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À LIRE
! Hôtel Europe, suivi de
Réflexions sur un nouvel
âge sombre,
Bernard-Henri Lévy,
éd. Grasset, 224 p., 18 €.
SUR NOTRE SITE
www.magazine-litteraire.com
Panorama de
la saison théâtrale,
par Christophe Bident
THÉÂTRE Bernard-Henri Lévy
Autoportrait d’un Européen
Le philosophe relance le genre délaissé du théâtre d’idées, pour
interroger et bousculer la notion d’identité nationale. Vifs débats en vue.
!
Par PHILIPPE TESSON
Le théâtre politique est vieux comme
le monde. Vieux comme le théâtre.
On vous apprenait cela à l’école, au
temps où à l’école on parlait encore du théâtre.
On vous disait même dans les années récentes
de l’après-guerre que tout théâtre est politique.
Ce n’est qu’à demi-vrai. Il y a un théâtre du pur
divertissement. Ce qui est vrai, en revanche,
c’est qu’il en fut ainsi à l’origine, où chez les
Grecs théâtre et politique se confondaient.
Le théâtre d’Eschyle est une leçon essentielle de
démocratie. Plus tard, du Moyen Âge à nos jours,
tout au long de l’histoire et selon le caprice des
circonstances, la fonction politique du théâtre
allait s’affirmer, à l’initiative et au bénéfice soit du
pouvoir soit des contre-pouvoirs. Le théâtre
allait s’engager de plus en plus résolument dans
les causes intéressant le destin d’un peuple,
d’un pays, voire de l’humanité (Shakespeare).
Le théâtre politique est un théâtre de combat, ou
pour le moins de revendication. Combat pour
le triomphe d’un principe, d’une idée, d’une
valeur. Il est par là même divers et d’autant plus
fécond que les temps dans lesquels il s’inscrit
sont troublés. Si l’on s’en tient à l’histoire
moderne et contemporaine, le XVIIIe français offre
l’exemple de cette richesse: Marivaux qui
s’interroge avec une lucidité prémonitoire sur le
principe d’égalité, Diderot et Beaumarchais qui,
mettant en question l’ordre social, installent sur la
scène du théâtre, et pour longtemps, le problème
de la liberté avant que le théâtre romantique
allemand ne prenne leur relais. De même,
les lendemains de la Première et surtout de la
Seconde Guerre mondiale voient, notamment
dans notre pays, la montée en force du théâtre
politique avec en tête d’affiche Sartre et Camus.
Leur théâtre est politique, en ce qu’il lance des
messages étroitement liés à la réalité historique
et sociale mais, s’agissant de ces deux auteurs
et de leurs disciples, on observera que ces
messages sont nourris par une réflexion et par un
engagement qui transcendent cette réalité. Leur
théâtre ressortit plus exactement à la catégorie
du théâtre idéologique ou philosophique. Le
théâtre politique n’est qu’une catégorie du théâtre
des idées. Sartre et Camus traitent de thèmes
politiques, certes, mais en y ajoutant une valeur
philosophique qui va au-delà de la politique. On y
parle de la liberté, ô combien, qui est un thème
éminemment politique, mais à travers le prisme
de la condition humaine, de la mort, de l’absurde,
qui sont des sujets d’ordre métaphysique.
Il semblait que ce théâtre, qui domina
la scène dans les années d’après guerre,
avait fait son temps. Il semblait également
que le théâtre politique traditionnel, inspiré
aux auteurs par l’histoire qu’ils vivent, traversait,
en tout cas dans notre pays, une sorte de
léthargie, car enfin on peut s’étonner que depuis
bientôt un demi-siècle le théâtre français se soit
désintéressé des causes contemporaines, des
crises et des tragédies pourtant spectaculaires
qui bouleversent le monde. Or voici qu’apparaît à
la scène une œuvre étrange qui renoue avec ces
deux traditions: le théâtre d’idées né de l’histoire
politique et le théâtre politique stricto sensu
nourri par l’actualité. Il s’agit de la nouvelle pièce
de Bernard-Henri Lévy, Hôtel Europe, présentée
au Théâtre national de Sarajevo le 27 juin dernier
avant sa création au Théâtre de l’Atelier à Paris.
Rappelons-en succinctement l’argument tel qu’il
nous est présenté: «Un homme, enfermé
dans une chambre de l’Hôtel Europe à Sarajevo,
a très précisément deux heures pour rédiger
un discours solennel sur l’Europe et son futur
mais, au moment de prendre la plume, il se perd
et se retrouve aux prises avec les contradictions
de sa mémoire et du continent européen
en déliquescence.» À plusieurs égards l’œuvre
ne manque pas d’originalité. D’abord pour
les raisons que l’on vient de dire. Elle surgit
en effet comme une synthèse entre les différentes
formes qu’a revêtues le théâtre politique à travers
les temps. Elle emprunte à l’actualité: la récente
guerre de Bosnie et la crise de l’Europe.
Elle en recule les limites et l’élargit aux éléments
d’un vaste contexte historique. Elle développe
une réflexion sur quantité de thèmes idéologiques
ou historiques: l’origine du concept européen,
le principe de nation, l’identité, la liberté,
le pouvoir, la transmission, la judéité, etc.
On retrouve en elle ce qui distingue
la personnalité de l’auteur, ce regard multiple
qu’il porte sur le monde dont il se veut à la fois
l’observateur et l’acteur, indifféremment
philosophe, journaliste, soldat et moraliste, mêlant
les genres, prompt à s’exposer, fidèle dans
ses engagements et doué d’une ardeur infatigable
à les exprimer dans les registres les plus variés:
la démonstration, la rhétorique, le lyrisme,
l’imprécation et, quoi qu’il en dise, le pamphlet.
S’agissant plus précisément du rapport
entre le théâtre et l’œuvre, on relèvera dans
celle-ci quelques particularités intéressantes.
Elle est construite comme un monologue, forme
rarement utilisée dans l’histoire du théâtre.
L’acteur est seul en scène. L’action n’existe qu’à
travers le récit qu’il en fait durant deux heures.
Elle couvre dans un espace réduit à une chambre
d’hôtel un temps long de plusieurs décennies
et peuplé d’une infinité de personnages.
Le pari de l’auteur est à cet égard singulièrement
audacieux. Il se double d’une utilisation
permanente d’un procédé moderne dont devient
très friand le théâtre d’aujourd’hui et qui n’a pas
encore fait les preuves de son excellence:
la projection sur le plateau d’images, de photos,
de vidéos, de textes que l’acteur consulte
sur l’ordinateur où il navigue sans relâche et qui
apparaissent comme autant d’interlocuteurs
comparses l’accompagnant sur la scène au gré
des situations qu’il évoque. L’idée est
extrêmement ingénieuse et marque une étape
dans l’histoire à venir de la représentation
théâtrale. Est-il besoin d’ajouter que le héros de
la pièce de BHL est l’auteur lui-même, héraut
de l’aventure qu’il raconte et des réflexions qu’elle
lui inspire ? Il ne s’en cache pas. «Je suis ce Juif
d’Europe, écrit-il. Je suis ce Juif français.»
Ou encore: «Je suis dans ce personnage
d’Hôtel Europe.» Naturellement on le moquera ici
et là à ce propos. On l’accusera d’être le sujet de
sa pièce. On aura tort. Cet investissement total
de lui-même dans le texte est le témoignage
d’une sincérité douloureuse. Ces cris ne peuvent
sortir que de sa plume. Mais il lui fallait une voix,
un corps, une présence sur la scène. Jacques
Weber, acteur puissant, remplit cet office.
Voilà pour ce qui appartient au théâtre
proprement dit. Reste le message. Décidément
BHL ne fait rien comme tout le monde. Dernière
singularité et non la moindre, il assortit Hôtel
Europe d’un essai, d’une longueur à peu près
comparable à celle de la pièce et publié dans le
même volume que celle-ci sous le titre Réflexions
sur un nouvel âge sombre. L’un et l’autre de
ces textes se complètent et s’éclairent. Quel est
ce message? L’Europe des Lumières et de
l’humanisme se meurt. Sa mort a commencé en
1914 lorsque s’est ouvert «l’âge des charniers»,
et elle a poursuivi son œuvre en Bosnie de par la
lâcheté de ses dirigeants et l’indifférence de ses
peuples. Cette Europe a fait le choix de la raison
contre l’instinct. Elle n’a plus d’âme, elle n’a plus
de visages. Seule la sauvera une révolution.
«Un seul recours, le retour du courage et de
la véhémente chimie des rêves», ce courage
et ces rêves qu’ont incarnés dans son histoire
des hommes exemplaires, grandes figures de
la politique, de la philosophie, de l’art. Voilà pour
l’essentiel. On y retrouve le lyrisme fiévreux de
l’auteur, volontiers violent, au service d’une cause
incontestablement honorable. Mais l’acte de foi
est plus convaincant que le procès.
C’est à l’essai que reviendra le soin de délivrer
l’argumentation, par chapitres successifs dont
chacun développe l’un ou l’autre des thèmes de
la pièce. Certains d’entre eux promettent de vifs
débats. Il arrive d’ailleurs à l’auteur de se les livrer
intérieurement. Ainsi en va-t-il de sa réflexion
sur l’identité nationale, qui oscille entre la défense
de la diversité des cultures et de la préservation
des langues et la crainte du maintien de la forme
nation. Une Europe modeste ou une Europe
totale? La vision globaliste et universaliste de
l’histoire propre à BHL l’amène à corriger voire à
nier la réalité historique, politique, géographique
qui fonde le principe d’identité et à le faire
en contradiction avec le respect qu’il porte en
même temps à la spécificité des cultures.
Tel est le grief majeur qu’on peut opposer à
ces textes vigoureux, nonobstant l’étourdissement
que provoquent leur richesse et leur désordre.
Mais on est habitué depuis longtemps
à cette pléthore, à cet imaginaire insatiable
et à cette écriture décidément séduisante.
Il y a du poète chez cet homme-là. !
MARC ROUSSEL
" Jacques Weber dans Hôtel Europe,
lors d’une représentation à Sarajevo,
le 27juin.
! Journaliste et chroniqueur volontiers
polémiste à la télévision et à la radio,
PHILIPPE TESSON a fondé
et dirigé Le Quotidien de Paris de 1974
à 1994. Il fut à ses débuts critique
de théâtre, domaine
avec lequel il n’a jamais rompu.
À VOIR
Du 9 septembre au 3 janvier
! Hôtel Europe ,
de Bernard-Henri Lévy,
mise en scène de Dino Mustafic,
Théâtre de L’Atelier,
1, rue Charles-Dullin (18e).