Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
Mots-clés : raison, pluralisme, valeurs, perspectives, jugement, processus, impartialité.
Introduction
Dans la société d’aujourd’hui, la pluralité est une réalité qui peut prendre diverses formes. Par
exemple : pluralité de langages, de croyances, de valeurs, de contextes. C’est également vrai en ce qui
concerne la citoyenneté mondiale que l’éducation morale tente d’implanter dans les écoles et autres
communautés locales. Semblablement, des habiletés de pensée plus sophistiquées deviennent vitales
dans un environnement technologique et social à évolution rapide. Mettre l’accent non seulement sur
l’enfant mais aussi sur ses relations avec son environnement permet de promouvoir une éducation
multiculturelle qui évite deux traquenards : d’une part, celui de l’universalisme abstrait, qui ne perçoit
pas l’importance du contexte et, d’autre part, le relativisme culturel, aveugle aux valeurs communes à
partager. Si des communautés peuvent être importantes dans la mesure elles permettent de donner
un sens à la vie et exercer une influence sur les valeurs et sur les choix, elles peuvent aussi constituer
des pièges identitaires dès qu’elles sont considérées comme entités fermées et "naturelles". Elles ont en
outre tendance à réduire les débats en problèmes du bien et du mal, excluant toute recherche
approfondie. Le pluralisme n’est pas une voie facile et il peut susciter davantage de questions que des
réponses simples. Par exemple, peut-il être en contradiction avec la nécessité d’établir des lois ou des
principes communs ? Quel est l’effet du multiculturalisme sur l’éducation et comment devrions-nous
formuler de nouvelles exigences ?
Ces questions ayant des répercussions dans la vie quotidienne des enfants, il est crucial d’examiner
comment l’éducation morale peut contribuer à créer un cadre qui soit adapté à la société actuelle
diversifiée. Cadre qui devrait être conçu dans le but, non seulement de favoriser une coexistence
pacifique entre enfants de contextes et cultures différents, mais également de promouvoir de nouvelles
possibilités de vivre et penser ensemble.
Le concept de citoyenneté qui est promu dans des cours d’éducation éthique et morale est, dans
beaucoup de pays démocratiques, pluraliste. Ce qui implique que l’on n’exagère pas l’importance de
deux facteurs : le fait que (1) les différences multiculturelles et la recherche d’identité peuvent être
sources de divisions et de conflits ; et (2) les futurs citoyens ont besoin d’un terrain commun de
"raisonnabilité" favorable à une coexistence pacifique et démocratique. Cet équilibre subtil entre
partage des émotions et "raisonnabilité" plurielle constitue un aspect important d’une vie dans des
sociétés multiculturelles si l’on veut que les enfants bénéficient d’une éducation basée sur la capacité à
juger plutôt que sur des principes abstraits et dogmatiques.
I. Changer la perspective, explorer les diverses nuances de la diversité
1. Identités plurielles, varier les constructions d’affiliation et les priorités
« Par rapport à des affiliations singulières, les jeunes enfants sont extrêmement bien placés avant
même d’être capables de raisonner à propos des différents systèmes d’identification pouvant requérir
leur attention. »1
Les traditions sont parfois glorifiées en tant que telles par des "multiculturalistes" convaincus qui
tentent de contrôler les valeurs qui promeuvent la démocratie, la raison et l’argumentation inhérentes à
1Amartya Sen, Identity and Violence, the Illusion of Destiny, Penguin books, 2005, p.13. (traduit par Sylie Kleiman-Lafon,
Odile Jacob, 2007.)
1
Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
la plupart des civilisations.2 On se demande alors pourquoi, dans des groupes minoritaires, des
traditions anti-liberté sont parfois plus favorisées que des traditions qui acceptent le pluralisme et
promeuvent la tolérance. La diversité peut constituer un enrichissement et un bénéfice, non seulement
pour les minorités, mais aussi pour la société dans son ensemble, par le fait qu’elle offre une variété
d’expériences et de possibilités, en ajoutant des couleurs et des nuances au paysage culturel commun.
Dans certains cas cependant, préserver la diversité signifie réduire de manière drastique la possibilité
de choix culturels et restreindre la liberté au nom des valeurs traditionnelles et naturelles de la
"communauté". Passer nos identités et nos opinions au crible de la raison permet de les confronter avec
diverses options alternatives. Cela aide aussi à se débarrasser de l’illusion du "destin" et de séparer les
traditions synonymes de fermeture de celles qui sont synonymes d’ouverture. Toutefois, tout le monde
en est-il capable ? Sen et Lipman, humanistes convaincus, considèrent que chaque communauté et
chaque être humain sont potentiellement capables de raisonnement, du moment qu’ils ont accès aux
moyens de penser et d’agir d’une manière réfléchie. Ce qui implique une vision différente de
l’éducation ainsi qu’une approche adogmatique des problèmes moraux qui y sont liés. Cela requiert
aussi qu’on favorise une réflexion active sur les valeurs et les critères, plutôt qu’une transmission de
n’importe quel principe donné et indiscutable. Pour commencer, ces valeurs et principes doivent être
partagés ou confrontés avec des personnes particulières, amies et membres de la "communauté", et
développés concrètement dans des situations particulières. Ce qui ne veut pas dire renoncer à
rechercher des valeurs communes à partager avec tous les humains, mais plutôt trouver un équilibre
entre liberté personnelle et solidarité avec le groupe, sans oublier la quête éthique d’un bien commun.
Pas seulement la rationalité et l’intérêt général, mais une "raisonnabilité" plurielle et durable. D’un
côté, l’humanité en tant que telle ne constitue pas une identité, peut-être parce qu’elle manque de
couleur et d’intensité. D’autre part, ne mettre l’accent que sur la diversité et l’identité peut conduire à
beaucoup d’interprétations erronées, comme le fait remarquer Amartya Sen3. L’importance accordée au
contexte par Lipman implique une capacité à juger en fonction de contextes éthiques différents :
« Ce qu’il faut ici, c’est un jugement clair et raisonnable, qui permet le choix individuel le plus
équitable, le plus juste, qui permet d’adopter le comportement le plus adéquat, laissant de côté toute
idée abstraite et illusoire de perfection ou de pureté. »4
Exercer sa faculté de juger signifie non seulement percevoir des nuances subtiles entre arguments,
contextes et cultures différents, mais aussi, métaphoriquement parlant, pouvoir améliorer et élargir le
spectre chromatique que l’on perçoit au lieu de ne se focaliser que sur les couleurs et contrastes
premiers. Ceci se révèle particulièrement utile si l’on veut éviter de ne rester rivé qu’à sa propre
identité.
2. Comment se centrer sur le processus d’identification plutôt que sur des identités fixes peut
bénéficier à une éducation multiculturelle
« Au lieu d'envisager la communauté comme une structure institutionnelle qui distribue à ses membres
des valeurs et des sens, on fait l’inverse : on estime qu’il y a communauté dès que toute expérience est
2Amartya Sen défend l’idée que la démocratie n’a pas exclusivement des racines occidentales et que des traditions qui
reconnaissent l’importance de la raison, de l’argumentation et du débat public existent dans de nombreuses cultures et
traditions un peu partout dans le monde : par exemple, dans les conseils bouddhistes de l’Empereur Ashoka, dans la
délibération et le dialogue interreligieux et interculturel à la Cour de l’Empereur Moghol Akbar.
3Amartya Sen, “Multiculturalism and freedom”, in Identity and Violence, the Illusion of Destiny, Penguin books, 2005.
4Marcel Voisin, Préface au Manuel de Matthew Lipman, Lisa, Recherche éthique (traduction N. Decostre) à paraître en
septembre 2011, Peter Lang, International Academic Publishers.
2
Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
partagée de manière à ce que les participants soient parvenus à découvrir le sens de leur
participation. »5
Au lieu de se concentrer essentiellement sur les racines ou sur l’identité des participants, ce qui crée
division et catégorisation, choisir d’insister sur l’expérience raisonnée et partagée serait plus judicieux.
Cela ne signifie pas que les "appartenances" seraient sans importance, mais plutôt qu’elles ne sont pas
simplement fixées ou imposées par la naissance. Développer la relation aux autres et traiter de manière
créative les identités hybrides et à facettes multiples semble faire partie des préoccupations communes
à Amartya Sen et à Matthew Lipman. Ce qui n’implique pas qu’ils dénient le rôle et l’importance de
l’identité dans la vie des enfants, mais plutôt qu’ils tentent de supprimer l’aura sacrée de leur caractère
unique et absolu.6 Comme le fait remarquer Sen, la réponse à nos conflits moraux entre des loyautés
différentes est à trouver dans notre capacité à adopter plus qu’un point de vue, plus qu’une valeur, plus
qu’une identité. De nombreux éléments et des conflits ethniques ou religieux illustrent encore les
dangers d’une "singularité sans choix" pouvant altérer la qualité d’un raisonnement public
démocratique pluraliste. Comment organiser cette pluralité et aider les enfants à construire leurs
propres capacités de manière à éviter le piège du "monoculturalisme pluriel", ou bien, pour le dire
autrement, des cultures vivant côte à côte sans interférer entre elles ? Sen estime qu’isoler des enfants
dans des "enclos d’identité" désignés par un seul critère de catégorisation les priverait grandement en
leur déniant les bénéfices de la pluralité. Si la "raisonnabilité" est un concept pluriel, non seulement il
ne faut pas la confondre avec une rationalité abstraite, mais elle peut aussi se décliner dans des
traditions culturelles particulières.7 L’importance du dialogue interculturel ne doit pas être sous-
estimée et requiert une volonté de combiner la liberté du jugement individuel (et la raison) avec la
participation à la vie communautaire. C’est ainsi que le programme éducatif holistique de Lipman peut
offrir une contribution significative en incluant de nombreuses dimensions qui sont souvent moins
développées dans l’éducation, notamment le dialogue et la recherche philosophiques. Les enfants qui
participent à une communauté de recherche philosophique (CRP) bénéficient non seulement de la
possibilité de débattre, d’argumenter, de délibérer, mais aussi de prendre davantage conscience des
problèmes interculturels grâce à l’établissement de règles sous-tendant le processus de recherche dans
un dialogue philosophique coopératif. Cette approche a le mérite d’éviter deux dangers pointés par
Sen : le piège "solitariste" et l’illusion des "identités simples". Le premier, qui ne considère l’être
humain que comme individu "abstrait", le conduit à la solitude et à un sentiment de privation sociale ;
quant à la seconde, en ignorant la variété d’affiliations et de loyautés de tous, elle peut être
terriblement décevante et aboutir à des tensions sociales et à la violence. Se rendre compte de ce que
notre culture et notre langage sont souvent des lentilles à travers lesquelles nous faisons l’expérience
de notre monde, notre perception s’enrichissant d’autres, nous sommes aussi à même de saisir
l’implication du "cosmopolitisme"8 pluraliste dans les affaires éthiques et les valeurs discutables que
cela entraîne : nous avons souvent tendance, comme le dit Appiah,9 à nous sentir davantage reliés aux
gens qui sont plus proches parce que l’intimité avec beaucoup est difficile. Néanmoins, en tant que
personnes morales, nous sommes aussi capables de sympathiser avec des gens totalement étrangers et
de développer des jugements plus raisonnables sur des questions éthiques. Se sentir relié à ceux qui
5Matthew Lipman, Mark, Recherche sociale, trad. N. Decostre, Peter Lang, 2009, p. 27.
6« Nous nous sommes trouvés l’un l’autre. Et même si elle était grise et moi roux, nous partagions une soif commune de
justice qui transcendait les politiques chromatiques. » Jasper Fforde, Shades of Grey, Paperback, 2011, p. 1.
7Amartya Sen, The Argumentative Indian, Penguin, 2006.
8Alors que le multiculturalisme met l’accent sur les différences culturelles et les identités séparées, le cosmopolitisme
s’attache à construire des ponts entre différentes cultures et se concentre sur la citoyenneté mondiale.
9Anthony Kwame Appiah, « Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers », Norton, 2006.
3
Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
sont proches de nous et sympathiser avec des étrangers n’aurait rien de contradictoire, mais cela exige
de nous que nous redéfinissions notre jugement moral. Quelle meilleure situation d’espace-temps
trouver qu’une communauté de recherche philosophique telle que conçue par Lipman et à laquelle les
enfants peuvent participer dès leur plus jeune âge ?
II. Le cadre pluraliste d’une communauté de recherche philosophique se reflète dans
sa méthodologie
1. Trois caractéristiques particulières contribuant au dialogue interculturel et à la citoyenneté
En tant que microcosme d’agoras démocratiques et délibératives visant à aider les enfants à progresser
sur le sentier d’une pensée et d’un dialogue en commun, une communauté de recherche philosophique
nécessite de solides fondations. C’est pourquoi, je sélectionnerai trois caractéristiques que j’estime
centrales à une éducation interculturelle. Matthew Lipman, qui promeut une éducation holistique,
insiste sur les aspects multidimensionnels de la pensée dans l’éducation morale. Il arrive souvent que
des approches éducatives qualifiées de "multiculturelles" ou "interculturelles" ne répondent pas aux
attentes, parce qu’elles se contentent de mettre l’accent sur la diversité d’un point de vue sociologique
et politique et de dissiper les préjugés. Les trois aspects suivants ne sont pas suffisamment pris en
compte : (1) les différences internes caractérisant les communautés ; (2) le fait que le nombre de
familles multiculturelles, multiconfessionnelles, ou multilinguistiques ait très fortement augmenté au
cours des dernières décennies ; et (3) la capacité de l’enfant à s’adapter à des environnements culturels
et linguistiques complexes et parfois très différents.
a) Ouverture à d’autres perspectives ("décentrement")
« Une recherche en commun devient un moyen pour les enfants de voir leur propre perspective en
miroir et de la recréer. Il en résulte rupture de l’attachement, compréhension de la pluralité des
mondes, couplée avec une appréciation grandissante pour le caractère unique et la diversité de la
complexité d’un horizon toujours plus élargi. »10
Dans une CRP, la relation aux autres est envisagée comme source de nouvelles opportunités et
d’enrichissement mutuel. Nos préférences, nos choix, loin d’être fixés une fois pour toutes dans
l’enfance, sont très souvent influencés par les occasions qui se présentent (ou par leur manque…). Par
exemple, le fait d’être issu d’un milieu pauvre en termes de potentiel économique, social ou culturel, le
manque de certaines "capabilités"11, ou encore un handicap quelconque, tout cela influencera nos
valeurs et conditionnera nos choix. Participer à une CRP permettra aux enfants d’expérimenter
directement des valeurs telles que la justice, la tolérance, l’égalité, et cela même si leur privation
d’opportunités provoquée par leur situation les a empêchés jusque-là d’y avoir accès. Un enfant
directement confronté à d’autres dans une CRP peut être confronté en direct à l’impact de ses
croyances et opinions sur les réactions du groupe, développer un respect pour des opinions
divergentes, chercher des alternatives. Autrement dit, il peut expérimenter en direct la pluralité et
améliorer sa capacité à traiter avec un adulte. Cela signifie-t-il pour autant qu’il soit facile de se défaire
d’une vision égocentrique ou ethnocentrique ? Certainement pas. Mais en acceptant d’autres
déclarations et des vues différentes sur une même situation, un enfant apprend qu’il constitue une part
essentielle d’une communauté qui doit être respectée au même titre que ses autres membres.
b) Autocorrection :
10Ann Margaret Sharp, "The Child as a Critic", IAPC papers, 2006.
11Selon la cnception de Sen, une "capabilité" est l’aptitude à jouir concrètement de la liberté de faire quelque chose.
4
Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
Cette aptitude implique, non seulement la capacité de remettre en question ses propres convictions,
mais également celle de construire à partir de la "pensée" d’autres personnes. Étant donné qu’elle
comporte des aspects aussi bien cognitifs que sociaux et esthétiques, l’autocorrection est très
importante pour une éducation interculturelle solide. Elle contribue en outre à réduire la violence qui
est associée au dogmatisme. De plus, elle repose sur la capacité à raisonner et à penser plutôt qu’à
accepter passivement un argument d’autorité. Dans une CRP, adultes comme enfants tirent des leçons
de leurs propres erreurs.
« L’esprit de faillibilité qui règne dans une CR constitue une invitation de tous les participants à voir
leurs erreurs relevées de manière à ce qu’ils puissent chercher comment les corriger. Un tel esprit aide
à désamorcer l’agressivité sous-jacente qu’inspirent l’absolutisme et le fanatisme, coupant ainsi
l’herbe sous le pied à la violence qui découle souvent d’une telle agressivité. »12
Cette aptitude et cette capacité à abandonner des théories et des convictions quand elles sont
invalidées par l’expérience ou que, confrontées à d’autres, elles se révèlent inadéquates, peut se
pratiquer et s’acquérir par une révision constante de ses propres critères et par la volonté d’apprendre
des autres. Toutefois, les confronter à celles d’autres personnes ou d’autres cultures ne suffit pas : elles
doivent l’être avec le monde et avec les faits bruts.
c) L’impartialité :
Cette caractéristique semble la plus paradoxale des trois, dans la mesure elle est quasiment
utopique et difficile à atteindre, même pour un juge ou un éducateur très scrupuleux et très
professionnel. Se focaliser sur la procédure de la CRP peut être une façon d’éviter une certaine
partialité. Mais est-ce vraiment suffisant ?
Comme le fait remarquer Amartya Sen, « avoir plus d’opportunités influence la manière dont on
attribue de la valeur aux choses. »13 C’est pourquoi il est important d’intégrer les valeurs que les gens
donnent aux choses au sein d’un schème général d’évaluation. Certaines situations particulières de
privation devraient être prises en considération et créer dans certains cas la nécessité d’une attention ou
d’un traitement spécial. Mais ce faisant, on peut être accusé de partialité et d’injustice à l’égard de la
majorité. Sans parler des préférences ou des inimitiés qui ne sont pas toujours aisées à exprimer et qui
ont un impact sur nos choix, y compris nos choix éducatifs.
Quand une personne souhaite se comporter dans une perspective morale, il est important pour elle,
non seulement que les jugements qu’elle fait correspondent à des critères, mais qu’elle soit assez
souple pour reconsidérer ces critères si le besoin s’en fait sentir.14 Un bon animateur doit viser à
combiner l’impartialité durant la procédure d’une CRP avec un engagement sérieux dans la CRP elle-
même. Engagement pour des individus ou des choix particuliers ne signifie pas nécessairement
abandon de l’idée d’un jugement cosmopolite plus large. Il serait pourtant sans doute préférable,
comme le suggère Anthon Appiah, de commencer le dialogue par ce que des personnes en particulier
ont en commun et pas directement avec ce qu’on recherche généralement spontanément. « Une fois
que l’on a découvert suffisamment de quoi partager avec certains, il devient possible de découvrir ce
qu’on ne partage pas ou pas encore avec eux. »15 Cette "marche sur le fil du rasoir" constitue l’un des
défis majeurs d’une éducation morale qui intègre le pluralisme sans abandonner l’idée de construire
12 Matthew Lipman, A l’École de la pensée, trad. N. Decostre, De Boeck, 2de éd., 2006, p 125.
13 Amartya Sen, Une politique de la liberté, Coll le Bien Commun, Michalon, p .24.
14 Marie-France Daniel, La Philosophie et les enfants, les modèles de Lipman et Dewey, De Boeck & Belin, 1997, p. 218.
15Anthony Appiah, Conférence : "Ethics in a World of Strangers".
5
1 / 10 100%