Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) Mots-clés : raison, pluralisme, valeurs, perspectives, jugement, processus, impartialité. Introduction Dans la société d’aujourd’hui, la pluralité est une réalité qui peut prendre diverses formes. Par exemple : pluralité de langages, de croyances, de valeurs, de contextes. C’est également vrai en ce qui concerne la citoyenneté mondiale que l’éducation morale tente d’implanter dans les écoles et autres communautés locales. Semblablement, des habiletés de pensée plus sophistiquées deviennent vitales dans un environnement technologique et social à évolution rapide. Mettre l’accent non seulement sur l’enfant mais aussi sur ses relations avec son environnement permet de promouvoir une éducation multiculturelle qui évite deux traquenards : d’une part, celui de l’universalisme abstrait, qui ne perçoit pas l’importance du contexte et, d’autre part, le relativisme culturel, aveugle aux valeurs communes à partager. Si des communautés peuvent être importantes dans la mesure où elles permettent de donner un sens à la vie et exercer une influence sur les valeurs et sur les choix, elles peuvent aussi constituer des pièges identitaires dès qu’elles sont considérées comme entités fermées et "naturelles". Elles ont en outre tendance à réduire les débats en problèmes du bien et du mal, excluant toute recherche approfondie. Le pluralisme n’est pas une voie facile et il peut susciter davantage de questions que des réponses simples. Par exemple, peut-il être en contradiction avec la nécessité d’établir des lois ou des principes communs ? Quel est l’effet du multiculturalisme sur l’éducation et comment devrions-nous formuler de nouvelles exigences ? Ces questions ayant des répercussions dans la vie quotidienne des enfants, il est crucial d’examiner comment l’éducation morale peut contribuer à créer un cadre qui soit adapté à la société actuelle diversifiée. Cadre qui devrait être conçu dans le but, non seulement de favoriser une coexistence pacifique entre enfants de contextes et cultures différents, mais également de promouvoir de nouvelles possibilités de vivre et penser ensemble. Le concept de citoyenneté qui est promu dans des cours d’éducation éthique et morale est, dans beaucoup de pays démocratiques, pluraliste. Ce qui implique que l’on n’exagère pas l’importance de deux facteurs : le fait que (1) les différences multiculturelles et la recherche d’identité peuvent être sources de divisions et de conflits ; et (2) les futurs citoyens ont besoin d’un terrain commun de "raisonnabilité" favorable à une coexistence pacifique et démocratique. Cet équilibre subtil entre partage des émotions et "raisonnabilité" plurielle constitue un aspect important d’une vie dans des sociétés multiculturelles si l’on veut que les enfants bénéficient d’une éducation basée sur la capacité à juger plutôt que sur des principes abstraits et dogmatiques. I. Changer la perspective, explorer les diverses nuances de la diversité 1. Identités plurielles, varier les constructions d’affiliation et les priorités « Par rapport à des affiliations singulières, les jeunes enfants sont extrêmement bien placés avant même d’être capables de raisonner à propos des différents systèmes d’identification pouvant requérir leur attention. »1 Les traditions sont parfois glorifiées en tant que telles par des "multiculturalistes" convaincus qui tentent de contrôler les valeurs qui promeuvent la démocratie, la raison et l’argumentation inhérentes à 1 Amartya Sen, Identity and Violence, the Illusion of Destiny, Penguin books, 2005, p.13. (traduit par Sylie Kleiman-Lafon, Odile Jacob, 2007.) 1 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) la plupart des civilisations.2 On se demande alors pourquoi, dans des groupes minoritaires, des traditions anti-liberté sont parfois plus favorisées que des traditions qui acceptent le pluralisme et promeuvent la tolérance. La diversité peut constituer un enrichissement et un bénéfice, non seulement pour les minorités, mais aussi pour la société dans son ensemble, par le fait qu’elle offre une variété d’expériences et de possibilités, en ajoutant des couleurs et des nuances au paysage culturel commun. Dans certains cas cependant, préserver la diversité signifie réduire de manière drastique la possibilité de choix culturels et restreindre la liberté au nom des valeurs traditionnelles et naturelles de la "communauté". Passer nos identités et nos opinions au crible de la raison permet de les confronter avec diverses options alternatives. Cela aide aussi à se débarrasser de l’illusion du "destin" et de séparer les traditions synonymes de fermeture de celles qui sont synonymes d’ouverture. Toutefois, tout le monde en est-il capable ? Sen et Lipman, humanistes convaincus, considèrent que chaque communauté et chaque être humain sont potentiellement capables de raisonnement, du moment qu’ils ont accès aux moyens de penser et d’agir d’une manière réfléchie. Ce qui implique une vision différente de l’éducation ainsi qu’une approche adogmatique des problèmes moraux qui y sont liés. Cela requiert aussi qu’on favorise une réflexion active sur les valeurs et les critères, plutôt qu’une transmission de n’importe quel principe donné et indiscutable. Pour commencer, ces valeurs et principes doivent être partagés ou confrontés avec des personnes particulières, amies et membres de la "communauté", et développés concrètement dans des situations particulières. Ce qui ne veut pas dire renoncer à rechercher des valeurs communes à partager avec tous les humains, mais plutôt trouver un équilibre entre liberté personnelle et solidarité avec le groupe, sans oublier la quête éthique d’un bien commun. Pas seulement la rationalité et l’intérêt général, mais une "raisonnabilité" plurielle et durable. D’un côté, l’humanité en tant que telle ne constitue pas une identité, peut-être parce qu’elle manque de couleur et d’intensité. D’autre part, ne mettre l’accent que sur la diversité et l’identité peut conduire à beaucoup d’interprétations erronées, comme le fait remarquer Amartya Sen3. L’importance accordée au contexte par Lipman implique une capacité à juger en fonction de contextes éthiques différents : « Ce qu’il faut ici, c’est un jugement clair et raisonnable, qui permet le choix individuel le plus équitable, le plus juste, qui permet d’adopter le comportement le plus adéquat, laissant de côté toute idée abstraite et illusoire de perfection ou de pureté. »4 Exercer sa faculté de juger signifie non seulement percevoir des nuances subtiles entre arguments, contextes et cultures différents, mais aussi, métaphoriquement parlant, pouvoir améliorer et élargir le spectre chromatique que l’on perçoit au lieu de ne se focaliser que sur les couleurs et contrastes premiers. Ceci se révèle particulièrement utile si l’on veut éviter de ne rester rivé qu’à sa propre identité. 2. Comment se centrer sur le processus d’identification plutôt que sur des identités fixes peut bénéficier à une éducation multiculturelle « Au lieu d'envisager la communauté comme une structure institutionnelle qui distribue à ses membres des valeurs et des sens, on fait l’inverse : on estime qu’il y a communauté dès que toute expérience est Amartya Sen défend l’idée que la démocratie n’a pas exclusivement des racines occidentales et que des traditions qui reconnaissent l’importance de la raison, de l’argumentation et du débat public existent dans de nombreuses cultures et traditions un peu partout dans le monde : par exemple, dans les conseils bouddhistes de l’Empereur Ashoka, dans la délibération et le dialogue interreligieux et interculturel à la Cour de l’Empereur Moghol Akbar. 3 Amartya Sen, “Multiculturalism and freedom”, in Identity and Violence, the Illusion of Destiny, Penguin books, 2005. 4 Marcel Voisin, Préface au Manuel de Matthew Lipman, Lisa, Recherche éthique (traduction N. Decostre) à paraître en septembre 2011, Peter Lang, International Academic Publishers. 2 2 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) partagée de manière à ce que les participants soient parvenus à découvrir le sens de leur participation. »5 Au lieu de se concentrer essentiellement sur les racines ou sur l’identité des participants, ce qui crée division et catégorisation, choisir d’insister sur l’expérience raisonnée et partagée serait plus judicieux. Cela ne signifie pas que les "appartenances" seraient sans importance, mais plutôt qu’elles ne sont pas simplement fixées ou imposées par la naissance. Développer la relation aux autres et traiter de manière créative les identités hybrides et à facettes multiples semble faire partie des préoccupations communes à Amartya Sen et à Matthew Lipman. Ce qui n’implique pas qu’ils dénient le rôle et l’importance de l’identité dans la vie des enfants, mais plutôt qu’ils tentent de supprimer l’aura sacrée de leur caractère unique et absolu.6 Comme le fait remarquer Sen, la réponse à nos conflits moraux entre des loyautés différentes est à trouver dans notre capacité à adopter plus qu’un point de vue, plus qu’une valeur, plus qu’une identité. De nombreux éléments et des conflits ethniques ou religieux illustrent encore les dangers d’une "singularité sans choix" pouvant altérer la qualité d’un raisonnement public démocratique pluraliste. Comment organiser cette pluralité et aider les enfants à construire leurs propres capacités de manière à éviter le piège du "monoculturalisme pluriel", ou bien, pour le dire autrement, des cultures vivant côte à côte sans interférer entre elles ? Sen estime qu’isoler des enfants dans des "enclos d’identité" désignés par un seul critère de catégorisation les priverait grandement en leur déniant les bénéfices de la pluralité. Si la "raisonnabilité" est un concept pluriel, non seulement il ne faut pas la confondre avec une rationalité abstraite, mais elle peut aussi se décliner dans des traditions culturelles particulières.7 L’importance du dialogue interculturel ne doit pas être sousestimée et requiert une volonté de combiner la liberté du jugement individuel (et la raison) avec la participation à la vie communautaire. C’est ainsi que le programme éducatif holistique de Lipman peut offrir une contribution significative en incluant de nombreuses dimensions qui sont souvent moins développées dans l’éducation, notamment le dialogue et la recherche philosophiques. Les enfants qui participent à une communauté de recherche philosophique (CRP) bénéficient non seulement de la possibilité de débattre, d’argumenter, de délibérer, mais aussi de prendre davantage conscience des problèmes interculturels grâce à l’établissement de règles sous-tendant le processus de recherche dans un dialogue philosophique coopératif. Cette approche a le mérite d’éviter deux dangers pointés par Sen : le piège "solitariste" et l’illusion des "identités simples". Le premier, qui ne considère l’être humain que comme individu "abstrait", le conduit à la solitude et à un sentiment de privation sociale ; quant à la seconde, en ignorant la variété d’affiliations et de loyautés de tous, elle peut être terriblement décevante et aboutir à des tensions sociales et à la violence. Se rendre compte de ce que notre culture et notre langage sont souvent des lentilles à travers lesquelles nous faisons l’expérience de notre monde, notre perception s’enrichissant d’autres, nous sommes aussi à même de saisir l’implication du "cosmopolitisme"8 pluraliste dans les affaires éthiques et les valeurs discutables que cela entraîne : nous avons souvent tendance, comme le dit Appiah, 9 à nous sentir davantage reliés aux gens qui sont plus proches parce que l’intimité avec beaucoup est difficile. Néanmoins, en tant que personnes morales, nous sommes aussi capables de sympathiser avec des gens totalement étrangers et de développer des jugements plus raisonnables sur des questions éthiques. Se sentir relié à ceux qui Matthew Lipman, Mark, Recherche sociale, trad. N. Decostre, Peter Lang, 2009, p. 27. « Nous nous sommes trouvés l’un l’autre. Et même si elle était grise et moi roux, nous partagions une soif commune de justice qui transcendait les politiques chromatiques. » Jasper Fforde, Shades of Grey, Paperback, 2011, p. 1. 7 Amartya Sen, The Argumentative Indian, Penguin, 2006. 8 Alors que le multiculturalisme met l’accent sur les différences culturelles et les identités séparées, le cosmopolitisme s’attache à construire des ponts entre différentes cultures et se concentre sur la citoyenneté mondiale. 9 Anthony Kwame Appiah, « Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers », Norton, 2006. 5 6 3 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) sont proches de nous et sympathiser avec des étrangers n’aurait rien de contradictoire, mais cela exige de nous que nous redéfinissions notre jugement moral. Quelle meilleure situation d’espace-temps trouver qu’une communauté de recherche philosophique telle que conçue par Lipman et à laquelle les enfants peuvent participer dès leur plus jeune âge ? II. Le cadre pluraliste d’une communauté de recherche philosophique se reflète dans sa méthodologie 1. Trois caractéristiques particulières contribuant au dialogue interculturel et à la citoyenneté En tant que microcosme d’agoras démocratiques et délibératives visant à aider les enfants à progresser sur le sentier d’une pensée et d’un dialogue en commun, une communauté de recherche philosophique nécessite de solides fondations. C’est pourquoi, je sélectionnerai trois caractéristiques que j’estime centrales à une éducation interculturelle. Matthew Lipman, qui promeut une éducation holistique, insiste sur les aspects multidimensionnels de la pensée dans l’éducation morale. Il arrive souvent que des approches éducatives qualifiées de "multiculturelles" ou "interculturelles" ne répondent pas aux attentes, parce qu’elles se contentent de mettre l’accent sur la diversité d’un point de vue sociologique et politique et de dissiper les préjugés. Les trois aspects suivants ne sont pas suffisamment pris en compte : (1) les différences internes caractérisant les communautés ; (2) le fait que le nombre de familles multiculturelles, multiconfessionnelles, ou multilinguistiques ait très fortement augmenté au cours des dernières décennies ; et (3) la capacité de l’enfant à s’adapter à des environnements culturels et linguistiques complexes et parfois très différents. a) Ouverture à d’autres perspectives ("décentrement") « Une recherche en commun devient un moyen pour les enfants de voir leur propre perspective en miroir et de la recréer. Il en résulte rupture de l’attachement, compréhension de la pluralité des mondes, couplée avec une appréciation grandissante pour le caractère unique et la diversité de la complexité d’un horizon toujours plus élargi. »10 Dans une CRP, la relation aux autres est envisagée comme source de nouvelles opportunités et d’enrichissement mutuel. Nos préférences, nos choix, loin d’être fixés une fois pour toutes dans l’enfance, sont très souvent influencés par les occasions qui se présentent (ou par leur manque…). Par exemple, le fait d’être issu d’un milieu pauvre en termes de potentiel économique, social ou culturel, le manque de certaines "capabilités"11, ou encore un handicap quelconque, tout cela influencera nos valeurs et conditionnera nos choix. Participer à une CRP permettra aux enfants d’expérimenter directement des valeurs telles que la justice, la tolérance, l’égalité, et cela même si leur privation d’opportunités provoquée par leur situation les a empêchés jusque-là d’y avoir accès. Un enfant directement confronté à d’autres dans une CRP peut être confronté en direct à l’impact de ses croyances et opinions sur les réactions du groupe, développer un respect pour des opinions divergentes, chercher des alternatives. Autrement dit, il peut expérimenter en direct la pluralité et améliorer sa capacité à traiter avec un adulte. Cela signifie-t-il pour autant qu’il soit facile de se défaire d’une vision égocentrique ou ethnocentrique ? Certainement pas. Mais en acceptant d’autres déclarations et des vues différentes sur une même situation, un enfant apprend qu’il constitue une part essentielle d’une communauté qui doit être respectée au même titre que ses autres membres. b) Autocorrection : Ann Margaret Sharp, "The Child as a Critic", IAPC papers, 2006. Selon la cnception de Sen, une "capabilité" est l’aptitude à jouir concrètement de la liberté de faire quelque chose. 10 11 4 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) Cette aptitude implique, non seulement la capacité de remettre en question ses propres convictions, mais également celle de construire à partir de la "pensée" d’autres personnes. Étant donné qu’elle comporte des aspects aussi bien cognitifs que sociaux et esthétiques, l’autocorrection est très importante pour une éducation interculturelle solide. Elle contribue en outre à réduire la violence qui est associée au dogmatisme. De plus, elle repose sur la capacité à raisonner et à penser plutôt qu’à accepter passivement un argument d’autorité. Dans une CRP, adultes comme enfants tirent des leçons de leurs propres erreurs. « L’esprit de faillibilité qui règne dans une CR constitue une invitation de tous les participants à voir leurs erreurs relevées de manière à ce qu’ils puissent chercher comment les corriger. Un tel esprit aide à désamorcer l’agressivité sous-jacente qu’inspirent l’absolutisme et le fanatisme, coupant ainsi l’herbe sous le pied à la violence qui découle souvent d’une telle agressivité. »12 Cette aptitude et cette capacité à abandonner des théories et des convictions quand elles sont invalidées par l’expérience ou que, confrontées à d’autres, elles se révèlent inadéquates, peut se pratiquer et s’acquérir par une révision constante de ses propres critères et par la volonté d’apprendre des autres. Toutefois, les confronter à celles d’autres personnes ou d’autres cultures ne suffit pas : elles doivent l’être avec le monde et avec les faits bruts. c) L’impartialité : Cette caractéristique semble la plus paradoxale des trois, dans la mesure où elle est quasiment utopique et difficile à atteindre, même pour un juge ou un éducateur très scrupuleux et très professionnel. Se focaliser sur la procédure de la CRP peut être une façon d’éviter une certaine partialité. Mais est-ce vraiment suffisant ? Comme le fait remarquer Amartya Sen, « avoir plus d’opportunités influence la manière dont on attribue de la valeur aux choses. »13 C’est pourquoi il est important d’intégrer les valeurs que les gens donnent aux choses au sein d’un schème général d’évaluation. Certaines situations particulières de privation devraient être prises en considération et créer dans certains cas la nécessité d’une attention ou d’un traitement spécial. Mais ce faisant, on peut être accusé de partialité et d’injustice à l’égard de la majorité. Sans parler des préférences ou des inimitiés qui ne sont pas toujours aisées à exprimer et qui ont un impact sur nos choix, y compris nos choix éducatifs. Quand une personne souhaite se comporter dans une perspective morale, il est important pour elle, non seulement que les jugements qu’elle fait correspondent à des critères, mais qu’elle soit assez souple pour reconsidérer ces critères si le besoin s’en fait sentir. 14 Un bon animateur doit viser à combiner l’impartialité durant la procédure d’une CRP avec un engagement sérieux dans la CRP ellemême. Engagement pour des individus ou des choix particuliers ne signifie pas nécessairement abandon de l’idée d’un jugement cosmopolite plus large. Il serait pourtant sans doute préférable, comme le suggère Anthon Appiah, de commencer le dialogue par ce que des personnes en particulier ont en commun et pas directement avec ce qu’on recherche généralement spontanément. « Une fois que l’on a découvert suffisamment de quoi partager avec certains, il devient possible de découvrir ce qu’on ne partage pas ou pas encore avec eux. »15 Cette "marche sur le fil du rasoir" constitue l’un des défis majeurs d’une éducation morale qui intègre le pluralisme sans abandonner l’idée de construire Matthew Lipman, A l’École de la pensée, trad. N. Decostre, De Boeck, 2de éd., 2006, p 125. Amartya Sen, Une politique de la liberté, Coll le Bien Commun, Michalon, p .24. 14 Marie-France Daniel, La Philosophie et les enfants, les modèles de Lipman et Dewey, De Boeck & Belin, 1997, p. 218. 15 Anthony Appiah, Conférence : "Ethics in a World of Strangers". 12 13 5 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) des valeurs communes promouvant la paix et la démocratie, sans perdre la contribution majeure de la liberté dans la construction du jugement personnel. 2. Es-il toujours possible de donner priorité de manière adéquate à des intérêts différents, particulièrement lorsqu’on est confronté à une classe hétérogène ou multiculturelle ? En voici une illustration : Pour illustrer les difficultés rencontrées quotidiennement dans l’éducation morale, particulièrement face à des affirmations rivales, toutes raisonnablement fondées et justes, voici, racontée par Amartya Sen à propos de trois enfants et une flûte, une histoire facilement transposable dans des contextes multiculturels :16 Trois enfants, Anne, Bob et Carla se querellent pour une flûte : Ann la revendique sur base du fait qu’elle est la seule à savoir en jouer, Bob donne comme argument qu’il est trop pauvre pour pouvoir s’acheter un jouet, et Carla insiste sur le fait qu’elle a travaillé pendant des mois pour fabriquer cette flûte.17 Ces trois modes de raisonnement développés en détail par Sen devraient être suffisamment clairs pour convaincre la plupart de ceux qui n’auraient entendu qu’un volet de l’histoire. Chaque argument pris séparément est suffisamment convaincant. Ces trois revendications ne dépendent pas d’un quelconque égocentrisme. Elles se fondent au contraire sur de solides principes éthiques. Mais comme toutes les trois sont défendues publiquement et simultanément, davantage d’information s’impose pour prendre une décision qui permettrait de dégager des priorités. Cependant, même justifiées, des revendications et une pluralité de raisons n’empêchent pas nécessairement la cohérence ou l’émergence de conclusions fermes. Malgré des intérêts parfois en compétition dans une perspective pluraliste, il peut être possible d’arriver temporairement à un consensus. Dans d’autres cas cependant, une recherche plus approfondie peut être nécessaire et révéler, par exemple, que la fille qui a fabriqué la flûte est aussi la plus pauvre ou la seule capable d’en jouer. Si certains cas sont faciles à résoudre, d’autres sont très compliqués. L’attitude d’impartialité attendue du facilitateur ainsi que de tous les participants à une CRP est quelque chose qui se développe graduellement pendant le processus de recherche. Elle implique dans certains cas que l’on délaisse certaines pistes de raisonnement intéressantes, mais toujours en fonction de critères. Aucune question n’est exclue par principe ou sans justification. La participation à une communauté fondée sur une poursuite commune en dépit de points de vue différents rend l’enfant capable de postposer une satisfaction immédiate, d’entendre d’autres versions de l’histoire. Ce qui est particulièrement important dans une société multiculturelle où la violence résultant d’un sentiment d’exclusion peut mener à un total rejet de valeurs communes et un repli dans sa coquille identitaire. Si l’aptitude à raisonner est plurielle et multifocale, les parties impliquées dans l’histoire ou dans une CRP peuvent avoir des raisons impératives de préférer l’une ou l’autre de ces revendications raisonnablement fondées. Dans l’histoire de la flûte, c’est la troisième revendication qui aurait des chances d’être le plus fréquemment choisie parce que la mondialisation nous a fait prendre davantage conscience de problèmes tels qu’un traitement équitable ou le travail des enfants. Toutefois, les différences entre les arguments justificatifs des enfants ne mènent pas à un questionnement sur le fait 16 17 Anthony Appiah, “Cosmopolitanism”. Amartya Sen, The Idea of Justice, Penguin Books, 2010, pp. 12-15. Les trois pistes de raisonnement représentent trois théories éthiques différentes : l’utilitarisme, l’égalitarisme et le libertarisme. La première enfant, invoquant sa capacité à jouer serait davantage soutenu dans une éthique libertaire ; le deuxième bénéficierait d’une immense sympathie de la part d’égalitaristes convaincus ; quant à la troisième, elle serait âprement défendue par des arguments utilitaristes. 6 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) que posséder la flûte constitue un avantage pour chacun d’eux. Si une idée transcendantale de justice parfaite n’est pas pensable, moins encore dans des sociétés multiculturelles qu’ailleurs, un consensus sur des principes est presque impossible à atteindre dans des situations éthiques. Des agréments spatiotemporels basés sur des valeurs démocratiques et sur une délibération démocratique peuvent toutefois être obtenus. Il est possible d’aboutir à un consensus sur ce qui est considéré comme souhaitable par une personne ou par un groupe. III. Comment développer une "raisonnabilité" durable et plurielle ? 1. Partager des expériences plurielles, construire un monde commun « Nous avons à construire une société dans laquelle l’excellence doit abonder dans ses aspects les plus divers. Élever le degré de réflexivité par la voie de l’éducation constitue un début raisonnable. »18 Dans le monde cosmopolite, varié, d’aujourd’hui, tous les enfants peuvent bénéficier d’une éducation qui stimule activement leur participation au processus de l’apprentissage et du vivre ensemble. Dialoguer ensemble en CRP contribue à améliorer leurs capacités, y compris chez ceux qui en sont le plus dépourvus ou les plus vulnérables. Relever le sens de la responsabilité et l’émancipation de chacun des participants a des répercussions intéressantes en termes de citoyenneté et d’éducation morale. Ces microcosmes démocratiques, ces espaces interculturels de citoyenneté peuvent faire la différence en termes de dialogue interculturel et contribuer à une société plus harmonieuse et plus tolérante.19 Par leur sensibilité à la pluralité, et ce à des niveaux différents (esthétique, éthique, social, politique, métaphysique…), ils contribuent aussi à l’épanouissement chez les enfants de talents et capacités multiples dans un environnement sûr et fécond. 2. Pluralité de mondes particuliers / Construction d’un monde commun Il pourrait sembler paradoxal de s’appuyer sur le pluralisme et les particularités, ou d’insister sur l’importance de communautés tout en défendant en même temps une vision cosmopolite soucieuse d’autres communautés. Le pluralisme a été défendu ou attaqué selon des traditions philosophiques ou religieuses différentes. Tandis que certaines de ces traditions s’attachent davantage au pluralisme, d’autres défendent un point de vue plus universaliste. Dans La Condition humaine (1958), Hannah Arendt envisage la pluralité comme un concept qui permet le "vivre ensemble". Elle attire à plusieurs reprises notre attention sur le fait que supprimer cette pluralité peut avoir de terribles conséquences en termes de déshumanisation.20 On peut également faire l’expérience de la pluralité dans toute expérience artistique qui nous permet de nous échapper de nos mondes étriqués et "voyager" dans des temps ou des lieux éloignés. Hannah Arendt considère l’espace public comme une aire politique dans laquelle la pluralité apparaît brièvement avant « d’aller s’asseoir à l’arrière ». Ce monde plural est un acte, une astuce humaine, une notion active. Là où la pluralité existe réellement, des points de vue différents peuvent coexister. Par contre, quand elle se fait muette, ce n’est que désolation, désespoir, ou, pour utiliser la métaphore d’Arendt, le désert. Chaque individu doit trouver sa place dans ce monde, doit avoir un visage, une possibilité de "faire une différence". C’est pour cette raison que le caractère inclusif d’une CRP, en offrant à chaque personne singulière une voix et la possibilité concrète de participer et d’utiliser cette voix, constitue un antidote efficace à la Matthew Lipman, A l’École de la pensée, op. cit., p. 17. Marie-Pierre Grosjean, « instaurer des espaces de citoyenneté », in La Philosophie pour enfants, le modèle de Matthew Lipman en discussion, sous la direction de Claudine Leleux, De Boeck, 2005. 20 Hannah Arendt, L’Obligée du monde, Michalon. 18 19 7 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) déshumanisation de notre société. En dépit de nos multiples différences, nous, en tant qu’êtres humains, ne sommes pas condamnés à l’incommunicabilité à cause de nos différences de langue, des limites de nos perspectives, ou encore de celles de notre compréhension mutuelle. Nous avons toujours, comme Hannah Arendt et Ann Margaret Sharp le soutiennent cette faculté spéciale consistant à « entrer dans l’univers de l’autre ». Autrement dit, s’efforcer, par empathie ou par sympathie, en écoutant attentivement ou par un raisonnement consciencieux, d’imaginer ce que d’autres peuvent bien penser ou considérer comme équitable ou vrai. Pour Walzer, une des voies de progrès d’une CRP, c’est la volonté légitime d’approcher la vérité universelle. Nous pourrions également défendre l’idée que le progrès d’une CRP, d’un dialogue interculturel ou d’un dialogue intercommunautaire, consisterait à rendre capable de jugement moral, à trouver un art de vivre et de créer ensemble, à maintenir l’équilibre entre notre liberté individuelle et une identité commune, entre les droits à s’exprimer librement et les devoirs et responsabilités à l’égard de "notre" monde et de notre avenir. Ce sont là aussi des "qualités" qu’un facilitateur se doit d’incorporer et de stimuler. Sa responsabilité, c’est d’adopter et promouvoir un modèle d’impartialité, malgré les valeurs distinctes et parfois compétitives, sans oublier la variété de l’expérience humaine. Tous ces "espaces", toutes ces "oasis" de réflexion, imaginés par Lipman pour des enfants de tous âges, ne constituent-ils pas l’endroit idéal pour aider ces qualités à fleurir dans des conditions optimales ?21 N’est-ce pas justement ce que vise la Philosophie pour Enfants : procurer aux enfants un espace où ils puissent utiliser leur voix et penser ensemble, les doter d’un sentiment d’autonomisation et d’appartenance à un monde qu’ils contribuent à créer ? 21 In “the Child as a critic”, Ann Margaret Sharp a évoqué comme qualité le courage, qui a une résonnance à la fois intellectuelle et morale. 8 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) Bibliographie : - Appiah, Anthony Kwame : Cosmopolitanism : Ethics in a world of strangers , Norton, 2006. - Bonvin Jean-Michel et Farvaque Nicolas (2008), Amartya Sen, une politique de la liberté, Michalon, Le bien commun. - Daniel, Marie France (1997) La philosophie et les enfants, Les modèles de Lipman et Dewey, De Boeck & Belin, 1997. - Enslin Jean-Claude (2008), Hannah Arendt, l’obligée du monde, Michalon, le Bien commun. - Fforde, Jasper (2011), Shades of Grey, Paperback. - Grosjean, Marie-Pierre (2005), Etablir des espaces de citoyenneté, in La philosophie pour enfants, Le modèle de Matthew Lipman en discussion, sous la direction de Claudine Leleux, De Boeck, 2005. - Lipman, Matthew (1976), Instructional manual to accompany Lisa, ethical Inquiry, IAPC., trad. N. Decostre, à paraître en 2011, Peter Lang, Editions Scientifiques Internationales. - Lipman, Matthew (2010), A l’Ecole de la pensée, De Boeck 1995 et 2006. - Sen, Amartya (2006), The Argumentative Indian, Penguin.. - Sen, Amartya (2007), Identity & Violence. The illusion of destiny, Penguin, (traduit par Sylie Kleiman-Lafon, Odile Jacob, 2007). - Sen, Amartya (2010), The Idea of Justice, Penguin. - Sharp (2006)« The child as a critic », IAPC Papers. - Voisin, Marcel, Preface au Manuel de Matthew Lipman, Lisa, Recherche éthique (trad. N. Decostre) , Peter Lang. 9 Pluralité et jugement raisonnable constituent-ils pour la Philosophie pour Enfants des clés du développement de l’éducation morale ? Isabelle Jespers Ph.A.R.E. (Analysis, Research and Education in Philosophy for Children - Belgium) Séoul, ICPIC, 2011 (Ecrit en anglais, traduc. Nicole Decostre) 10