LES CONCEPTIONS DU ROMAN ET DE L`HISTOIRE

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Acta Universitatis Wratislaviensis No 3557
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LXI
Wrocław 2014
Maja Pawłowska
Université de Wrocław
LES CONCEPTIONS DU ROMAN ET DE L’HISTOIRE :
AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE
ET DANS LA « QUERELLE SUR LA PRINCESSE DE CLÈVES »
Au XVIIe siècle en France, les conceptions du roman et de l’histoire étaient
non seulement étroitement imbriquées mais, en plus, exceptionnellement fluctuantes et mal définies. D’un côté, le mot histoire était polysémique : il pouvait
aussi bien signifier l’historiographie, la vérité historique, que le récit fictionnel,
principalement le roman. De l’autre, le terme roman était secondé de plusieurs
expressions synonymiques, utilisées par les critiques et le public, telles que: fiction, narration, petit roman, nouvelle, histoire et les dérivés de l’histoire: histoire
faite à plaisir ou histoire véritable1. Cette imprécision était due non seulement
au fait que les deux genres étaient en train de se former et n’avaient pas encore
d’objectifs ou domaines clairement précisés, mais, principalement, résultait de la
situation confuse de leur origine.
Les classifications génériques modernes sont difficilement applicables aux
ouvrages antiques examinés en vue d’y trouver des éléments romanesques ou historiques. La fusion initiale des genres est un fait incontestable2 :
des œuvres anciennes, comme les poèmes homériques, présentent des caractéristiques à la fois
historiques et romanesques. Autrement dit, l’épopée antique pourrait bien être la source littéraire
1 Cette
liste est loin d’être exhaustive. Pour plus de détails, voir, par ex., C. Esmein-Sarrazin,
L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle,
Champion, Paris 2008, pp. 36–43.
2 C’est l’idée que Georges May a avancée dans son article, déjà classique, mais qui n’a rien
perdu de sa pertinence: G. May, « L’Histoire a-t-elle engendré le roman ? Aspects français de la
question au seuil du siècle des Lumières », R.H.L.F. 2, 1955, pp. 155–176.
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commune de l’histoire et du roman. Les deux genres se dégagèrent du genre générateur, prirent
conscience d’eux-mêmes et évoluèrent, chacun de son côté3.
Sans trancher ici la question de savoir si l’épopée a bel et bien été « le genre
générateur », il faut retenir qu’au XVIIe siècle, ce genre constituait souvent le
point de référence des réflexions définitionnelles concernant le roman et, à un
moindre degré, l’histoire.
Le mot histoire apparaît pour la première fois chez Hérodote. Le terme grec
historia utilisé alors pouvait signifier, selon le contexte, « l’enquête », « la connaissance acquise par l’enquête », ou bien le récit-même. Hérodote a tenté de donner
une relation objective d’événements survenus dans un passé récent. Cependant,
il cherchait aussi à plaire: le style de sa narration est fréquemment poétique et
son discours abonde en éléments fictifs4. Xénophon également orne de fragments
romanesques la Cyropédie5. Le but didactique, auquel il visait principalement, l’a
poussé aussi à transformer sensiblement les faits historiques. Ainsi, la frontière
séparant le récit historique du fictionnel a été, dès l’Antiquité, mince et souvent
transgressée. L’ambiguïté du terme histoire a persisté jusqu’aux temps modernes.
Simultanément, le roman grec ancien existait en tant que genre non défini, désigné par des noms disparates tels que syntagma (« œuvre »), dramaticon
(« œuvre dramatique »), historian érôtos (« histoire d’amour ») ou d’autres6.
Après une vague de popularité à l’époque hellénistique, les romans antiques sont
tombés dans l’oubli jusqu’à la Renaissance. La traduction des Ethiopiques par
Jacques Amyot en 1547 a réintroduit ce genre dans les belles lettres. Cette réapparition du roman grec classique s’est accompagnée d’une redéfinition du concept
d’histoire. On voit au XVIe siècle la naissance de l’historiographie moderne, avec
la publication en 1566 du Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean
Bodin et de La vraye et entière histoire des troubles et choses mémorables avenues tant en France qu’en Flandres, et pays circonvoisins depuis l’an 1562 ou
bien de l’Histoire des Histoires de Henri Lancelot Voisin de La Popelinière, parues respectivement en 1571 et en 1599.
Au début du XVIIe siècle, avec l’Astrée, une nouvelle catégorie de récit romanesque s’installe en France. La parution de l’Astrée correspond à l’époque, à
3 Ibidem,
p. 155.
le remarque Marie-Paule Caire-Jabinet : « Hérodote fonde ainsi le récit historique,
qu’il essaie de détacher du mythe, et fait également œuvre de géographe et d’ethnologue. Écrit dans
une langue agréable, son récit est avant tout celui d’un conteur chez qui le plaisir de narrer l’emporte
souvent sur la précision des faits ». M.-P. Caire-Jabinet, Introduction à l’historiographie, Nathan,
Paris 2002, p. 5.
5 Voir, par ex., A. Billault, « La Source grecque du Romanesque », [dans :] G. Declercq,
M. Marat (dir.), Le Romanesque, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris 2004, p. 16.
6 Cf., par ex., M. Pawłowska, « Histoire, fable, fiction : les désignations du roman au XVIIe
siècle dans l’œuvre de Jean-Pierre Camus », [dans :] S. Kaufman (dir.), Les Choses, les notions, les
noms: le terme dans tous ses états, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, Wrocław 2010, p.
83.
4 Comme
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la fois, de l’essor du roman et de sa théorisation. La réflexion sur le roman était,
en général, très critique. Les doctes, en acceptant l’immobilisme littéraire basé
sur les poétiques anciennes, rejetaient massivement ce genre irrégulier. Par conséquent, les faiseurs de romans cherchaient à éviter cette absence d’acceptation par
un stratagème qui consistait à cacher l’appartenance générique du texte, en remplaçant le terme de roman par d’autres, sans connotation péjorative, et en apparentant le roman aux genres réguliers, tels que l’épopée, ou bien moins régularisés
mais reconnus, comme l’histoire7.
Ainsi, le roman et l’histoire fonctionnent au XVIIe siècle dans un cadre
où la polysémie et l’abondance terminologique se combinent à un problème de
classification.
Les intellectuels, qui se rendaient bien compte du chaos sémantique et
taxinomique, ont tenté de clarifier cette situation en élaborant des définitions précises permettant de distinguer l’histoire du roman. En 1635, trois Conférences
du Bureau d’Adresse se consacrent à cette tâche difficile8. Les participants se
heurtent à la nécessité de résoudre un problème épistémologique d’envergure. Les
deux genres possédaient des caractéristiques semblables et leur différence résidait
dans les proportions des éléments véridiques et inventés. Les ouvrages des historiens anciens, d’Hérodote ou de Xénophon, proposés comme modèles à imiter par
les théoriciens du classicisme français, ne remplissaient ni les conditions d’objectivité et ni celles de vraisemblance rigoureuse9. Dans leurs récits historiques,
les faits étaient mélangés aux légendes et assaisonnés d’évaluations subjectives
des auteurs. Les objectifs de l’écriture romanesque et historique n’étaient pas non
plus clairement balisés. Le roman visait à divertir le public, mais il aspirait aussi
à l’instruire. L’histoire, inversement, perpétuait la mémoire des événements et
personnages du passé, mais elle ambitionnait également de plaire.
Ainsi, pour qu’une définition pertinente puisse être élaborée, il était indispensable de répondre à la question du rôle de la fiction et de la vérité dans la portée
globale du récit. Une vérité pouvait-elle se dire à travers un mensonge ? Les historiens répondaient par la négative. Par contre, les faiseurs de romans répondaient
par l’affirmative et attribuaient volontiers à leurs romans le nom d’histoire. Par ce
procédé, ils jouaient sur le registre polysémique du mot et donnaient aux lecteurs
7 Selon
les propos d’Alain Niderst : « L’histoire doit donc cautionner la fiction ». A. Niderst,
« L’Histoire dans les romans de Madeleine de Scudéry », [dans :] P. Ronzeaud (dir.), Le Roman
historique (XVIIe–XXe siècles), PFSCL, Paris 1983, p. 11.
8 Cf. l’article de S. Mazauric, « L’Histoire, le roman et la fable : le statut épistémologique
de l’histoire dans les Conférences du Bureau d’Adresse », Littératures Classiques 30, 1997,
pp. 51–62.
9 Les générations d’élèves des collèges étaient systématiquement habituées au concept de
l’histoire comprise plutôt comme un recueil d’exemples de comportement exemplaire que comme
des relations véridiques des faits du passé. Voir S. Mazauric, op. cit., p. 52.
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l’impression de lire une relation d’événements réellement survenus, et non le fruit
de l’imagination de l’auteur10.
Finalement, les participants des Conférences du Bureau d’Adresse formulent
la constatation que l’histoire, c’est « le récit véritable des choses », en ajoutant la
précision suivante : « Si elle ne dit toujours tout le vray, pour ce qu’il n’y a point
de livre capable de tout contenir, du moins ne doit-elle jamais rien dire de faux »11.
Pendant toute la première moitié du siècle, l’historiographie est ainsi considérée plus comme un récit de situations politiques exemplaires et de modèles de
conduite à imiter que comme une chronique fidèle des faits du passé12. Quant au
roman, la pratique courante, observée par la plupart des auteurs, consistait à composer des fictions dans lesquelles les personnages historiques, pliés aux mœurs de
la société française de l’époque, offraient aux lecteurs des exemples de comportement moral, bienséant et galant. Cette conception de l’inclusion de l’Histoire dans
le roman allait souvent de pair avec le travestissement de personnages historiques
éminents sous des traits romanesques.
La publication de La Princesse de Clèves en 1678 est un événement littéraire
d’envergure. Mme de La Fayette a renoué dans son court texte avec la pratique
romanesque. En réponse aux besoins esthétiques des lecteurs qui attendaient des
textes plus vraisemblables et plus concis13, elle a rédigé une nouvelle historique,
rompant avec les romans héroïco-galants traditionnels.
Le roman n’est pas accepté à l’unanimité. L’originalité de La Princesse de
Clèves provoque un débat critique animé, dont les protagonistes les plus importants sont Jean-Baptiste Trousset de Valincour et l’abbé de Charnes. Valincour,
homme de plume et historiographe du roi, a analysé le roman de Mme de La
Fayette dans ses Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de « La Princesse
de Clèves », en mettant en relief la question de la vraisemblance du texte. Valincour
a principalement essayé de définir le genre auquel appartient La Princesse de
Clèves. Contrairement à la plupart des théoriciens du roman de l’époque classique
(comme Georges de Scudéry ou Pierre-Daniel Huet) qui assimilaient le roman à
l’épopée, en soulignant leurs similitudes thématiques, notamment le sujet historique, et structurales, par exemple le début in medias res, Valincour a changé cette
10 Il suffit de citer quelques titres de romans français de la première moitié du siècle pour voir
combien ce procédé était répandu : Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celles
de Romains ; François Grenaille, Les Amours historiques des princes ; Madeleine de Scudéry, Célie.
Histoire romaine ; La Calprenède, Faramond, ou l’Histoire de France. Dans ces titres, les auteurs
exploitent la polysémie du mot histoire, en laissant supposer que leur histoire (récit/fiction) est aussi
l’Histoire (chronique/vérité).
11 S. Mazauric, op. cit., p. 53.
12 C. Esmein-Sarrazin, op. cit., pp. 260–265.
13 Jacques Chupeau a résumé cette tendance de la manière suivante : « Comme le constate
Sorel dès 1664 dans sa Bibliothèque françoise, le goût moderne se porte alors vers le récits brefs et
vraisemblables, les nouvelles ». J. Chupeau, « La Réception du roman historique sous Louis XIV »,
Œuvres et Critiques XII, 1987, p. 63.
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perspective et a pris l’histoire comme objet de référence. Vu le statut toujours mal
défini de l’histoire, l’écrivain a précisé comment il l’entendait : « Je n’examine
point ici s’il y a jamais eu une véritable guerre de Troie ; si les Grecs prirent cette
Ville, ou s’ils y furent battus; il suffit que le fond de cette Histoire, de la manière
dont les Poètes l’ont écrite, était répandu parmi le peuple comme une chose véritable »14.
La vérité historique doit donc être conforme à la doxa, à l’ensemble d’opinions, de préjugés, de présuppositions généralement admises, et a peu à voir avec
la vérité des faits.
Le critique partage ensuite le champ de la fiction romanesque en deux types
de fictions possibles. Le premier, ce sont les romans de pure imagination qui, pour
plaire aux lecteurs, doivent être composés selon le principe de la vraisemblance :
Il y a […] deux sortes de fictions. L’une, dans laquelle il est permis à l’Auteur de suivre son imagination en toutes choses, sans avoir aucun égard à la vérité : pourvu qu’il n’aille point contre tout
le vraisemblable, il n’importe qu’il nous dise des choses qui ne sont jamais arrivées ; c’est assez
qu’elles aient pu arriver (LMPC 665).
La seconde manière de composer les romans consiste à prendre un sujet historique et à l’enrichir de quelques inventions fictionnelles. Dans ce cas, le rôle
du romancier consisterait à orner par des fictions agréables un rapport de faits
historiques.
La seconde sorte de fictions, c’est celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’auteur prend
un sujet tiré de l’Histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’est ainsi que
se font les tragédies, les Poèmes épiques, et ces sortes de Romans que l’on a faits dans ces derniers
temps, […] comme sont Cyrus, Cléopâtre, Clélie. Dans les ouvrages de cette nature, l’Auteur n’est
pas entièrement maître de ses inventions ; il peut bien ajouter à son sujet, ou en diminuer, mais ce
ne doit être que dans les circonstances. Le fondement de l’ouvrage doit toujours être appuyé sur la
vérité, parce que les noms et les événements étant tirés de l’histoire, comme je l’ai déjà dit, ils sont
connus de tout le monde (LMPC 665–666).
Valincour refuse d’accepter les manipulations et les changements qui déforment directement l’histoire. La pratique littéraire très répandue alors consistant à
introduire des personnages fictifs portant des noms de grandes familles aristocratiques réelles, comme c’est le cas du personnage littéraire du Prince de Clèves, est
considérée comme inadmissible. Le critique explique ce rejet par le respect de la
propension naturelle de l’esprit humain à la vérité historique et à la vraisemblance.
Vous ne connaissez pas la fierté de l’esprit humain. Il ne peut souffrir que l’on prétende le surprendre, en lui donnant pour vrai ce qui est effectivement faux. Il est tellement né pour la vérité,
14 Toutes
les citations du traité de Jean-Baptiste Trousset de Valincour, Lettres à la marquise
de *** sur « La princesse de Clèves », proviennent de l’édition moderne des textes critiques du
XVIIe siècle, où l’orthographe a été modernisée : C. Esmein, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du
Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Champion,
Paris 2004, p. 664. Désormais toutes les références à cette édition seront présentées dans le texte
sous la forme suivante : (LMPC 664).
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qu’il en veut toujours voir l’image. Et lors même qu’il veut être bien trompé, c’est-à-dire, lorsqu’il
voit des Comédies, ou qu’il lit des Romans, il veut que l’on le trompe avec respect, et avec tant de
précaution, qu’il ne puisse s’en apercevoir : ainsi dès qu’il remarque quelque chose ou d’impossible,
ou de visiblement faux […] il s’élève aussitôt, et rejette l’ouvrage, quelque bon qu’il puisse être
d’ailleurs, […] l’esprit raisonnable ne peut s’attacher à rien qui soit visiblement faux (LMPC 669).
La Princesse de Clèves, nouvelle historique dont l’action se passe en France
à l’époque moderne, à la cour d’Henri II, et qui mélange la vérité historique et
la fiction vraisemblable avec une nette prédominance de cette dernière, ne peut
être rangée ni dans la première ni dans la seconde catégorie. Les inventions qui
apparaissent dans le roman de Mme de La Fayette sont tellement nombreuses
qu’elles obscurcissent, selon Valincour, la fonction fondamentale du roman, celle
de diffuser la connaissance doxale de l’histoire parmi les lecteurs. Il réprimande
alors l’écrivaine : « C’est un grand défaut d’introduire dans ces sortes d’ouvrages
des personnes qui n’ont jamais été, lorsque ces personnes sont fort remarquables.
Comme des Rois, des Princes, ou des Princesses, ou de leur faire faire ce qu’elles
n’ont jamais fait, comme de les marier » (LMPC 667–668).
Selon Valincour, l’instruction et le plaisir de la lecture naissent de la vraisemblance. Pour cette raison, le romancier qui voudrait composer un texte où l’action
principale inventée est accompagnée de faits historiques, doit choisir pour cadre
une époque et des événements fameux, mais sur lesquels l’histoire véritable donne
peu de renseignements. C’est le seul moyen de garder la vraisemblance du texte :
je conseillerais à l’Auteur d’inventer tous les noms comme il aurait inventé toute l’histoire ; ou s’il
avait une si grande envie d’en faire une histoire de France, je le supplierais de la mettre au temps de
Pharamond ou Clodion le Chevelu, afin que ses suppositions se pussent plus aisément cacher dans
l’obscurité de ces temps éloignés, et que ses lecteurs n’eussent pas le chagrin de trouver à chaque
pas les incidents qui choquent la vérité (LMPC 667).
Ainsi, Valincour, qui précise que les fictions ne doivent pas choquer les
connaissances des lecteurs et que les événements et personnages historiques
doivent être conformes à la doxa, attribue au roman la fonction d’une chronique
romancée. La faiblesse principale du raisonnement de Valincour dans sa vision
des rapports histoire–roman consiste dans le fait que, en examinant minutieusement la question de la vérité et de la vraisemblance dans le roman, il omet de faire
de même pour l’Histoire. La conception doxale de l’histoire est acceptée sans
réflexion sur les mutations de la vérité des faits des relations historiques connues
à son époque. Valincour semble ne pas remarquer la contradiction évidente entre
l’impératif de ne rien changer dans les récits historiques, et le fait que ces relations
pouvaient elles-mêmes fausser la vérité historique.
Quelques mois après la parution des Lettres à Madame la Marquise*** sur le
sujet de « La Princesse de Clèves », l’abbé Jean-Antoine de Charnes, un familier
de Mme de la Fayette, rédige une contre-critique, portant le titre de Conversations
sur la critique de « La Princesse de Clèves ». Les Conversations constituent une
réponse à la critique formulée par Valincour. L’abbé de Charnes suit le fondement
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méthodologique de Valincour en prenant l’histoire comme objet de référence pour
le genre romanesque. En partageant la conviction de Valincour que la connaissance
de l’histoire est indispensable aux honnêtes gens et que les romans devraient être
écrits selon le principe de la vraisemblance, Charnes rejette pourtant la critique de
cet auteur. Logiquement, l’abbé de Charnes commence son argumentation en mettant en évidence le fait que les principes et propositions théoriques de Valincour
sont difficilement applicables à La Princesse de Clèves.
Premièrement, il démontre les manquements de la typologie des romans de
Valincour, limitant les possibilités des récits romanesques aux fictions imaginaires
ou fondées sur l’histoire, où les éléments imaginés ne sont qu’ornements peu significatifs :
Valincour a distingué deux sortes de fictions, & […] il a rapporté la Princesse de Cleves à celle qui
convenoit la moins à cette histoire, seulement pour avoir moyen de la condamner : Mais je dois vous
dire présentement, que les Histoires galantes, qu’on fait aujourd’hui, ne sont ni dans l’une ni dans
l’autre de ces deux especes. Ce ne sont pas de ces pures fictions, où l’imagination se donne une libre
étenduë, sans égard à la verité. Ce ne sont pas aussi de celles où l’Auteur prend un sujet de l’histoire,
pour l’embellir & le rendre agréable par ses inventions. C’en est une troisième espece, dans laquelle,
l’on prend un qui ne soit pas universellement connu; & on l’orne de plusieurs traits d’histoire, qui en
appuient la vraisemblance, & réveillent la curiosité & l’attention du Lecteur15.
L’abbé de Charnes met en relief que cette classification est loin d’être exhaustive et qu’il est tout à fait rationnel aussi de choisir pour le roman un sujet inventé
et de faire jouer à l’histoire le rôle d’ornement. Dans ce dernier cas, le rôle de
l’histoire serait d’appuyer la vraisemblance du récit et de lui procurer une source
de plaisir intellectuel.
Le critique nomme ce troisième type de roman, auquel appartient La Princesse
de Clèves, « histoire galante » et énumère ses particularités :
Ce ne sont plus des Poëmes ou des Romans assujettis à l’unité de temps, de lieu, & d’action, &
composez d’incidents merveilleux & melez les uns dans les autres : Ce sont des copies simples &
fidelles de la veritable histoire, souvent si ressemblantes, qu’on les prend pour l’histoire mesme. […]
Ce sont des actions particulières de personnes privees ou considerees dans un etat prive, qu’on developpe et qu’on expose à la vue du public. […] Il ne s’agit pas ici d’un Poëme épique, d’un Roman,
ni d’une Tragedie. Il s’agit d’une Histoire suivie, & qui represente les choses de la maniere qu’elles
se passent dans le cours ordinaire du monde (CCPC 135–136).
Valincour soulignait la fonction de la vraisemblance. Sans s’opposer à cette
idée, l’abbé de Charnes montre que la fonction des romans consiste primordialement à offrir aux lecteurs dans leurs fictions la vraisemblance psychologique et
morale, et non une vraisemblance de faits : « Le merite de l’Auteur de ce Livre,
15 En
citant le traité de Jean-Antoine de Charnes, nous nous sommes servie du reprint de
l’édition originale, d’où l’orthographe non modernisée : J.-A. de Charnes, « Conversations sur la
critique de La Princesse de Clèves », Claude Barbin, Paris 1679, reprint Université de Tours, 1973,
pp. 129–130. Désormais toutes les références à cette édition seront présentées dans le texte sous la
forme suivante : (CCPC 129–130).
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est de connoître parfaitement ceux qu’il fait parler, d’avoir une grande science de
la Cour & du cœur de l’homme, une grande beauté & une grande netteté d’esprit,
& ce qui est encore plus rare, une délicatesse & une politesse, où peu de personnes
peuvent atteindre » (CCPC XX).
L’abbé de Charnes termine sa réflexion sur les rapports du roman et de l’histoire par un argument dont la logique peut difficilement être réfutée : « Il me
semble que ceux qui veulent estudier l’Histoire de France, & en sçavoir le fonds
& la verité, ne se servent pas pour cela des Histoires galantes » (CCPC 147).
Valincour proposait pour le roman une poétique de la grande histoire, « l’histoire officielle », en mettant au premier plan la nécessité de régularité et de conformité des fictions au code doxal. L’abbé de Charnes, par contre, a suggéré une
poétique romanesque basée sur le récit de l’histoire privée. Le mode de conciliation qu’il propose entre histoire et fiction consiste à raconter des faits qui puissent
passer pour histoire secrète de l’époque. Ainsi, l’Histoire cesse progressivement
d’être considérée comme un garant de la vraisemblance du texte et se transforme
en toile de fond traditionnelle et démodée.
En s’opposant aux conceptions traditionalistes de Valincour, l’abbé de Charnes
libère le roman des contraintes de l’imitation des modèles littéraires et historiques
et ouvre le débat sur la définition et les fonctions de l’histoire.
THE CONCEPT OF THE ROMANCE NOVEL AND OF THE HISTORICAL
AT THE BEGINNING OF THE SEVENTEENTH CENTURY
AND IN THE DEBATE ABOUT THE PRINCESS OF CLEVES
Summary
In the seventeenth century the romance novel and the historical had not yet become clearly defined genres and still shared many characteristics. It was a frequent practice for authors of romance
novels to present them as true, historically-based stories. The aim of such a practice was to raise the
status of a genre which had not been recognised by the critics and whose poetics did not reach back
to Antiquity. The question of the confusion between the romance novel and the historical was raised
in the discussion between Jean-Baptiste Trousset de Valincour, one of the detractors of The Princess
of Cleves, and Jean-Antoine de Charnes, the novel’s advocate. In Valincour’s view, the romance
novel should be thematically related to the historical. Conversely, de Charnes separates the two
genres, arguing that each of them has a different role: while the historical has a didactic function, the
romance novel is meant to entertain.
Key words: novel, history, the seventeenth century, Jean-Baptiste Trousset de Valincour, JeanAntoine de Charnes, La Princesse de Clèves.
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