le contrat
devient l’instrument permettant d’atteindre un idéal de liberté. Deux aspects du contrat
apparaissent alors : à un premier niveau, le contrat est un accord privé, qui vise à produire des
effets limités aux parties. A un second niveau, le contrat est une véritable norme, qui en
conséquence dépasse largement le cadre de la rencontre de deux individus, ayant vocation à se
répercuter dans toute la société. C’est en suivant ce balancement que nous allons nous livrer à
l’étude du contrat dans la pensée d’Emmanuel Lévy.
11
12
PARTIE1 LE CONTRAT, SUPPORT DES ECHANGES INDIVIDUELS
Selon le Vocabulaire juridique de l’Association Capitant28, le contrat est, dans une première
acception, « une espèce de convention ayant pour objet de créer une obligation ou de
transférer la propriété ». Dans un second sens, le contrat est « synonyme de convention ; en ce
sens et en tant que manifestation d’autonomie de la volonté individuelle, [il] s’oppose
traditionnellement à loi et jugement ». Enfin le troisième sens désigne l’instrumentum, l’acte
matériel support de la convention. La caractéristique essentielle du contrat semble être qu’il
constitue un accord des volontés des parties au contrat.
Le contrat, du moins pour la théorie classique, suppose donc la rencontre de deux
individualités. Du point de vue de la méthode employée par Lévy, il ne faut pas s’étonner que
ceci constitue la base de sa réflexion. Arrêtons-nous un très court instant sur cette question de
la méthode. Lévy veut scruter le contenu exact des notions courantes du droit. Il est question
28
G. CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8ème éd., Paris, PUF, 2000, v° contrat.
13
de « retrouver la vie du droit » sous les notions cristallisées29. Aussi le matériau de départ de
sa réflexion est-il essentiellement constitué de l’étude de la pratique, par le biais notamment
de la jurisprudence, ou de l’histoire des institutions juridiques. C’est une méthode qui, selon le
juriste lyonnais, s’apparente plus à celle des sciences sociales alors naissantes qu’aux
procédés traditionnels de la doctrine juridique.
Dans cette perspective, il faut comprendre que le point d’accès choisi pour l’étude du contrat
ne soit pas celui habituellement employé par les acteurs du champ doctrinal. De façon assez
surprenante, Emmanuel Lévy s’attaque, au travers du problème de la preuve du droit de
propriété immobilière, aux droits subjectifs en général (chapitre 1), ce qui le conduit, pour
ainsi dire sans transition, à l’examen du moyen essentiel d’émergence de ces droits, c’est-àdire le contrat (chapitre 2).
Chapitre 1
La question des droits subjectifs
Lévy soutient sa thèse à Paris, en 189630. On peut s’étonner, compte tenu de la teneur de sa
production ultérieure, du titre, à l’apparence très technique, choisi pour la thèse : Preuve par
titre du droit de propriété immobilière. Il est également permis de s’étonner qu’elle fasse
l’objet ici d’un examen approfondi, alors qu’elle ne traite pas spécialement du contrat. Dans
une certaine mesure pourtant, la conception du contrat avancée par Lévy, même si elle est plus
générale et plus riche de sens, est conditionnée par l’approche spécifique du droit de propriété
immobilière. Il nous a donc paru nécessaire de s’arrêter sur cette approche, afin de pouvoir
suivre le cheminement de la pensée de Lévy sur le contrat ; pensée toujours très sibylline,
elliptique, presque codée. Envisageons à ce stade l’hypothèse suivante : Lévy, dont on peut
faire remonter l’engagement à gauche à une date assez précoce31, a affûté ses armes théoriques
29
G. GURVITCH voit dans cette recherche de « l’immédiat prénotionnel » une application de la théorie
phénoménologique : L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Paris, Alcan, 1935. Spéc. pp.
170-199. Plus simplement, la recherche des données immédiates de la conscience collective est le préalable
nécessaire à toute science sociale.
30
E. LEVY, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, Thèse Paris, 1896, publ. Pédone. Lévy avait
pour directeur Massigli, sur lequel aucune information n’était disponible.
31
J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », Cahiers Jean Jaurès n°156, 2000, pp. 51-78.
14
à l’étude du droit de propriété. Pour préparer à l’étude du contrat, nous aurions également pu
nous arrêter plus longtemps sur la question de la responsabilité, à laquelle l’auteur consacra un
long article en 189932. Nous y ferons référence au cours de nos développements ultérieurs, car
il en ressort un certain nombre d’observations pénétrantes sur le caractère relatif des droits
subjectifs, entre autres. Cela étant, et pour les raisons énumérées ci-dessus, nous nous
appuierons essentiellement sur le droit de propriété dans le cours de la démonstration.
Nous considérerons donc que l’examen de la preuve du droit de propriété immobilière a
constitué une observation empirique (Section 1), qui a suscité une théorie générale quant à la
critique de la notion de droits subjectifs (Section 2).
Section1
La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation
Tout spécialement dans sa thèse, mais également en d’autres occasions, Lévy analyse en détail
la question du droit de propriété. Son analyse commence invariablement par le constat d’une
contradiction entre la doctrine classique et les solutions pratiques (I). Ceci le conduit à
questionner la réalité du droit de propriété immobilière (II), alors objet de toutes les attentions
depuis la promulgation du Code civil : la fin du régime féodal avait conduit à faire prévaloir la
propriété individuelle, source primordiale de la richesse d’une France essentiellement rurale.
.I
Confrontation entre la pratique et les principes
Chez Lévy, la notion de « pratique » revêt un sens particulier. Pour M. Herrera, ayant
récemment écrit sur notre auteur33, le terme désigne la « normativité sociale », ici présentée
comme un équivalent sociologique du Juste pour le droit naturel. Sans trop entrer dans des
développements qui nous éloigneraient du sujet, bornons-nous à remarquer que les éléments
avancés par Lévy comme étant l’observation de la pratique sont la jurisprudence bien sûr,
32
E. LEVY, « Responsabilité et contrat », Rev. crit., 1899, p. 361.
C.M. HERRERA, « Socialisme juridique et droit naturel », in Les juristes face au politique, Paris, Kimé, 2003,
p. 80.
33
15
mais également le droit romain, l’Ancien droit et les textes du Code civil (A). Cette pratique
est ensuite étudiée face aux principes, ici incarnés par les adages et la doctrine qui s’en fait
forte (B).
.A Le sens de la pratique
Le cheminement logique, et chronologique, suivi par Lévy, commence par l’examen de la
circulation des droits. Dans sa thèse de 1896, il observe que le droit de propriété immobilière,
quand il fait l’objet d’une contestation en justice, se prouve par un titre. Quelle est l’hypothèse
pratique envisagée ? Il s’agit généralement du cas de figure suivant : l’acquéreur d’un terrain
entend pouvoir en jouir, mais sa jouissance est troublée par la présence d’un tiers. Une action
est intentée34, et c’est au juge de décider qui l’emportera. Emmanuel Lévy remarque qu’à
partir de 1864, la jurisprudence donne toute sa force à la production d’un titre. Il cite un arrêt
de la Cour de Cassation rendu le 22 juin 1864. Dans cette espèce, le juge suprême, lors d’un
conflit entre un acquéreur de bonne foi d’un terrain et un possesseur ayant une possession
postérieure, fait triompher le premier. Celui-ci ne peut se voir opposer par le possesseur
l’absence de droit de propriété de son auteur ou d’un « propriétaire » antérieur. La motivation
avancée par la Cour est exemplaire : « Attendu que le droit de propriété serait perpétuellement
ébranlé si les contrats destinés à l’établir n’avaient de valeur qu’à l’égard des personnes qui y
auraient été parties ; puisque, de l’impossibilité de faire concourir les tiers à des contrats ne les
concernant pas, résulterait l’impossibilité d’obtenir des titres protégeant la propriété contre
les tiers35 ». Pour Lévy, la Cour n’a fait que renouer avec une pratique très ancienne consacrée
dès le droit romain : sans avoir à fournir la preuve formelle de son droit de propriété, le
détenteur d’un bien pouvait intenter une action, l’action publicienne, accordée par le préteur
afin de faire cesser les troubles causés à sa jouissance.
Ici, notre auteur fait valoir des nécessités pratiques, qui conduisent à voir dans le titre une
preuve suffisante du droit qu’il représente. En effet, reconnaître qu’un éventuel usurpateur
puisse triompher au possessoire serait remettre en question le crédit porté aux conventions et
autres actes translatifs de droits, et à terme nuire à toute l’activité économique : « Que le titre
succombe devant la possession. Ce ne sera pas seulement la confiance de l’acquéreur qui sera
34
Action pétitoire si c’est le prétendu propriétaire qui agit, possessoire si c’est le possesseur qui entend faire
respecter sa paisible possession.
35
La décision est encore de nos jours parfois citée par les manuels, mais Lévy en tire des conséquences que le
reste de la doctrine s’est refusée à admettre. Nous allons voir que ces conséquences vont permettre à notre auteur
d’envisager les rapports contractuels sous un jour inédit.
16
trompée, ce sera celle de tous ses ayants-cause. Et, en même temps que la circulation de la
propriété sera ralentie, la vie économique entière souffrira36 ». Déjà, on peut y lire les thèmes
qui seront abordés dans la suite de la présente étude : les relations entre les individus sont
fondées sur la confiance, et elles intéressent la société dans son ensemble.
Au vu de ces exemples, il semble qu’il faille retenir que c’est le titre qui doit l’emporter dans
les conflits de droits. L’étude empirique le démontre, et les nécessités sociales en sont la
cause.
.B Les principes exprimés par les adages
Pourtant la solution présentée plus haut ne manque pas de heurter certains principes présentés
comme établis par la doctrine de l’époque.
En effet, si l’on considère que l’ayant droit d’un usurpateur doit triompher du propriétaire
véritable ou du possesseur postérieur au titre, parce qu’il dispose d’un titre d’acquisition ou de
succession, il faut admettre que cet ayant droit disposera de plus de droits que n’en avait son
auteur. Ce dernier pouvait toujours se voir actionné par le verus dominus, en revendication de
la propriété, ou par le possesseur au bout d’un an de possession. Le principe ici violé est
exprimé par l’adage Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet (nul ne peut
transmettre plus de droits qu’il n’en dispose).
Aussi pour étayer sa thèse principale, Lévy va se livrer à une analyse de cet adage. Selon
l’adage, l’ayant cause, à titre particulier ou universel, ne peut se prétendre titulaire d’un droit
que son auteur n’avait pas. On ne voit traditionnellement dans un telle règle qu’une variante
du principe selon lequel l’exercice d’un droit contre une personne ne peut nuire aux tiers
(transcrit par l’adage Res inter alios acta aliis nocere non potest). Dans le premier de nos
exemples, le véritable propriétaire, tiers à la cession critiquée, ne peut se voir opposer celle-ci
lors de la revendication de son droit. Cette théorie classique est défendue par une partie de la
doctrine de l’époque, qui voit certes dans le droit de propriété un droit valable erga omnes,
36
Preuve par titre…, précité note 30, n°2, p. 11.
17
mais indépendamment des contrats qui le transmettent, qui eux sont soumis à l’effet relatif des
conventions prescrit par l’article 1165 du Code civil.
Cependant, les faits montrent que l’adage Nemo plus juris est battu en brèche quand il est
nécessaire de reconnaître avec certitude le propriétaire d’un bien. La jurisprudence rapportée
par Lévy doit permettre de le montrer37. Dans l’arrêt du 22 juin 1864, c’est d’une perspective
pragmatique dont le juge suprême s’est fait l’écho : pour maintenir l’institution qu’est la
propriété dans sa pérennité, il convient d’y apporter quelques restrictions, en admettant qu’on
ne puisse remonter indéfiniment la chaîne des acquéreurs successifs du bien. Même si le
vendeur du bien n’était pas propriétaire, son acquéreur pourra être reconnu tel en justice, au
mépris de l’adage Nemo plus juris.
Classiquement, on n’accorde aux adages qu’une valeur supplétive. En effet, la promulgation
du Code civil en 1804, qui correspond à l’adoption de nouvelles lois civiles, a eu pour effet
d’abroger les adages contraires, et de consacrer les adages conformes au texte. On ne peut
donc reconnaître, depuis la fin de l’Ancien droit, de valeur autonome aux adages. En la
matière, les deux maximes étudiées sont reprises à divers endroits du Code : article 1165 pour
Res inter alios acta, articles 2125 et 2182 pour Nemo plus juris. Or ces textes ne les
reprennent pas mot pour mot. Ces adages « ne s’y rencontrent[-tre] avec le sens qu’on leur
[lui] attribue qu’après les [l’] y avoir auparavant mis38 ». Les adages sont une construction
intellectuelle autour des faits du droit. Mais, passent les années et le construit se fait donné :
tant et si bien qu’il devient lui-même objet d’étude, comme s’il constituait réellement un fait
social alors qu’il n’en est que la traduction intellectuelle. Dès le premier chapitre de sa thèse39,
Emmanuel Lévy fait état de sa méthode, qui est celle des sciences sociales naissantes. Il fait
explicitement référence aux Règles de la méthode sociologique de Durkheim. Ainsi des droits
personnifiés : « On en traite, comme les physiciens traitaient jadis du froid, du chaud, du sec,
de l’humide. On en a fait des "idola" ». La maxime Nemo plus juris n’était la conséquence que
d’un abus de langage, on a pris l’image censée rendre compte de la chose pour la chose ellemême.
.II
Une critique raisonnée du droit de propriété
37
Voir Cass. 22 juin 1864, précité, ainsi que Cass. 27 décembre 1865, D. 1866, 1, p. 5, également cité dans la
thèse.
38
Preuve par titre…, précité note 30, n°13, p. 23.
39
op. cit., n°13, p. 24.
18
Pour Lévy c’est le point de départ d’une critique de la théorie traditionnelle du droit de
propriété. Dans les conflits en justice, on nous démontre que celui qui l’emporte est celui qui
dispose d’un titre d’acquisition, comme un contrat de vente. Le possesseur – usurpateur
pourrait tenter d’invoquer le défaut de droit de l’auteur de son rival, mais la jurisprudence ne
l’admet pas40. Lévy en déduit que l’acquéreur disposera, du seul fait du contrat de vente, du
droit de propriété à part entière : il triomphe à l’action, il dispose donc du droit. Nul droit sans
action, nous enseigne la procédure formulaire du droit romain, et de ce point de vue Lévy s’en
inspire41. Mais bien plus que cela, c’est la substance même de la théorie du droit de propriété
qui se trouve atteinte. Dans le prolongement de l’article 544 du Code civil, de sa formulation
solennelle, les auteurs avaient considéré que la propriété était un droit absolu sur la chose, le
plus complet d’entre tous. Par mimétisme avec le bien objet du droit, le droit de propriété était
pensé comme une substance à part entière, transmissible dans les conditions des articles 711
et suivants du Code civil. Dès lors si la substance avait fait défaut lors d’une seule des
transmissions successives subies par le bien, le dernier acquéreur ne pouvait être propriétaire.
Comme Lévy l’a montré dans sa thèse, le Code n’implique pas une telle conception, et la
jurisprudence l’écarte pour des raisons d’opportunité. La propriété n’a rien d’un absolu, en ce
sens qu’elle est soumise à une reconnaissance judiciaire pour pouvoir sortir ses effets.
Ce faisant, notre auteur retrouve un thème classique chez les penseurs socialistes : la critique
de la propriété privée. Pour Marx42, « la propriété bourgeoise moderne, la propriété privée, est
l’expression ultime, l’expression la plus parfaite du mode de production et d’appropriation
fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens, les
communistes peuvent résumer leur théorie par cette formule : abolition de la propriété
privée ».
Et pourtant, sur ce point se manifeste la distance prise par Lévy quant à l’orthodoxie marxiste.
Sa critique de la propriété privée n’est pas aussi radicale, mais peut-être plus subtile. Pour lui,
le droit de propriété n’est pas une chose mais bien un rapport entre individus (voir infra). On
peut donc en déduire qu’un tel droit n’est pas aussi absolu, qu’il est passible d’un certain
40
Cass. 22 juin 1864, précité.
On sait que Lévy enseignera le droit romain dès 1896, à la faculté d’Alger : P. HEBEY, Alger 1898, Nil 1999
42
Manifeste du parti communiste, précité note 8, p. 175.6
41
19
contrôle social. Pour autant, le contrôler n’est pas l’abolir. Selon M. Claude Didry43,
interprétant la thèse de Lévy, « dans la propriété c’est la jouissance qui est absolue, et le
système juridique vise à sélectionner, dans l’ensemble des prétendants à cette jouissance, celui
dont le droit est préférable aux droits des autres prétendants déclarés ».
Il ne s’agit donc pas tant d’abolir la propriété privée, que de la soumettre aux nécessités
sociales. Au point de vue constitutionnel, depuis la fin du droit féodal, le propriétaire d’un
immeuble, d’une terre, ne peut être reconnu seul maître en son domaine44. Le principe de la
souveraineté nationale, qui s’étend à tout le territoire, s’y oppose. A cette institution de droit
public, correspond l’institution de la propriété privée « limitée » mise en évidence par Lévy
dans sa thèse. La société se réserve le droit d’attribuer cette propriété au mieux de ses intérêts.
C’est une conciliation entre l’affirmation de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts
particuliers, et la reconnaissance de la nécessité de l’action individuelle, préliminaire
indispensable à toute activité sociale.
Le rejet du caractère absolu du droit de propriété, que l’on faisait traditionnellement découler
de l’article 544 du Code civil, va permettre à Lévy d’étendre son « système ». Le droit de
propriété est en effet le plus caractéristique des droits subjectifs. A partir de cette remise en
question, l’auteur va pouvoir en tirer une théorie refondée quant aux droits subjectifs.
Section2
La critique des droits subjectifs, ou la généralisation
Les observations pratiques effectuées en « situation », par l’étude de la jurisprudence, vont
permettre de dégager des conclusions plus générales : au travers du droit de propriété, c’est
tout un pan du droit privé qui se trouve passé au crible de l’examen méthodique.
Tout l’intérêt de l’analyse de Lévy sur les droits subjectifs, consiste en une approche
scientifique de ceux-ci. Ainsi que nous l’avons vu, cette méthode consiste à ne pas considérer
les concepts comme des choses. Aussi on ne s’étonnera pas que le concept de droit subjectif
43
« Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 25, p. 4.
E. LEVY, Vision socialiste du droit, Paris, Giard, 1926, p. 33 : « Le droit de propriété serait, selon la lettre du
texte (l’article 544 du Code civil), absolu et exclusif dans ses effets, tant qu’il existe.[...] Mais il n’est pas absolu
en lui-même. Il ne serait plus alors un droit de propriété, mais un droit de souveraineté ».
44
20
soit perçu comme un lien, notion dynamique et immatérielle, plus que comme une chose en
soi (II). Cette analyse scientifique est permise par un raisonnement juridique des plus
rigoureux (I).
.I
L’argumentation juridique développée
Il s’agit surtout pour Lévy d’écarter la conception classique des droits subjectifs compris
comme absolus. Ce but sera atteint lorsque, au moyen de la transmission contractuelle (A),
l’auteur aura montré que les droits subjectifs en général, tiennent plus du droit personnel que
du droit réel (B).
.A Du rôle du contrat dans la transmission
Quelles conséquences peut-on tirer des observations faites à propos de la preuve du droit de
propriété ? A côté du mode originaire d’acquisition de la propriété qu’est l’occupation (qui
suppose la prise de possession d’une res nullius, c’est-à-dire d’une chose sans propriétaire),
existent des modes dérivés, de loin les plus utilisés. Il s’agit principalement de la transmission
d’un bien par succession ou par contrat. En pareil cas, il est facile d’imaginer que le droit de
propriété soit transmis de patrimoine en patrimoine, comme la chose passe de main en main.
On ne verrait alors pas pourquoi le droit pourrait arriver dans le patrimoine de son nouveau
titulaire dans un état différent de son état précédent. C’est l’idée, très simple, que semble
exprimer l’adage Nemo plus juris. Toutefois, l’étude pratique, sur laquelle nous nous sommes
arrêté quelques instants, tend à établir le contraire. Les textes du Code civil, la jurisprudence,
ne correspondent pas à une telle idée.
En pareille situation, force est de reconnaître que le contrat ou les dispositions testamentaires
n’ont pas pour effet de transmettre le droit de propriété. Ce qui est transmis, c’est la chose
objet du droit, mais pas le droit lui-même. Lévy remarque d’ailleurs qu’au point de vue
économique le droit représente une valeur, « un élément de fortune dans notre patrimoine.
C’est là ce qu’on transmet45. » En cela réside l’erreur de la doctrine classique, ayant pris le
45
Preuve par titre…, précité note 30, n°55, p. 99
21
sens commun pour la réalité : il s’agit d’une confusion entre la chose et le droit qui y est
relatif46.
Ce constat permet à Lévy de préciser ce qu’il faut entendre par transmission. L’un des
passages les plus frappants de la thèse de 189647 nous offre le premier élément d’une
conception nouvelle du principal moyen de transmission : le contrat. On nous pardonnera
donc une longue citation : « Si on peut donner un objet, on ne peut pas donner un droit. [...] Et
pourtant on achète, on vend ! Sans doute, mais on achète et on vend la valeur [...], on n’achète
point, on ne vend point de droits. Si je veux acquérir un bien de quelqu’un, c’est parce que je
veux jouir d’une façon quelconque de ce bien, et que la présence sur lui d’un tiers m’en
empêche. Si le fonds n’appartenait à personne [...], je pourrais certainement en prendre
possession, en jouir par ma seule volonté. [...] Ce qui me gêne, c’est la possession légitime
d’autrui. Le contrat me permet de lever cet obstacle. Que le possesseur me cède sa chose,
c’est-à-dire qu’il y renonce – cedere – et je pourrai librement agir sur elle. [...] Le contrat n’est
que l’acte qui permet à mon droit de se manifester. [...] Ce n’est pas un droit transmis, c’est
un droit acquis48. »
Les choses sont donc claires : les droits ne sont pas de nature à être transmis, mais créés. Le
contrat est l’instrument privilégié de cette création. On peut alors définir le contrat comme un
instrument de création et d’extinction de droits.
Le raisonnement juridique mené à propos de la nature de ces droits se situe dans la continuité
de l’étude de la transmission.
.A Le modèle du droit de créance
Que montrent les faits ? Le droit de propriété ne se manifeste juridiquement qu’à l’occasion
d’un litige, ou d’une procédure contractuelle. Une fois de plus observant les institutions avant
d’en déduire un quelconque principe, Lévy remarque ici que le lien entre le propriétaire et sa
chose ne se manifeste qu’au moment où une autre personne a des prétentions (pour rester
général) sur le même bien49. En effet, tout droit implique de l’autre côté une obligation ; or
46
Comme nous en avons essayé d’en faire état à propos du droit de propriété, supra, section 1.
op. cit., n°56, pp. 101-102
48
Souligné par nous.
49
Par « prétentions », on peut aussi bien entendre atteinte portée à la chose, comme par exemple sa destruction :
E. LEVY, Vision socialiste du droit, précité note 44, p. 118, 2ème §.
47
22
seules les personnes, non les choses, peuvent faire l’objet d’une obligation. « On dira
difficilement que la terre sur laquelle porte le droit réel du propriétaire a l’obligation de subir
la violence du soc de la charrue50 ».
Ceci conduit donc à s’interroger sur la pertinence de la catégorie de droit réel. Le droit sur la
chose n’est-il pas plutôt un droit contre la personne revendiquant un lien avec la même
chose ? Plus précisément, Lévy va se livrer dans sa thèse51 à une comparaison précise entre le
droit réel et le droit de créance, entre leurs mécanismes et leurs natures respectifs. Il remarque
que les différences entre les deux catégories ne constituent pas une frontière hermétique. Dans
une certaine mesure, le droit de suite et le droit de préférence, attributs spécifiques des droits
réels, peuvent également accompagner les droits de créance (hypothèques, privilèges, droit de
rétention pour le créancier détenteur de la chose...). A l’inverse, le droit réel se trouve parfois
dépourvu de ces attributs (défaut du droit de suite en raison de la règle de l’article 2279 du
Code civil, entre autres).
Dans cette perspective, Lévy ne cessera d’affirmer avec force que les droits consistent
uniquement en des créances des individus les uns sur les autres, rejetant la distinction
traditionnelle52.
Ces premières constatations vont permettre à Lévy de formuler, à nouveaux frais, une théorie
des droits subjectifs.
.II
Une conception dynamique des droits subjectifs
La théorie de Lévy quant aux droits subjectifs, en les envisageant sous un angle scientifique53,
permet d’en faire des rapports (A). Il est également possible de dire quelque chose de plus sur
la nature conflictuelle de ces rapports (B).
50
op. cit. p. 108.
E. LEVY, Preuve par titre…, précité note 30, n° 71, pp. 122 et s.
52
Et pourtant, ce rejet ne doit pas apparaître comme une licence que l’auteur se donnerait vis-à-vis de la loi : il
s’agit bien d’une récusation des principes, non des institutions. La position de Lévy envers ces principes n’est
d’ailleurs pas des plus claires. Les considère-t-il comme des constructions doctrinales, ou plutôt comme des
coutumes anciennes ? Employant parfois les formules d’Ecole et de Palais pour distinguer les principes des
institutions (voir notamment Vision socialiste, précité note 44, p. 3), on est conduit à supposer que la charge
d’Emmanuel Lévy porte surtout contre la doctrine ; ainsi certains auteurs contemporains sont-ils invoqués (le
jurisconsulte belge Laurent, Montagne, Morin). Une formule en particulier permet de penser que la méthode
exégétique en général est visée : « Le juriste ne peut s’enfermer, autant que le voudrait Laurent, dans les articles
du Code. » (Vision socialiste, précité note 44, p. 21)
53
Ou en tous cas débarrassés de leur « gangue » doctrinale qui avait conduit à s’éloigner de leur réalité pratique.
51
23
.A Les droits sont des rapports
Reprenons brièvement ce qui a été acquis jusqu’à présent. D’une part, les droits subjectifs ne
se transmettent pas par contrat. D’autre part, le droit sur la chose se présente plus comme un
droit à l’encontre d’une personne à propos de la chose. Que peut-on en déduire quant à
l’analyse des droits subjectifs ?
Sur le modèle du droit de propriété, il faut dénier au concept de droit subjectif toute valeur
autre que celle d’une image employée pour l’explication. Les droits, pour n’être pas des
choses, sont avant tout des rapports entre individus, qui se manifestent au cours d’un contact
social quelconque, au premier rang desquels, le contrat.
L’étude de la responsabilité va conduire Emmanuel Lévy aux mêmes conclusions. Dans un
article de 189954, il remarque que la formule traditionnelle de la responsabilité délictuelle – un
acte accompli sans droit et portant atteinte au droit d’autrui entraîne la responsabilité – pose
un problème insoluble. Selon cette formule, quand un individu cause un dommage à autrui
lors de l’exercice, non de sa liberté, mais d’un droit juridiquement défini, il ne peut être tenu
responsable. « Ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions responsables, et moins
ainsi nous aurions de devoirs55 ». La théorie doctrinale de l’abus de droit, permettant de parer
à ce danger, n’est pas une explication satisfaisante : on est sanctionné non parce qu’on abuse
d’un droit, mais parce que l’on porte atteinte à un droit juridiquement protégé. Ce droit ne se
manifeste qu’à l’occasion d’un conflit, lors d’une action en justice. Lévy en tire ainsi la
conclusion suivante : il y a responsabilité quand « il y a atteinte à un droit existant par rapport
à nous, (quand) il y a, en d’autres termes, de notre part, obligation56 ».
Qu’y a-t-il à retirer de ces formules ? Qu’il s’agisse de propriété ou de responsabilité, on
remarque que l’action en justice est le moment privilégié au cours duquel se manifestent les
droits subjectifs. Bien plus, l’existence d’un droit n’est pas reconnue avant qu’elle ne soit
proclamée par décision de justice. Ceci conduit naturellement à ne pas concevoir les droits
subjectifs comme des entités, mais comme des rapports s’exprimant à l’occasion d’un conflit
d’intérêts.
54
« Responsabilité et contrat », précité note 7.
op. cit. p. 364.
56
op. cit. p. 365.
55
24
.A L’émergence des droits lors d’un conflit d’intérêts
Ce premier résultat doit nous conduire à aller plus avant dans le raisonnement. Nous savons
donc que les droits subjectifs sont des rapports, et même des rapports conflictuels : il y a
conflit entre les libertés individuelles. Plus précisément, les individus entrent en contact au
moment où leurs libertés, en principe contiguës, se recouvrent partiellement. Quelles
hypothèses vise-t-on ici ? Les pages précédentes l’ont montré, il peut s’agir de prétentions à
jouir d’un même bien, ou du dommage causé, dans le cadre de la responsabilité civile. Le
contact social prend donc la forme d’un conflit.
Le conflit, l’antagonisme, sont des rapports qui créent dans les consciences des individus des
sentiments. C’est ici que le discours de Lévy se colore fortement de sociologie, pour ne pas
dire plus. Le ton est alors franchement durkheimien : « Le propriétaire a particulièrement le
sentiment de son droit quand la chose sur laquelle porte ce droit est détruite : alors il réclame
des dommages-intérêts, de l’argent. Le sentiment du droit, le droit naît de sa violation ; il est
une survie par rapport au fait, par rapport à la possession57. » Pour l’auteur, ces sentiments
sont de nature religieuse, comme il le démontre dans la suite de l’article cité. En tout état de
cause, il faut admettre que le conflit d’intérêts, et donc le tort causé, entraînent un désir de
réparation dans la conscience individuelle.
Ce désir de réparation, initialement un désir de vengeance, se trouve avec les progrès de la
civilisation, comme « abstrait » en une série de règles procédurales permettant l’expression du
désir de vengeance dans un cadre socialement acceptable58. La vengeance se trouve pour ainsi
dire « domestiquée », aussi s’opère un glissement d’un désir individuel à une conscience
sociale. Plus précisément, les sentiments de vengeance causent à l’organisme social un certain
trouble. Cet organisme a donc intérêt à se préoccuper du règlement pacifique de ce trouble,
par l’administration d’une série de procédures. Ces procédures, venant en remplacement de la
lutte, en sont en quelque sorte l’expression symbolique. Inévitablement, des croyances
collectives se forment autour du rite procédural. Il semble donc que les droits subjectifs ne
sont que l’expression, la représentation59, de certains états de la conscience collective.
57
E. LEVY, « Le droit repose sur des croyances », Quest. prat., 1909, p. 176, souligné par l’auteur.
Sur la description du passage d’un état à l’autre, voir NIETZSCHE, La généalogie de la morale, 2ème
dissertation.
59
Selon P. HUVELIN, sociologue ayant travaillé dans la continuité de Durkheim, les représentations sont « les
idées et les croyances qui correspondent aux rites. » Voir « Magie et droit individuel », L’année sociologique,
1905-1906, p. 2. Remarquons que Lévy cite Huvelin, et inversement.
58
25
Ainsi les paroles sacramentelles sont prononcées : par le biais d’une analyse des sentiments
collectifs empruntée à Durkheim, on parvient, de l’affirmation que les droits sont des rapports,
à l’idée que ceux-ci sont l’expression d’une conscience collective. Lévy consacre une grande
partie de son oeuvre à le démontrer : le droit repose sur des croyances. On constate que le
raisonnement conduit de la créance, catégorie juridique, à la croyance, catégorie sociologique.
Cette brève incursion dans la théorie des droits subjectifs va nous permettre d’aborder la
notion de contrat proprement dite. Précisons : nous savons à présent que les droits ne sont pas
des choses mais des rapports. Nous savons en outre quelque chose de la nature de ces
rapports. Le contact social, conflictuel par essence, engendre une série de rites et procédures.
A ces rites correspondent des croyances. Le chapitre suivant sera l’occasion de montrer que la
croyance bâtie autour du rite contractuel se traduit pour Lévy par le concept de confiance
légitime.
Chapitre 2
La notion de confiance légitime
Nous avons déjà esquissé cette idée auparavant, mais il faut rappeler que l’étude du concept
de contrat par Emmanuel Lévy présente quelque originalité, au moins dans la voie d’entrée
adoptée. Disons, très brièvement car nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de nos
développements, que le paradigme dominant dans la doctrine de la fin du dix-neuvième siècle
26
est celui de l’autonomie de la volonté. Sans entrer dans le détail, c’est autour de cette théorie
que se font les positions doctrinales de l’époque. Une grande majorité d’auteurs, appelons-les
classiques,
se
prononcent
pour
l’autonomie,
tandis
qu’une
minorité
grandissant
progressivement, les « trublions », remettent en question la théorie.
Force est de reconnaître qu’il est difficile de ranger Lévy d’emblée parmi les critiques de
l’autonomie de la volonté. C’est ici que se situe l’originalité : l’analyse du contrat faite par
Lévy semble reposer presque entièrement sur une formule, la confiance légitime. Ce constat
va guider notre travail. Afin de percer le mystère de cette expression (mystère peut-être
entretenu à dessein), nous allons en premier lieu tenter de situer les occurrences de la
confiance légitime (section 1), pour ensuite en tirer des conclusions quant à son rôle dans la
théorie du contrat (section 2).
Section1
L’emploi du concept par Lévy
Les occurrences de l’expression « confiance légitime » sont nombreuses dans l’œuvre de
Lévy. L’auteur lui-même ne se privera pas d’en revendiquer la paternité, allant jusqu’à relever
les emprunts faits par d’autres. Le concept est le résultat d’une maturation progressive (I), et
se situe au cœur d’un champ lexical cher à Lévy, celui de la croyance (II).
.I
Le développement progressif de la notion de confiance légitime
La confiance légitime apparaît en premier lieu sous la plume de Lévy à l’occasion d’une étude
doctrinale effectuée sur la responsabilité (A). Le concept est ensuite systématisé, et l’auteur en
fait le fondement de la force obligatoire des contrats (B).
.A L’apparition du concept
27
Le concept trouve sa première expression dans le problème de la responsabilité civile, qu’elle
soit délictuelle ou contractuelle. Au moment où Lévy écrit, c’est-à-dire à la toute fin du dixneuvième siècle, les formules traditionnelles de la responsabilité se trouvent extrêmement
discutées. C’est en effet le moment de la seconde révolution industrielle : le développement
du machinisme et les nombreux accidents qui en résultent posent de nouvelles questions à la
jurisprudence. Le plus souvent, l’ouvrier victime de l’accident ne peut rapporter en justice la
preuve de la faute de l’employeur, comme les principes de la responsabilité délictuelle tirés de
l’article 1382 du Code civil l’exigeraient. A une époque où l’idée d’assurance sociale n’a pas
encore vu le jour, cela conduit à laisser l’ouvrier blessé sans indemnisation et sans revenus60.
De façon parallèle, les contrats de travail (alors appelés contrats de louage d’ouvrage et de
services par le Code civil) étant le plus souvent à durée indéterminée, pouvaient en vertu du
droit commun des contrats, être rompus à tout moment à l’initiative d’une seule des parties.
Cette faculté, que l’on expliquait habituellement par la prohibition des engagements
perpétuels, avait pour conséquence de rendre la situation des ouvriers extrêmement précaire,
ceux-ci étant dépendants économiquement d’un emploi.
Pour Lévy, si le rétablissement d’un certain équilibre au sein des rapports contractuels et
délictuels se heurte à des obstacles juridiques, c’est que l’on persiste à penser la situation
moderne avec les outils du droit romain61. Ce système, pour lequel l’exercice de la liberté
correspondait déjà à un droit défini, percevait les droits subjectifs comme des absolus. Ceci
écartait toute hypothèse de responsabilité lors de l’exercice d’un droit. Or l’observation
montre bien que des dommages peuvent être produits au moyen d’un droit défini : droit de
résiliation unilatérale, droit de propriété, ou encore droit d’ester en justice62. La doctrine
contemporaine de Lévy avait alors remis en cause le caractère absolu des droits subjectifs au
moyen, entre autres, de la théorie de l’abus de droits63. « Théorie artificielle et théoriquement
contradictoire64 », selon notre auteur. Pour lui, il convient, plutôt que d’établir quelles actions
sortent du droit, de déterminer quand il y a obligation « par rapport à nous65 ».
Cette recherche, qui ne s’embarrasse pas des constructions doctrinales antérieures mais reste
centrée sur la pratique, permet à Lévy de découvrir un fondement commun aux responsabilités
60
Certes la promulgation en 1898 de la loi sur les accidents de travail changera la situation, mais ce changement
ne produira ses effets que progressivement.
61
« Responsabilité et contrat », précité note 32, pp. 361-362.
62
op. cit., p. 364.
63
L. JOSSERAND, De l’abus des droits, Paris, Rousseau, 1905.
64
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 364.
65
op. cit. p. 365.
28
contractuelle et délictuelle : elles entrent en jeu quand est trompé un rapport de confiance
légitime préexistant. Plus précisément, la confiance qu’a la victime du dommage résulte d’une
situation dans le cas de la responsabilité délictuelle, tandis que c’est la promesse faite par le
débiteur qui entraîne la confiance chez le créancier dans le cas du contrat.
Cependant, si la confiance ne résultait que de la promesse faite par le créancier, alors le
contrat ne serait rien d’autre que ce qui a été promis : hypothèse individualiste écartée par
Lévy, examinant les cas dans lesquels le contrat est le produit d’une situation autant que d’une
promesse. Ainsi dans le contrat de travail ou le contrat de transport de passagers, travailleurs
et voyageurs étant matériellement dépendants de l’activité d’autrui, ils doivent bénéficier
d’une confiance plus grande66.
Conformément à l’idée que nous avions présentée plus haut, selon laquelle les droits sont des
rapports, on voit ici de quelle nature sont ces rapports, et ce qu’ils doivent à l’observation de
la pratique : la confiance légitime est avant tout un besoin qu’ont les individus, besoin qu’ils
ont d’être assurés pour pouvoir agir librement. Plus encore, l’auteur lyonnais parvient à une
première conclusion : « La responsabilité [est] proportionnelle à la confiance nécessaire67 ».
L’idée de légitimité, qui a de quoi interpeller, se rattache ici à première vue à celle de
nécessité, d’utilité peut-être, de liberté très certainement. Au moyen de ce critère de légitimité,
Lévy paraît assigner une fin au droit, celle de la liberté individuelle. L’affirmation peut
surprendre si l’on rattache Lévy au « domaine » socialiste ; nous aurons l’occasion de voir
dans la suite de nos développements que le paradoxe n’est qu’apparent.
Nous allons à présent voir que le fait d’avoir placé la confiance légitime à la source de la
responsabilité contractuelle est pour Lévy l’occasion de présenter une théorie du contrat toute
entière fondée sur cette idée.
.A La systématisation de la confiance légitime comme fondement du contrat
L’observation des solutions élaborées par la jurisprudence permet à Lévy de préciser la teneur
de la notion de confiance légitime. L’exemple le plus simple (et le plus récurrent) donné par
Lévy est le suivant68 : j’achète un livre dans une boutique, alors que le libraire n’en était pas
66
op. cit. p. 393.
op. cit. p. 390.
68
Par exemple, « La confiance légitime », RTD civ., 1910, p. 720.
67
29
propriétaire, mais seulement dépositaire. Par négligence ou intention de nuire, il me l’a vendu.
Le véritable propriétaire, pour récupérer son bien, devra m’indemniser. De ce fait, alors même
que les conditions n’en étaient pas réunies, il y a eu pour moi contrat de vente, car je pouvais
croire légitimement que le livre était à vendre. Quoi de plus naturel dans une librairie ?
« L’esprit du lieu me protège », répète souvent Lévy dans ses écrits.
Il observe que les conditions habituelles de formation des contrats peuvent ne pas être réunies
alors même que le contrat produira ses effets obligatoires69. Ainsi, une personne n’ayant pas la
capacité pour contracter (mineurs non émancipés, personnes sous tutelle, sociétés de fait)
pourra être obligée si elle a pu faire croire à l’autre partie qu’elle était capable. De même, une
promesse nulle pour vice du consentement pourrait être invoquée par la partie victime du vice.
A plus forte raison, dans le cas des titres négociables comme la lettre de change, le tiers
porteur de bonne foi pourra en obtenir exécution auprès du tiré. Ce dernier ne pourrait opposer
les exceptions tirées de la nullité de l’obligation, car les nécessités du crédit exigent que les
bénéficiaires successifs de l’effet puissent avoir confiance dans le paiement de celui-ci : Foi
est due au titre. Toujours dans cette ordre d’idées, un contrat de vente ayant pour objet un
bien dont le vendeur n’était pas propriétaire, en principe nul pour défaut d’objet, pourra
conférer à l’acquéreur la propriété au terme de la prescription, et en tout état de cause suffira à
triompher du possesseur n’ayant qu’une possession postérieure au contrat de vente : nous
retrouvons ici l’hypothèse mise en évidence par Lévy dans sa thèse, du rejet de l’idée de
transmission des droits par contrat.
Accomplissant par là un travail de reformulation doctrinale relativement classique, Lévy
montre que ces divers cas d’espèce se ramènent en vérité à un seul fondement. Dans tous les
cas, l’obligation oblige parce que la confiance l’exige. La confiance légitime peut être
comprise comme fondement de la force obligatoire du contrat. Néanmoins, ayant posé cela, on
a encore trop peu décrit la substance de la confiance légitime. Le repérage des emplois de
termes voisins va nous permettre d’aller plus avant, et de nous rendre compte que le point de
vue adopté n’est pas exactement celui de l’auteur juridique mais bien du sociologue.
.II
69
La confiance légitime, manifestation du phénomène de croyance
« Responsabilité et contrat », précité note 32, pp. 383-387.
30
En partant de la définition de la représentation avancée par Huvelin70 (« une idée ou croyance
qui se forme autour d’un rite »), on voit que la confiance légitime est un phénomène de cet
ordre : il s’agit d’une croyance (A), qui se forme autour du rite de la procédure contractuelle
(B).
.A La représentation
Il convient tout d’abord de relever les nombreuses occurrences du champ lexical de la
croyance dans les textes de Lévy, champ dont fait partie la confiance. Outre ce dernier terme
donc, retenons « croyance légitime71 », « confiance nécessaire72 », « créance73 » ou encore
« crédit public74 ». Pour le dictionnaire Robert, qui d’ailleurs recense nombre de ces mots dans
son article, le terme croyance désigne « l’action, le fait de croire une chose vraie,
vraisemblable ou possible ». Nulle référence à la vérité – ou à la fausseté – dans cette
définition. Force est de reconnaître qu’à travers son analyse des croyances, Lévy ne formule
aucune conclusion d’ordre ontologique. Remarquons donc, d’ores et déjà, que l’on peut
craindre de ne trouver, dans l’œuvre de Lévy, aucune indication sur la nature ou la réalité du
contrat.
Pour surmonter cette déception, il faut faire ressortir la spécificité de l’idée de confiance. Le
préfixe con- indique en effet un lien, une conjonction. La confiance serait donc le fait de
croire à quelque chose de déterminé (ou en quelqu’un), entretenant un rapport avec celui qui a
confiance. Cette idée de rapport n’a pas échappé à Lévy : ainsi parle-t-il à propos de la faute
de « violation d’un rapport de confiance né d’une promesse75 ». Toutefois, ici non plus pas de
référence à la nature des choses : la confiance peut être partagée sans avoir trait à la vérité.
Ce faisant, Emmanuel Lévy rencontre une catégorie sociologique, durkheimienne, même. La
croyance semble en effet le genre dont la solidarité sociale est une espèce. De la solidarité
sociale, mécanique ou organique, Durkheim fait découler le droit. A la solidarité mécanique
70
« Magie et droit individuel », article précité note 59.
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 260.
72
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 383.
73
Rappelons que le chapitre précédent nous avait permis d’envisager les droits subjectifs comme des rapports, au
moyen de la catégorie juridique des droits de créance.
74
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 377 : « Mais qui ne voit que cette notion du crédit public n’est
autre chose sous une forme à peine différente que la notion même de légitime confiance ? », souligné par
l’auteur.
75
op. cit. p. 389.
71
31
correspond le droit répressif : si les individus sont solidaires en tant qu’ils se ressemblent,
toute atteinte aux signes de la ressemblance sera pénalement réprimée. La solidarité organique
est quant à elle traduite dans le droit restitutif, qui organise les échanges générés par la
division du travail76. Durkheim fait de la solidarité un phénomène moral77, qui nous semble en
cela analogue à la notion de croyance. Le rattachement à la sociologie de Durkheim est
explicite chez Lévy : « Je dois surtout à Durkheim le phénomène de la représentation…78 »
En explorant plus avant le rapport entretenu par les croyances et le contrat, on aboutit à cette
affirmation récurrente chez Lévy : la volonté est un « écho79 », une « étiquette de nos
croyances, de nos représentations80 » ; elle « n’apparaît aux autres que sous forme de
représentations, de croyances81 ». La volonté contractuelle, que la théorie classique place à
l’origine de l’obligation (l’homme est libre, il ne peut donc être obligé que s’il l’a voulu),
n’est plus ici qu’une croyance : une idée dont on ne sait pas si elle est vraie ou fausse. Il faut
en effet observer que la volonté est une détermination psychologique, intérieure, et qui ne se
donne jamais à observer directement. Les actions, les écrits font présumer cette volonté ou son
défaut. Comme Lévy le remarque à propos des croyances, il s’agit d’une « façon de parler.
Car une croyance ne se prouve pas, une croyance ne se constate pas, nous n’avons pas les
appareils d’optique mentale, les instruments de psychologie sociale, qui permettent de lire
dans la tête des gens leurs croyances82 ». Et plus loin : « Nous ne lisons pas plus dans les
cervelles les intentions que les croyances83 ».
Si la cause sur laquelle le droit faisait traditionnellement reposer l’obligation ne s’avère être
qu’une croyance, n’ayant pas trait à la vérité et dont on ne peut connaître la réalité, n’est-on
pas porté à admettre que tout le système de contrainte juridique n’est qu’un écran de fumée,
une cathédrale de verre prête à s’écrouler à tout moment ? Une telle conclusion serait hâtive,
car ce serait omettre que les croyances reposent sur des pratiques.
.A Le rite contractuel
76
E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, pp. 33-34.
op. cit. p. 28.
78
« L’état des créances », Arch. phi. dr., 1931, p. 401.
79
« Volonté et arbitrage », Rev. socialiste, 1911, p. 242.
80
« La transition du droit à la valeur », Rev. de métaph. et de morale, 1911, p. 414.
81
« La confiance légitime », précité note 68, p. 720.
82
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 19.
83
op. cit. p. 21.
77
32
S’il n’est pas possible d’étudier les croyances pour elles-mêmes, parce qu’elles ne constituent
pas un champ d’observation stable, il ne faut pas oublier, toujours selon la définition
d’Huvelin, que ces croyances correspondent à des rites, observables pour leur part. Cet
attachement à la pratique montre bien l’orientation durkheimienne des travaux de Lévy.
Durkheim, dès les premières pages de La division du travail social84, établit sa méthode de
travail. Il y explique la possibilité d’une science de la morale. Si la morale n’est effectivement
pas observable en soi, parce qu’intérieure, à celle-ci correspondent des faits externes, qui la
symbolisent. L’ordre de faits retenus par le sociologue pour étudier la solidarité (qui n’est
qu’un élément de la morale, donc non observable directement) à l’œuvre dans les sociétés est
le droit. Le droit est la traduction des rapports occasionnés par la solidarité.
De façon parallèle, Emmanuel Lévy s’attache directement au phénomène de l’obligation, qui
caractérise le droit, sans chercher à justifier les pratiques au moyen de la morale ou de la
métaphysique, ainsi que l’annonce cet extrait de L’affirmation du droit collectif85 : « La
méthode religieuse consiste à mettre des principes à la base des institutions ; la méthode
scientifique consiste à mettre les institutions à la base des principes. Décrire les institutions,
avoir la simplicité de les constater, renoncer à les légitimer, voilà la méthode scientifique ».
En l’occurrence, il faut examiner les rites propres au contrat ayant généré la croyance que l’on
désigne par la volonté contractuelle. Lévy nous donne la direction à suivre : « En vain, on
situe le génie du contrat dans une volonté qui n’ajoute, ni n’enlève rien à l’activité, qui n’en
est que l’expression intellectuelle86 ». Un peu plus loin : « Le contrat est le rapport de
confiance légitime que crée l’activité (ou volonté) formulée ou non formulée87 ». En somme,
puisque la volonté est inconnaissable, il convient de la déduire de l’activité pour en faire le
fondement du contrat. En quoi consiste cette activité ?
En première analyse, il semble que ce soit la promesse faite par le débiteur, suscitant la
confiance légitime du créancier, qui fonde l’obligation. Mais, comme nous l’avons appris
(paragraphe précédent), on ne peut faire résulter la confiance uniquement de la promesse. Il
faut également prendre en compte la situation dans laquelle les parties se trouvent, situation
qui ajoute un élément objectif au contrat88. De façon plus précise, il est possible d’envisager
84
Précité note 1, spéc. première préface pp. XXXVII à XLIV et p. 28.
Précité note 12, p. 24.
86
« La confiance légitime », précité note 68, p. 720, souligné par nous.
87
op. cit., loc. cit.
88
« Responsabilité et contrat », précité note 32 p. 393.
85
33
l’activité comme générant la confiance légitime à la source de l’obligation contractuelle,
activité en tant qu’elle fait croire à une volonté de s’obliger89. Cette idée d’activité générant
une attente est rattachée par Lévy lui-même à la théorie allemande de la déclaration de
volonté90 : « Le contrat, lorsqu’il sert de base à une créance, est une déclaration qui oblige91 ».
On doit donc considérer l’activité unilatérale comme se substituant à l’idée erronée de
rencontre de volontés. Le caractère unilatéral de l’activité peut se rapprocher de l’histoire de
l’obligation, telle qu’elle nous est donnée par Lévy lui-même, dans sa thèse92. Le rite romain
de la mancipation, dans sa forme primitive, consistait en une appréhension réelle (manus
capere) du bien de l’ennemi vaincu à la guerre. Avec le temps le rite s’est pacifié et
généralisé, mais contient toujours cette idée de création d’un droit par l’activité unilatérale, au
détriment de la transmission de ce droit par rencontre de volontés. Huvelin reprendra la même
idée quelque temps plus tard, en indiquant que le créancier est originairement un vainqueur, le
débiteur un vaincu. « Par la force matérielle ou l’emprise magique, la contrainte de l’un
s’impose à l’autre. La volonté dominatrice du créancier fait son droit93 ». Dans un contrat, le
débiteur n’a pas voulu l’obligation, mais seulement l’avantage qui en était l’origine. Citant
Lévy, Huvelin remarque la parenté des conclusions de ce dernier avec les siennes : « Le
créancier a fait confiance au débiteur, c’est-à-dire […] à son patrimoine. Sa volonté de
domination sur ce patrimoine, à supposer qu’elle soit de nature à emporter l’adhésion sociale,
crée son droit. Dans toute convention, il y a une liberté qui s’exerce, et qui est le droit, et une
liberté qui se restreint, pour subir le droit94 ». En somme, le contrat ne se présente plus comme
un accord, mais comme un conflit entre libertés, ou plutôt comme l’arbitrage prévenant le
conflit.
Dans tous les cas, il nous semble que l’obligation est fondée par la confiance qu’a le créancier
dans la promesse ou l’activité du débiteur. Le créancier manifeste par là sa volonté unilatérale,
ou comme nous le savons à présent, sa croyance. On observe ici que les conclusions de l’étude
scientifique rejoignent celles de l’histoire du droit.
89
« Volonté et arbitrage », précité note 79, p. 242.
Sur laquelle : R. SALEILLES, De la déclaration de volonté¸ Paris, Pichon, 1901.
91
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 261.
92
Preuve par titre…, précité note 30, pp. 46-48.
93
« Magie et droit individuel », précité note 59, p. 41.
94
op. cit. p. 42.
90
34
Ainsi, il semble que la notion de confiance légitime soit, dans les écrits de Lévy, autre chose
qu’un simple concept : bien plus, c’est d’un véritable fil conducteur dont il s’agit. La
généralité du concept provient de ce qu’il donne une orientation à l’étude du contrat, sans
pour autant en fixer le contenu. Ceci a pour conséquence d’obscurcir la façon de comprendre
le contrat : il dépend de croyances, dont on ignore jusqu’à présent la provenance. Le fait de
placer la notion de confiance légitime au centre de la problématique contractuelle va nous
éclairer un peu plus.
Section2
Un concept central dans la théorie du contrat
Les précédents développements nous ont permis de localiser les divers emplois de la
confiance légitime et des notions voisines. Il convient à présent de s’interroger sur la fonction
de la confiance légitime dans la théorie du contrat présentée par Lévy. Cette question de la
fonction du concept revient à se demander quelles sont les avancées principales effectuées
grâce à celui-ci : en effet, la fonction d’un concept scientifique n’est-elle pas de faire
progresser dans la connaissance des faits ? Le plus grand mérite du concept de confiance
légitime est de permettre à Lévy de mettre en lumière la dimension collective présente au sein
même des échanges individuels (I). Cette découverte lui fait envisager l’aspect particulier de
la problématique de la légitimité de la confiance (II).
.I
La dimension collective de la confiance légitime
La théorie de la confiance légitime, telle qu’elle est présentée par Lévy, permet de déceler les
rapports collectifs au sein du contrat de façon inéluctable (A). Il en résulte que les volontés
individuelles se trouvent soumises à la conscience collective (B).
.A La prise en compte de l’aspect collectif, conséquence nécessaire de l’idée de confiance
A plusieurs reprises, Lévy utilise à propos du contrat des termes renvoyant à des états
psychologiques : volonté, croyance, confiance. Dans une brève chronique de 1911, l’auteur
35
lyonnais a revendiqué pour lui-même l’appellation de « théorie psychologique du droit95 ».
Pourtant, il faut bien admettre que ce n’est pas de psychologie individuelle dont il s’agit.
Comme nous avons déjà pu le voir, les états des consciences individuelles sont
inconnaissables pour la collectivité. Aussi, lorsque l’on cherche à connaître les intentions des
parties à un contrat, aboutit-on nécessairement à leur prêter des intentions qu’elles n’ont peutêtre pas eues. Dès son étude de 1899, Lévy remarque à propos des clauses d’irresponsabilité
qu’elles peuvent agir comme « manifestation de l’opinion ». Ces stipulations contractuelles
ont en principe pour but d’écarter au profit du débiteur la responsabilité qui naîtrait de
l’inexécution par celui-ci de ses obligations. A s’en tenir à l’idée de confiance générée par une
promesse, on ne voit pas ici de difficulté : « On a promis ce que l’on a promis, voilà tout96 ».
La confiance du créancier se trouverait diminuée à hauteur de l’exonération contractuelle.
Mais en n’admettant pas dans certaines situations les clauses d’irresponsabilité, la
jurisprudence a montré pratiquement que la confiance du créancier n’était pas seule en jeu : la
responsabilité « dépend, non de la confiance que nous avons, mais de celle qu’aurait, à notre
place, toute autre personne ; en d’autres termes, elle dépend, non d’une situation déterminée ni
d’une confiance déterminée, mais des croyances générales qui s’élaborent sur certaines
situations97 ».
La « découverte » de la présence de la conscience collective au sein des contrats individuels
nous indique l’entrée en concurrence des individus, en principe attachés à la satisfaction de
leurs intérêts personnels, avec la société, réputée poursuivre des buts désintéressés. Cette
rivalité d’intérêts peut-elle être résolue par leur hiérarchisation ?
.A La soumission des intérêts particuliers à la conscience collective
La prééminence de la conscience collective sur les individus peut être démontrée par l’ordre
public au sein des contrats. Ainsi explique-t-on que le juge puisse annuler des contrats si
ceux-ci ne sont pas en adéquation avec la conscience commune, exprimée à travers le droit
des contrats. Les hypothèses de nullité pour dol, lésion, erreur, proviennent selon Lévy de la
soumission des croyances individuelles à la croyance collective. Sur le plan pratique, le
raisonnement est le suivant : le juge saisi d’un litige relatif à un contrat est, selon les
principes, chargé de retrouver l’intention des parties. Or cette intention ne peut se percevoir,
95
« Une théorie psychologique du droit dans la doctrine française », RTD civ., 1911, p. 743.
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 392.
97
op. cit. p. 394.
96
36
elle n’est que présumée, et « ainsi c’est la conscience collective qui se reflète dans celle des
cocontractants, [qui] est donc la véritable base de l’obligation98 ». Plus encore, il ne faut pas
oublier que cette conscience collective inspire la croyance individuelle, telle la confiance
légitime née de la promesse. En effet, nous avons vu précédemment qu’il y avait confiance
chez le créancier à la suite de la promesse du débiteur. Pourtant, cette confiance ne formera
l’obligation contractuelle que si elle correspond à la croyance collective : c’est en cela que la
confiance peut être dite légitime.
Ce faisant, Emmanuel Lévy nous paraît très clairement retrouver l’analyse contractuelle
produite par Durkheim au chapitre VII de La division du travail social. Le sociologue y
montre que « l’appareil par lequel s’exerce essentiellement l’action sociale99 », le droit, n’a
cessé de croître en volume. Particulièrement, l’importance de la législation impérative
s’appliquant aux contrats manifeste l’intérêt que porte la société à la coopération harmonieuse
des fonctions divisées. De même que Lévy avait établi que les droits et obligations naissaient
du conflit entre libertés, Durkheim fait observer que les intérêts, quoique solidaires, restent
rivaux, et imposent donc l’existence d’une puissance organisatrice supérieure au sein même
des rapports individuels. C’est pourquoi le droit, que nous savons être défini par Durkheim
comme la manifestation extérieure de la solidarité sociale, s’impose aux volontés
individuelles.
Est-il possible de rapprocher la solidarité organique, que Durkheim fait résulter de la division
du travail social, de la conscience collective, que Lévy présente comme s’imposant aux
individus ? Très certainement, en tant que les deux notions présentent les mêmes effets :
toutes deux conduisent au rejet de la théorie de l’autonomie de la volonté100, réputée conférer à
la rencontre des volontés individuelles le pouvoir de mobiliser la contrainte juridique.
Néanmoins, l’idée d’une conscience collective évoque plus chez Durkheim la solidarité
mécanique, résultant de la similitude des consciences individuelles entre elles, que la
solidarité organique. Pour M. Claude Didry101, la dissemblance sur ce point n’est
98
« L’exercice du droit collectif », RTD civ., 1903, p. 102.
E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, p. 182.
100
Pour plus de détails sur cette théorie : E. GOUNOT, Critique du principe de l’autonomie de la volonté en
droit privé, thèse Dijon, 1912 ; C. JAMIN, « Une brève histoire politique des interprétations de l’article 1134 du
Code civil », Dalloz ; « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », in Le contrat au début du XXIème siècle,
Etudes en l’honneur de Jacques Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 441 ; G. ROUHETTE, in Le contrat
aujourd’hui, comparaisons franco-anglaises, Paris, Coll. Bibliothèque de droit privé, LGDJ, 1987.
101
« Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », article précité note 26, p. 8.
99
37
qu’apparente : Lévy emploie l’expression pour désigner la fonction du juge, sur laquelle nous
reviendrons dans le paragraphe suivant.
Il semble donc envisageable d’inscrire Lévy dans le courant des juristes ayant critiqué la
théorie de l’autonomie de la volonté en droit des contrats, au même titre que Gounot.
Pourtant, cette inscription ne peut se faire qu’a posteriori. En effet, Durkheim, et dans sa
continuité Gounot, partent avant tout de l’idée d’une réglementation impérative s’imposant
aux individus. La perspective du juriste socialiste nous paraît inverse : ayant commencé son
étude à partir des droits subjectifs, il est parvenu à en dégager des éléments objectifs, qui
permettent de comprendre le phénomène de l’obligation. La seconde partie de cette étude nous
montrera par ailleurs si le droit objectif trouve son origine au sein même des rapports
individuels, ou s’il n’est qu’« inséré » dans ceux-ci.
La mise en évidence par Lévy de la dimension collective présente au cœur même du contrat
laisse toutefois un aspect non entièrement résolu : la légitimité, que l’on a pu définir comme
l’adéquation de la croyance individuelle à la conscience collective, ne pose-t-elle pas en sus
un problème d’ordre moral ?
.II
Le problème de la légitimité
Comme nous l’avions constaté plus haut, l’idée de confiance légitime renvoie chez Lévy à la
nécessité de l’action. Est légitime la confiance qui est nécessaire pour agir. Cela étant, il faut
se demander qui est dépositaire de la légitimité (A), ce qui nous permettra d’envisager les
forces et les faiblesses qui se rattachent à l’utilisation d’un tel terme (B).
.A L’Etat et le juge, gardiens de la légitimité
Toute la question réside dans le sens à donner à la légitimité. Selon le dictionnaire Robert, le
mot renvoie dans une première acception à la conformité au droit, à la règle. Dans un second
sens, plus récent (XVIème siècle), il s’oppose à la légalité, en supposant l’existence au-delà de
la règle d’une valeur : la Justice, par exemple. Faut-il rechercher dans la confiance légitime la
référence à une norme transcendante ?
38
A de nombreuses reprises Lévy nous fournit des indications sur la façon de comprendre l’idée
de légitimité. Partant comme nous le savons du phénomène de l’obligation, notre auteur
observe que l’étude des croyances pour elles-mêmes mène à la tautologie : « On est
responsable quand on est responsable. On est responsable quand on est condamné. On est
responsable quand on doit payer102 ». Pour en sortir, il faut soit trouver un fondement extérieur
à l’obligation, soit étudier plus précisément cette obligation.
Lévy nous semble opter pour la seconde solution, quand il décrit la « naissance » d’un droit
subjectif. Comme nous l’avons vu, le droit apparaît à l’occasion d’un contact conflictuel : « le
droit naît de sa violation103 ». Le garant du droit, l’émetteur final de l’obligation en somme, est
pour Lévy l’Etat, qui assure la justice par l’usage de la force. De ce point de vue la définition
proposée par le socialiste lyonnais nous semble toute proche de l’analyse wéberienne de l’Etat
comme détenteur du monopole de la violence légitime : « là où existe comme sanction
légitime la violence, il y a Etat104 ». Pourtant, ce constat, qui tend à réduire la légitimité à la
légalité, peut être dépassé par une analyse de l’obligation comme émanant du juge.
Lévy observe un peu plus loin que « le contrat est une obligation qui oblige quand le juge
décide qu’elle oblige105 ». Ce sont effectivement les tribunaux et cours qui disposent du
pouvoir de rendre des décisions individuelles exécutoires (si l’on excepte la contrainte
administrative, sur laquelle les particuliers n’ont en principe pas de prise), auxquelles la force
publique se doit de prêter main forte. C’est ce qui conduit Lévy à confier au juge le rôle
d’interprète des croyances collectives : « on recherche l’intention des parties. Qu’est-ce à
dire ? On recherche l’intention qu’elles ont dû avoir, qu’on ne voit pas, qu’on leur attribue ; la
conscience collective se reflète dans celle des cocontractants106 ». C’est le juge qui a pour
mission de rechercher cette intention, et substitue donc la croyance collective à celle des
parties. Lévy redoute cependant que la fonction même du juge, qui est de réparer l’atteinte au
droit, et donc de revenir à la situation initiale par « protestation conservatrice107 », ne soit un
obstacle à l’expression de la conscience collective. « Alors, pour faire respecter ses propres
principes, le juge imposera à l’opinion un frein dangereux108 ». Bien loin de remplacer les
croyances des parties par sa propre croyance (c’est ce qui se passe selon Lévy dans la théorie
102
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 178.
op. cit. p. 176.
104
op. cit. p. 177.
105
op. cit. p. 260.
106
« L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 102.
107
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 23.
108
« L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 106.
103
39
de la libre recherche scientifique de François Gény, qui aboutit à une « conception
aristocratique » de la méthode juridique), le juge, dans une « conception démocratique » du
droit, doit emprunter ses principes au milieu social. Plus encore, c’est le juge qui détient pour
ainsi dire les clés de la légitimité, en se faisant la bouche, non plus de la loi comme dans la
théorie classique, mais de la conscience collective : « Il faut qu’il soit choisi de manière à être
la conscience de tous les milieux sociaux109 ».
C’est donc dans la conformité à la croyance collective, telle qu’exprimée par le juge, que la
confiance des individus peut être dite légitime. Cette définition, qui écarte toute référence à
une morale transcendante, n’est-elle pas critiquable ?
.A La critique de l’idée de légitimité
Il est en effet possible de remettre en question le fondement sur lequel Lévy fait reposer le
contrat. Ne tombe-t-il pas dans un positivisme aveugle, en admettant que le contrat oblige
parce que l’Etat et le juge en ont décidé ainsi ? C’est le reproche que le doyen Ripert émet
contre la confiance légitime ainsi définie, au cours d’une charge nourrie contre le recueil de
Lévy paru en 1926, La vision socialiste du droit110. Certes, il reconnaît que la croyance, pour
pouvoir produire du droit, doit être légitime, car « la croyance peut créer un monde
d’illusions111 ». Mais il remarque aussi que pour Lévy, « la croyance légitime à la régularité
d’un droit est la croyance à la normalité d’une activité. […] Cette distinction du normal et de
l’anormal, pure constatation de la fréquence des phénomènes, ne peut fournir aucun critérium
de la valeur des actes112 ». Continuant son analyse de la pensée de Lévy, Ripert observe que
c’est finalement par l’intermédiaire du juge et de l’Etat que la croyance légitime trouve à
s’exprimer. Cette assimilation du légitime au légal se ramène pour Ripert au « positivisme le
plus clair, à l’étatisme le plus simple113 ».
N’y a-t-il pas d’autre possibilité de comprendre le fondement de l’obligation contractuelle
qu’à travers le positivisme ou le droit naturel ? C’est pourtant bien ce qui nous paraît être à
l’œuvre dans la pensée de Lévy. Contrairement à ce que Ripert semble avancer, la légitimité,
et donc la morale, ne se réduisent pas à la référence à des règles supérieures, comme le Juste.
109
ibid.
Paris, Giard, 1926.
111
G. RIPERT, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », Rev. crit., 1928, p. 26.
112
ibid.
113
op. cit. p. 27.
110
40
Pour éclaircir cette question, il faut revenir à la première définition de la légitimité que nous
ayons donné : la confiance nécessaire équivaut à la confiance dont nous avons besoin pour
agir librement. « Si, malgré ma croyance légitime en la régularité de mon droit, en la
normalité de mon activité, j’étais responsable, si je courais des risques, il n’y aurait pas plus
liberté sociale qu’il n’y aurait de liberté morale si j’étais trompé par la conscience que j’ai du
bien et du mal114 ». C’est en effet dans cette liberté d’action que réside la morale ; par
référence à une norme connue, l’individu doit avoir la liberté d’agir conformément ou non à
cette norme, il doit pouvoir « qualifier [lui]-même [son] activité115 ». L’action entièrement
déterminée est indifférente à la morale, elle est amorale.
Ceci n’est pas l’aspect le moins étonnant de la pensée d’Emmanuel Lévy quant au contrat.
Notre auteur, traditionnellement présenté comme le plus éminent représentant de la doctrine
du socialisme juridique, dont nous connaissons par ailleurs l’engagement à gauche dans la vie
politique, cherche avant tout à faire reposer le contrat (et l’ensemble du droit d’ailleurs) sur la
liberté individuelle. Pourtant, cette affirmation se fait au nom de la critique de
l’individualisme libéral. Qu’en conclure, sinon que la pensée de Lévy se trouve au confluent
du socialisme et du libéralisme ? Comme l’a montré Mme Monique Canto-Sperber, il y a
toujours eu une place (réduite), dans la pensée politique française, pour le socialisme libéral.
Contrairement au discours socialiste majoritaire, le socialisme libéral montre qu’il est possible
de penser la liberté en un sens social, plutôt que de considérer le combat pour la liberté
comme dépassé par la lutte des classes. Il met notamment l’accent sur « la liberté de ne pas
être frustré en ses attentes légitimes116 ». De ce point de vue, la pensée du contrat chez
Emmanuel Lévy apparaît comme une forme de socialisme libéral.
Ainsi, l’indétermination relative laissée autour de la confiance légitime paraît trouver une
explication plausible : il s’agit là d’un concept à contenu variable, qui doit permettre de laisser
aux individus la liberté d’agir. C’est pourquoi on peut dire avec Lévy que le droit n’est que ce
que l’on en fait, qu’il est semblable à « ces auberges où l’on trouve ce que l’on apporte117 ». La
confiance légitime, qui n’a rien de commun avec un système, se fonde avant tout sur la
pratique, c’est là sa base et son contenu. Mais de ce point de vue, l’explication présente des
faiblesses. Sans analyse du contenu intime de la notion, celle-ci se présente au lecteur sous la
114
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 378.
ibid.
116
M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, précité note 22, p. 20.
117
« Le droit au service de l’action », Arch. phi. dr., 1935, p. 79.
115
41
forme d’une boîte noire118. Comment la confiance légitime est-elle produite, quelle est sa
source ? Pour répondre à ces questions, il faut pénétrer à l’intérieur du fait social collectif. Si
la soumission de l’individu à la collectivité était le thème de notre première partie, le retour à
l’activité individuelle sera celui de notre seconde partie. Mieux encore, la notion de contrat
chez Lévy a des allures de boucle : le contrat individuel, fondé par le fait collectif qu’est la
confiance légitime, est également la source de ce fait collectif. Nous pourrons alors vérifier
l’hypothèse du socialisme libéral, que nous n’avons jusqu’à présent fait qu’avancer.
118
Aux parois de laquelle se heurte Ripert dans son article précité note 111, p. 21.
42
PARTIE2
LE CONTRAT COMME NORME SOCIALE
43
En sus du contenu littéral d’un contrat, et des droits et obligations qu’il confère aux parties, il
faut admettre que l’impact du contrat se fait sentir au-delà du cercle des parties. Cette pensée
est aujourd’hui assez répandue, mais pour le paradigme de l’autonomie de la volonté, elle est
difficilement acceptable. Comment reconnaître qu’un contrat puisse obliger des tiers, alors
qu’ils n’ont pas manifesté leur volonté d’être liés ? Pourtant, quand on considère celui-ci non
plus comme producteur d’obligations pour les parties, mais également comme une norme,
ayant à ce titre sa place dans la hiérarchie normative, alors l’idée se fait jour que le contrat
puisse rayonner autrement que par les obligations qu’il produit. C’est là ce que nous
entendons quand nous parlons à son endroit de norme sociale : le contrat est bien plus qu’un
acte individuel et isolé. Sa soumission à la confiance légitime nous le fait comprendre, en
installant l’hétéronomie dans un acte perçu habituellement comme autonome. Mais il ne s’agit
que d’une première étape dans la mise en évidence de la dimension collective du contrat. La
seconde étape, que nous abordons à présent, a pour but de montrer que le collectif est certes
dans le contrat, mais également par le contrat. C’est en cela qu’il faut reconnaître une place
fondamentale au contrat dans la pensée de Lévy. Il ne s’agit pas d’un simple épiphénomène de
l’individualisme que la critique sociale du droit emportera avec elle, mais bien de l’instrument
privilégié de l’émancipation des dominés.
Il existe d’ailleurs deux manières d’envisager la production de solidarité sociale par le contrat.
Le lien peut résulter assez naturellement du « cumul » des actes particuliers, contribuant à
former ce tout qu’est la confiance légitime (chapitre 1). Mais ce lien social pourra également
dépendre d’un seul contrat à vocation générale, le contrat collectif (chapitre 2).
44
Chapitre1
Le contrat, source de la confiance légitime
Le second chapitre de la première partie nous avait vu aux prises avec un concept énigmatique
mais central pour Emmanuel Lévy, la confiance légitime. Il faut reconnaître que la notion n’a
pas livré tous ses secrets. En effet, à ce stade de nos développements nous ne connaissons pas
encore son contenu exact, nous n’en avons étudié que le rôle dans l’obligation contractuelle.
La question du contenu de la confiance légitime revient à se poser celle du critère de la
légitimité. Il nous était d’abord apparu que cette légitimité devait rester assez indéterminée
afin de justement laisser une place à la liberté de l’action humaine. Si cette réflexion reste
vraie, il faut admettre qu’il est néanmoins possible d’apporter des précisions sur le mécanisme
de création de la légitimité. Dans cet ordre d’idées, la légitimité peut être rapprochée d’un
autre terme, d’appréhension plus commode : la valeur. Il est en effet difficile d’aborder la
question de la légitimité de manière frontale : le concept est sujet à controverses sur son
contenu. La valeur est une notion plus neutre, car susceptible d’être quantifiée comme nous le
verrons.
L’analyse de la valeur faite par Lévy n’en reste pas moins caractéristique du reste de son
œuvre, c’est-à-dire pour le moins hermétique. Nous verrons d’ailleurs que cet aspect de la
pensée de Lévy est peut-être le moins explicite de ceux que nous développons dans cette
étude : il n’en mérite pas moins un examen attentif. Dans un souci de clarté, nous allons
décomposer notre raisonnement en deux temps. Ce cloisonnement, bien qu’il aurait peut-être
conduit l’auteur à trouver sa pensée dénaturée, va nous permettre, d’une part, d’aborder la
manière dont l’idée de valeur est amenée, manière qui reste intimement liée avec les aspects
collectifs présents dans les rapports individuels (section 1), et d’autre part, de confronter cette
nouvelle notion avec le contrat, c’est-à-dire l’essence même du rapport individuel (section 2).
Section1
La valeur, élément collectif du contrat
Une fois de plus, le juriste lyonnais applique à l’étude du concept de valeur la formule qui
consiste à observer, puis à en tirer des conclusions. Il rapporte donc méthodiquement les
évolutions pratiques de l’instrument contractuel, en quelque sorte le contexte d’apparition de
45
la valeur (I). Ceci lui permet de faire de la valeur une nouvelle forme d’expression des
croyances collectives (II).
.I Les mutations du contrat
Au moment où Lévy écrit, c’est-à-dire avant et après la première guerre mondiale, la doctrine
juridique française assiste à la « mutation du contrat ». La pratique avait alors développé de
nouveaux instruments en rapport avec les changements de l’économie, liés à la progression de
l’industrie. Tels que perçus par Lévy, ces bouleversements se caractérisent par l’entrée
d’éléments collectifs dans un cadre originellement individualiste. Ces éléments sont de deux
ordres : la pénétration des contrats par un milieu contractuel (A), et le détachement progressif
entre le patrimoine et l’individu (B).
.ALa mise en évidence d’un milieu contractuel
Le chapitre précédent nous avait conduit à établir un lien de soumission entre le contrat
individuel et la conscience collective, exprimée à travers la confiance légitime. C’est de cette
idée dont il faut à présent repartir, à ceci près qu’il ne s’agit plus ici d’une conclusion, mais
d’une observation (cet étrange retournement atteste d’ailleurs de la forme cyclique que peut
prendre la pensée de Lévy).
Dès sa thèse, Lévy remarque que le principe de l’effet relatif des contrats, tel qu’inscrit à
l’article 1165 du Code civil et exprimé par l’adage Res inter alios acta, se trouve dépassé en
pratique. En effet, la structure du capitalisme est telle qu’une « influence » peut se faire sentir
au-delà du cercle contractuel. Ainsi, le contrat d’assurance par exemple, confère des droits à
des personnes n’ayant pas contracté, ce que l’on explique par l’effet d’une stipulation pour
autrui.
L’idée de cette stipulation pour autrui est développée avec force précisions dans un article de
1906, dans lequel Lévy étudie le fonctionnement des marchés à terme dans les opérations de
bourse119. Le marché à terme se présente initialement comme un contrat de cession de parts
sociales cotées en bourse. Cependant, le prix de vente n’est pas fixé par les parties ellesmêmes, mais par la référence à un cours, qui est le reflet de tous les contrats passés ce jour-là
en bourse. Ainsi « le droit de chaque porteur grandit, diminue, disparaît sans qu’il fasse ni ne
119
« Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », Rev. socialiste, 1906, p. 37.
46
sache rien120 ». Notre auteur va même plus loin, affirmant avec force que « les contrats passés
en bourse créent et suppriment les droits de ceux qui n’ont pas contracté121 ».
Cette étude des mécanismes juridiques de la bourse permet surtout à Lévy de donner une
tonalité plus « revendicative » à la suite de son discours. En effet, il remarque que le débat sur
la convention collective qui se tient à cette époque, se nourrit d’arguments qui lui sont
hostiles. Ces arguments sont essentiellement fondés sur le principe de l’effet relatif des
contrats, et conduisent donc à rejeter l’idée d’une convention pouvant obliger d’autres
personnes que les parties signataires. Grâce à son examen du fonctionnement de la bourse,
Lévy peut opposer la pratique à de telles objections : « Il faut renoncer à tenir pour faux, dans
l’usine, des principes qui sont vrais à la bourse122 ». Les théories qui tentent d’expliquer de tels
faits à partir des catégories juridiques de stipulation pour autrui123 ou de mandat124 ne font
qu’exprimer une croyance, formée à partir du fait du pouvoir ou de l’influence. L’auteur
mentionne le cas de la représentation politique (les représentants exercent un mandat, nous dit
la Constitution) ; on peut aussi penser au pouvoir des dirigeants de sociétés anonymes, dans
lequel la théorie classique voyait également un mandat. Pourtant, force est de reconnaître que
dans ces deux hypothèses, on serait bien en peine d’expliquer toute la réalité à partir du
contrat de mandat régi par les articles 1984 et suivants du Code civil. « Ce n’est qu’une façon
de parler de dire qu’ils sont les délégués, les mandataires ou les membres du groupe, et cette
façon est manifestement inexacte lorsqu’ils sont simplement nommés par une partie des
membres du groupe, ou si ces prétendus mandataires ont un mandat irrévocable, ou si leurs
prétendus mandants ne sont pas obligés sur leurs propres patrimoines125 ». Pour s’exprimer
comme Lévy, le mandat n’est qu’une représentation érigée autour de l’activité qu’est le
pouvoir ou la fonction.
En somme, l’examen de ces quelques formes contractuelles atypiques (elles le sont pour la
théorie classique) permet à Lévy de mettre en lumière ce qu’il appelle le milieu ou encore
l’influence. Cette influence est exprimée de manière frappante par le socialiste de Lyon, quand
il écrit : « Des chefs ont une certaine conversation, ils prononcent certaines formules. Pour
cela des hommes se détestent, des peuples se tuent126 ». L’insertion d’un élément collectif dans
120
ibid.
ibid., souligné par l’auteur.
122
op. cit. p. 40.
123
op. cit. p. 41.
124
« La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 413.
125
« L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 103.
126
« Eléments d’une doctrine », in Les fondements du droit, Paris, Alcan, 1939, p. 130.
121
47
le contrat individuel au moyen de l’idée d’influence n’est cependant pas la seule manière qu’a
Lévy d’envisager la pratique contractuelle de son temps.
.A Les transformations du régime de l’obligation
Il faut tout d’abord observer que l’organisation de l’économie sur un mode industriel et non
plus agricole a changé la structure de la possession. Qu’est-ce à dire ? Dans une société rurale,
il est évident que la principale source de richesses est la terre. L’institution juridique qui
correspond à cet état est la propriété immobilière. Le développement de la production
industrielle, nécessitant des investissements massifs, provoque une plus grande organisation
de la production. Les individus se regroupent pour former une entité distincte d’eux-mêmes.
Ce regroupement a lieu notamment grâce au contrat de société. Lévy montre que la société
anonyme est la forme privilégiée du capitalisme moderne : « Dans les sociétés anonymes, qui
sont une des formes les plus actives de la vie capitaliste, il n’y a pas de propriétaires, il n’y a
que des créanciers ; et les associés de la société anonyme ne sont pas obligés sur leur propre
patrimoine ; seul le patrimoine social répond des obligations sociales…127 ». En somme les
associés de la société ne sont plus propriétaires directs des instruments de production, mais
sont titulaires de créances, c’est-à-dire de droits sur des valeurs représentant des fractions de
possessions matérielles.
Ceci a pour effet direct de transformer la portée de l’obligation. Lévy explique128 que les
actionnaires d’une société profitent des bénéfices, même s’ils sont sans rapport avec la somme
risquée. Si à l’inverse les pertes sont grandes, seule la société sera débitrice : les associés ne
seront tenus qu’à hauteur de leurs investissements. L’évolution va dans le sens d’une
constante abolition, vers un adoucissement du traitement réservé au débiteur129. Si ce dernier
était d’abord tenu sur son corps, il l’a été ensuite sur ses biens, puis l’organisation du
capitalisme a fait que seule une partie du patrimoine a été le gage des créanciers, au moyen de
la création de sociétés anonymes, à la responsabilité limitée aux apports. « L’obligation de
moins en moins nous oblige130 », puisqu’elle n’est plus soumise au formalisme, mais
simplement à la confiance inspirée par le patrimoine et la personne qui le détient. D’un point
de vue pratique, il faut comprendre que la responsabilité contractuelle sera différente.
127
« L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 98.
« Le droits repose sur des croyances », précité note 57, p. 262.
129
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, pp. 26-27.
130
ibid.
128
48
La sanction du non-respect de l’obligation n’aura plus lieu au moyen de la contrainte étatique,
et sera remplacée par une sanction sociale : perte de confiance, perte du crédit. Lévy donne
l’exemple de l’exclusion d’une corporation ou de l’exécution en bourse131.
En conséquence, il est possible d’avancer que la dimension collective du contrat présente
deux aspects. Le premier est le plus évident, c’est la présence du collectif au sein de l’acte
individuel (ce que nous avait appris la première partie). Le second paraît plus original, en ce
que l’acte individuel est susceptible d’avoir un impact social plus ou moins étendu. La force
obligatoire du contrat semble ainsi déplacée des parties à la société. La mise en lumière de cet
aspect inédit de la portée du contrat nous a permis de rencontrer l’idée de valeur. Nous allons
voir à présent que cette idée, qui traduit de nouveau l’importance des croyances dans le monde
social, permet de synthétiser les éléments disparates que nous avons réunis jusqu’à présent.
.II La traduction de la croyance collective par le concept de valeur
L’usage du concept de valeur est chez Lévy d’une grande fréquence. Le repérage de ses
utilisations (A) va nous permettre d’étudier le mécanisme à partir duquel la valeur fonde la
légitimité de la confiance(B).
.A Le règne de la valeur
Les occurrences de la notion de valeur sont assez nombreuses dans les écrits de Lévy. On
retrouve la valeur comme désignant l’objet du droit des capitalistes. Comme nous l’avions
abordé, les transformations de la structure économique ont remplacé le droit sur la chose par
le droit à des valeurs, ce que Lévy exprime simplement : « la vie commerciale et industrielle
remplace la notion de possession par la notion de valeur. On n’y considère pas les biens en
eux-mêmes et pour la jouissance qu’ils donnent, on les considère au point de vue des
bénéfices qu’ils procurent. Les choses n’y sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles
valent132 ».
131
132
« Le lien juridique », Rev. de métaph. et de morale, 1910, p. 825.
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 256.
49
Par exemple, dans l’organisation de la production sous la forme de sociétés anonymes, le droit
de propriété de l’actionnaire est remplacé par un droit de créance sur le capital social. Mieux,
ce droit peut être représenté à l’aide d’une valeur. L’actionnaire a en principe droit aux
dividendes, fraction du bénéfice résultant de l’activité économique. Le droit aux dividendes
est, contrairement à la possession, dépendant de la production : si les résultats sont mauvais, il
n’y aura pas de bénéfices donc pas de dividendes versés. Il ne s’agit donc pas d’un droit
acquis, et pour Lévy, « l’action est une valeur ; elle n’est ni un droit réel ni un droit
personnel133 ». La valeur est alors fondamentalement variable et relative. « Dans le régime des
valeurs pas de droit acquis ; une crise et le dividende est nul : la cause devient l’activité des
hommes qui travaillent, qui mangent, le milieu134 ». Il faut en conséquence rapprocher la
valeur de l’idée d’influence dégagée plus haut. La valeur n’est en effet pas sous le contrôle des
individus particuliers, mais repose sur la référence à un cours (le cours de la bourse est
l’exemple le plus immédiat). Ce cours, « qui est selon l’opinion135 », peut être compris comme
l’expression de la présence de la conscience collective au sein des rapports particuliers.
Ceci nous permet de comprendre la valeur dans une acception plus vaste : la valeur est
également un régime, un ordre économique, que Lévy oppose au régime de la possession.
Dans le régime des valeurs, les droits acquis ont disparu au profit des rapports
perpétuellement variables installés par la valeur, matérialisée par un cours. L’influence est
donc maximale. Le rôle de l’Etat s’en trouve bouleversé, ainsi que la notion même de droit
subjectif : « le droit devient perpétuellement en rupture, comme il est déjà dans le régime des
propriétés lorsqu’il s’affirme, qu’il demande justice ; il est d’une manière constante comme il
est né lorsque les procédures ont protégé contre les dépossessions ; mais il n’y a plus
possibilité de réparation, de restitution ; l’Etat va en avant, comme est vers l’avenir la créance,
croyance, espoir, assurance que le temps fait, défait136 ». Si la fonction de l’Etat, dans le
régime de la possession, était de garantir cette dernière contre les usurpations perpétrées par
des tiers, il semble passer à un plan secondaire dans le régime des valeurs. Il n’agit plus que
comme arbitre, tranchant les litiges non par référence à un droit acquis, stable, mais en
s’inspirant de l’état des forces en présence et de la solution la plus souhaitable à donner au
litige. L’influence est non seulement maximale, mais encore immédiate, puisque l’Etat, qui en
133
« La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 412.
op. cit. p. 413.
135
op. cit. p. 414.
136
« Le lien juridique », précité note 131, p. 826.
134
50
principe devait se charger de la transformation de la croyance collective en confiance légitime
dans le régime de la possession (d’où la référence au droit étatique pour la légitimité de la
confiance), est destitué de cette fonction. Par la référence permanente à la valeur, la
conscience collective devient directement productrice d’obligations.
L’Etat n’a plus en principe à intervenir dans la transformation de la croyance en droit, cette
conversion étant assurée par la valeur. L’étude des pratiques du droit va une fois de plus
permettre d’appréhender le passage de l’un à l’autre.
.A La mesure de la valeur
En soi, l’idée de confiance légitime est difficile à appréhender. Comme nous l’avons vu, elle
désigne un aspect de la conscience collective. Il s’agit donc d’une détermination
psychologique, intime, mais commune à tous les individus d’un groupe donné. Cette
détermination ne se laisse pas connaître directement, mais médiatement, au moyen de l’étude
du droit. Elle subit à ce moment une transformation, et c’est le résultat de cette transformation
que la valeur exprime.
La valeur se traduit en pratique par son expression chiffrée, quantifiée. Le rôle de la monnaie
est donc central : « Ainsi la valeur se manifeste sous forme de monnaie métallique, et, même,
de papier, billets de banque, lettres de change, actions, obligations de sociétés, etc., monnaie
qui n’est pour ainsi dire rien comme objet d’usage, papier qui n’est que du papier, mais
argent, mais papiers, qui ont une valeur, qui sont des valeurs137 ». L’argent est la traduction
pratique de la valeur, et Lévy remarque par ailleurs que tout trouve, dans le droit, son
expression sous forme chiffrée. Ainsi la fonction de la notion de valeur peut être définie
comme l’expression juridique de la conscience collective. La logique le montre : puisque l’on
a pu définir le droit comme l’expression des croyances communes, et que l’on remarque le
lien indissociable entre l’argent et le droit, on peut compléter le raisonnement en émettant la
conclusion suivante : la valeur, l’argent, sont la traduction juridique des croyances. Ce lien est
très explicite dans la pensée de Lévy, quand il qualifie l’argent d’idole de la foi
économique138. Cela signifie que la confiance que nous plaçons dans la valeur de l’argent est
une croyance, que la valeur donnée à l’argent est une croyance. Croyance dans la solvabilité
137
138
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 256.
« La personne et le patrimoine », Rev. socialiste, 1911, p. 548.
51
de l’Etat, dans la correspondance entre l’émission de monnaie et l’existence de richesses : la
dévaluation de la monnaie peut alors être comprise comme une perte de la confiance139.
Et il est facile de se figurer la fonction de la valeur, quand on a constaté que la croyance était
un élément psychologique, donc difficile à saisir immédiatement. La valeur est l’expression
discontinue d’une réalité continue (les états de conscience)140. Ceci nous permet même de
formuler des conclusions plus vastes quant à la conception du droit défendue par Lévy : loin
du positivisme, opposée à l’idée de valeurs transcendantes justifiant le droit, la vision qu’il
nous offre est celle de l’adéquation du droit aux états sociaux. L’adéquation reste partielle, car
ces états sociaux doivent impérativement subir la transformation du droit. Peut-on y trouver la
place pour une rationalité propre du droit, se nourrissant des apports de la sociologie sans
devenir de la sociologie ?
Nous avons à présent défini la valeur, mesure de la confiance et idole de la foi économique.
Ceci doit suffire à concevoir la valeur comme fondement de la légitimité sociale des
croyances individuelles : la valeur étant la traduction juridique de la confiance légitime, la
fonction de légitimation doit se trouver dans la valeur. Néanmoins la démonstration pratique
du rapport entre valeur et légitimité n’a pas encore été faite. Il nous reste pour élucider ce
rapport à examiner le rôle du contrat dans la circulation de la valeur.
Section2
Le contrat, au centre de la valeur
139
Il faut remarquer que ces réflexions datent d’avant les accords de Bretton Woods (1944), ayant supprimé à
l’exception du dollar la convertibilité en or des monnaies. Ceci pourrait expliquer la différence que fait l’auteur
entre la monnaie métallique (gage de la créance)et les billets de banque (cautionnement de la dette donné par la
Banque de France), différence qui se conçoit plus difficilement aujourd’hui. Voir « Les mesures des droits »,
RTD civ., 1930, p. 701.
140
L’introduction du concept de valeur nous renseigne sur l’inscription de Lévy dans une tendance de la
sociologie. Cette tendance, de tradition plus française, considère à la suite de Durkheim que les méthodes
quantitatives doivent être privilégiées dans l’étude des tendances générales de la société. Il existe une autre
tendance, plus suivie en Allemagne, pour laquelle, à partir de l’emploi de méthodes qualitatives, on doit parvenir
à une compréhension plus détaillée de phénomènes particuliers ; l’étude systématique permettant ensuite une
généralisation. Le rattachement de Lévy à la première école nous apparaît possible en ce que l’auteur met
l’accent sur le rôle de la valeur comme conduisant à une explication de la conscience collective. « La science est
quantitative comme la justice. Elle mesure tout, elle chiffre tout ». (« Droit et comptabilité sociale », Quest. prat.,
1925, p. 68).
52
Après avoir étudié les méthodes de quantification de la valeur, élément collectif par
excellence, nous pouvons retourner auprès de l’individu, afin d’examiner son rôle – au travers
du contrat – dans la production et la circulation de la valeur. Ceci nous permettra de
progresser dans la confirmation (ou l’infirmation) de notre hypothèse initiale : le socialisme
de Lévy est avant tout un socialisme des libertés. L’étude des rapports entretenus par la valeur
et le contrat conduit à conférer une place de première importance à ce dernier (I). Ceci nous
mettra en mesure de confronter la légitimité à la valeur au moyen du contrat (II).
.I Le contrat fait la valeur
L’idée de valeur se comprend comme un cours, comme l’élément collectif dans lequel se
meuvent les individus (A). On peut également la concevoir comme l’élément singulier auquel
sont confrontés ces individus à l’occasion du contrat, individus qui doivent pour ce faire être
considérés sous l’angle abstrait de leur personnalité juridique (B).
.A Le prix, élément circulatoire du contrat
« Le contrat est la procédure de la confiance devenant procédure des échanges141 ». Cette
phrase, surprenante au premier abord, nous semble exprimer la dimension éminemment
sociale des contrats individuels. En effet, il s’agit avant tout au moyen du contrat d’assurer les
échanges, c’est-à-dire le commerce, le transit des richesses.
C’est à travers l’idée de contrat que la valeur prend tout son sens. Pour le dictionnaire Robert,
la valeur est, entre autres, le « caractère mesurable d’un objet en tant qu’il est susceptible
d’être échangé, désiré ». Le lien apparaît entre la valeur et l’échange, puisqu’on pourrait
considérer dans une hypothèse extrême qu’un bien qui ne s’échange pas n’a pas de valeur.
C’est le cas des choses hors du commerce juridique : la procédure d’évaluation ne peut s’y
appliquer en raison de l’interdit que la société a prononcé sur leur circulation.
La valeur, que l’on a défini plus haut comme une mesure, se traduit en pratique par un prix,
exprimé dans une monnaie. Ce prix est pour Lévy l’élément juridique du contrat, destiné à la
141
« Définition du contrat », RTD civ., 1930, p. 273.
53
circulation. Il faut se souvenir que le contrat est l’expression d’un contact social, et crée des
droits qui sont des rapports. Dans ces conditions, les idées de cession de contrat, ou de
transmission de créances par contrat, paraissent difficiles à concevoir. Aussi bien, dans le
contrat, ce qui passe ce n’est pas le droit mais la valeur. La valeur apparaît par le contrat, on
est même tenté de dire qu’elle n’est pas sans les contrats particuliers. « C’est le marché qui
fait le prix. Ce marché qui fait le prix ce sont les droits qui circulent142 ». Les exemples ne
manquent pas pour se figurer le rôle des opérations particulières dans la procédure de fixation
d’une valeur d’échange, et peuvent se ramener à la loi de l’offre et de la demande. On peut
alors comprendre l’idée selon laquelle le prix est l’élément juridique du contrat. Comme le
droit subjectif, le prix est une croyance. La fonction de la croyance nous semble plus claire à
présent : il s’agit d’appréhender le réel dans sa singularité. Cette singularité doit être réduite à
des dénominateurs communs pour pouvoir être comprise, et le prix est bien un de ces
dénominateurs communs. Il fait équivaloir des choses n’ayant rien de semblable, mais
comparables en ce qu’elles correspondent à une même quantité de monnaie.
La valeur circule, elle est ce qui est échangé. A l’inverse, les droits restent attachés à la
personne, puisqu’ils sont essentiellement des rapports (supra, première partie, chapitre 1).
Doit-on assister à une séparation radicale entre les concepts de valeur et de personne ? Lévy
lui-même semble parfois le suggérer, quand il écrit que le patrimoine ne se détache pas du
groupe ou de la personne, alors que la valeur a son existence propre, et peut se transmettre
comme les choses. Il paraît pourtant nécessaire d’établir un lien entre la personne et la valeur.
.A La personne, condition ou conséquence de la circulation de la valeur ?
Quoi de plus dissemblable que deux contrats particuliers ? Même à supposer que les clauses
en soient substantiellement identiques (ce qui est un cas plus que fréquent dans le commerce,
et que l’on découvre à l’époque de Lévy : il s’agit des contrats d’adhésion, contrats de travail,
de transport), il y a toujours une différence. Les contractants ne sont pas les mêmes, les
prestations fournies ne sont pas équivalentes. Par exemple, réduire le travail salarié à une
marchandise fongible ne tient pas, en ce que chaque salarié est unique. C’est pourtant à un
haut degré d’abstraction que tendent les catégories juridiques, et c’est ce problème qui est
alors au centre du débat sur l’entrée de la question sociale dans le droit. Il paraît évident que
souligner l’irréductible singularité des rapports contractuels est le meilleur moyen pour
142
La paix par la justice, 1929, repris in Les fondements du droit, Paris, Giard, 1939, p. 134.
54
tempérer les excès de l’individualisme juridique143, doctrine qui ne considère les individus que
sous l’angle de leur égalité formelle.
Mais ici, la démarche adoptée par Lévy est inverse. Il tente en effet de définir la valeur en
regard de la personne. La similitude entre les deux notions apparaît quand on considère que le
concept de personne est la traduction juridique de l’individu, comme la valeur est la
traduction économique des échanges.
L’échange est une procédure individuelle avant tout, mais on peut considérer son impact
social. Sous cet angle, Lévy estime qu’il est possible de tenir un compte à l’ordre des
personnes qui s’obligent144, par l’intermédiaire du patrimoine : c’est en effet « le patrimoine
qui constitue la personnalité juridique en tant qu’elle est obligée145 ». Le résultat des différents
échanges, les biens et créances détenus dans un patrimoine (c’est-à-dire l’addition des
valeurs), se traduit par un pouvoir d’achat. Il s’agit donc de tenir un compte, et la tenue d’un
tel compte n’est possible qu’en tant que la notion juridique de personne existe.
Grâce à la personne et au patrimoine, l’abstraction est totale. On comprend alors que c’est
autour de la personne juridique que se fait et se défait la valeur. C’est à partir de la personne
que l’on peut dresser les comptes desquels se dégage finalement la valeur. Il faut donc
appréhender les notions de personne et de valeur de la même manière : il s’agit encore de
réduire la différence à l’uniformité, de pouvoir établir un compte à partir de qualités
différentes. La personne est ainsi opposée à l’individu dans la pensée de Lévy : « ce n’est pas
l’individu qui est l’objet des rapports de droit, mais la personne, c’est-à-dire le milieu dans la
mesure où l’individu le représente146 ». Alors cette abstraction nous mène à une nouvelle
difficulté : en quoi la liberté individuelle peut-elle être assurée, si le droit n’envisage les
individus que sous l’angle de leur similitude ? Un tel droit paraîtrait n’exprimer qu’une
solidarité mécanique, dont on sait avec Durkheim que plus elle est étendue, moins il y a de
place pour l’individu singulier. Nous allons donc à présent examiner si la théorie du contrat
chez Lévy peut être porteuse de liberté.
.II La fonction émancipatrice du contrat
143
Sur la place de l’individu dans les rapports contractuels de travail, A. SUPIOT, Critique du droit du travail,
précité note 21, spéc. pp. 45-98.
144
« Définition du contrat », précité note 140, p. 273.
145
« L’exercice du droit collectif », précité note 98, p. 98.
146
« La personne et le patrimoine », précité note 137, p. 549.
55
Le contrat, vecteur de la valeur, permet à Lévy de placer la légitimité sociale auprès de
l’individu (A). Ceci fait entrevoir à l’auteur le rôle pacificateur que tient le contrat (B).
.A La place de l’individu
Selon Lévy, le patrimoine est l’ensemble des biens objets des mêmes rapports juridiques, qui
sont des rapports de confiance légitime. Le patrimoine dépend donc de la personne et de la
confiance qui se rattache à elle147. C’est pourquoi on peut dire avec Lévy que la personne est la
confiance légitime : c’est le point central d’où provient et où va la confiance. Ce qui apparaît
plus nettement est alors que l’obligation a sa source et sa destination dans la personne.
La confiance légitime, concept que nous avions initialement placé au fondement de la force
obligatoire des contrats, se présentait alors sous forme de règles contraignantes, remettant en
cause le pouvoir de la volonté. En ceci, la théorie de Lévy nous paraissait rejoindre les travaux
de Durkheim, du moins le chapitre de La division du travail social portant sur la solidarité
contractuelle. Ici, une analyse complémentaire nous montre que la perspective adoptée est
légèrement différente. Pour M. Roger Cotterrell, l’approche de Lévy « insiste moins sur l’idée
de représentations collectives ou d’une conscience collective qui pèserait sur les individus, les
contrôlant ainsi. Elle suggère au contraire que les individus, se rejoignant et partageant leurs
idées et leurs sentiments, créent eux-mêmes les croyances collectives qui ensuite orienteront
leurs existences particulières148 ». Dans la thèse de Durkheim en effet, seul le droit dispose de
la force contraignante nécessaire à produire l’obligation juridique. Il peut être la traduction de
la solidarité sociale, il n’en reste pas moins qu’il doit passer par l’appareil étatique pour se
muer en obligation. De manière inédite, la pensée de Lévy s’oriente vers un système différent.
La description que l’auteur propose met en avant les formes privées de production du droit.
Enrichi par la valeur, le concept de confiance légitime se présente comme un appareil de
contrainte autonome, si l’on se place du point de vue collectif. Dès lors, l’Etat n’a plus ce rôle
d’indispensable relais des croyances sociales pour produire le droit. La production apparaît
directe, au moyen du « rayonnement contractuel ».
147
op. cit. p. 547.
R. COTTERRELL, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press, 1999, p. 189.
Nous traduisons : « It shifts emphasis from the idea of collective representations or collective consciousness
seeming merely to bear down on individuals, controlling them. Instead it suggests that individuals, joining
together and sharing their ideas and sentiments, actively create collective convictions which then orient their
individual lives ».
148
56
On pourra comprendre cet enseignement de deux façons. Pour M. Didry, le fait de remplacer
l’Etat par la collectivité dans la production de l’obligation est un appauvrissement vis-à-vis
des idées durkheimiennes. La relation spécifique entre l’individu et l’Etat disparaît, et le
contrat individuel n’assure plus son rôle de garant face à la tyrannie des groupements : par
rapport à la pensée d’Emile Durkheim, on y perd la « religion de l’individu149 ». Cela étant, le
fait de placer le contrat individuel à la source de la confiance légitime nous semble
correspondre à la conciliation du fait social avec le respect de la liberté individuelle. Les
projets de Durkheim et ceux de Lévy sont d’ailleurs à certains égards comparables. Ainsi,
Durkheim précise l’hypothèse qui guidera ses recherches dans La division du travail social :
« Quant à la question qui a été l’origine de ce travail, c’est celle des rapports de la personnalité
individuelle et de la solidarité sociale. Comment se fait-il que, tout en devenant plus
autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois
plus personnel et plus solidaire ? Car il est incontestable que ces deux mouvements, si
contradictoires qu’ils paraissent, se poursuivent parallèlement150 ». Ces lignes font écho à une
réflexion de Lévy : « Plus […] nous sommes regardés comme plus dépendants moralement de
notre prochain, et plus nous sommes protégés, et plus notre personne est juridiquement
respectée : tout ce qui augmente la responsabilité augmente ainsi notre liberté151 »
La théorie contractuelle de Lévy, ainsi présentée, fait du socialisme juridique un socialisme
des libertés, bien plus proche du réformisme que de la voie révolutionnaire. Cette idée
correspond à la définition que Mme Canto-Sperber donne du socialisme libéral. Selon elle, la
liberté au sens moderne est « la liberté de ne pas être frustré en ses attentes légitimes152 ». La
prévisibilité permet la confiance, et donc l’action libre dans un milieu social déterminé. La
notion de confiance légitime ne nous semble pas exprimer autre chose.
De façon plus explicite, le contrat est sous la plume de Lévy l’instrument privilégié de la paix
sociale.
.AL’horizon contractuel
149
C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 26, p. 10.
E. DURKHEIM, De la division du travail social, précité note 1, préface à la première édition, p. XLIII.
151
« Responsabilité et contrat », précité note 32, p. 397.
152
M. CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, précité note 22, p. 20.
150
57
Les obligations juridiques s’étaient dans un premier temps présentées à nous comme
l’expression civilisée de la vengeance (supra, première partie, chapitre 1). Les rapports
juridiques se trouvaient être essentiellement conflictuels. Pourtant, c’est bien le droit qui est le
garant de la paix sociale, par sa capacité à abstraire l’instinct de lutte en un rapport maîtrisé.
D’après Lévy, le contrat doit être l’instrument de la pacification. Grâce au contrat, et par
l’intermédiaire de la personne, se crée un compte social. Ainsi s’éclairent certaines phrases les
plus mystérieuses de Lévy : « Le contrat est contraction, contradiction. Il est créance à quoi on
aspire et créance qu’on inspire, la personne active et passive153 ». La contraction et la
contradiction nous semblent indiquer que par le contrat se manifestent les conflits de droits, et
trouvent leur résolution par l’émergence de la créance. Les créances s’exprimant par la valeur,
il est possible de quantifier toutes choses, et de les rapprocher, en les retraçant dans un
compte, tout comme un compte bancaire. La valeur, par son uniformité, permet le contact154.
Du compte social doit sortir un ordre, qu’il faut comprendre de deux façons : les créances sont
à l’ordre de la personne, ce qui permet l’ordonnancement du monde, et met fin au chaos.
L’ordre apparaît comme le lieu où « on se possède, on reconnaît son ennemi […], on se
réconcilie155 ». Ainsi est conçu par Lévy le contrat social. Il ne s’agit donc pas d’un acte
fondateur et fictif, mais d’une paix sociale engendrée par la multitude des contrats individuels.
Pourtant, il manque un dernier élément pour que la paix soit acquise. L’usage du contrat pour
garantir la légitimité politique et sociale n’a en effet de sens que si cet usage est partagé.
C’est, il nous semble, le but ultime à quoi tendent tous les efforts théoriques de Lévy : montrer
qu’il s’en faut de peu pour que l’égalité réelle soit assurée.
En somme, l’analyse de la confiance légitime par le détour de la notion de valeur nous a
permis de mettre en évidence le rôle du droit dans l’activité sociale : au moyen de la
quantification de faits moraux, le droit autorise la saisie du réel discontinu au moyen
d’instruments continus. On peut donc dire que Lévy retrouve par là le projet de Durkheim
d’étudier la morale de façon scientifique, projet détaillé dès la première préface de La division
du travail social.
153
Introduction au droit naturel, 1922, repris in Les fondements du droit, précité note 142, p. 97.
« Les droits sont des mesures », Arch. phi. dr., 1935, p. 63 : « Le contrat est la paix du marché, institution des
institutions ; il est le contact par l’argent, langage des prix, mesure légale acquisitive, libératoire ».
155
Introduction au droit naturel, précité note 153, p. 101.
154
58
Le dernier chapitre de cette étude sera pour nous l’occasion de détailler la finalité des
recherches de Lévy : montrer que la question sociale peut être résolue directement à partir de
l’examen du droit positif.
Chapitre2
Le contrat collectif de travail, aboutissement du
caractère social de la norme
Jusqu’à présent, le rattachement intellectuel de Lévy au monde socialiste n’est pas apparu
avec la plus grande clarté. Nous avons pu observer en effet qu’il s’efforçait au moyen du
contrat de donner une formulation de la liberté en société, en passant par une analyse des
croyances à l’œuvre dans le droit. Cette analyse le conduisait à considérer les rapports du
capitalisme moderne comme essentiellement collectifs. Dès lors, le chemin restant à parcourir
pour donner au contrat sa pleine portée sociale est franchi d’un bond. Le rôle du contrat dans
le régime des valeurs est, nous l’avons vu, de premier ordre : il ne présente plus guère de
similitudes avec le contrat individualiste que connaît alors la doctrine classique, son
rayonnement extérieur étant maximal. Pourtant, s’il ne s’agit plus d’un contrat individualiste,
on peut encore le qualifier de contrat individuel. La pleine expression du caractère collectif du
contrat nous semble correspondre dans la pensée de Lévy à la formalisation d’un véritable
contrat collectif. Même si le professeur de Lyon emploie parfois l’expression de contrat
collectif à propos des conventions passées par les décideurs du capitalisme, c’est
essentiellement dans le domaine des relations ouvrières que nous trouverons la matière pour
penser le contrat collectif. Remarquons encore que Lévy s’intéresse essentiellement aux
travailleurs, mais s’attache également au sort des consommateurs. Pour notre part, nous ne
ferons état que des réflexions consacrées aux rapports de travail, dans la mesure où elles sont
présentées par Lévy lui-même comme de première importance.
L’étude des caractères collectifs présents au sein des contrats du capitalisme était toutefois
cruciale : elle va nous permettre de montrer le caractère inéluctable du contrat collectif de
travail, selon un mécanisme s’apparentant au matérialisme dialectique (section 1). L’accent
mis sur l’émergence du contrat collectif dans le monde du travail autorisera un rapprochement
59
de la doctrine de Lévy avec un débat qui lui est contemporain, portant sur la convention
collective (section 2).
Section1
Le caractère inéluctable du contrat collectif
Le passage du régime des valeurs capitalistes à l’ère du contrat collectif est le résultat d’une
action concertée de la part de ceux qui restent tenus à l’écart de la libération par le contrat
entrevue précédemment (I). Cette action concertée permet l’émergence organisée d’une
conscience collective qui soit l’expression plus précise des diverses croyances à l’œuvre dans
la société (II).
.I L’apparition du contrat collectif de travail
Les rapports de travail se présentent, après la fin du système corporatiste d’Ancien Régime,
sous la forme d’un contrat passé entre l’employeur et l’employé. Le Code civil en fait une
variété de louage, au même titre que la location des choses. Le travail présente cependant des
particularités notables, qui en font une activité dominée (A). La discrimination économique
entre les biens et la sueur sera levée après la grève (B).
.A Les données de base du travail : une marchandise
Les lignes qui vont suivre ne sont qu’une reformulation des développements sur les rapports
contractuels et la valeur. Il ne faut pourtant pas s’en formaliser : c’est la méthode employée
par Lévy lui-même. Aux yeux des observateurs, comme aux siens d’ailleurs, ses écrits
consistent en une variation sur les mêmes idées. Il s’agit ici pour l’auteur de confronter les
évolutions de la pratique de son temps avec les principes juridiques que la doctrine veut
appliquer aux relations de travail.
Jusqu’au XXème siècle, le travail n’est régi que par un unique156 article du Code civil, l’article
1780, réglementant le contrat de « louage d’ouvrage et d’industrie », forme particulière du
156
Unique depuis la suppression en 1868 de l’inique article 1781, qui disposait que la preuve du non-paiement
des salaires devait être rapportée par l’ouvrier, le patron étant cru sur parole.
60
contrat de louage. Dans la logique du Code, cela signifie que l’ancêtre du contrat de travail est
soumis pour le reste au droit commun des contrats d’une part, et au droit du contrat de louage
de choses, d’autre part. Ainsi, les principes relatifs à la liberté contractuelle vont s’appliquer :
patron et ouvrier seront considérés comme individus contractant librement. Le droit formel
des contrats refuse de prendre en compte l’inégalité de puissance économique qui existe entre
les deux parties : il paraît normal de rendre obligatoire en justice des clauses mettant
l’employé à la merci de l’employeur, dans la mesure où le contrat a été « librement » consenti.
Ces observations relatives au principe de la liberté contractuelle sont connues, nous les avons
déjà évoquées. Mais l’application du modèle contractuel aux relations de travail porte une
autre série de conséquences. Le contrat est dit synallagmatique quand il consiste en un
échange réciproque de biens ou services ; dans le contrat de louage d’ouvrage le travail est la
contrepartie du paiement du salaire. Ainsi que l’écrit M. Alain Supiot, la qualification
contractuelle « conduit à considérer le travail comme un bien, relevant du droit du
patrimoine157 ». Le salarié est en quelque sorte propriétaire de sa force de travail, qu’il loue à
l’employeur. Le travail est considéré comme une marchandise, alors précisément qu’il est,
comme le montre M. Supiot, une émanation de la personnalité même de l’employé. L’objet du
contrat de travail est donc le corps, et le travail est effectivement une contrainte avant tout
physique158.
Pour Lévy, il faut comprendre que c’est le corps de l’ouvrier qui fait la garantie du patron. Il
est obligé sur sa propre personne, comme l’était l’infortuné débiteur de l’ancien droit, menacé
d’être démembré par ses créanciers en cas d’inexécution. Apparaît donc la différence entre le
travail et les autres richesses envisagées par le droit. Le régime d’obligation relatif aux
contrats du capitalisme conduit à n’envisager ceux-ci que sous la forme de la valeur qui
transite, tandis que le travail reste une marchandise, chose non-fongible, et tenue en dehors du
circuit des valeurs. Certes, la marchandise qu’est le travail s’échange contre de l’argent, mais
elle n’est pas de l’argent ; tandis que les valeurs, par exemple les titres, sont semblables à de
l’argent en ce qu’elles peuvent directement circuler159. La force de travail est pourtant la
source de la richesse, puisqu’elle transforme la nature et produit la valeur ajoutée. Mais une
fois le salaire payé, vient « le tour du crédit. Ce crédit, c’est du travail escompté160 ». La
157
A. SUPIOT, Critique du droit du travail, précité note 21, p. 50.
op. cit., pp. 51 et suivantes, qui montre les règles de droit du travail envisageant le corps du salarié.
159
« La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 415.
160
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 259, souligné par l’auteur.
158
61
conséquence pratique en est que l’ouvrier, pris isolément, n’a aucune puissance de
négociation : son salaire tend vers un minimum nécessaire à sa survie, au maintien de sa force
de production, gage de l’employeur. La démonstration de Lévy tendra donc à rééquilibrer les
forces de part et d’autre.
.A Le rôle primordial de la grève
A partir de ce point, l’argumentation de Lévy cesse d’être purement démonstrative, pour
devenir plus prospective. Faut-il parler de revendication ou simplement d’anticipation ? Le
passage au contrat collectif de travail semble en effet le résultat de peu de choses : la
survenance d’une grève. Le contrat collectif est « le traité qui la termine161 ».
A cette époque, un débat agite la doctrine juridique : il s’agit de savoir si la grève suspend ou
rompt le contrat individuel de travail162. Lévy choisit de se placer d’emblée en dehors des
termes de ce débat : pour lui, « la grève crée une situation nouvelle163 ». Cette situation
nouvelle consiste dans la violation des contrats individuels, non-respect qui est le fait de
l’ensemble des ouvriers. En principe, la rupture injustifiée d’un contrat entraîne pour le
responsable le paiement de dommages et intérêts (Lévy remarque d’ailleurs que la suspension
injustifiée du contrat met également en jeu la responsabilité contractuelle, renvoyant dos à dos
les tenants de l’une et l’autre thèse164). Cependant, cette responsabilité ne peut pas être
recherchée si la rupture du contrat était pour son auteur la conséquence d’un cas de force
majeure. En cela réside la situation nouvelle : la grève doit être concertée et votée par la
majorité des ouvriers, afin que ceux-ci, dans la mise en cause de leur responsabilité
individuelle, puissent s’abriter derrière la décision collective, qui constitue le cas de force
majeure165.
De cette action concertée, naît pour ainsi dire automatiquement le contrat collectif. La grève a
fait émerger le caractère collectif des relations de travail grâce à l’action concertée. Le conflit,
ne pouvant être résolu au plan individuel par la recherche de la responsabilité contractuelle,
trouvera son issue par la signature d’une « charte collective ». La sanction du non-respect du
161
op. cit., p. 289.
Sur ce débat, à travers les commentaires doctrinaux de la jurisprudence : P.-Y. VERKINDT (dir.),
L’émancipation du droit social, texte de la conférence des étudiants du DEA Droit des contrats, Université de
Lille 2, 2003.
163
« La grève et le contrat », Rev. socialiste, 1911, p. 126.
164
ibid.
165
ibid.
162
62
contrat individuel change alors de physionomie. Si dans un premier temps, Lévy a pu décrire
l’Etat comme disposant du monopole de la sanction légitime, à présent la sanction repose
avant tout sur l’arbitrage. Un événement est d’ailleurs vécu comme significatif par le
professeur : l’intervention de M. Ballot-Baupré, alors premier président de la Cour de
cassation, dans le dénouement d’une grève de mineurs, non comme juge, mais comme
arbitre166. L’intervention de l’arbitre signifie que la solution n’est pas donnée en référence à la
situation ancienne : les droits acquis sont remis en question, au profit de la situation nouvelle.
La grève, l’affrontement réel entre capital et travail, permet à ce dernier de conquérir de
nouveaux droits, en principe maintenus hors de portée en raison de la mission conservatrice
(au sens premier) du juge167. Le contrat, tout comme l’arbitrage, sont ainsi la prise en compte
du nouvel état de solidarité propre au monde ouvrier.
.II L’expression de la conscience commune par le contrat collectif
La passation du contrat collectif permet de mettre fin à une situation que l’on peut comprendre
comme anormale, « morbide » dirait Durkheim : l’exclusion du travail du processus
d’émancipation contractuelle. Lévy s’attache donc à décrire les conséquences de l’entrée du
travail sur la scène de la valeur (A), pour parvenir à une vision prophétique dans laquelle la
créance du travail absorbera celle du capital (B).
.A L’entrée du travail dans la valeur
Nous avions rapporté plus haut (seconde partie, chapitre 1) les évolutions du régime de
l’obligation, conduisant à un détachement progressif entre la personne et son patrimoine, puis
entre le patrimoine et la valeur. Pourtant, cette évolution n’est pas parvenue à son terme en ce
qui concerne le travail. C’est dans cette optique qu’intervient le contrat collectif de travail. Il
s’agit avant tout pour le contrat collectif de remplacer les contrats individuels, et de permettre
ainsi aux ouvriers qui les passaient de se libérer de l’emprise physique qui pesait sur eux ;
emprise qui se traduisait par la nécessité de gagner de l’argent pour subvenir aux besoins
essentiels. Pour que le contrat collectif puisse tenir ce rôle, il faut qu’il concerne tous les
ouvriers d’une profession, non seulement les personnes physiques signataires, ou les membres
166
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25.
Il faut d’ailleurs noter une parenté entre ce rôle du juge et le droit restitutif défini par Durkheim comme
représentatif de la solidarité organique.
167
63
de la personne morale partie au contrat. Faute de quoi, il serait toujours possible à l’employeur
d’employer des ouvriers non concernés par l’accord, contournant ainsi l’applicabilité de celuici168.
Cette libération de l’emprise du contrat individuel fait que les ouvriers ne sont plus tenus sur
leur corps, ni même sur rien puisque les relations contractuelles entre ouvriers et patrons
disparaissent. Seul l’organe collectif ayant passé l’accord est obligé. Lévy montre d’ailleurs
qu’il faut employer les armes du capitalisme, en instituant des syndicats dénués de patrimoine
destinés à passer les contrats collectifs. De la sorte, le gage de la confiance de l’employeur
signant le contrat est réduit à néant. Le capital ne dispose plus alors d’aucune arme de
contrainte juridique à l’encontre du travail169. Le terrain est donc libre pour de réelles
négociations. Face au travail qui, collectivement, est offert170, le syndicat doit pouvoir
négocier des tarifs de travail tendant vers un maximum, correspondant à la part de chacun
dans la production171.
Dès lors, le travail change de statut : de marchandise, il devient une valeur. Il n’est plus ce qui
est proposé individuellement par les ouvriers, mais ce pour quoi le syndicat négocie. Le travail
appartient à toute la collectivité des travailleurs. Lévy explique que le syndicat qui représente
la profession n’en est que l’expression temporaire, destinée à permettre la signature du contrat
collectif172. La propriété de la force de travail, transférée des individus au syndicat, disparaît
au moment où celui-ci la reçoit. Comme dans l’économie capitaliste, la propriété s’efface au
profit de la valeur, car l’influence est maximale. L’activité de chacun retentit sur l’activité de
tous, alors que sombre le principe exprimé par l’adage Res inter alios acta.
C’est d’ailleurs ici que réside l’essentiel : la valeur se présente sous la forme d’une créance
contre le capital. Cette créance, étant soumise à l’influence, est (selon un schéma que nous
connaissons déjà) dépendante de la croyance collective, elle en est le reflet. C’est ce qui
permet à Lévy d’écrire : « la collectivité ouvrière croit en elle-même, elle crée sa vérité
pratique173 ». Le « travail-capital174 » est donc une émanation directe des croyances à l’œuvre
168
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 289.
op. cit. p. 291.
170
ibid.
171
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 18.
172
op. cit. p. 292.
173
op. cit. p. 293, souligné par l’auteur.
174
« La transition du droit à la valeur », précité note 80, p. 415.
169
64
dans la collectivité ouvrière. Rejoignant en cela Marx, tout en s’en défendant175, Lévy
considère que la collectivité ouvrière doit prendre conscience d’elle-même afin de pouvoir
faire valoir ses croyances face à celles du capitalisme. En l’occurrence, la prise de conscience
a lieu par la passation du contrat collectif, qui présente le caractère d’un puissant vecteur
d’émancipation populaire. Pourtant, Lévy semble estimer que le rééquilibrage des croyances
n’est pas suffisant, puisqu’il montre ensuite que la créance du travail contre le capital en
viendra nécessairement à absorber ce dernier.
.AL’absorption de la créance capitaliste par la créance ouvrière
Après la signature du contrat collectif, la créance du travail se retrouve face à celle du capital.
Comme dans tout contrat individuel, la créance de l’une des parties est le gage de l’autre
partie. De quoi sont composées ces créances ? Nous avons vu que l’avènement de la valeur
avait transformé les possessions des capitalistes en argent. Cet équivalent est le patrimoine des
sociétés capitalistes, et constitue donc le gage de la collectivité des ouvriers, « représentée » au
contrat par le syndicat. De l’autre côté, la créance du prolétariat est constituée par la force de
travail, administrée et organisée. Mais comment, en cas de violation des obligations
contractuelles de la part de la collectivité ouvrière, organiser la sanction ? Lévy remarque en
effet que le travail est insaisissable176 ; d’autre part, le syndicat signataire doit bien avoir pris
soin de ne rien posséder, afin de ne pas l’offrir en gage à l’employeur (ce qui donne au juriste
de Lyon l’occasion de préciser qu’il faudra créer deux sortes de syndicats, les syndicats de
contrat dépourvus de patrimoine, et les syndicats de mutualisation des risques, ayant un
capital). En pareille situation, le contrat est déséquilibré en faveur du travail. Le prolétariat
détient l’actif, tandis que le capital représente le passif. L’expropriation du capital par le
travail est alors toute naturelle : les obligations étant envisagées uniquement sous l’angle de la
confiance en raison de la disparition des possessions matérielles, le déplacement de la
confiance dû au déséquilibre contractuel suffira à exproprier les capitalistes.
Cette argumentation, qui nous semble plus relever de la revendication que de l’observation,
permet à Lévy de retrouver l’adéquation entre croyances collectives d’une part, et droit positif
d’autre part. Il observe que la valeur est créée en premier lieu par le travail. Le capital qui en
résulte n’en est qu’une émanation, une représentation. Le pouvoir d’achat n’est qu’une
175
Ainsi qualifie-t-il ce dernier de « vulgarisateur génial d’idées qui ne sont pas vulgaires » (L’affirmation du
droit collectif, p. 13). Etrange compliment…
176
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 293.
65
« puissance artificielle de consommation177 », ce qui éclaire une expression que nous avions
précédemment relevée : l’argent est l’idole de notre foi économique. En réalité, la confiance
réside avant tout dans l’activité productive, c’est-à-dire le travail organisé ; l’argent, pour être
productif, doit y retourner. Cela signifie la fin du droit acquis, de la propriété privée (du moins
sous la forme que la doctrine classique lui attribue), afin que les droits de chacun ne se jugent
plus sous l’angle du passé (c’est-à-dire des possessions) mais sous celui de l’avenir (la
créance, croyance).
Le retour de la croyance dans le giron du travail correspond à la revendication socialiste
initiale, selon laquelle c’est le travail qui légitime la propriété. C’est en cela que la doctrine de
Lévy peut être qualifiée de socialiste, ce que l’auteur revendique d’ailleurs178. Ce qu’il faut
surtout souligner, c’est que ce retour au socialisme ne se fait pas sur le mode du coup de force,
de la confrontation violente, mais de la négociation. La voie du contrat est la voie royale vers
la socialisation du droit. De ce choix, peut-on retenir une mise en avant de la liberté
individuelle, comme nous en avions initialement formulé l’hypothèse ? La réponse n’est pas
univoque. Selon Lévy, le contrat collectif est avant tout un contrat de liberté, un « contrat qui
délie179 ». Pourtant, face à la disparition des contrats individuels, on reste perplexe quant à
l’idéal de liberté. Les rapports entretenus par les ouvriers avec le syndicat ne sont plus ceux du
droit individualiste, garantis par des stipulations individuelles, mais deviennent une fonction
de l’ouvrier. Ce rapport statutaire, de l’aveu même de Lévy, est essentiellement précaire et
révocable par le syndicat : « L’ouvrier n’a pas un droit au travail ; l’organisation
professionnelle par sa puissance lui permettra de s’embaucher comme elle le fera exclure180 ».
Dans ces conditions, la mise en avant d’idées libérales, au sens politique du terme, nous paraît
plus sujette à conditions.
La confrontation des théories de Lévy avec les débats doctrinaux et jurisprudentiels de son
temps sur la convention collective nous éclairera peut-être sur le sens à donner à ce retrait de
l’individu de la scène juridique.
177
« La personne et le patrimoine », précité note 138, p. 549.
L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25 : « L’idée révolutionnaire […] suppose une action
collective, une manifestation de conscience collective et elle aboutit à une violation des droits acquis. »
179
« Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », précité note 119, p. 41.
180
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 293.
178
66
Section2
Lévy et le débat sur la convention collective
Les analyses proposées par Lévy du contrat collectif correspondent à un moment réel de
création d’une catégorie juridique nouvelle, la convention collective. Il y a donc tout lieu de
penser que les théories que nous nous sommes efforcé d’exposer plus haut rencontrent un
problème largement débattu sur la scène juridique. Pour essayer d’établir une confrontation
entre les écrits de Lévy et une problématique qui leur est contemporaine, nous avons recoupé
les principaux éléments du contrat collectif tel que présenté par le juriste de Lyon avec les
différents axes de lecture du débat sur la convention collective. Ces axes sont repris de ceux
qu’a établi Claude Didry dans sa thèse intitulée Naissance de la convention collective181. La
comparaison nous permet d’inscrire la pensée de Lévy sur l’échiquier des positions occupées
dans le débat (I), mais pour partie seulement : reste une part irréductible d’originalité (II).
.I L’inscription de Lévy dans le débat de son temps
La grille de compréhension des débats sur la convention collective employée par M. Didry, en
référence à l’analyse de Max Weber182, présente deux axes (voir annexe) : un axe « rationnelirrationnel » (A), et un axe « matériel-formel » (B), conduisant à mettre en évidence une
« pluralité des mondes possibles du droit183 ». Nous allons tenter de placer les idées de Lévy
quant au contrat collectif sur chacun de ces axes.
.A La dimension irrationnelle du contrat collectif
Retraçant la pensée de Weber, M. Didry dégage une première façon de comprendre les points
de vue sur la convention collective à travers un axe « rationnel-irrationnel ». Eclairons
brièvement le contenu de celui-ci. Le pôle rationnel est représenté par le monde du droit des
professeurs184. Ceux-ci détiennent en principe le monopole de la représentation systématique
du droit185, représentation qui consiste à envisager le droit comme un ensemble hiérarchisé de
règles. Au sommet de la hiérarchie sont les règles à portée générale, et leur organisation
logique doit permettre de dégager les solutions particulières au moyen de l’application des
181
Paris, Editions de l’EHESS, 2002.
M. WEBER, Sociologie du droit(1960), Paris, PUF, 1986.
183
C. DIDRY, Naissance de la convention collective, précité note 181, p. 37.
184
op. cit. p. 40.
185
Pour plus de précisions sur ce monopole, P. JESTAZ et C. JAMIN, « L’entité doctrinale française », Recueil
Dalloz, 1997, chronique p. 167.
182
67
règles générales. La forme de raisonnement que cette vision du monde autorise est le
syllogisme, forme argumentative mobilisée à l’occasion du règlement d’un litige particulier.
La majeure est constituée par la règle à valeur générale, la mineure par les faits de l’espèce et
la conclusion par la solution retenue.
A l’opposé de l’axe se trouve la conception irrationnelle du droit, incarnée entre autres par la
justice de qadi rencontrée par Weber dans la civilisation islamique186. Cette conception est
celle d’une justice charismatique, perçue comme telle parce que rendue par une autorité
légitime. L’autorité qui s’attache au jugement ne tient donc pas dans sa motivation, très
succincte : ce jugement repose avant tout sur des considérations de fait, liées aux
circonstances. On retrouve cette conception, toujours selon Weber, dans les juridictions
composées de magistrats non-professionnels : jurys d’Assises, Conseils de prud’hommes,
mais aussi juges de paix, chargés en France par la loi de 1892 sur la conciliation et l’arbitrage
de concilier employés et patrons à l’occasion d’une grève.
Dans les débats sur la convention collective, et notamment les débats soutenus à la Société
d’études législatives187, la position irrationnelle se présente comme une tentative de
formalisation de règles dégagées de la pratique. Plus précisément, un tel registre
d’argumentation repose sur le pouvoir donné à des groupements (comme les comités de
grève) pour transiger lors d’un conflit collectif. La convention collective serait alors le résultat
de cet arbitrage. Cet ordre de positions est tenu à la Société d’études législatives par Camille
Perreau, juriste et économiste républicain. Par certains aspects, la pensée de Lévy se rattache à
l’irrationalité : faisant fi du caractère organisé d’un système juridique, il explique que le
contrat collectif doit émerger lors d’une grève, reflétant ainsi l’état des rapports de force au
sein d’une communauté de travail. La grève, en ce qu’elle consiste en une violation des droits
acquis, permettra à l’arbitrage d’avoir lieu, établissant une solution en regard des faits de
l’espèce et non des règles fixes de droit188. De la sorte, le caractère stable du droit est sacrifié
au profit de sa propension à exprimer des « croyances vivantes et mobiles189 ».
186
C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 45.
op. cit. p. 141 : la S.E.L. était une société savante, composée de magistrats, praticiens et professeurs – ces
derniers ayant d’ailleurs la haute main sur les débats – réunie à l’occasion du centenaire du Code civil. Il
s’agissait de débattre de l’opportunité de réformer un droit civil formalisé un siècle auparavant.
188
E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 25.
189
Selon l’expression d’ A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société, Paris, PUF, 1975, p. 161.
187
68
La présence d’une dimension irrationnelle dans le contrat collectif défendu par Lévy semble
recouper partiellement le rejet du formalisme.
.A Le rejet de la dimension formelle du droit des contrats
La référence à Weber permet encore à M. Didry de dégager un second axe de lecture du débat
sur la convention collective. Le pôle formaliste de cet axe « formalisme-matérialisme », qui
trouve son expression dans la justice formelle190, repose avant tout sur une vision volontariste
de la justice. Nous retrouvons ici l’individualisme juridique tel que nous l’avons déjà
rencontré au cours de nos développements. En somme, et réduisant en cela l’opposition qui
peut exister entre formalisme et consensualisme, cette conception postule que le consentement
donné à un engagement contractuel suffit à le rendre juste, l’individu étant le meilleur juge de
ses intérêts. Cette tendance se trouve incarnée dans les débats à la Société d’études législatives
par le libéral Clément Colson, ingénieur et conseiller d’Etat, qui préside la Société en 1908.
Ses interventions font apparaître un grand attachement à l’expression de la volonté des parties
à la convention collective. Il souligne que ces conventions sont uniquement consenties par les
patrons en raison de l’acte de violence que constitue la grève191. Pour éviter que des individus
ne se retrouvent liés par un contrat auquel ils n’auraient pas donné leur consentement, Colson
prescrit l’adoption d’un délai de réflexion de 14 jours après la signature de la convention,
permettant aux ouvriers de la dénoncer en démissionnant du syndicat.
Tout au contraire, la dimension matérielle du droit consiste à voir celui-ci comme un
instrument permettant d’assurer le développement de valeurs extra-juridiques, d’ordre éthique,
politique ou religieux. Assez peu nombreux à la fin du XIXème siècle étaient les adversaires
du positivisme juridique, et les catholiques sociaux en faisaient partie. Partant d’une vision
chrétienne de la dignité absolue de la personne humaine, ceux-ci étaient conduits à voir dans
le droit la nécessaire expression de la justice sociale. A la Société d’études législatives, le plus
efficace défenseur d’une vision matérielle du droit était, selon M. Didry192, Raoul Jay,
professeur de droit et catholique social. Celui-ci considère, au moyen d’une analyse de la
jurisprudence, que le contrat collectif existe déjà dans les faits. Imposer, dans le projet de loi
de la Société d’études législatives, le recours au mandat, serait un retour en arrière. Il faut au
contraire tendre vers l’adoption grâce au contrat collectif d’une réglementation propre à
190
C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 49.
op. cit. p. 155.
192
op. cit. p. 150.
191
69
l’ensemble de la profession, en quelque sorte la loi de l’entreprise. Juridiquement, cette idée
est exprimée par la stipulation pour autrui : point n’est besoin du consentement des ouvriers
pour que le syndicat contracte pour eux des avantages sociaux.
Jay comme Lévy emploient le terme « contrat », en lieu et place de la convention, marquant
ainsi l’importance donnée au contrat collectif constituant un véritable contrat plutôt qu’une
forme abâtardie que serait la convention. Hormis cette similitude de vocabulaire, force est de
reconnaître que la doctrine de Lévy quant au contrat collectif peut être comprise comme
l’expression d’un matérialisme juridique certain. Le professeur de Lyon admet que le contrat
collectif peut s’exprimer juridiquement au moyen de la stipulation pour autrui. Dépassant
même ce qui se présente au sein de la Société d’études législatives comme la forme suprême
du matérialisme, Lévy propose de rattacher le contrat collectif à l’idée allemande de
règlement, vis-à-vis duquel le ralliement des ouvriers est une adhésion193. Bien plus, le
matérialisme de Lévy s’exprime à travers son rejet complet du droit commun des contrats :
selon lui, le contrat collectif n’a d’intérêt que s’il consacre la disparition des engagements
individuels, transformant ainsi le travail en l’exercice d’une fonction statutairement définie.
Cette « fonctionnarisation » du travail a pour conséquence la disparition de tout lien entre le
travailleur et le patron, au profit d’un lien contractuel entre profession organisée (incarnée
temporairement par le syndicat) et employeur d’une part, et d’un rapport statutaire et
révocable entre ouvrier et syndicat d’autre part194.
En fin de compte, c’est une position intermédiaire qui se verra consacrée par la loi du 25 mars
1919. Le rapport sur la convention collective, présenté en 1912 au Parlement à la suite des
travaux de la Société d’études législatives et de l’Association pour la protection légale des
travailleurs, est établi par le socialiste Arthur Groussier195. Celui-ci retient le système du délai
de réflexion (réduit à huit jours), ainsi que celui du mandat spécial que les ouvriers doivent
confier au syndicat chargé des négociations. Ces deux dispositions vont clairement dans le
sens de l’importance attachée au consentement donné par les individus, marquant ainsi
l’ancrage libéral du projet de loi. Enfin, malgré l’interruption causée par la première guerre
mondiale, c’est peu ou prou le projet Groussier qui est adopté en 1919196, bien loin des
conceptions de Lévy.
193
« Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », précité note 119, pp. 41-42.
ibid.
195
C. DIDRY, Naissance…, précité note 181, p. 187.
196
op. cit. p. 217.
194
70
La mise en avant des dimensions irrationnelle et matérielle présentes dans la doctrine de Lévy
permettent de situer celui-ci sur l’échiquier du débat sur la convention collective. En croisant
ces deux aspects, on place Lévy aux environs de la médiane du quadrant inférieur gauche
(voir annexe 4), à côté du catholicisme social de Jay. Pourtant, il nous semble que confiner
Lévy dans cette position est réduire l’hétérodoxie de sa démarche. Cette dernière nous
apparaît comme représentative de la singularité de sa pensée quant au contrat.
.II L’irréductible originalité de la situation de Lévy
Emmanuel Lévy nous paraît offrir une vision inédite de la question du contrat collectif,
profondément anti-conformiste car reposant sur le thème développé tout au long de cette
étude : les droits sont des croyances (A). Ce caractère singulier est peut-être une explication
possible à la position très à l’écart occupée par Lévy dans la doctrine de son temps (B).
.A Une voie d’entrée inédite vers la question sociale
Nous avons pu remarquer que le registre le plus favorable à la convention collective,
produisant un effet obligatoire de portée maximale, résultait d’un croisement entre le pôle
irrationnel et le pôle matériel. Qu’il s’agisse de Jay ou de Perreau, tous deux au cours des
débats de la Société d’études législatives fondent la pertinence de leur discours avant tout sur
la nécessité de permettre au monde ouvrier de se doter d’une réglementation propre. La voie
d’entrée qu’ils choisissent se situe donc en dehors du droit civil, et a fortiori du droit des
contrats. Très étonnamment, le chemin d’accès qu’emploie Lévy pour parvenir au contrat
collectif, c’est-à-dire au cœur de la question sociale, n’est pas directement celui du droit
social197 mais bien celui du droit des contrats.
Retraçons brièvement le parcours argumentatif que nous avons suivi. Nous avons d’abord
constaté que Lévy partait de la question du droit de propriété, ce qui lui permettait d’accéder
au problème plus général des droits subjectifs et de leur transmission. L’étude de la
transmission nous avait alors conduit directement au contrat individuel, en ce qu’il était une
expression des croyances collectives à l’œuvre dans la société. De la dimension sociale de
197
Au sens que lui donne G. GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, Paris, Vrin, 1931 : le droit
social est celui que portent en eux les acteurs sociaux non-étatiques.
71
toute activité contractuelle individuelle, nous étions amené à l’examen de la formation des
croyances par le contrat, au moyen de la notion de valeur. Ceci était alors l’occasion de
parvenir au contrat collectif, comme expression directe et non-déformée des croyances
sociales. C’est donc par une étude du contrat individuel que la théorie du contrat collectif chez
Lévy prend forme. Le contrat individuel, en ce qu’il est l’expression des croyances, n’est
qu’une émanation de celles-ci. La notion de confiance légitime est au fondement de sa force
obligatoire certes, mais est également l’idée générale dont chaque contrat particulier est
l’incarnation matérielle. En conséquence, le chemin restant à parcourir pour parvenir au
contrat collectif, loi de la profession, est franchi d’un trait de plume : de l’aveu même de
Lévy, il n’y a pas de réelle rupture dans sa pensée entre le contrat individuel et le contrat
collectif. Il n’y a qu’une différence d’intensité, non pas de nature198.
Au fond, cette continuité entre les différents domaines du droit repose sur l’intuition
fondamentale de Lévy, autour de laquelle toute sa pensée gravite : le droit, en tant que
construction logique, n’est qu’une croyance causée par un rite, le rite de l’activité humaine. Ce
caractère nettement iconoclaste permet peut-être d’expliquer le faible impact de la théorie du
contrat collectif défendue par le professeur lyonnais.
.A Lévy face à la doctrine de son temps
La deuxième moitié du XIXème siècle voit l’organisation progressive d’un groupe d’auteurs
juridiques spécialisés dans l’explication du droit, à partir de la référence au Code civil. Sous
couvert d’interprétation, il s’agit pour ces auteurs de légitimer leur pouvoir de systématisation
d’un corps de règles qui ne présente pas de caractère systématique199. Cette organisation, pour
MM. Jestaz et Jamin, prend la forme d’une « entité doctrinale200 », qui, ayant conscience
d’elle-même, dispose du pouvoir d’accueillir ou non de nouveaux membres en son sein. Cet
accueil se fait bien entendu sur la foi d’une appartenance commune.
Peut-on considérer que Lévy faisait partie de la doctrine, du moins telle que nous avons pu
l’entrevoir à travers les débats de la Société d’études législatives ? La réponse est
particulièrement problématique. En effet, Emmanuel Lévy dispose du statut social nécessaire
198
« Le droit repose sur des croyances », précité note 57, p. 291 : une fois la grève survenue, le contrat collectif
« formel » remplace le contrat collectif « tacite ».
199
Pour de plus amples développements, voy. N. HAKIM, L’autorité de la doctrine civiliste au dix-neuvième
siècle, thèse Bordeaux, publ. LGDJ, 2002.
200
P. JESTAZ et C. JAMIN, « L’entité doctrinale française », article précité note 185.
72
à l’entrée dans l’entité : professeur agrégé dans la prestigieuse Université de Lyon, il publie de
nombreux articles dans des revues de renommée certaine : Revue de droit civil, Questions
pratiques de législation ouvrière (fondée et dirigée par Paul Pic, également professeur à Lyon),
ou encore Revue critique de législation et de jurisprudence. Il est également repris par d’autres
auteurs dont l’appartenance à l’entité ne fait aucun doute : Paul Pic, Georges Ripert,
Emmanuel Gounot, Edouard Lambert… Lévy fait pourtant l’objet d’une mise à l’écart
récurrente, comme en atteste sa correspondance avec le gendre de Durkheim, Marcel
Mauss201. Certes, le ton de plus en plus pathétique de ces lettres laisse supposer qu’elles
contiennent une part d’exagération, mais il n’en reste pas moins que l’ostracisme qu’a subi
Lévy pour son accès à la faculté de droit de Paris est bien réel. Par quoi cette exclusion a-t-elle
été motivée ?
De nombreux articles de Lévy ont été publiés dans des revues politiques, et non juridiques (la
Revue socialiste de Benoît Malon et le Mouvement socialiste essentiellement). Il s’agissait
pourtant d’articles ayant le droit pour sujet. Le fort ancrage à gauche de ces revues, dans un
milieu juridique traditionnellement attaché à la neutralité politique de son analyse, peut donc
être une première explication. L’activité politique qu’a eu Lévy, en tant que conseiller
municipal puis premier adjoint au maire de Lyon Edouard Herriot, de 1912 à 1929, engagé
dans le socialisme, en constitue une deuxième. Mais au-delà, l’ambiguïté du statut de notre
auteur permet peut-être d’expliquer sa disgrâce. Il nous semble difficile en effet de rattacher
avec certitude le discours de Lévy à un unique niveau d’argumentation. Sa formation juridique
en fait un penseur à l’aise dans les constructions doctrinales, et peut permettre de le qualifier
de « dogmaticien », au sens retenu par MM. Jestaz et Jamin (bien qu’il se soit refusé lui-même
à la construction d’un système global, ses analyses tiennent de la reformulation propre au
travail doctrinal). Par ailleurs, son analyse des croyances et des institutions, en-dehors de toute
dogmatique, le rapproche des sciences sociales. Enfin, l’effort en direction d’une
« justification juridique, logique, du socialisme202 » le place au cœur du discours politique sur
les valeurs. Cette constante ambivalence du discours, relevée notamment par Mauss203, est à
notre sens la meilleure explication à la mise à l’écart de Lévy de l’entité doctrinale de son
temps.
201
Correspondance reproduite dans J. JEON, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy », précité note 31.
E. LEVY, L’affirmation du droit collectif, précité note 12, p. 12.
203
Le titre de son article sur Lévy, repris dans Ecrits politiques, Paris, Fayard, 1997, p. 729, est « Emmanuel
Lévy, juriste, socialiste et sociologue ».
202
73
CONCLUSION
Au terme de cette étude, nous sommes en mesure de répondre à la question initiale : comment
le contrat, institution individualiste s’il en est, peut-il être compris dans un sens socialiste ? Il
semble que l’expression la plus complète du socialisme juridique, du moins tel que proposé
par Lévy, repose dans le contrat collectif. C’est au moyen de cet instrument que la question
sociale, à laquelle le socialisme a précisément vocation à apporter une réponse, peut être
résolue. La liberté étendue à tous, c’est-à-dire l’émancipation des masses dominées, doit être
conquise au moyen du contrat. On ne peut qu’être interpellé par l’originalité de la voie
d’entrée vers la question sociale choisie par Lévy. Contrairement au marxisme orthodoxe, le
socialisme juridique, par le biais de l’institution qu’est le contrat, parvient à l’émancipation au
moyen d’une voie non-révolutionnaire. Il apparaît donc clairement que le socialisme juridique
est un socialisme réformiste.
Mais ce faisant, l’hypothèse de l’assimilation du socialisme juridique au socialisme libéral que
nous avions posée au départ se trouve quelque peu écornée. Le contrat collectif, que l’on a en
effet présenté comme l’aboutissement du caractère social de la norme, ne laisse finalement
qu’une place assez restreinte à la liberté individuelle. De l’aveu même de Lévy, les contrats
individuels doivent disparaître devant le contrat collectif, afin que la responsabilité
individuelle ne puisse plus être recherchée. En ce sens, nous partageons la déception de M.
Didry, qui voit dans la disparition des contrats individuels la suppression de la « garantie
sociale204 » offerte par l’action individuelle en justice. En cela Lévy est avant tout un auteur de
son temps, ses problématiques sont ancrées dans le débat politique propre à une époque.
Commentant le titre de la brochure de Lévy publiée en 1903, L’affirmation du droit collectif,
204
C. DIDRY, « Emmanuel Lévy et le contrat, la sociologie dans le droit des obligations », précité note 26, p. 9.
74
Georges Ripert indique qu’il préférerait « une démonstration à cette affirmation205 ».
Effectivement, un tel discours n’est plus passible d’une démonstration contraire. Lévy
s’éloigne (délibérément) des rivages de la science, pour aborder ceux de l’argumentation
politique. Ceci a pour conséquence de dater sa pensée, l’orientant vers ce que Georges
Gurvitch a désigné par l’expression de « droit social206 ».
Il faut pourtant reconnaître la pertinence de l’analyse du contrat opérée par Lévy, en tant que
représentation des croyances sociales. En cela, cette analyse constitue selon nous un brillant
prolongement à la pensée de Durkheim développée dans La division du travail social. Par
ailleurs, en se limitant aux conclusions que nous avons pu dégager de l’étude du contrat à
l’aune de la notion de valeur, se trouve vérifiée l’hypothèse du socialisme libéral. En faisant
du contrat la source même de la confiance légitime, Lévy a par ce retournement réussi à
concilier une approche sociale du contrat avec la mise en exergue de la liberté individuelle.
Dans cette mesure, le socialisme juridique représente, avec le solidarisme contractuel, défendu
par exemple par Emmanuel Gounot dans sa thèse, une façon alternative de penser le contrat. Il
constitue, aujourd’hui encore, une piste de réflexion enrichissante face aux questions posées
par le pouvoir incontrôlé suscité par les nouvelles formes de domination économique207.
205
G. RIPERT, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », précité note 111, p. 29.
G. GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, précité note 197.
207
Sur lesquelles, A. SUPIOT, « La contractualisation de la société », précité note 23.
206
75
Bibliographie générale
Ouvrages
 A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société, Paris, PUF, 1975
 A.-J. Arnaud, Critique de la raison juridique 1 : où va la sociologie juridique ?,
Paris, LGDJ, 1981
 F. Audren et B. Karsenti (dir.), Actualités d’Emmanuel Lévy, Paris, LGDJ, à paraître
 G. Bourgin et P. Rimbert, Le socialisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1952
 M. Canto-Sperber, Les règles de la liberté, Paris, Plon, 2003
 F. Chazel et J. Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris,
LGDJ, 1991
 R. Cotterrell, Emile Durkheim : law in a moral domain, Edinburgh University Press,
1999
 R. Demogue, Notions fondamentales du droit privé, Paris, Rousseau, 1911, réédition
La mémoire du droit, 2002
 C. Didry, Naissance de la convention collective, Paris, Editions de l’EHESS, 2002
 E. Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1930, réédition
1998
 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1937, réédition
2002
 L. Frobert, A. Tiran, J.-P. Potier (dir.), Economiste en Lyonnais, en Dauphiné et en
Forez, Lyon, Editions de l’Institut des Sciences de l’Homme, 1999
 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, vol. 2, Paris, Sirey, 1927
 G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Paris,
Pédone, 1935
 G. Gurvitch, Sociologie juridique, Paris, Aubier, 1940
 P. Hebey, Alger 1898, la grande vague antijuive, Nil, Paris 1996. Spéc. pp. 96 à 99
76
 C. Herrera (dir.), Les juristes de gauche sous la république de Weimar, Paris, Kimé,
2002
 C. Herrera (dir.), Les juristes face au politique, Paris, Kimé, 2003
 C. Herrera (dir.), Par le droit, au-delà du droit
 G. Lefranc, Le mouvement socialiste sous la troisième République, Payot, Paris 1977
125.480
 E. Lévy, L’affirmation du droit collectif, Société nouvelle de Librairie et d’Edition,
Paris 1903 L3, 42 624.6
 E. Lévy, La vision socialiste du droit, Giard, Paris 1926
 E. Lévy, Les fondements du droit, Alcan, Paris 1933
 M. Mauss, Ecrits politiques, Fayard, Paris 1997. Spéc. pp. 729 à 732
 V. Ranouil, L’autonomie de la volonté, naissance et évolution d’un concept, PUF,
Paris 1980
 M. Rébérioux et G. Candar (dir.), Jaurès et les intellectuels, Paris, Les Editions de
l’Atelier / Les Editions Ouvrières, 1994
 A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 2002
 C. Singer, Vichy, l’université et les Juifs, les silences et la mémoire, Paris, Les Belles
Lettres, 1992
Thèses
 M. I. Barasch, Le socialisme juridique et son influence sur l’évolution du droit civil
en France à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle, Thèse Paris, publ. PUF,
1923
 E. Gounot, Critique du principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, thèse
Dijon, 1912
 E. Lévy, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, Thèse Paris, publ.
Pédone, 1896
 M. Sarraz-Bournet, Une évolution nouvelle du socialisme doctrinal : le socialisme
juridique, Thèse Grenoble, 1911
Usuels
77
 J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique et bibliographique du mouvement
ouvrier français, t. 13 et t. 34
 Roland et Boyer, Adages du droit français, Paris, Litec, 3ème éd. 1992
Articles
 G. Gurvitch, compte-rendu des Fondements du droit, Arch. Phi. Dr. 1933, II, p. 266
 B. Horvath, « Sociologie juridique et théorie processuelle du droit », Arch. Phi. Dr.
1935, I, p. 181
 P. Huvelin, « Magie et droit individuel », Année sociologique 1905-1906 p. 1
 J. Jeon, « Un juriste socialiste oublié : Emmanuel Lévy (1871-1943) », Cahiers Jean
Jaurès, n° 156, 2000 p. 51
 P. Jestaz et C. Jamin, « L’entité doctrinale française », Dalloz 1997, chron. p. 167
 E. Lévy, « Responsabilité et contrat », Rev. Crit. 1899 p. 361
 E. Lévy, « L’exercice du droit collectif », RTD civ. 1903 p. 96
 E. Lévy, « Mouvement socialiste : le socialisme réformiste (à propos du congrès de
Dresde) », Quest. Prat. 1903 p. 370
 E. Lévy, « Le contrat collectif à la bourse et à l’usine », Rev. socialiste 1906 p. 37
 E. Lévy, « A propos de l’article de Paul Boncour », Rev. socialiste 1906 p. 320
 E. Lévy, « Le droit repose sur des croyances », Quest. Prat. 1903 pp. 174, 256, 289
 E. Lévy, « Lettre sur la responsabilité et le risque », RTD civ. 1910 p. 351
 E. Lévy, « La confiance légitime », RTD civ. 1910 p.717
 E. Lévy, « La décadence de la peine (à propos de l’affaire Rochette) », Rev. socialiste
1910 p. 106
 E. Lévy, « Consultation aux ouvriers métallurgistes du Chambon-Feugerolles », Rev.
socialiste 1910 p. 276
 E. Lévy, « Note sur le droit considéré comme science (réponse à Paul Pic) », Quest.
Prat., 1910 p. 276
 E. Lévy, « Le lien juridique », Rev. de métaph. et de morale 1910 p. 823
 E. Lévy, « La transition du droit à la valeur », Rev. de métaph. et de morale 1911 p.
412
 E. Lévy, « La famille et le contrat », Rev. de métaph. et de morale 1911 p. 806
78
 E. Lévy, « Une théorie psychologique du droit dans la doctrine française », RTD civ.
1911 p. 743
 E. Lévy, « La grève et l’entente », Quest. Prat. 1911 p. 19
 E. Lévy, « Coopératives et syndicats », Mouv. Socialiste 1911 p. 152
 E. Lévy, « Capital – Travail », Mouv. Socialiste 1911 p. 377
 E. Lévy, « La grève et le contrat », Rev. socialiste 1911 p. 125
 E. Lévy, « Volonté et arbitrage », Rev. socialiste 1911 p. 238
 E. Lévy, « La personne et le patrimoine », Rev. socialiste 1911 p. 545
 E. Lévy, « L’organisation des consommateurs », Rev. socialiste 1912 p. 277
 E. Lévy, « Sur la constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 428
 E. Lévy, « La constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 453
 E. Lévy, « Le droit du locataire et sa réalité », Mouv. Socialiste 1912, p. 82
 E. Lévy, « Analyse sociale du change », Mouv. Socialiste 1912 p. 164
 E. Lévy, « Les syndicats d’instituteurs et la loi de 1884 », Mouv. Socialiste 1912 p.
350
 E. Lévy, « Les droits sont des croyances », RTD civ. 1924 p. 59
 E. Lévy, « Droit et comptabilité sociale », Quest. Prat. 1925 p. 67
 E. Lévy, « La volonté et le jugement », RTD civ. 1927 p. 353
 E. Lévy, « La justice de la Société des Nations », Rev. crit. 1928 p. 359
 E. Lévy, « Créance (Réponse à M. Georges Ripert) », Rev. Crit. 1928 p. 363
 E. Lévy, « Créance (suite) », Rev. crit. 1929 p. 282
 E. Lévy, « Contrat, personne, cause, état », RTD civ. 1930 p. 67
 E. Lévy, « Définition du mariage », RTD civ. 1930 p.68
 E. Lévy, « Définition du contrat », RTD civ. 1930 p. 274
 E. Lévy, « Les mesures des droits », RTD civ. 1930 p. 702
 E. Lévy, « L’état des créances », Arch. Phi. Dr. 1931, II, p. 399
 E. Lévy, « Droits réels et personnels », Rev. Crit. 1932 p. 395
 E. Lévy, « Les droits sont des mesures », Arch. Phi. Dr. 1933, I, p. 61
 E. Lévy, « Le droit au service de l’action », Arch. Phi. Dr. 1935, I, p. 74
 A. Mater, « Le socialisme juridique », Rev. socialiste 1904 p. 1
 J. Neybour, « Droit et socialisme », Rev. socialiste 1907 p. 336
79
 J. Neybour, « L’idée de Justice et le Socialisme juridique », Rev. socialiste 1909 p.
970
 F. Poli, « La constitution juridique du Parti », Rev. socialiste 1912 p. 65
 F. Poli, « Ebauche d’une constitution juridique du Parti socialiste », Rev. socialiste
1912 p. 237
 P. Ramadier, « De la constitution juridique du Parti au point de vue légal », Rev.
socialiste 1913 p. 238
 F. Rauh, « Le devenir et l’idéal social », Rev. de métaph. et de morale 1904 p. 51
 G. Ripert, « Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy », Rev. Crit. 1928 p. 21
 J.-L. Sourioux, « La croyance légitime », JCP éd. G 1982, I, 3058
 F. Terré, « Sur la sociologie juridique du contrat », Arch. Phi. Dr. 1968, p. 71
 F. Zenati, « Le droit et l’économie au-delà de Marx », Arch. Phi. Dr. 1992, p. 121
Sites internet
 http://gallica.bnf.fr
 http://www.ucaq.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales
Autres
 Nécrologie, Année sociologique 3ème série, t. 1, 1940-1948 p. XIV
80
Annexes
Annexe 1 : L’œuvre de Lévy
Hormis la liste des articles indiqués dans la bibliographie générale, liste que nous souhaitions
exhaustive, le lecteur trouvera ci-dessous les ouvrages publiés par Lévy.
 Preuve par titre du droit de propriété immobilière, thèse Paris, Pédone, 1896
 L’affirmation du droit collectif, Paris, Société nouvelle de librairie et d’éditions, 1903
 Capital et travail, Paris, 1909 (cette brochure a été reprise la même année dans la
revue Questions pratiques sous le titre « Le droit repose sur des croyances »)
 Introduction au droit naturel, Paris, Editions de la Sirène, 1922
 La vision socialiste du droit, Paris, Giard, 1926
 La paix par la justice, Paris, Giard, 1929
 Les fondements du droit, Paris, Alcan, 1939
Nous nous sommes référés à L’introduction au droit naturel et à La paix par la justice dans la
mesure où ils étaient repris dans Les fondements du droit.
Annexe 2 : Corpus de textes utilisés
 Preuve par titre du droit de propriété immobilière, 1896
 « Responsabilité et contrat », 1899
 « L’exercice du droit collectif », 1903
 L’affirmation du droit collectif, 1903
 « Le contrat collectif à la Bourse et à l’Usine », 1906
 « Le droit repose sur des croyances », 1909
 « La confiance légitime », 1910
 « Le lien juridique », 1910
81
 « La transition du droit à la valeur », 1911
 « La grève et l’entente », 1911
 « La grève et le contrat », 1911
 « Volonté et arbitrage », 1911
 « La personne et le patrimoine », 1911
 « Droit et comptabilité sociale », 1925
 La vision socialiste du droit, 1926
 « Définition du contrat », 1930
 « Les droits sont des mesures », 1933
 Les fondements du droit, 1939
D’autres textes de Lévy ont été mis à contribution au cours de nos développements. Etant
donné que ceux-ci nous ont simplement permis d’illustrer notre propos, nous n’avons pas jugé
utile de les intégrer au corpus. Il faut également signaler qu’un texte de Lévy qui aurait
certainement été instructif a échappé à nos recherches : « Le contrat collectif de travail et la
jurisprudence », Quest. prat. 1903, p. 380. Cette référence, signalée par M. Didry dans
Naissance de la convention collective, est malheureusement parvenue trop tard à notre
connaissance pour avoir pu faire l’objet d’une étude.
Annexe 3 : Index des abréviations de noms de revues
 Rev. crit. : Revue critique de législation et de jurisprudence
 RTD civ. : Revue trimestrielle de droit civil
 Arch. phi. dr. : Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique
 Mouv. socialiste : Le Mouvement socialiste
 Rev. socialiste : La Revue socialiste
 Quest. prat. : Questions pratiques de législation ouvrière
 Rev. de métaph. et de morale : Revue de métaphysique et de morale
 JCP éd. G : La Semaine juridique, édition générale
82
Annexe 4 : Tableau des registres d’argumentation sur la convention collective
(d’après C. DIDRY, Naissance de la convention collective)
Rationnel
L’individualisme
(C. Colson)
Matériel
Formel
La justice sociale (R. Jay)
La formalisation des réalités pratiques
Position approximative de Lévy
(C. Perreau)
Irrationnel
83
Remerciements
M. Pierre-Yves Verkindt pour m’avoir permis de réaliser ce travail, pour ses conseils et ses
indications précieuses
MM. Frobert, Herrera et Jeon pour leurs indications bibliographiques
M. Frédéric Antona pour ses relectures attentives
Ma famille et Mlle Aurore Wozniak pour leur soutien
84
Table des matières
Introduction…………………………………………………………………………………….5
PARTIE1 LE CONTRAT, SUPPORT DES ECHANGES INDIVIDUELS............................ 13
Chapitre 1 La question des droits subjectifs......................................................................... 14
Section1 La thèse d’Emmanuel Lévy, ou l’observation....................................................15
.I Confrontation entre la pratique et les principes..................................................... 15
.A Le sens de la pratique....................................................................................... 16
.B Les principes exprimés par les adages..............................................................17
.II Une critique raisonnée du droit de propriété........................................................ 18
Section2 La critique des droits subjectifs, ou la généralisation........................................ 20
.I L’argumentation juridique développée.................................................................. 21
.A Du rôle du contrat dans la transmission........................................................... 21
.A Le modèle du droit de créance......................................................................... 22
.II Une conception dynamique des droits subjectifs.................................................23
.A Les droits sont des rapports.............................................................................. 24
.A L’émergence des droits lors d’un conflit d’intérêts..........................................25
Chapitre 2 La notion de confiance légitime......................................................................... 26
Section1 L’emploi du concept par Lévy........................................................................... 27
.I Le développement progressif de la notion de confiance légitime..........................27
.A L’apparition du concept....................................................................................27
.A La systématisation de la confiance légitime comme fondement du contrat..... 29
.II La confiance légitime, manifestation du phénomène de croyance....................... 30
.A La représentation.............................................................................................. 31
.A Le rite contractuel.............................................................................................32
Section2 Un concept central dans la théorie du contrat.................................................... 35
.I La dimension collective de la confiance légitime.................................................. 35
.A La prise en compte de l’aspect collectif, conséquence nécessaire de l’idée de
confiance............................................................................................................... 35
.A La soumission des intérêts particuliers à la conscience collective................... 36
85
.II Le problème de la légitimité................................................................................. 38
.A L’Etat et le juge, gardiens de la légitimité........................................................38
.A La critique de l’idée de légitimité.....................................................................40
PARTIE2 LE CONTRAT COMME NORME SOCIALE........................................................43
Chapitre1 Le contrat, source de la confiance légitime.......................................................... 45
Section1 La valeur, élément collectif du contrat...............................................................45
.I Les mutations du contrat........................................................................................46
.ALa mise en évidence d’un milieu contractuel.................................................... 46
.A Les transformations du régime de l’obligation.................................................48
.II La traduction de la croyance collective par le concept de valeur......................... 49
.A Le règne de la valeur........................................................................................ 49
.A La mesure de la valeur......................................................................................51
Section2 Le contrat, au centre de la valeur....................................................................... 52
.I Le contrat fait la valeur.......................................................................................... 53
.A Le prix, élément circulatoire du contrat........................................................... 53
.A La personne, condition ou conséquence de la circulation de la valeur ?..........54
.II La fonction émancipatrice du contrat................................................................... 55
.A La place de l’individu.......................................................................................56
.AL’horizon contractuel........................................................................................ 57
Chapitre2 Le contrat collectif de travail, aboutissement du caractère social de la norme.... 59
Section1 Le caractère inéluctable du contrat collectif.......................................................60
.I L’apparition du contrat collectif de travail............................................................ 60
.A Les données de base du travail : une marchandise........................................... 60
.A Le rôle primordial de la grève.......................................................................... 62
.II L’expression de la conscience commune par le contrat collectif......................... 63
.A L’entrée du travail dans la valeur..................................................................... 63
.AL’absorption de la créance capitaliste par la créance ouvrière.......................... 65
Section2 Lévy et le débat sur la convention collective..................................................... 67
.I L’inscription de Lévy dans le débat de son temps................................................. 67
.A La dimension irrationnelle du contrat collectif................................................ 67
.A Le rejet de la dimension formelle du droit des contrats................................... 69
.II L’irréductible originalité de la situation de Lévy..................................................71
.A Une voie d’entrée inédite vers la question sociale........................................... 71
.A Lévy face à la doctrine de son temps................................................................72
86
Autres............................................................................................................................ 80
Conclusion……………………………………………………..……………………………78
Bibliographie générale………………………………………………………………………80
Annexes…………………………………………………………………..…………………85
Table………………………………………………………………………………………...89
87
Téléchargement