Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants
des clés du développement de l’éducation morale ?
Isabelle Jespers
Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium)
Séoul, ICPIC, 2011
(Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre)
partagée de manière à ce que les participants soient parvenus à découvrir le sens de leur
participation. »5
Au lieu de se concentrer essentiellement sur les racines ou sur l’identité des participants, ce qui crée
division et catégorisation, choisir d’insister sur l’expérience raisonnée et partagée serait plus judicieux.
Cela ne signifie pas que les "appartenances" seraient sans importance, mais plutôt qu’elles ne sont pas
simplement fixées ou imposées par la naissance. Développer la relation aux autres et traiter de manière
créative les identités hybrides et à facettes multiples semble faire partie des préoccupations communes
à Amartya Sen et à Matthew Lipman. Ce qui n’implique pas qu’ils dénient le rôle et l’importance de
l’identité dans la vie des enfants, mais plutôt qu’ils tentent de supprimer l’aura sacrée de leur caractère
unique et absolu.6 Comme le fait remarquer Sen, la réponse à nos conflits moraux entre des loyautés
différentes est à trouver dans notre capacité à adopter plus qu’un point de vue, plus qu’une valeur, plus
qu’une identité. De nombreux éléments et des conflits ethniques ou religieux illustrent encore les
dangers d’une "singularité sans choix" pouvant altérer la qualité d’un raisonnement public
démocratique pluraliste. Comment organiser cette pluralité et aider les enfants à construire leurs
propres capacités de manière à éviter le piège du "monoculturalisme pluriel", ou bien, pour le dire
autrement, des cultures vivant côte à côte sans interférer entre elles ? Sen estime qu’isoler des enfants
dans des "enclos d’identité" désignés par un seul critère de catégorisation les priverait grandement en
leur déniant les bénéfices de la pluralité. Si la "raisonnabilité" est un concept pluriel, non seulement il
ne faut pas la confondre avec une rationalité abstraite, mais elle peut aussi se décliner dans des
traditions culturelles particulières.7 L’importance du dialogue interculturel ne doit pas être sous-
estimée et requiert une volonté de combiner la liberté du jugement individuel (et la raison) avec la
participation à la vie communautaire. C’est ainsi que le programme éducatif holistique de Lipman peut
offrir une contribution significative en incluant de nombreuses dimensions qui sont souvent moins
développées dans l’éducation, notamment le dialogue et la recherche philosophiques. Les enfants qui
participent à une communauté de recherche philosophique (CRP) bénéficient non seulement de la
possibilité de débattre, d’argumenter, de délibérer, mais aussi de prendre davantage conscience des
problèmes interculturels grâce à l’établissement de règles sous-tendant le processus de recherche dans
un dialogue philosophique coopératif. Cette approche a le mérite d’éviter deux dangers pointés par
Sen : le piège "solitariste" et l’illusion des "identités simples". Le premier, qui ne considère l’être
humain que comme individu "abstrait", le conduit à la solitude et à un sentiment de privation sociale ;
quant à la seconde, en ignorant la variété d’affiliations et de loyautés de tous, elle peut être
terriblement décevante et aboutir à des tensions sociales et à la violence. Se rendre compte de ce que
notre culture et notre langage sont souvent des lentilles à travers lesquelles nous faisons l’expérience
de notre monde, notre perception s’enrichissant d’autres, nous sommes aussi à même de saisir
l’implication du "cosmopolitisme"8 pluraliste dans les affaires éthiques et les valeurs discutables que
cela entraîne : nous avons souvent tendance, comme le dit Appiah,9 à nous sentir davantage reliés aux
gens qui sont plus proches parce que l’intimité avec beaucoup est difficile. Néanmoins, en tant que
personnes morales, nous sommes aussi capables de sympathiser avec des gens totalement étrangers et
de développer des jugements plus raisonnables sur des questions éthiques. Se sentir relié à ceux qui
5Matthew Lipman, Mark, Recherche sociale, trad. N. Decostre, Peter Lang, 2009, p. 27.
6« Nous nous sommes trouvés l’un l’autre. Et même si elle était grise et moi roux, nous partagions une soif commune de
justice qui transcendait les politiques chromatiques. » Jasper Fforde, Shades of Grey, Paperback, 2011, p. 1.
7Amartya Sen, The Argumentative Indian, Penguin, 2006.
8Alors que le multiculturalisme met l’accent sur les différences culturelles et les identités séparées, le cosmopolitisme
s’attache à construire des ponts entre différentes cultures et se concentre sur la citoyenneté mondiale.
9Anthony Kwame Appiah, « Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers », Norton, 2006.
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