Acta Universitatis Wratislaviensis No 3557
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LXI
Wrocław 2014
MaJa Pawłowska
Université de Wrocław
LES CONCEPTIONS DU ROMAN ET DE L’HISTOIRE :
AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE
ET DANS LA « QUERELLE SUR LA PRINCESSE DE CLÈVES »
Au XVIIe siècle en France, les conceptions du roman et de l’histoire étaient
non seulement étroitement imbriquées mais, en plus, exceptionnellement uc-
tuantes et mal dénies. D’un côté, le mot histoire était polysémique : il pouvait
aussi bien signier l’historiographie, la vérité historique, que le récit ctionnel,
principalement le roman. De l’autre, le terme roman était secondé de plusieurs
expressions synonymiques, utilisées par les critiques et le public, telles que: c-
tion, narration, petit roman, nouvelle, histoire et les dérivés de l’histoire: histoire
faite à plaisir ou histoire véritable1. Cette imprécision était due non seulement
au fait que les deux genres étaient en train de se former et n’avaient pas encore
d’objectifs ou domaines clairement précisés, mais, principalement, résultait de la
situation confuse de leur origine.
Les classications génériques modernes sont difcilement applicables aux
ouvrages antiques examinés en vue d’y trouver des éléments romanesques ou his-
toriques. La fusion initiale des genres est un fait incontestable2 :
des œuvres anciennes, comme les poèmes homériques, présentent des caractéristiques à la fois
historiques et romanesques. Autrement dit, l’épopée antique pourrait bien être la source littéraire
1 Cette liste est loin d’être exhaustive. Pour plus de détails, voir, par ex., C. Esmein-Sarrazin,
L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle,
Champion, Paris 2008, pp. 36–43.
2 C’est l’idée que Georges May a avancée dans son article, déjà classique, mais qui n’a rien
perdu de sa pertinence: G. May, « L’Histoire a-t-elle engendré le roman ? Aspects français de la
question au seuil du siècle des Lumières », R.H.L.F. 2, 1955, pp. 155–176.
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commune de l’histoire et du roman. Les deux genres se dégagèrent du genre générateur, prirent
conscience d’eux-mêmes et évoluèrent, chacun de son côté3.
Sans trancher ici la question de savoir si l’épopée a bel et bien été « le genre
générateur », il faut retenir qu’au XVIIe siècle, ce genre constituait souvent le
point de référence des réexions dénitionnelles concernant le roman et, à un
moindre degré, l’histoire.
Le mot histoire apparaît pour la première fois chez Hérodote. Le terme grec
historia utilisé alors pouvait signier, selon le contexte, « l’enquête », « la connais-
sance acquise par l’enquête », ou bien le récit-même. Hérodote a tenté de donner
une relation objective d’événements survenus dans un passé récent. Cependant,
il cherchait aussi à plaire: le style de sa narration est fréquemment poétique et
son discours abonde en éléments ctifs4. Xénophon également orne de fragments
romanesques la Cyropédie5. Le but didactique, auquel il visait principalement, l’a
poussé aussi à transformer sensiblement les faits historiques. Ainsi, la frontière
séparant le récit historique du ctionnel a été, dès l’Antiquité, mince et souvent
transgressée. L’ambiguïté du terme histoire a persisté jusqu’aux temps modernes.
Simultanément, le roman grec ancien existait en tant que genre non dé-
ni, désigné par des noms disparates tels que syntagma œuvre »), dramaticon
œuvre dramatique »), historian érôtos histoire d’amour ») ou d’autres6.
Après une vague de popularité à l’époque hellénistique, les romans antiques sont
tombés dans l’oubli jusqu’à la Renaissance. La traduction des Ethiopiques par
Jacques Amyot en 1547 a réintroduit ce genre dans les belles lettres. Cette réap-
parition du roman grec classique s’est accompagnée d’une redénition du concept
d’histoire. On voit au XVIe siècle la naissance de l’historiographie moderne, avec
la publication en 1566 du Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean
Bodin et de La vraye et entière histoire des troubles et choses mémorables ave-
nues tant en France qu’en Flandres, et pays circonvoisins depuis l’an 1562 ou
bien de l’Histoire des Histoires de Henri Lancelot Voisin de La Popelinière, pa-
rues respectivement en 1571 et en 1599.
Au début du XVIIe siècle, avec l’Astrée, une nouvelle catégorie de récit ro-
manesque s’installe en France. La parution de l’Astrée correspond à l’époque, à
3 Ibidem, p. 155.
4 Comme le remarque Marie-Paule Caire-Jabinet : « Hérodote fonde ainsi le récit historique,
qu’il essaie de détacher du mythe, et fait également œuvre de géographe et d’ethnologue. Écrit dans
une langue agréable, son récit est avant tout celui d’un conteur chez qui le plaisir de narrer l’emporte
souvent sur la précision des faits ». M.-P. Caire-Jabinet, Introduction à l’historiographie, Nathan,
Paris 2002, p. 5.
5 Voir, par ex., A. Billault, « La Source grecque du Romanesque », [dans :] G. Declercq,
M. Marat (dir.), Le Romanesque, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris 2004, p. 16.
6 Cf., par ex., M. Pawłowska, « Histoire, fable, ction : les désignations du roman au XVIIe
siècle dans l’œuvre de Jean-Pierre Camus », [dans :] S. Kaufman (dir.), Les Choses, les notions, les
noms: le terme dans tous ses états, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, Wrocław 2010, p.
83.
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la fois, de l’essor du roman et de sa théorisation. La réexion sur le roman était,
en général, très critique. Les doctes, en acceptant l’immobilisme littéraire basé
sur les poétiques anciennes, rejetaient massivement ce genre irrégulier. Par consé-
quent, les faiseurs de romans cherchaient à éviter cette absence d’acceptation par
un stratagème qui consistait à cacher l’appartenance générique du texte, en rem-
plaçant le terme de roman par d’autres, sans connotation péjorative, et en appa-
rentant le roman aux genres réguliers, tels que l’épopée, ou bien moins régularisés
mais reconnus, comme l’histoire7.
Ainsi, le roman et l’histoire fonctionnent au XVIIe siècle dans un cadre
la polysémie et l’abondance terminologique se combinent à un problème de
classication.
Les intellectuels, qui se rendaient bien compte du chaos sémantique et
taxinomique, ont tenté de clarier cette situation en élaborant des dénitions pré-
cises permettant de distinguer l’histoire du roman. En 1635, trois Conférences
du Bureau d’Adresse se consacrent à cette tâche difcile8. Les participants se
heurtent à la nécessité de résoudre un problème épistémologique d’envergure. Les
deux genres possédaient des caractéristiques semblables et leur différence résidait
dans les proportions des éléments véridiques et inventés. Les ouvrages des histo-
riens anciens, d’Hérodote ou de Xénophon, proposés comme modèles à imiter par
les théoriciens du classicisme français, ne remplissaient ni les conditions d’ob-
jectivité et ni celles de vraisemblance rigoureuse9. Dans leurs récits historiques,
les faits étaient mélangés aux légendes et assaisonnés d’évaluations subjectives
des auteurs. Les objectifs de l’écriture romanesque et historique n’étaient pas non
plus clairement balisés. Le roman visait à divertir le public, mais il aspirait aussi
à l’instruire. L’histoire, inversement, perpétuait la mémoire des événements et
personnages du passé, mais elle ambitionnait également de plaire.
Ainsi, pour qu’une dénition pertinente puisse être élaborée, il était indispen-
sable de répondre à la question du rôle de la ction et de la vérité dans la portée
globale du récit. Une vérité pouvait-elle se dire à travers un mensonge ? Les his-
toriens répondaient par la négative. Par contre, les faiseurs de romans répondaient
par l’afrmative et attribuaient volontiers à leurs romans le nom d’histoire. Par ce
procédé, ils jouaient sur le registre polysémique du mot et donnaient aux lecteurs
7 Selon les propos d’Alain Niderst : « L’histoire doit donc cautionner la ction ». A. Niderst,
« L’Histoire dans les romans de Madeleine de Scudéry », [dans :] P. Ronzeaud (dir.), Le Roman
historique (XVIIe–XXe siècles), PFSCL, Paris 1983, p. 11.
8 Cf. l’article de S. Mazauric, « L’Histoire, le roman et la fable : le statut épistémologique
de l’histoire dans les Conférences du Bureau d’Adresse », Littératures Classiques 30, 1997,
pp. 51–62.
9 Les générations d’élèves des collèges étaient systématiquement habituées au concept de
l’histoire comprise plutôt comme un recueil d’exemples de comportement exemplaire que comme
des relations véridiques des faits du passé. Voir S. Mazauric, op. cit., p. 52.
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l’impression de lire une relation d’événements réellement survenus, et non le fruit
de l’imagination de l’auteur10.
Finalement, les participants des Conférences du Bureau d’Adresse formulent
la constatation que l’histoire, c’est « le récit véritable des choses », en ajoutant la
précision suivante : « Si elle ne dit toujours tout le vray, pour ce qu’il n’y a point
de livre capable de tout contenir, du moins ne doit-elle jamais rien dire de faux »11.
Pendant toute la première moitié du siècle, l’historiographie est ainsi consi-
dérée plus comme un récit de situations politiques exemplaires et de modèles de
conduite à imiter que comme une chronique dèle des faits du passé12. Quant au
roman, la pratique courante, observée par la plupart des auteurs, consistait à com-
poser des ctions dans lesquelles les personnages historiques, pliés aux mœurs de
la société française de l’époque, offraient aux lecteurs des exemples de comporte-
ment moral, bienséant et galant. Cette conception de l’inclusion de l’Histoire dans
le roman allait souvent de pair avec le travestissement de personnages historiques
éminents sous des traits romanesques.
La publication de La Princesse de Clèves en 1678 est un événement littéraire
d’envergure. Mme de La Fayette a renoué dans son court texte avec la pratique
romanesque. En réponse aux besoins esthétiques des lecteurs qui attendaient des
textes plus vraisemblables et plus concis13, elle a rédigé une nouvelle historique,
rompant avec les romans héroïco-galants traditionnels.
Le roman n’est pas accepté à l’unanimité. L’originalité de La Princesse de
Clèves provoque un débat critique animé, dont les protagonistes les plus impor-
tants sont Jean-Baptiste Trousset de Valincour et l’abbé de Charnes. Valincour,
homme de plume et historiographe du roi, a analysé le roman de Mme de La
Fayette dans ses Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de « La Princesse
de Clèves », en mettant en relief la question de la vraisemblance du texte. Valincour
a principalement essayé de dénir le genre auquel appartient La Princesse de
Clèves. Contrairement à la plupart des théoriciens du roman de l’époque classique
(comme Georges de Scudéry ou Pierre-Daniel Huet) qui assimilaient le roman à
l’épopée, en soulignant leurs similitudes thématiques, notamment le sujet histo-
rique, et structurales, par exemple le début in medias res, Valincour a changé cette
10 Il suft de citer quelques titres de romans français de la première moitié du siècle pour voir
combien ce procédé était répandu : Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celles
de Romains ; François Grenaille, Les Amours historiques des princes ; Madeleine de Scudéry, Célie.
Histoire romaine ; La Calprenède, Faramond, ou l’Histoire de France. Dans ces titres, les auteurs
exploitent la polysémie du mot histoire, en laissant supposer que leur histoire (récit/ction) est aussi
l’Histoire (chronique/vérité).
11 S. Mazauric, op. cit., p. 53.
12 C. Esmein-Sarrazin, op. cit., pp. 260–265.
13 Jacques Chupeau a résumé cette tendance de la manière suivante : « Comme le constate
Sorel dès 1664 dans sa Bibliothèque françoise, le goût moderne se porte alors vers le récits brefs et
vraisemblables, les nouvelles ». J. Chupeau, « La Réception du roman historique sous Louis XIV »,
Œuvres et Critiques XII, 1987, p. 63.
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perspective et a pris l’histoire comme objet de référence. Vu le statut toujours mal
déni de l’histoire, l’écrivain a précisé comment il l’entendait : « Je n’examine
point ici s’il y a jamais eu une véritable guerre de Troie ; si les Grecs prirent cette
Ville, ou s’ils y furent battus; il suft que le fond de cette Histoire, de la manière
dont les Poètes l’ont écrite, était répandu parmi le peuple comme une chose véri-
table »14.
La vérité historique doit donc être conforme à la doxa, à l’ensemble d’opi-
nions, de préjugés, de présuppositions généralement admises, et a peu à voir avec
la vérité des faits.
Le critique partage ensuite le champ de la ction romanesque en deux types
de ctions possibles. Le premier, ce sont les romans de pure imagination qui, pour
plaire aux lecteurs, doivent être composés selon le principe de la vraisemblance :
Il y a […] deux sortes de ctions. L’une, dans laquelle il est permis à l’Auteur de suivre son ima-
gination en toutes choses, sans avoir aucun égard à la vérité : pourvu qu’il n’aille point contre tout
le vraisemblable, il n’importe qu’il nous dise des choses qui ne sont jamais arrivées ; c’est assez
qu’elles aient pu arriver (LMPC 665).
La seconde manière de composer les romans consiste à prendre un sujet his-
torique et à l’enrichir de quelques inventions ctionnelles. Dans ce cas, le rôle
du romancier consisterait à orner par des ctions agréables un rapport de faits
historiques.
La seconde sorte de ctions, c’est celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’auteur prend
un sujet tiré de l’Histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’est ainsi que
se font les tragédies, les Poèmes épiques, et ces sortes de Romans que l’on a faits dans ces derniers
temps, […] comme sont Cyrus, Cléopâtre, Clélie. Dans les ouvrages de cette nature, l’Auteur n’est
pas entièrement maître de ses inventions ; il peut bien ajouter à son sujet, ou en diminuer, mais ce
ne doit être que dans les circonstances. Le fondement de l’ouvrage doit toujours être appuyé sur la
vérité, parce que les noms et les événements étant tirés de l’histoire, comme je l’ai déjà dit, ils sont
connus de tout le monde (LMPC 665–666).
Valincour refuse d’accepter les manipulations et les changements qui défor-
ment directement l’histoire. La pratique littéraire très répandue alors consistant à
introduire des personnages ctifs portant des noms de grandes familles aristocra-
tiques réelles, comme c’est le cas du personnage littéraire du Prince de Clèves, est
considérée comme inadmissible. Le critique explique ce rejet par le respect de la
propension naturelle de l’esprit humain à la vérité historique et à la vraisemblance.
Vous ne connaissez pas la erté de l’esprit humain. Il ne peut souffrir que l’on prétende le sur-
prendre, en lui donnant pour vrai ce qui est effectivement faux. Il est tellement pour la vérité,
14 Toutes les citations du traité de Jean-Baptiste Trousset de Valincour, Lettres à la marquise
de *** sur « La princesse de Clèves », proviennent de l’édition moderne des textes critiques du
XVIIe siècle, l’orthographe a été modernisée : C. Esmein, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du
Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Champion,
Paris 2004, p. 664. Désormais toutes les références à cette édition seront présentées dans le texte
sous la forme suivante : (LMPC 664).
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