UNIVERSITÉ LYON 2 - Année universitaire 2007-2008 Institut d'Etudes Politiques de Lyon L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Samuel RENIER Quatrième année section « Affaires publiques » parcours « Analyses et pratiques comparées de la politique » Séminaire « Vie politique de la science » Sous la direction de Jacques Michel et Daniel Dufourt Table des matières Remerciements . . Introduction . . Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif . . I/ La lecture anthropologique de l'histoire . . I .1 - La société . . I .2 - La philosophie . . II/. Dans la continuité de la philosophie . . II .1 - Aristote et les Grecs . . II .2 - Bacon et la révolution scientifique . . II.3 Mill et le libéralisme . . III/. L’héritage jeffersonien . . III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme. . . III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral. . . III.3. La propriété. . . Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité de l’histoire et de la philosophie. . . Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes . . I/ . La définition de la normativité méthodologique . . I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie. . . I .2 La théorie de l’enquête comme unique norme . . II/.L’élaboration des normes sociales a travers l'éducation . . II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif. . . II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales et politiques. . . III/ . Place et nature des normes dans la société politique . . III .1 Les normes politiques. . . III .2 Le rapport théologico-politique . . Conclusion . . Annexe . . Bibliographie . . Œuvres de John Dewey (en français) . . Œuvres de John Dewey (en anglais) . . Articles publiés par John Dewey . . Littérature secondaire . . Autres . . Résumé . . 4 5 11 11 12 14 17 18 20 21 23 24 26 27 28 30 30 31 34 38 39 43 47 48 52 57 59 65 65 65 66 66 67 69 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Remerciements Nous souhaiterions remercier messieurs les professeurs Jacques Michel et Daniel Dufourt pour avoir accepté de prendre la direction de ce mémoire et nous avoir constamment aidé à orienter nos recherches dans la bonne voie. Qu’il nous soit également permis d’exprimer toute la gratitude que nous devons au professeur Lars Dahlström, du département d’Education de l’Université d’Umeå pour nous avoir introduit à la lecture de ce grand philosophe que fut John Dewey et avoir su témoigner toute l’importance de la pensée à laquelle nous consacrons le présent mémoire. Enfin, une pensée spéciale accompagne tous ceux, enfants comme adultes, qui ont contribué au fil des années à notre propre expérience de la mise en situation normative à travers l’éducation. 4 Samuel RENIER_2008 Introduction Introduction Comme le constatait John Dewey lui-même dans la notice biographique co-rédigée avec sa fille Jane, « Ma croyance dans la fonction occupée par l’intelligence en tant qu’agent de perpétuelle reconstruction est en dernier ressort un fidèle tableau de la vie et de l’expérience 1 qui furent la mienne » . L’expérience dans sa continuité apparaît ainsi non seulement comme un trait caractéristique de la pensée du philosophe pragmatiste, mais également comme un élément impossible à isoler du reste de sa vie tant la frontière du pratique et du théorique semble chez lui poreuse si ce n’est inexistante. Il est néanmoins possible d’isoler trois périodes structurant le cours de sa pensée et de sa vie, axée autour de trois préoccupations fondamentales : la compréhension de l’homme et du monde à travers la philosophie et la psychologie tout d’abord ; puis l’étude du développement humain à travers l’expérience, en particulier éducative ; et enfin, l’action relative à l’amélioration des conditions de vie mondaines avec la prise en compte des facteurs politiques, sociaux et religieux. John Dewey est né le 20 octobre 1859 à Burlington dans le Vermont. Il est le troisième des quatre enfants, dont l’un meurt en bas-âge, de la famille dirigée par Archibald Sprague Dewey et Lucina Rich. Très vite, et sous l’influence de son père, il se découvre un intérêt pour la lecture qui lui permet de poursuivre avec une facilité certaine une scolarité tant brillante que rare parmi les jeunes gens de l’époque. Il fait ainsi partie des dix-huit diplômés de l’Université du Vermont pour l’année scolaire 1879. Après deux ans passés à enseigner dans le secondaire en tant qu’enseignant vacataire, il reprend ses études supérieures en 1882 à l’Université John Hopkins de Baltimore où il prépare un doctorat de philosophie sur « la psychologie de Kant », document aujourd’hui perdu. Il y rencontre le professeur Georges Sylvester Morris, qui l’invite ensuite à le rejoindre à l’Université du Michigan où il obtient son premier poste en tant que professeur ordinaire en 1884. Il y passe dix années, à l’exception de l’année 1888-1889, au sein du département de philosophie dont il intègre la direction à partir de 1889 . De cette époque datent les premières publications de Dewey, portant sur la philosophie et la psychologie, tels la Psychologie (Psychology) de 1887, suivi en 1889 de la Psychologie appliquée (Applied Psychology) écrit en collaboration avec James MacLellan, ou encore de l’édition des Nouveaux essais concernant l’entendement humain de Leibniz, en 1888. Sous l’influence de la lecture des philosophes idéalistes allemands, la pensée de Dewey se caractérise alors par la recherche de solutions théoriques en toutes choses et par l’application du principe de continuité hérité de la dialectique. De sa nomination au département de philosophie de l’université de Chicago en 1894 jusqu’à la Première Guerre Mondiale, John Dewey opère un tournant radical aussi bien dans ses activités universitaires que dans ses relations publiques. A l’université de Chicago, les attributions du département de philosophie dont il assure la direction, et qui inclut également sous sa tutelle la psychologie et la pédagogie, lui permettent d’introduire un objet nouveau dans sa perspective philosophique : l’éducation. Cette dernière se voit largement développée dans ses écrits, à l’instar notamment de L’école et la société (The School and Society) en 1899, L’école et l’enfant en 1906, Comment nous pensons en 1910 et surtout Démocratie et éducation en 1916. L’éducation ne représente pas seulement une 1 DEWEY, John, DEWEY, Jane (éd.), “Biography of John Dewey”, in SCHILPP, Paul Arthur, The Philopsophy of John Dewey, New York, Tudor, 1939. p. 45 Samuel RENIER_2008 5 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY discipline nouvelle aux yeux de Dewey, mais devient rapidement le catalyseur du glissement qui oriente sa pensée vers la prise en compte des situations réelles dans lesquelles se produisent les questionnements à l’œuvre, marquant une rupture totale avec l’idéalisme des débuts. Enfin, cette période indique le début de l’engagement de Dewey au sein de la sphère public : il occupe la présidence de l’Association Américaine de Psychologie (American Psychological Association) de 1889 à 1900, de la Société Américaine de Philosophie (American Philosophical Society) en 1905-1906, et n’hésite pas à afficher son soutien pour la candidature démocrate de Woodrow Wilson dès 1912. La dernière partie de sa vie, s’étendant de la fin de la Première Guerre Mondiale à sa er mort, le 1 juin 1952, infléchit le changement à l’œuvre depuis son départ du Michigan. Elle élargit et approfondit la perspective de la réflexion deweyenne, au sens où celle-ci s’ouvre désormais aux domaines sociaux, politiques, religieux aussi bien qu’épistémologiques. Parmi les nombreux ouvrages datant de cette longue période, sa Logique – la théorie de l’enquête témoigne sans conteste de cette profondeur de champ prise par sa philosophie, tant dans le détail des analyses proposées que dans la pluridisciplinarité présente tout au long de l’ouvrage, fruit de treize ans d’écriture. Dewey n’hésite plus, d’autre part, à mettre lui même en œuvre sa philosophie instrumentaliste, se rendant successivement dans la récente République de Turquie, en Russie soviétique, en Chine, ou encore au Mexique pour prendre la tête de la commission d’enquête chargée de réévaluer les conclusions inculpant Trostky à l’issue du procès de Moscou. Il s’engage politiquement dans la création d’un parti centriste faisant office de contre-poids aux deux partis majoritaire aux EtatsUnis, de même qu’il prend progressivement part à toutes les initiatives tendant à facilité l’émergence d’un public de citoyen servant d’interlocuteur face à l’Etat central. Il s’identifie alors progressivement et de manière de plus en plus appuyée avec la philosophie qu’il 2 promeut passant « de l’absolutisme à l’expérimentalisme » : il incarne l’homme actif au sein de la société dont il se fait le chantre et place la totalité de sa philosophie ainsi que sa vie même dans l’optique d’une continuité dont il est difficile de tracer les frontières. * Malgré toute la richesse exprimée dans le récit de la vie et des expériences, intellectuelles ou sociales, de John Dewey, et comme le constate Jean-Pierre Cometti dans sa note introductive à l’édition française de Reconstruction en philosophie, « la philosophie de Dewey a partagé avec celle de Peirce le triste privilège d’être ignorée de la plupart des 3 auteurs qui ont marqué la philosophie française pendant une grande partie du XXe siècle » . L’histoire de la réception de la philosophie deweyenne en France se révèle ainsi clairsemée mais peut néanmoins se décomposer en deux grandes périodes, à savoir : les ouvrages dont la publication se situe du vivant de Dewey d’une part, et ceux postérieurs à son œuvre, d’autre part. La première période date du début du XXe siècle avec l’intérêt porté au courant pragmatiste en général, grâce notamment aux travaux de William James. Jean Desfeuille propose en juin 1909, dans la revue L’éducation, pour la première fois une traduction du premier chapitre de L’école et la société intitulé « L’école et le progrès social ». Un premier recueil de textes pédagogiques de John Dewey, L’école et l’enfant, paraît ensuite en 1913 chez Delachaux et Niestlé, traduit par L.-S. Pidoux et préfacé par Edouard Claparède. Concomitamment, Emile Durkheim choisit de consacrer son cours en Sorbonne pour 2 DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), Contemporary American Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930. 3 6 COMETTI, Jean-Pierre, « Note de l’éditeur », in DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 8 Samuel RENIER_2008 Introduction l’année scolaire 1913-1914, à la relation entre Pragmatisme et sociologie, au sein duquel la pensée de Dewey est traitée avec attention et montre l’intérêt porté par le sociologue français au philosophe américain, dont les écrits sont fréquemment mentionnés et cités tout au long des leçons. Marcel Mauss confirmera après sa mort ce constat, lorsqu’il mentionne ces leçons alors perdues : « Il [Durkheim] tenait surtout compte de M. Dewey 4 pour lequel il avait une vive admiration » . Puis, en 1925, Ovide Decroly offre au public français la première traduction d’un ouvrage majeur de Dewey, Comment nous pensons, chez Flammarion, suivi en 1931 de la parution des Ecoles de demain, traduit par R. Duthil. La même année est consacrée la première étude systématique de ses écrits, à travers la thèse de doctorat soutenue en Sorbonne par Ou Tsuin-Chen, sous la direction de Paul Fauconnet, sur La doctrine pédagogique de John Dewey enrichie d’une traduction de son « credo pédagogique ». Enfin, de nouveaux ouvrages viennent enrichir la liste des traductions disponibles, avec Expérience et éducation traduit par M. A. Carroi chez Bourrelier en 1947, et Liberté et Culture traduit par Pierre Messiaen chez Aubier Montaigne en 1955 ; année de la publication des cours de Durkheim à l’aide des notes prises par Armand Cuvillier. Cette première vague de publications trouve son homogénéité à la fois dans les thèmes de la philosophie de Dewey abordés, avec la prépondérance de l’aspect pédagogique et éducatif et dans une moindre mesure sa psychologie, mais également dans le traitement qui est accordé à ses travaux. Il s’agit pour la plupart de publications brèves ou relativement générales car se voulant introductives à la pensée d’un auteur étranger à la tradition philosophique française. Cette limitation s’explique par ailleurs par l’inachèvement de l’œuvre de Dewey, encore en cours d’élaboration au moment de la publication de ces ouvrages, et dont les aspects pédagogiques et psychologiques paraissent alors les plus achevés en raison de leur précocité dans l’œuvres deweyenne. Il faut attendre la fin des années 1960 pour que l’œuvre du philosophe américain soit à nouveau sujette à un traitement éditorial et universitaire, après plus d’une décennie de désintérêt relatif, en France comme aux Etats-Unis. Ce renouveau est largement du aux travaux de Gérard Deledalle, qui publie en 1966 une traduction de l’ouvrage majeur de Dewey intitulé Logique : la théorie de l’enquête aux Presses Universitaires de France, puis l’année suivante sa propre contribution, consacrée à L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey. Ces deux ouvrages opèrent une véritable rupture dans les études deweyennes francophones, au sens où ils présentent cette philosophie sous un angle universitaire, étudiant de manière systématique les idées de l’auteur et interrogeant sa pensée dans ses aspects tant pédagogiques et psychologiques, que sociaux, politiques, religieux ou métaphysiques. Il publie également en 1975, une traduction de l’autre ouvrage majeur de Dewey intitulé Démocratie et éducation chez Armand Colin. Cette tendance s’étend ensuite à la fin des années 1990 avec le relais pris par Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask dans la poursuite des études deweyennes françaises. Cette dernière est notamment l’auteur d’un travail universitaire sur John Dewey, philosophe du public paru chez L’Harmattan en 1999, ainsi que d’une traduction du Public et ses problèmes, dans le cadre d’une édition des œuvres de Dewey en français dirigée par Jean-Pierre Cometti aux éditions Farrago en 2003. Cette entreprise semble toutefois avoir connue une fin prématurée, suite à la faillite de l’éditeur, ne permettant de publier que trois des six volumes initialement prévus, à savoir Reconstruction en philosophie traduit par Patrick di Mascio, L’art comme expérience traduit sous la direction de Jean-Pierre Cometti, et Le public et ses problèmes. Toute cette deuxième période est marquée par le soucis de considérer la pensée deweyenne dans son ensemble, non seulement comme une œuvre à finalité pédagogique mais bel et bien comme 4 MAUSS, Marcel, « In memoriam. L’oeuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs”, in L’année sociologique, Nouvelle série, I, 1925. p. 8 Samuel RENIER_2008 7 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY une philosophie à part entière, dont les prémisses mêmes permettent de la situer en porteà-faux vis-à-vis de la tradition philosophique française, et plus largement continentale. Nonobstant le développement récent accordé au pragmatisme de Dewey, il convient ici de relativiser cet apport francophone au regard des travaux effectués outre-atlantique. Il reste en effet encore de nombreux textes inédits en langue française, tels que les nombreux articles et recensions écrits entre 1882 et 1952, l’ensemble de la correspondance entretenue durant ces années, de nombreux cours et conférences prononcés lors de sa carrière universitaire, ainsi qu’une grande partie des ouvrages publiés. Cette absence se révèle d’autant plus flagrante qu’une édition de ses œuvres complètes a vu le jour aux Etats-Unis en 1967 sous la direction de Jo Ann Boydston aux Presses de l’Université d’Illinois du Sud, réunissant l’ensemble de ces textes répartis chronologiquement en 37 volumes. En outre, la littérature secondaire a également profité d’un intérêt vif et renouvelé pour sa philosophie, suscitant des lectures compréhensives, critiques, thématiques, ou interprétatives encore discutées aujourd’hui, à l’image des contributions neo-pragmatistes de Richard Rorty ou Hilary Putnam. * En ce qui concerne le présent mémoire, plusieurs dimensions relatives à la situation des recherches deweyennes francophones se devaient d’être considérées. Tout d’abord, concernant le corpus des écrits de Dewey aujourd’hui disponibles en langue française. La récente publication de certains de ses ouvrages majeurs traduits en français comble le vide longtemps laissé vacant dans ce corpus. Désormais, les aspects principaux de sa philosophie sont susceptibles d’être lus et étudiés de manière plus aisée par le public nonanglophone, qu’il soit universitaire ou simplement érudit. Toutefois cette avancée éditoriale ne saurait combler la somme des volumes encore non accessibles aux lecteurs français, par manque de versions françaises mais également de disponibilité dans les bibliothèques et librairies de l’hexagone. En outre, les timides progrès de la recherche deweyenne francophone ne doivent pas masquer le fait que la philosophie pragmatique, et d’autant plus celle de Dewey, reste chez nous peu et mal connue. Hormis les travaux accumulés par Gérard Deledalle au cours de sa vie, et ceux plus récents de Joëlle Zask, la majorité si ce n’est l’ensemble des publications où apparaît le nom de John Dewey en présentent une lecture tronquée, partielle et bien souvent à dessein. Les publications pédagogiques, majoritaires au sein de ce corpus, en présentent une parfaite illustration : ne dépassant jamais 128 pages, ceux-ci se destinent à la vulgarisation d’une certaine vulgate éducative faisant de l’éducation un processus actif, sans mention aucune de la signification à laquelle renvoie cette définition. La littérature sur Dewey ne se développe également que très peu en ce qui concerne la diffusion des travaux universitaires étrangers, dont les seules traductions existantes sont celles des ouvrages du philosophe italien Roberto Frega sur John Dewey et la philosophie comme épistémologie de la pratique et Pensée, expérience, pratique. Essai sur la théorie du jugement de John Dewey. Ayant eu accès, pour les avoir réunis après de longues et laborieuses recherches personnelles, aux ouvrages de et sur John Dewey disponibles en français, à de rares études anglophones, ainsi qu’à la majorité de ses écrits en version originale, il nous a été plus facile de mener à bien nos propres travaux sur le sujet. La démarche adoptée tout au long de ce travail ne répond plus à un soucis de cohérence qu’à la recherche de l’originalité. Considérant l’état de recherche mentionné précédemment, nous avons tenu à placer notre propre contribution dans la continuité de la recherche deweyenne francophone. Nous avons pour cela privilégié la compréhension de la philosophie de Dewey, à la mention trop 8 Samuel RENIER_2008 Introduction rapide de ses positions à partir desquelles développer ensuite une hypothétique discussion concernant le sens et la portée à donner au texte en fonction des interprétations fournies par les commentateurs précédents. Cette position se justifie également du fait de la nature même de la philosophie deweyenne, dont la continuité impose la prise en compte de ses nombreux aspects sous peine de rater l’objet de nos recherches, ou tout du moins d’en tronquer le sens et la portée. Ses textes ont dans la plus large mesure servis de support à notre propre démonstration, n’intégrant la littérature secondaire que lorsque celle-ci s’imposait comme un indispensable supplément à ses écrits. En ce sens, les références à ses textes présentes dans le développement de notre raisonnement visent à garantir un accès immédiat à la lettre de l’esprit deweyen, que nous tentons d’analyser sur la base de ces extraits, essayant d’éviter autant que faire se peut l’excès conduisant à la paraphrase. Bien que la diversité de ces morceaux de textes garantisse à nos yeux le respect de la diversité et de l’intégrité de la pensée de l’auteur, l’excès inverse consistant au simple recueil d’extraits juxtaposés, sur le modèle de la plupart des manuels philosophiques américains, représente le second piège que nous avons tenté d’éviter au fil de la rédaction de ce travail. Nous nous sommes en conséquence basés sur le modèle fourni par Gérard Deledalle dans sa thèse sur L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey. Celui-ci propose une approche thématique autour du concept d’expérience, qu’il analyse ensuite en fonction du sens que Dewey lui confère dans les différents aspects qui composent sa philosophie. Il convoque alors en majorité les textes de Dewey lui-même afin d’apporter une réponse aux problèmes soulevés dans d’autres passages de ses œuvres. Au même titre que la littérature secondaire, la référence à l’activité de John Dewey en tant qu’individu et citoyen n’intervient qu’en tant que celle-ci permet d’apporter une compréhension renouvelée de la signification de ses écrits. Fidèles à ce modèle, dont la méthodologie nous semble le plus adéquatement refléter la particularité et les besoins de la pensée deweyenne, nous nous en écartons pourtant sur un point, relatif au traitement des sources utilisées. Contrairement à Gérard Deledalle, nous n’avons pas cru bon, dans le cadre du présent travail, d’opérer une distinction chronologique entre les différents écrits de Dewey et les phases du développement de sa pensée auxquelles ils correspondent. Par trop détaillée pour notre modeste contribution, cette analyse n’a pas été néanmoins totalement écartée, et le contexte dans lequel s’inscrivent ses différents développements a dans la mesure du possible été rappelé afin d’en mieux saisir les intentions. * A l’instar de Gérard Deledalle, s’intéressant au concept central d’expérience, nous avons choisi d’éclairer l’œuvre philosophique de John Dewey à la lumière du concept de normativité. Même s’il n’est pas totalement absent du vocabulaire deweyen, ce concept n’occupe pas dans sa pensée une place de premier plan. La normativité se réfère à ce qui est normatif. En ce sens, elle peut être considérée comme une catégorie, qui inclut les différentes formes que prend la norme aussi bien dans la société que dans le discours ou la pensée. Comme catégorie, la normativité reflète en fait la possibilité d’existence de quelque chose qui aille au-delà de ce qui simplement existe, est. Elle implique et suppose que quelque chose de l’ordre de ce qui devrait être est susceptible d’advenir. Indéterminée de par nature, la normativité ne peut se référer à quelque référentiel objectif et bascule ainsi souvent dans le domaine de la subjectivité, et des valeurs qui en découlent. Plus qu’une possibilité énoncée relativement à un état futur, elle pointe alors la volonté subjective émise par une partie en direction de l’ordre qu’elle souhaiterait voir advenir et se réaliser. C’est pourquoi les deux aspects majeurs de la normativité dont la distinction se retrouve dans la Samuel RENIER_2008 9 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY suite de notre travail concernent : premièrement, la possibilité d’énonciation d’un discours ayant trait à l’ordre souhaitable des choses à mettre en place à l’avenir ; deuxièmement, au sein de ce discours, l’élaboration d’une conception non descriptive d’un ordre de chose régulant l’activité humaine, à la fois dans le présent comme dans le cas des normes juridiques et dans le futur à l’image des normes politiques et du chemin qu’elles tracent en direction de l’avenir. De filiation pragmatiste, et se définissant volontiers comme « expérimentaliste » ou « instrumentaliste », la philosophie de John Dewey semble au premier abord échapper à toute forme de normativité, à partir du moment où une action ne peut se jauger qu’à l’aune de ses conséquences. Toute contrainte de type normatif s’avère contraire à ce principe, au sens où elle postulerait la connaissance fixe et assurée des conséquences à venir de ces actions. Or en vertu du caractère continu, et non fixe, de la nature, cette connaissance représente une chimère. Partant ce principe, il paraît impossible d’établir une norme d’origine humaine qui n’irait pas l’encontre de quelque partie du système du monde, qu’il soit naturel ou social. Comment dès lors une telle théorie peut-elle justifier de sa propre existence en tant que discours ? Adopter une démarche pragmatique signifie-t-il renoncer à voir s’imposer tout type de norme ? Sur quel principe les hommes peuvent-ils organiser leur vie sans que soient définies des normes de comportement ? La question de la viabilité du système pragmatiste est alors posée à travers cette question de la normativité qu’elle tente d’éluder. La normativité n’étant pas considérée comme élément constitutif de la philosophie deweyenne, notre travail se focalise avant tout sur l’émergence de celle-ci, que nous tentons de faire apparaître tout au long de nos analyses des textes de John Dewey. Il s’agit pour cela de considérer les deux aspects de la normativité mentionnés précédemment. La première partie traite de la possibilité qu’émerge un discours normatif à partir de la lecture que propose Dewey des faits qui se présentent à lui. Elle débute avec l’analyse du discours anthropologique diffus développé en marge de ses écrits sur la société et qui assigne à la philosophie une place centrale dans la constitution des sociétés humaines. Elle se poursuit avec l’analyse de l’évolution de la discipline philosophique, qui tend à faire de l’histoire la pierre d’achoppement de tout système de pensée. Seule l’histoire peut ainsi fournir la base sur laquelle se développe le discours politique. Enfin, l’analyse de la place occupée par Jefferson dans les écrits de Dewey clôt cette première partie, avec la filiation directe dans laquelle se place la pensée politique deweyenne. La deuxième partie poursuit cette analyse sur le plan du contenu même de ce discours normatif ainsi identifié. Elle se penche tout d’abord sur l’élaboration d’une normativité méthodologique à travers la méthode expérimentale de l’enquête, qui fournit le cadre dans lequel s’inscrivent les normes. Elle se prolonge ensuite avec l’étude de l’éducation qui ne se limite pas à l’application de cette méthode mais prescrit l’établissement de normes morales nécessaires à l’inscription des hommes et de leurs sociétés dans la continuité du système du monde afin que celui-ci garde son aspect dynamique. Enfin, le domaine social et politique fournit l’ultime domaine d’analyse de la philosophie deweyenne, et révèle la présence d’un système politique normatif basé sur la possibilité de sa subsomption au sein d’un système normatif moral. Cette condition témoigne en dernier lieu de la nécessité pour le pragmatisme de John Dewey de faire reposer l’ensemble de sa philosophie sur une théologie panthéiste où la foi remplace progressivement l’esprit de découverte. 10 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif I/ La lecture anthropologique de l'histoire La question de la nature humaine occupe chez John Dewey une place particulière. Il lui consacre même, outre les articles et les mentions faites ailleurs, un livre entier, intitulé Conduite et nature humaine (Human Nature and Conduct). Il est donc bien possible d’envisager une anthropologie deweyenne. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le débat opposant de nombreux pragmatistes, tel Robert Westbrook, à Richard Rorty concernant l’importance de l’anthropologie philosophique sur la philosophie politique de Dewey. Il ne s’agit pas non plus d’en déterminer les aspects afin de la rendre exhaustive et de lui conférer une certaine cohérence théorique. La présence de cette conception anthropologique se révèle déterminante en ce qu’elle témoigne d’un changement dans le discours de Dewey. Comme le résume Joëlle Zask : « ce que Dewey recherche dans la nature humaine n’est pas un modèle intangible de relations archétypales fournissant les critères et les finalités morales de la vie humaine associée, mais un modèle expérimental de création du monde, 5 tantôt environnement, tantôt société » . Lorsqu’il emprunte au registre anthropologique, le discours de Dewey reste souvent vague et peu clair quant aux repères spatiaux et temporels qu’il convoque. Il se révèle alors difficile de savoir s’il évoque l’origine, en tant que point de départ historique de l’évolution aboutissant à la société contemporaine, ou s’il évoque le fondement, intemporel et plus théorique. Tout d’abord, cette dernière conception s’exprime à de nombreuses reprises lorsqu’il considère la situation de celui qu’il nomme « homme naturel », « homme primitif », « homme des temps primitif », ou encore « homme sauvage ». Il cherche alors à déterminer quelles furent les conditions qui fondèrent la société telle que nous la connaissons aujourd’hui. Néanmoins, il ne s’étend guère sur le sujet et n’aborde jamais que les points qui lui semblent essentiels pour comprendre la psychologie humaine de l’homme contemporain. Ainsi, selon lui la « question fondamentale » est de savoir « comment les éléments constitutifs de cette nature [humaine] sont stimulés et inhibés, intensifiés et affaiblis ; comment leur modèle est déterminé par leur interaction avec des conditions 6 culturelles » . Plus que d’élaborer sa propre analyse des fondements de l’histoire humaine, Dewey cherche en revanche à éclaircir le rapport qui lie cette lecture à un état donné de la société. A travers cette mise en abîme, il apparaît que « la conception populaire de la nature humaine à un moment donné est un reflet des mouvements sociaux qui ou bien ont passé dans les 5 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 4 6 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 35 Samuel RENIER_2008 11 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY institutions ou bien se manifestent contre des supériorités sociales opposées et, partant, 7 ont besoin d’une formulation intellectuelle et morale pour accroître leur pouvoir » . I .1 - La société L’origine et le fondement de la société représentent un thème classique de l’anthropologie et de la philosophie politique. Les réponses qui ont été apportées au problème de la constitution des êtres individuels en groupe ont grandement différé selon les auteurs et les écoles philosophiques au cours du temps. Néanmoins, cette question semble toujours révélatrice des interrogations fondamentales sur l’homme, sa nature, et les relations qu’il entretient avec son environnement. John Dewey, malgré son refus d’établir une explication ferme et définitive de la nature humaine, est néanmoins amené à aborder ce sujet dans Démocratie et Education, lorsqu’il entreprend de jauger la place de l’éducation au sein des sociétés humaines. Il revient alors aux origines de la société afin de démontrer que l’éducation y occupe une place nécessaire et une fonction primordiale à son bon développement. I.1.A. L’homme et la société Il entame sa démonstration en la plaçant sur un plan « biologique ». Le monde vivant se caractérise par le fait qu’il croît et se transforme tout au long de son existence afin de perpétuer son intégrité. Il utilise pour cela les forces et les éléments qui composent son environnement et les transforme en outils pour sa propre conservation. En ce sens, « un être vivant est un être qui, pour assurer le maintien de son activité, soumet et contrôle les énergies qui, autrement, le dévoreraient. La vie est un processus d’auto-renouvellement par 8 action sur l’environnement » . Or la biologie nous montre que non seulement les individus meurent mais également les espèces. Il s’opère une forme de sélection naturelle où les espèces et les êtres individuels les mieux adaptés survivent au détriment d’autres, moins bien adaptés. De cette perspective darwinienne, Dewey tire la conclusion que « la continuité de la vie signifie la réadaptation continue de l’environnement aux besoins des organismes 9 vivants » . La relation de l’Homme à son environnement est donc fonctionnelle et demande une constante réadaptation, afin que cette interaction lui permette de se développer. Parler de la vie dans un sens général implique également, selon lui, de prendre en considération les aspects sociaux et factuels qui composent effectivement la vie d’un individu ou d’un groupe, à savoir « les coutumes, les institutions, les croyances, les victoires 10 et les défaites, les loisirs et les travaux » . Or concrètement, force est de constater que « chacun des éléments constitutifs d’un groupe social, dans une cité moderne aussi bien que dans une tribu primitive, naît dénué de tout : sans langage, ni croyance, ni idées, 11 ni règles sociales » . La nature humaine se réduit donc ici à son strict minimum. Les seules « réalités premières et inéluctables » concernent la naissance et la mort de chaque individu. L’éducation apparaît donc comme une nécessité pour justifier le contraste entre 7 8 9 Ibid. p. 118 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 15 Ibid. p. 16 10 11 12 Ibid. p. 16 Ibid. p. 16 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif l’existence de membres adultes ayant atteint une certaine maturité d’une part et celle de jeunes membres immatures d’autre part. Par l’éducation, les individus se développent et deviennent conscients des objectifs et des coutumes du groupe et sont amenés à s’y intéresser activement. La société n’existe donc que comme résultat du processus éducatif réunissant ses membres pris individuellement ; elle « existe grâce à un processus de transmission tout à fait 12 semblable à celui de la vie biologique » . Il justifie la nécessité logique de cette affirmation en démontrant l’absurdité de son contraire, c’est-à-dire que si les hommes se trouvaient être immortels, ils n’auraient aucun besoin d’éduquer les nouveaux-nés à moins que ce 13 soit une « tâche motivée par l’intérêt personnel plutôt que par le besoin social » . Or le caractère fini de la vie humaine rend cette tâche d’autant plus indispensable. En effet, « sans cette communication des idéaux, des espoirs, des attentes, des critères, des opinions des membres de la société qui sont sur le point de quitter la vie du groupe à ceux qui y entrent, la 14 vie sociale ne pourrait pas survivre » . Dans le cas contraire, même le groupe le plus civilisé, s’il n’opérait pas une transmission « authentique et complète », serait voué à régresser vers un état de « barbarie » puis de « sauvagerie ». I.1.B. La société organisée et sa perpétuation John Dewey fait du regroupement des hommes en société une nécessité biologique, non en vertu de quelque propriété de la nature humaine, mais à cause de l’impératif de survie qui incombe à chaque espèce et notamment à l’homme dans son dénuement primitif. Les hommes se regroupent au sein d’une entité sociale qui ensuite doit s’organiser afin de pérenniser la transmission des savoirs. C’est pourquoi il affirme que « non seulement la société continue-t-elle à exister par transmission, par communication, mais on peut dire avec 15 raison qu’elle existe dans la transmission, dans la communication » . La communication implique qu’il y ait quelque chose de commun à partager entre les différents membres. Une société ne se réduit pas aux simples transmissions interindividuelles qui assurent l’éducation, comme elle peut avoir lieu dans un cadre privé tel que celui de la famille. Toute société se définit donc originellement en fonction de valeurs partagées, car « pour former une communauté ou une société, ils [ses membres] doivent avoir en commun les objectifs, les croyances, les aspirations, la connaissance – une compréhension commune 16 – une orientation d’esprit semblable » . 17 Même si « le consensus exige la communication » , la communication seule ne fait pas de tout groupement humain une société ou une communauté. Le fait de vivre ensemble selon des valeurs communes crée le but et l’identité du groupe, mais il reste encore à définir la méthode par lequel ce groupe atteint ces valeurs, du fait que « même dans le groupe le plus social, il y a de nombreuses relations qui ne sont pas encore sociales. Un grand nombre de relations humaines dans un groupe social sont encore au niveau 12 13 14 15 16 Ibid. p. 17 Ibid. p. 17 Ibid. p. 17 Ibid. p. 18 Ibid. p. 19 17 Ibid. p. 19 Samuel RENIER_2008 13 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY 18 de la machine » . Ces relations s’illustrent par exemple dans les relations de pouvoir, de domination, ou de supériorité technique par lesquelles certains individus en commandent d’autres. Dans ces actions, seul le but à atteindre importe, et non le moyen par lequel il est atteint ; la transmission des valeurs ne peut alors pas avoir lieu et l’intérêt n’en est que rarement partagé. Pour cela, il faut qu’il y ait une communication véritable entre les parties au sens 19 où « recevoir une communication, c’est avoir une expérience élargie et transformée » . Cette communication est en fait une formulation de l’expérience du locuteur. Celui-ci doit se mettre à la place de son interlocuteur, exprimer l’intérêt que celle-ci peut déclencher chez lui afin de la lui rendre accessible. Ainsi seulement la communication réussit-elle à transmettre un message et à créer une nouvelle expérience profitable, et pour l’interlocuteur qui prend conscience de ce fait nouveau qui lui est exposé, et pour l’énonciateur, qui ce faisant modifie la conscience et l’attitude qu’il entretient envers l’expérience décrite par lui. « Parler intelligemment de notre propre expérience » fait appel à l’imagination de chacune des deux parties en présence et transforme le rapport à l’expérience par le discours : « toute 20 communication est de l’art » . De fait, pour John Dewey, « non seulement la vie sociale est identique à la communication, mais toute communication, et partant toute vie sociale 21 authentique, est éducative » . I.1.C. L’école comme facteur social primitif La conscience de cette fonction assignée à la vie en société n’est pas un fait primitif, dans la mesure où l’éducation « est naturelle et importante, mais [elle] ne constitue pas la raison 22 expresse pour laquelle les hommes se groupent, s’associent » . L’éducation ne représente qu’un « sous-produit de l’institution », une fin subalterne dont la nécessité n’émerge que progressivement. Néanmoins c’est par l’éducation, en tant qu’elle transmet les outils nécessaires à la participation des nouveaux membres à la vie commune, que l’humanité a réussi à progresser, « en se rendant compte que la valeur ultime de toute institution réside 23 essentiellement dans l’influence qu’elle exerce sur l’homme, sur l’expérience consciente » . L’école est donc une nécessité, dont les premiers hommes réunis en société se rendent compte au fil de leurs expériences. I .2 - La philosophie C’est suite à la Première Guerre Mondiale, et au terrible bouleversement qu’elle entraîna, tant dans l’organisation des sociétés humaines que dans la représentation qu’elles s’en donnent, que John Dewey envisage une « reconstruction en philosophie », selon le titre qu’il consacre au volume publié en 1920 rassemblant une série de huit conférences prononcées en février et mars de l’année précédente à l’Université Impériale du Japon à Tokyo. Cet itinéraire intellectuel s’apparente à ceux d’autres philosophes continentaux, tel Franz 18 19 20 21 22 23 14 Ibid. p. 19 Ibid. p. 20 Ibid. p. 20 Ibid. p. 20 Ibid. p. 21 Ibid. p. 22 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif 24 Rosenzweig , et l’amène à repenser totalement le rôle joué par la philosophie au sein de la société. Il entame pour cela une « reconstruction », qu’il inaugure en proposant une relecture plus anthropologique qu’historique de l’apparition et du développement de la philosophie. I.2.A. L’imagination. À l’image du développement mentionné précédemment dans Démocratie et éducation, de quatre ans antérieur, Dewey affirme dès la première ligne du texte le caractère continu de l’expérience humaine comme inhérent à sa nature : « L’homme préserve ses expériences 25 passées : c’est en cela qu’il diffère des animaux inférieurs » . Bien que l’homme et l’animal aient en commun de participer à des expériences, dans un sens très large, seul l’homme est à même de mettre à profit ses expériences grâce à la faculté de mémorisation qu’il possède. Il garde donc une trace de ses expériences qu’il peut ensuite se remémorer. C’est ainsi qu’il en vient à conférer à son univers une signification particulière, symbolique, en lien 26 avec l’expérience passée. Ainsi conçu, « l’homme est un être de mémoire » , mais cette faculté ne s’applique cependant pas de manière mécanique, au sens où la remémoration n’est jamais littéralement identique. Le souvenir est donc « une expérience de substitution ». De cette inadéquation du souvenir à l’expérience passée, Dewey en déduit la faculté créatrice de l’homme, à travers l’expérience de narration se déroulant dans le souvenir et son expression. En cela, « la vie primordiale de la mémoire n’est pas consacrée à 27 l’exactitude du souvenir : elle est fantaisie et imagination » . Toutefois cette capacité humaine ne prend tout son sens que lorsqu’elle s’entrevoit comme une fin proprement humaine. Se souvenir est lié à un intérêt, qu’il nomme « intérêt émotionnel de la redécouverte », dont la fonction est de venir « animer la vacuité de l’instant », afin de faire du monde environnant l’homme un « monde de suggestivité » qu’il apprivoise en le peuplant de ses représentations. C’est notamment le cas des animaux, dont il prend exemple pour illustrer cette personnification des éléments de la nature rentrant en contact avec la vie de la communauté, qui se retrouvent au centre de nombreux mythes, cultes et légendes anciennes. Cette tendance représente un des traits les plus fondamentaux de la nature humaine au sens où « la conscience de l’individu moyen (…) est façonnée par le désir plus que par 28 l’intellection, l’enquête ou la spéculation » . L’homme, malgré la représentation qui s’est aujourd’hui imposée n’est pas, selon Dewey, un être qui se caractérise par ses occupations ou son travail. Du fait de cette « nature humaine qui est, quant à elle, indisciplinée », l’homme se construit avant tout dans le rêve, il « vit dans un monde de rêve organisé selon des 29 désirs qui, réalisés ou frustrés, lui donnent sa matière » . En conséquence, il est inexact et absurde de faire de ses représentations initiales des « ébauches d’explications scientifiques du monde », dont la rationalité humaine serait la pièce maîtresse, et qui auraient ensuite donné naissance à la philosophie comme système d’explication rationnel du monde. « Les 24 Voir l’apostasie de l’idéalisme hégélien effectuée par ce dernier dans L’étoile de la rédemption, par rapport à sa thèse sur Hegel et l’Etat, suite à son expérience dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. 25 26 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 39 Ibid. p. 39 27 28 29 Ibid. p. 40 Ibid. p. 42 Ibid. p. 42 Samuel RENIER_2008 15 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY matériaux dont la philosophie est finalement sortie […] sont poésie et théâtre plus que 30 science » . I.2.B. Le savoir pratique La philosophie est donc un trait essentiel de l’homme. Néanmoins, elle n’est pas immédiatement philosophie au sens de discipline organisée et doit auparavant passer par deux étapes successives, avec en premier chef la confrontation au savoir pratique. Si l’imagination et la suggestion représentent bien un trait caractéristique de l’homme, elles doivent en outre faire place à l’attention portée aux « faits réels du monde extérieur ». Par l’observation de l’environnement, l’homme apprend peu à peu ce minimum d’exactitude imposé par la survie de l’espèce, à savoir que le feu brûle, que les choses lourdes tombent si on ne les tient pas ou encore qu’il y a une certaine régularité dans le passage du jour à la nuit. Ces expériences sont considérées par Dewey comme des universaux au sens où 31 « des faits aussi prosaïques que ceux-là s’imposent même à une conscience primitive » . Il se forme alors un « corpus de principes généraux simples », dont l’utilité réside dans le savoir-faire qui lui est directement associé, en tant que ce savoir est toujours lié aux travaux pratiques. Ce savoir pratique possède donc une utilité sociale : il est indispensable à la bonne poursuite de l’action, justifiant alors que « les idées extravagantes et fantasques sont 32 éliminées parce qu’elles se trouvent confrontées à l’épreuve des faits » . Néanmoins, ces croyance ne disparaissent pas totalement, mais semblent coexister avec le savoir positif, comme en témoignent divers exemples fournis par Dewey en ce sens. Ainsi en est-il du marin, qui peut continuer à « considérer le vent comme la manifestation 33 inévitable des caprices d’un esprit » , mais à condition de connaître par ailleurs, les principes mécaniques nécessaires au bon pilotage du navire en fonction du vent et de sa force. Grâce aux techniques ainsi acquises, les connaissances se complexifient et « le sens 34 commun acquiert un savoir sur la nature dans lequel la science prend son origine » , au sens où se met progressivement en place une « habitude expérimentale ». I.2.C. La philosophie comme norme sociale Le second processus nécessaire à l’avènement de la philosophie concerne l’entreprise de « consolidation des histoires, des légendes et des mises en scènes qui les 35 accompagnent » . Cette étape marque le passage de l’expérience sous sa forme individuelle à une expérience concernant toute la société. Cette « généralisation à usage social » concerne les expériences qui sont susceptibles d’intéresser et d’impliquer l’ensemble du groupe, « jusqu’à devenir représentative et typique de la vie affective de 36 la tribu » . L’histoire devient ainsi tradition et se transmet au fil des générations. Ce processus est alors le support d’une normativité primitive ; « la tradition qui alors prend forme 30 31 32 Ibid. p. 44 Ibid. p. 45 33 34 35 36 16 Ibid. p. 42-43 Ibid. p. 45 Ibid. p. 45-46 Ibid. p. 43 Ibid. p. 43 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif 37 devient une norme à laquelle la suggestivité et l’imagination individuelle se conforment » . L’imagination se trouve par là encadrée à travers la vision du monde qu’élabore la communauté, à la fois consciemment par son institutionnalisation dans l’éducation, mais également inconsciemment par l’adaptation progressive des pensées individuelles aux croyances propres de la communauté. Ici s’opère donc un mouvement dialectique qui, sur la base des croyances forgées individuellement, établit des normes sociales, s’appliquant ensuite dans le cadre des existences individuelles de chacun. Ainsi, « des idées incidentes 38 qui étaient libres se rigidifient et deviennent des doctrines » . Toutefois, si cette explication fournit bien une justification à l’apparition de la philosophie en tant que corps de doctrine systématique et unifié, il reste à en étudier la cause. Selon Dewey, elle est à rechercher dans l’extension de l’emprise du gouvernement. Car si la mise en commun de croyances résulte bien d’un phénomène inter-individuel de partage, les échanges privés ne permettent en revanche pas de rendre compte de l’unicité historique de certaines croyances et de leur imposition au sein d’une société donnée. Il convient pour cela de reconnaître la « nécessité politique qui conduit le chef à centraliser les traditions et 39 les croyances afin d’étendre et de renforcer son prestige et son autorité » . Cette nécessité trouve sa source dans la coexistence des deux types de discours que sont le savoir pratique et sa scientifisation progressive d’une part, et les croyances institutionnalisées d’autre part. Selon Dewey, « les deux produits mentaux sont maintenus séparés parce qu’ils 40 deviennent l’apanage de classes sociales distinctes » . Les croyances sont accaparées par les éléments dominants de la société en tant qu’elles contribuent au maintien d’une classe supérieure, tandis que le savoir sous sa forme pratique est abandonné aux classes sociales inférieures tels que les ouvriers à cause de l’image négative qu’il véhicule ; l’un étant associé à l’esprit, l’autre au corps. « [le] savoir de rang supérieur est chargé de révéler fins et finalités ultimes, ainsi que de remettre à sa place le savoir technique et mécanique, 41 et de l’y maintenir » . II/. Dans la continuité de la philosophie « Il y a les penseurs plein d’une piété ancestrale, et il y a les penseurs qui, du moins envers eux-même, ne semblent pas faire cas du passé dans leur désir 42 ardent de fonder quelque chose de nouveau. » La philosophie, son histoire, et leur étude ont toujours représenté un pôle important des recherches de Dewey. Dès 1887, il publie un Exposé critique des Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain de Leibniz, (Leibniz's New Essays Concerning the Human Understanding: A critical exposition), ce qu’il renouvelle en 1910 avec un recueil de ses articles intitulé L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais (The Influence of 37 38 Ibid. p. 43 Ibid. p. 43 39 40 41 42 Ibid. p. 44 Ibid. p. 46 Ibid. p. 47 DEWEY, John, «Kant After Two Hundred Years », in DEWEY,John, RATNER, Joseph, Characters and Events. Popular essays in Social and Political Philosophy, New York, Henry Holt, 1929. p. 63 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 17 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Darwin on Philosophy & other Essays), ou plus régulièrement en publiant des recensions sur les essais de ses contemporains. Néanmoins, il n’a jamais consacré de livre entier à l’explication de la pensée d’un auteur, de sa postérité, ou de celle de l’une de ses idées. Ce constat s’explique par l’attitude de Dewey à l’égard de la philosophie, telle que nous l’avons défini au chapitre précédent, et de son caractère historique. Comme il l’atteste luimême : « Selon moi, faire la supposition que la philosophie apportera indéfiniment une solution aux problèmes et aux systèmes que deux mille ans d’histoire européenne nous ont légués dénote d’une déplorable stérilité touchant notre imagination. Lorsqu’on la replace dans le temps long de l’histoire encore à écrire, la totalité de l’histoire européenne ne représente qu’un épisode isolé… L’une des tâches majeures attendant ceux qui se nomment philosophes sera de contribuer à se débarrasser du bric-à-brac inutile encombrant les chemins de la pensée, afin de continuellement tracer de droites et longues routes menant vers l’avenir. Passer quarante années à errer en pleine nature, à l’image de notre situation actuelle, ne constitue pas un destin tragique – sauf si l’on essaye de se 43 convaincre que cette jungle représente en fait la terre promise. » Rien ne sert, en somme, de se pencher sur l’étude attentive des systèmes de pensées élaborées par le passé. L’instrumentalisme de la philosophie de Dewey préconise au contraire de considérer cet héritage philosophique comme autant d’instruments et de clés ayant servi en leur temps à la résolution de problèmes de sociétés. Il nous est donc difficile d’opérer une reconstruction des conditions qui furent celles présidant à l’émergence des ces systèmes, à moins de conférer le simple statut de conjectures aux conclusions qui en émanent. D’autant plus que l’état des corpus qui nous est parvenu se révèle souvent incomplet voire elliptique comme c’est notamment le cas des auteurs de la Grèce antique. En conséquence, Dewey s’attache très rarement à une étude, ou tout du moins à une restitution, rigoureuse des différents aspects de leurs pensées. Lorsqu’il aborde un auteur, il traite généralement de ses différents écrits comme un bloc unifié et significatif. Nous avons donc choisi de nous pencher sur quelques unes des monographies par lui fournies tout au long de ses écrits pour tenter de dégager le sens de la lecture qu’il nous en propose. II .1 - Aristote et les Grecs Dewey aborde en fait très peu les auteurs grecs dans ses écrits ou alors de manière relativement diffuse, à l’image d’Aristote que l’on retrouve dans la plupart de ses écrits au détour d’une page sans que la mention n’en soit plus poussée. Il convoque ainsi indifféremment Platon, Aristote et les sophistes pour rendre compte de la philosophie grecque antique. Dans sa conception, ce qui pourrait passer pour un rapide amalgame se justifie par l’unité de la situation historique et sociale à laquelle se réfèrent ces différentes pensées : « Platon et Aristote reflètent le sens de la tradition et des habitudes grecques. 43 DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), Contemporary American Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930. p. 26 [traduction originale] 18 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif Leurs textes, avec ceux des grands dramaturges, demeurent la meilleure introduction aux 44 idéaux et aux aspirations intimes caractéristiques de la vie en Grèce » . L’intérêt que Dewey porte à ces auteurs réside dans la fonction historique qu’il leur attribue ; ces penseurs incarnent en effet le mouvement de constitution d’une doctrine philosophique à part entière, basée sur une métaphysique. Leurs pensées ont en commun l’ambition de relier le savoir pratique à une réalité première, idéale, et non immédiate. Mais nulle mention n’est faite de passages ou de citations précises pour étayer ces affirmations. On peut seulement supposer qu’il se réfère implicitement à la théorie des idées développée par Platon à la suite de Socrate, et que l’on retrouve appliquée sous différentes formes dans la plupart de ses dialogues. En ce qui concerne Aristote, Dewey semble mettre l’accent sur le complexe hylèmorphique et la réunion qu’opère l’idée de « premier moteur immobile ». Quant aux sophistes, ils ne sont mentionnés que comme substrat au développement des deux pensées précédentes. Si Platon entame ce mouvement d’intégration philosophique d’une réalité ultramondaine, c’est bel et bien, selon Dewey, Aristote qui parachève la réunification des pôles de la philosophie. Cette personnification s’incarne dans les mentions faites au stagirite dans divers passages en tant que représentant d’un certain paradigme grec. Dewey retient comme traits marquants de la philosophie d’Aristote la rationalisation des entités divines de la tradition grecque à travers la métaphysique : « du point de vue de la croyance populaire, 45 cela représente son œuvre principale, qui est en même temps une œuvre destructrice » . Il opère de ce fait la jonction entre la physique et la métaphysique, permettant à la logique de se développer an tant que « science rationnelle ». La logique fournit la méthode selon laquelle les objets doivent se conformer, et la science physique peut ensuite étudier les formes prises par ces objets rationnels, même en mouvement. La contemplation de ces réalités divines devient alors la source du plus pur bonheur humain, en tant qu’elle instaure « une communion avec la réalité invariable ». Dewey y voit là les prémisses d’un « idéal scientifique et d’une vie guidée par la raison. Des fins pouvant se justifier par elles-mêmes devaient alors nécessairement prendre la place occupée par l’habitude en tant que guide de conduite. Ces deux idéaux représentent une contribution durable pour la civilisation 46 occidentale» . Malgré l’apport d’Aristote à la création de la philosophie, Dewey tend à relativiser la place jouée par celui-ci au sens où la méthode définit par Aristote ne visait pas seulement la démonstration mais également la persuasion. La logique aristotélicienne n’aurait ainsi pas pour objet la conquête d’une réalité naturelle mais plutôt l’esprit. Cette logique se présenterait comme une activité formelle et non essentielle, du fait que « sa méthode (…) 47 n’attachait qu’une très faible importance au capital de vérité qui avait déjà cours » . En outre, ce formalisme logique ne s’attache pas, selon lui, à la progression du savoir, mais plutôt à la compréhension de vérités préexistantes, universelles, et de leurs actualisations dans le monde. Du point de vue deweyen, c’est donc « une logique de la découverte, et non 48 une logique de l’argumentation, de la preuve et de la persuasion » . Sa pratique la rend 44 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 50 45 DEWEY, John, The Quest for Certainty, in The Later Works volume 4: 1929, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983. p. 13 [traduction originale] 46 47 48 Ibid. p. 14 [traduction originale] DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 57 Ibid. p. 57 Samuel RENIER_2008 19 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY fondamentalement individuelle, et non collective et sociale. La transmission du savoir pose 49 donc un problème, qui « consiste à en convaincre quelqu’un d’autre ou à l’enseigner » . II .2 - Bacon et la révolution scientifique Francis Bacon représente une étape majeure dans l’évolution de la discipline philosophique dans la conception que présente Dewey, qui en fait « le grand précurseur de la vie moderne », le « prophète des tendances actuelles, [il est] une figure majeure de la vie 50 intellectuelle de notre monde », ou encore le « véritable fondateur de la pensée moderne » . Il convient ici de noter la précision avec laquelle les écrits de Bacon sont pour une fois mentionnés. Il se réfère ainsi directement à La Nouvelle Atlantide, et implicitement aux Meditationes Sacrae. De Haeresibus ainsi qu’à Du progrès et de la promotion des savoirs dont il analyse le chapitre 4 du livre I. L’admiration de Dewey pour Bacon provient de la « reconstruction intellectuelle » entamée par ce dernier. L’apport de Bacon débute selon lui avec le célèbre aphorisme des Meditationes Sacrae : « savoir, c’est pouvoir » (Nam et ipsa scientia potestas est), qu’il considère comme un « critère pragmatique ». En effet, c’est à partir de cette base que Bacon entame une critique du corpus scientifique alors disponible, qu’il classifie selon trois catégories, énoncées au chapitre 4 du livre I de Du progrès et de la promotion des savoirs. Dewey en profite alors pour rappeler qu’elles sont ces trois genres de savoirs, à la lumière du pouvoir qu’ils engendrent. Le « savoir précieux » tout d’abord, concerne la culture littéraire alors en pleine expansion à la Renaissance. Elle ne présente pas d’intérêt au sens où elle contribue seulement « à l’ornement, à la décoration ; elle n’apportait aucun pouvoir. Cette culture de luxe était 51 ostentatoire » . Vient ensuite le « savoir fantasque », qui se réfère aux sciences ésotériques telles que l’alchimie ou l’astrologie, alors très répandues. Ce savoir fait l’objet d’une critique encore plus virulente, car il « imitait la forme du vrai » et que « la corruption du bien est le 52 pire des maux » . Ce second type de savoir présente l’avantage de saisir véritablement le principe et le but de la connaissance qui se trouve être, selon Dewey, « la maîtrise des forces naturelles ». En revanche, ce savoir s’engage sur une fausse route en ce qui concerne les méthodes et les conditions nécessaires à l’accomplissement de ce but, en ce qu’il « égarait [donc] délibérément les hommes ». Enfin, et ce qui intéresse le plus ici Dewey, le « savoir chicanier » représente le troisième type de connaissance dans la typologie de Bacon. Il désigne par là la science traditionnelle qui est parvenue depuis l’Antiquité en passant par la scolastique, c’est-à-dire l’héritage aristotélicien décrit précédemment. Ce savoir a bel et bien pour but le pouvoir, mais « le pouvoir sur les autres hommes, et non le pouvoir sur les 53 forces naturelles dans l’intérêt général » . Ce savoir est un moyen de domination, délétère en ce qu’il encourage la controverse et la division, sous la férule des théologiens notamment à partir du Moyen-age. Face à ce tableau résumant l’état de la pensée héritée du moyen-âge, Dewey rappelle ensuite la contribution de Bacon à la définition d’un renouvellement du savoir, qui proclame « la supériorité de la découverte de nouveaux faits et de nouvelles vérités 49 50 Ibid. p. 55 51 52 53 20 Ibid. p. 57 Ibid. p. 56 Ibid. p. 56 Ibid. p. 56 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif sur la démonstration de l’ancien ». L’expérience, au sens des « anciens », comprenait le « raisonnement logique » et « l’accumulation passive de preuves ». Bacon propose au contraire une « expérimentation active [qui] doit forcer les faits apparents de la nature à prendre des formes différentes de celles sous lesquelles ils se présentaient 54 habituellement» . Il s’agit pour cela de déterminer quels sont les principes et les lois scientifiques qui se cachent derrière la réalité naturelle qui s’offre au regard. Dewey résume alors cette méthode selon ses propres termes lorsqu’il établit que « les secrets de la nature doivent être soumis à une enquête en profondeur », au moyen d’une « technique d’enquête 55 active et élaborée » . L’importance accordée par lui à la méthode de Bacon se retrouvera ensuite lorsqu’il tentera de forger sa propre logique, qu’il nommera « théorie de l’enquête ». Le deuxième élément fondamental de la philosophie baconienne retenue par John Dewey concerne le rôle jouée par la science dans une perspective sociale, lorsqu’il énonce 56 « qu’une logique de l’enquête est tournée vers l’avenir » . L’enquête permet de mettre en question l’héritage que nous lègue le passé et de porter un regard critique sur celuici. La vérité ancienne vaut alors comme support à partir duquel va pouvoir être bâtie la vérité nouvelle. La science devient en ce sens « une invasion de l’inconnu ». Or l’individu ne peut mener à bien cette tâche solitairement à moins de tisser une toile faite de ses propres erreurs : « pour Bacon, l’erreur a été introduite et entretenue par des influences sociales, et la vérité doit être découverte par des instances sociales organisées à cette 57 fin » . C’est pourquoi Dewey rappelle finalement la « prophétie » faite par Bacon dans La Nouvelle Atlantide d’un Etat dont l’organisation serait tournée vers la réalisation de l’enquête collective. II.3 Mill et le libéralisme Outre Hegel et Darwin, ayant tous les deux joués un grand rôle dans la formation de la pensée philosophique de John Dewey, mais dont il s’écarte également très tôt, c’est à John Stuart Mill, et aux philosophes utilitaristes, que Dewey consacre de nombreuses références tout au long de ses propres travaux. Sa Logique – la théorie de l’enquête se comprend ainsi comme une allusion à la grande Logique écrite par Mill un demi-siècle avant lui. Il consacre même un ouvrage entier, composé d’une série de trois conférences, sur Le libéralisme et l’activité sociale (Liberalism and Social Action). On y trouve la transition qu’opère Dewey entre l’histoire de la philosophie, dont le terme se rapproche de l’avènement de la sienne, sa propre philosophie et l’avenir dont il reste encore à écrire l’histoire. Mill sert en fait d’oriflamme à l’ensemble de la pensée libérale dont il analyse l’évolution au cours des décennies l’ayant précédé. Selon lui, les utilitaristes avaient raison de vouloir libérer l’individu des contraintes abusives que fait peser sur lui la société, au sens où « la conséquence la plus nette de la lutte menée par les premiers libéraux en direction de l’émancipation des individus vis-à-vis des restrictions que leur imposait l’ancienne organisation sociale dont ils avaient hérité, fût de poser le problème d’une nouvelle 54 55 56 57 Ibid. p. 57 Ibid. p. 57 Ibid. p. 58 Ibid. p. 60 Samuel RENIER_2008 21 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY 58 organisation sociale » . Les libertés individuelles ont grandement profité du renouveau théorique apporté par le libéralisme. Néanmoins, ceux-ci ont perdu de vue leur objectif principal, à savoir l’émancipation des individus, lorsqu’ils étendirent ces prérogatives au domaine économique : « le sens pratique assigné à l’idée de liberté était alors tout différent. Elle avait pour effet, en dernier lieu, de subordonner l’activité politique à l’activité économique ; de connecter les lois naturelles avec les lois de la production et de l’échange, 59 et de donner une signification radicalement nouvelle à l’ancienne conception de la raison » . A travers la liberté politique et économique, ils cherchaient alors à libérer les énergies de production et de création individuelles afin que chacun puisse bénéficier des avancées ainsi encouragées pour l’amélioration de son propre bien-être. Il trouve la source de cette idée chez Adam Smith, pour qui « le bien-être social progresse grâce à l’effet cumulatif, bien que non planifié par avance, de la convergence d’une multitude d’efforts individuels qui accroît les commodités et les services mis à la disposition collective des hommes, et de 60 la société » . La période durant laquelle se développe le libéralisme correspond également aux débuts de l’industrialisation. Or celle-ci contribue à modifier considérablement le paysage social de XIXème siècle, au propre comme au figuré. La liberté d’entreprise a ainsi permis à l’économie de se développer, mais dans un sens différent de celui annoncé par les premiers libéraux. Au lieu de profiter au plus grand nombre, cette libération n’a en fait servi qu’à créer les conditions permettant à certains de profiter des inégalités croissantes dans la société d’alors. Au sein de la tradition libérale, Mill se voit accorder un traitement de faveur par Dewey du fait qu’il se place à la charnière entre la première version du libéralisme et la prise en compte progressive des effets de l’industrialisation dans la doctrine libérale. Avec lui, « le problème de la démocratie devient le problème de la forme que revêt l’organisation sociale, s’étendant à tous les domaines de la vie, au sein de laquelle les droits individuels ne doivent pas se contenter d’être vaguement libérés de leur contrainte mécanique externe, 61 mais nourris, soutenus et dirigés » . Le libéralisme prend alors un deuxième sens, plus approfondi mais en opposition avec son sens originel sur la question de l’étendue des pouvoirs étatiques. Selon Dewey, le libéralisme se démarque du laisser-faire pour soutenir l’action positive de l’Etat dans le domaine politique et social. Ce « libéralisme renaissant doit désormais se radicaliser, au sens où cette radicalité désigne la perception de la nécessité des changements à l’œuvre dans la construction des institutions et dans les autres activités nécessaires à l’avènement 62 et à l’établissement de changements » . Pour cela, plusieurs moyens sont requis, parmi lesquels la reconnaissance de la méthode de l’intelligence afin que soit bien compris l’intérêt de la coopération dans une finalité individuelle, le développement de l’éducation servant de relais à la méthode de l’intelligence, ou encore la socialisation de l’économie. Ce dernier point ne représente pas un renversement idéologique mais au contraire tend à conférer au libéralisme le sens concret que celui-ci porte en théorie. C’est pourquoi « nous devons 58 DEWEY, John, Liberalism and Social Action, in The Later Works volume 11: 1935-1937, Carbondale, Southern Illinois University press, 1983. p. 23 [traduction originale] 59 60 61 62 22 Ibid. p. 9 [traduction originale] Ibid. p. 9 [traduction originale] Ibid. p. 25 [traduction originale] Ibid. p. 45 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif faire basculer la perspective et voir que l’économie socialisée représente, en dernier lieu, 63 un instrument au service du développement d’individus libres » . John Dewey opère à travers le libéralisme un glissement conceptuel de première importance au sens où il passe de la philosophie à l’histoire de la philosophie, et de l’histoire de la philosophie à l’histoire en tant que discipline. La philosophie politique qu’il esquisse rapidement à propos du libéralisme postule donc que la théorie, dans son aspect philosophique, ne peut servir de base à l’établissement d’un discours normatif. Ou plutôt que l’histoire factuelle doit nécessairement venir suppléer l’histoire des idées, sans supprimer celle-ci, afin de lui conférer une portée pratique immédiate. Toutefois, si le libéralisme sert de médiateur à ce changement de perspective, il ne peut en représenter l’objet du fait qu’il reste un mouvement philosophique appartenant lui-même à la tradition intellectuelle. Dewey se trouve par conséquent dans l’obligation de trouver une source alternative à partir de laquelle établir sa propre théorie politique. III/. L’héritage jeffersonien Dans ses écrits, John Dewey se penche peu sur l’histoire factuelle et précise des temps qui l’ont précédé. S’il aborde l’évolution des sociétés de manière globale comme nous l’avons vu précédemment, il n’accorde en revanche que peu d’intérêt à l’étude historique, sauf en ce qui concerne l’histoire contemporaine, qu’il analyse à la lumière de ses propres conceptions, et à laquelle il participe ainsi. Toutefois, cette règle fait exception en ce qui concerne Thomas Jefferson, dont il recueille et présente les pensées dans un livre, Les pensées vivantes de Thomas Jefferson(The Living Thoughts of Thomas Jefferson), ainsi qu’un chapitre de Liberté et culture intitulé « la démocratie et l’Amérique ». Bien qu’un siècle environ sépare la naissance des deux hommes, ce rapprochement présente une certaine cohérence tant les ressemblances sont nombreuses entre les deux penseurs. Jefferson est aujourd’hui principalement connu en tant que rédacteur de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, et que troisième président des Etats-Unis. Il fut également un intellectuel s’intéressant à de nombreux domaines, telles que la philosophie, l’agronomie, la botanique ou encore l’architecture. Cette diversité alliant aspects pratiques et théoriques est certainement à la source de l’attention portée par Dewey à ce père fondateur de la nation, dont il affirme qu’il « était le plus universel des êtres humains parmi ses contemporains d’Amérique et éventuellement 64 d’Europe aussi» . Cet éclectisme trouve un échos particulièrement favorable chez Dewey pour qui le caractère continu de l’expérience ne devrait pas imposer de division au sein de la relation de l’homme envers son environnement. D’autant plus que cette continuité trouve chez chacun son incarnation dans une refondation de l’éducation, qui est mise en pratique à travers la création de l’Université de Virginie selon ses plans pour Thomas Jefferson, et celle de l’Ecole Laboratoire de l’Université de Chicago pour John Dewey. Hormis ces ressemblances concernant les vies respectives de Dewey et Jefferson, de pair avec quelque accointance dans le domaine des idées, il convient ici de s’interroger sur la place jouée par l’intégration de cette monographie historique au sein de la pensée 63 64 Ibid. p. 63 [traduction originale] DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books, 1963. p. 13 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 23 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY développée par John Dewey. Alors que le discours philosophique de Dewey se pare, avec les lectures anthropologiques et philosophiques, des atours de la normativité dans la sélection qu’il opère et qu’il met en forme, la philosophie deweyenne n’est toujours pas fondée à intégrer un discours normatif, au sens où ces deux genres de savoir sont successivement discrédités par sa conception instrumentaliste de la connaissance. A l’exception d’un pamphlet présentant un Aperçu sommaire des droits de l'Amérique britannique, écrit en 1774 et destiné aux délégués de Virginie du premier Congrès Continental, Thomas Jefferson n’a jamais publié d’ouvrage de son vivant. Sa pensée nous est aujourd’hui connue grâce aux milliers de lettres qui nourrissent sa correspondance et qui se trouvent regroupées dans des sélections thématiques opérées après sa mort. Tel est notamment l’objet du petit livre que lui consacre John Dewey, où il présente un choix de lettres dont les extraits sont juxtaposés selon qu’ils s’apparentent à la philosophie politique, l’économie politique, la religion, le progrès humain, l’éducation ou encore l’histoire contemporaine. L’ordonnancement des textes de Jefferson prend chez Dewey une signification particulière, qui en fait plus qu’une simple présentation historique, une représentation de l’histoire vue à travers le prisme du pragmatisme. Dewey affirme ouvertement sa prétention au début du chapitre VII de Liberté et culture, qu’il introduit par ces mots : « je ne m’excuse pas d’ajouter à ce chapitre ce qui va être dit au nom de Thomas Jefferson. Car il fut le 65 premier des modernes à énoncer en termes humains les principes de la démocratie » . Conscient de la difficulté de cette entreprise, il prend néanmoins la précaution d’énoncer quelques caveats préliminaires : Dewey prend ensuite grand soin de séparer les idées personnelles de Jefferson et les siennes propres, et définit pour cela trois axes majeurs dans la pensée jeffersonienne : tout d’abord, les fins de la démocratie et les droits de l’homme ; puis, les droits des Etats contre le pouvoir fédéral ; et finalement, la question de la propriété. Il s’agit alors de comprendre la signification de ce découpage théorique en d’en élucider la portée relativement aux idées propres à la philosophie de John Dewey. [ III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme. Selon Dewey, l’essence de la pensée de Jefferson repose sur une affirmation de type moral, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents et inaliénables de 66 la nature humaine » . Il identifie ici l’affirmation de l’existence d’un créateur bienveillant, qui se retrouve également dans les premiers mots de la Déclaration d’Indépendance, dont Jefferson fut l’un des rédacteurs, qui débute ainsi : « ces vérités sont évidentes par elles-mêmes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés par le Créateur de droits inhérents et inaliénables ; que parmi ces droits il y a la vie, la liberté et la 67 poursuite du bonheur » . Placer la garantie des droits individuels sous l’autorité d’un credo théologique révèle néanmoins quelques difficultés de nos jours, et il paraît préférable à Dewey d’entendre ces droits naturels comme des droits moraux, afin de leur conserver une validité et une actualité. Il faut pour cela substituer au concept de Nature celui de « buts 65 66 67 24 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 169 Ibid. p. 170 Ibid. p. 170 Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif idéaux, de valeurs idéales à réaliser, - buts qui, bien qu’idéaux, ne sont pas situés dans les nuages mais sont soutenus par quelque chose de profond et d’indestructible dans les 68 besoins et les exigences du genre humain » . Les droits de l’homme trouvent donc leur fondement non dans la théologie ou dans le déisme qui pouvait être celui de Jefferson, mais plus profondément et dans le prolongement de la conception de celui-ci, ils se trouvent reposer sur l’érection de valeurs morales humanistes. Dewey revient ensuite sur la signification précise à donner au concept de droits de l’homme, en relation avec la perspective démocratique de Jefferson. Il précise que dans la première citation, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents et inaliénables de la nature humaine », il convenait d’entendre que « c’étaient les fins de la 69 démocratie, les droits de l’homme – non des hommes au pluriel, - qui sont immuables » . Cette précision s’avère lourde de conséquences, car elle introduit une distinction entre les fins et les moyens par lesquels la démocratie se réalise. Selon Dewey, seuls les buts et les valeurs morales doivent demeurer inchangés au sens où ils concernent toute société humaine. A l’inverse, les formes que revêt la société et les mécanismes qu’elle produit pour atteindre ces objectifs ne doivent pas eux rester fixes, à moins de se mettre en contradiction avec l’esprit de la pensée jeffersonienne. Ce dernier explicite clairement son point de vue lorsqu’il le lie au progrès de la société et de l’être humain : « je sais que les lois et les institutions doivent aller la main dans la main avec le progrès de l’esprit humain… Lorsqu’on fait des découvertes nouvelles, que des vérités nouvelles sont révélées, que les manières et les opinions changent avec le changement de circonstances, les institutions aussi doivent 70 changer et marcher avec l’allure du temps » . Il ajoute ensuite que « chaque génération a le droit de choisir pour elle-même la forme de gouvernement qu’elle croit le mieux 71 conduire à son bonheur » . Ce principe empêche donc théoriquement toute « idolâtrie de la Constitution telle qu’elle a été assidûment cultivée » ou encore, permet de mettre en cause et de redéfinir les modalités et les mécanismes mettant en œuvre le droit de vote. Sur ce sujet, Dewey opère très nettement une relecture de Jefferson, qui bien qu’elle ne lui soit pas infidèle, présente tout de même des changements vis-à-vis de la pensée jeffersonienne. C’est ce qu’observe notamment Milton R. Konvitz, dans « La révision de Jefferson par Dewey », où il décèle une « ambiguïté », voire une contradiction, dans les propos de Jefferson qui se trouve gommée dans la version qu’en présente Dewey. Dans la pensée de Jefferson, se trouvent à la fois « une foi dans les potentialités de la nature humaine tant que l’Etat ne lui fait pas sentir son oppression, et la conviction que l’économie 72 et certains autres aspects de la culture génèrent des institutions libres ou aliénées » . Ce conflit concerne le rôle joué par l’Etat dans le développement humain, entre un Etat minimal garant des libertés et un Etat protecteur contrecarrant les effets délétères de l’industrialisation et de l’urbanisation. Dewey rejette tout d’abord la séparation de l’individuel et du social, qu’il considère sur le même plan et en interaction, là où Jefferson considérait l’homme individuellement, et dans son rapport à Dieu et dans la possession de droits naturels. De ce fait, la contradiction entre une nature humaine préexistante et à conserver d’une part, et les conditions politiques qui opèrent un changement continu d’autre part, n’a 68 Ibid. p. 170 69 70 71 72 Ibid. p. 171 Ibid. p. 171 Ibid. p. 171-172 KONVITZ, Milton, « Dewey’s Revision of Jefferson », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey: Philosopher of Science and Freedom, New York, The Dial Press, 1950. p. 167 Samuel RENIER_2008 25 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY plus lieu d’être. Bien que les principes défendus par les deux hommes soient identiques, à savoir la liberté politique, Dewey réactualise la pensée de Jefferson en substituant au fondement théologique, une utilité morale qui se réalise dans la liberté d’enquêter et l’action collective pacifique des citoyens pour le progrès. III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral. Le second aspect de la pensée de Thomas Jefferson que choisit d’aborder John Dewey concerne le droit des Etats confédérés vis-à-vis du pouvoir fédéral, de l’Etat central. A cet égard, il semble plus confiant quant à le fermeté de la position de Jefferson, c’est-à73 dire « sa crainte en général des empiètements gouvernementaux sur la liberté » . Cette lutte se retrouve au cœur de l’action politique de Jefferson, qui milita activement contre le fédéralisme et son représentant en la personne d’Alexander Hamilton. Toutefois, plus que sur la défense particulière du droit des Etats confédérés, Dewey met l’accent sur la différence d’échelle existant entre les unités politiques à grande échelle et celles existant à un niveau plus local. Jefferson émet dans ce sens le souhait de voir se réaliser une « organisation politique générale sur la base de petites unités, organisation assez petite pour que tous ses membres pussent être en communication directe les uns avec les autres 74 et prendre soin des affaires de la communauté » . Ces considérations le rapprochent sensiblement de la philosophie des Lumières française, à l’image de Rousseau qui, dans le chapitre IX du livre II du Contrat Social, établir que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit Etat est 75 proportionnellement plus fort qu’un grand » ou encore au chapitre V des Considérations sur le Gouvernement de Pologne, « [qu’]il faudroit des facultés plus qu’humaines pour 76 gouverner de grandes nations » . Les détracteurs de Jefferson ont, en leur temps, fait porter leurs diatribes sur cette influence française en l’accusant d’être un « collaborateur actif de l’athéisme gaulois, de la débauche et de l’anarchie ». Dewey présente par contraste un point de vue plus sceptique quant à l’influence exercée par la philosophie française sur Jefferson. Même si ce dernier y passa une partie de sa vie en tant qu’ambassadeur, qui plus est pendant la période révolutionnaire, Dewey estime que «sans conteste, toutes les idées politiques propres à Jefferson (à l’exception d’une seule) furent formulées par lui avant qu’il 77 ne vienne en France » . Il rappelle pour cela que « Rousseau n’est même pas mentionné 78 une seule fois par Jefferson » . 73 74 L’originalité de la pensée de Jefferson par-rapport aux autres philosophes de son temps est un sujet qui préoccupe John Dewey. En revanche, ce dernier utilise à nouveau Jefferson comme substrat au développement de ses propres réflexions sur l’évolution de la société. Plus précisément, Jefferson sert de repère, « [d’]indication d’un des plus sérieux problèmes DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 173 Ibid. p. 173 75 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964. p. 386 76 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964. p. 970-971 77 DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books, 1963. p. 23 [traduction originale] 78 26 Ibid. p. 23 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif actuels de la démocratie ». Le problème d’échelle politique pointé par Jefferson prend chez Dewey la signification d’un problème d’échelle sociale : « la terrible impersonnalité du mouvement brutal des forces actuelles » ou, dit autrement, « la manière dont les individus aujourd’hui sont saisis par d’immenses forces dont ils ne peuvent influencer en rien les 79 actions et les conséquences » . Les forces économiques, ici visées, sont accusées d’avoir distendu le lien social et d’avoir rendu plus flous les intérêts et les buts de la vie en société. Cette idée se trouve déjà exprimée quelques années auparavant dans Le Public et ses Problèmes lorsqu’il énonce que « les maux qui rapportés à l’industrialisme et à la démocratie de manière non critique et sans discernement pourraient être référés plus intelligemment au fait que les communautés locales se sont disloquées et désorganisées. (…) La démocratie 80 doit commencer à la maison, et sa maison est la communauté de voisins » . Le vrai problème qui se pose alors consiste à articuler le caractère extensif des associations humaines à grande échelle avec le caractère intensif de celles existant sur le plan local. Dewey évoque, à titre de solution, la possibilité de voir naître des « intermédiaires locaux 81 de communication et de coopération » afin que des groupes ayant une base fonctionnelle remplacent peu à peu ceux constitués uniquement sur la proximité géographique locale. III.3. La propriété. Le dernier aspect de la pensée de Thomas Jefferson abordé par John Dewey concerne la propriété. Lorsque, dans la Déclaration d’Indépendance, il situe « la poursuite du bonheur » comme un droit de l’homme, Jefferson ne fait pas allusion à l’activité économique. Cet eudémonisme signifierait plutôt « le droit de tout être humain de choisir sa carrière, d’agir selon son choix et son jugement, libre des restrictions et des contraintes imposées par 82 la volonté arbitraire d’autres êtres humains » . Selon Dewey, ce point marque la rupture de Jefferson avec la philosophie de John Locke, qui affirme dans le Deuxième Traité du Gouvernement, que « la terre et tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes pour 83 l’entretien et le réconfort de leur être » . Le droit de propriété n’est pas un droit moral inhérent à la nature humaine que l’Etat serait obligé de protéger mais un droit positif, créé par le contrat social institué entre les membres de la société. Lorsque le droit de propriété entre en conflit avec les droits naturels individuels, ceuxci doivent se voir accorder la suprématie en toutes occasions. Le droit de propriété peut en certains cas apparaître comme une violation du droit à « la poursuite du bonheur », notamment quand la propriété se transmet au fil des générations. Les êtres naissant et croissant au sein de la société ne sont en conséquence pas dotés de la même capacité à se réaliser et à poursuivre le bonheur à partir du moment où certains possèdent une situation confortable tandis que d’autres ne disposent pas de moyens suffisants. On trouve bien chez Jefferson une « crainte de la richesse concentrée et un désir positif d’une distribution 84 générale de la richesse sans grands extrêmes dans l’une ou l’autre direction » qu’il apparente à un processus révolutionnaire. Néanmoins, cette révolution renvoie moins à une 79 80 81 82 83 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 174 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 201-202 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175 Ibid. p. 176 LOCKE, John, Deux traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1997. p. 152 84 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175 Samuel RENIER_2008 27 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY forme de pré-socialisme qu’aux conclusions tirées de l’observation prolongée de la période révolutionnaire en France, « car, comme il [Jefferson] put l’observer [en France], si l’Etat nouvellement instauré se voyait dans l’incapacité d’abolir les lois sur la transmission héréditaire des terres, de récupérer celles précédemment léguées à l’Eglise, et d’abolir les privilèges féodaux et ecclésiastiques ainsi que tous les monopoles, le changement de régime étatique se verrait 85 porter un coup fatal avant même d’avoir commencé. » Pour Dewey, l’intérêt de cette conception de la propriété réside dans l’usage social qui peut en être fait. Alors que de nombreux critiques ont cru trouver en Jefferson l’un des défenseurs de la propriété privée et de sa transmission à la suite de John Locke, John Dewey prend acte de la visée égalisatrice mentionnée par l’ancien président pour mettre en valeur et justifier le rôle de l’intervention étatique dans l’économie. Selon lui, on dénature les opinions de Jefferson « lorsqu’on dit qu’il y a dans la démocratie jeffersonienne quelque chose qui interdit à l’action politique d’amener l’égalité des conditions économiques afin que 86 le droit égal de tous au libre choix et à l’action libre soit maintenu » . Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité de l’histoire et de la philosophie. L’intérêt que porte John Dewey à la personne de Thomas Jefferson, tant pour la pensée qu’il a pu développer que pour son action touchant différents aspects de la société, fait figure d’exception comparé aux sujets présents de manière récurrente dans l’ensemble de son œuvre. La proximité intellectuelle et caractériel rapprochant les deux hommes n’indique pas seulement une connivence de pensée entre deux hommes militant pour des fins similaires. De la part de Dewey, elle appelle une instrumentalisation, dans un sens moralement neutre, qui se veut la réactualisation d’une pensée peu ou mal connue afin de lui conférer un sens pratique dans le cadre de la société contemporaine. Le cas de l’amovibilité des instituions politiques illustre au plus haut point cette connivence, que Dewey tire de la lecture de Jefferson, « les lois et les institutions doivent aller la main dans la main avec le progrès 87 de l’esprit humain » , et qu’il réintroduit dans sa propre théorie normative : « Plutôt que de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des 88 projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles » . Il s’agit ici d’un patronage, que Dewey recherche chez Jefferson, afin d’appuyer ses propres affirmations. Le chois d’un des pères fondateurs de la nation américaine n’est alors pas neutre, et révèle la volonté deweyenne d’inscrire sa philosophie dans la continuité de la tradition politique américaine. Sa philosophie de la continuité intègre en cela un aspect historique, qu’elle place à la charnière de la description et de la prescription qu’elle juxtapose 85 DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books, 1963. p. 24 [traduction originale] 86 87 88 28 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 176 Ibid. p. 171 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale] Samuel RENIER_2008 Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif au sein de son discours. La normativité du discours philosophique se trouve naturalisée par ce processus, qui l’associe irrémédiablement aux expériences passées. Au même titre que la relecture des philosophes libéraux du XIXème siècle, sa relecture de Jefferson achève de justifier la présence d’un discours philosophique normatif au sein de sa philosophie, bien que celui-ci se présente sous les traits de la continuité. Joëlle Zask y voit outre une nécessité concernant la nature du discours philosophique de John Dewey, un impératif relatif au contenu normatif même de ce discours, au sens où « la seule manière de justifier cette foi de manière préalable est de la retrouver dans la tradition politique américaine pour y repérer la condition de possibilité même 89 de la continuité de l’expérience américaine » . Dans cette phase de transition s’opère un double mouvement concernant le statut de la philosophie deweyenne : en même qu’elle acquiert son caractère normatif, la philosophie politique de Dewey s’éloigne du caractère universel qu’elle souhaitait conférer à ses propos. La solution philosophique qu’il adopte avec l’intégration de la tradition politique américaine comme support de sa pensée sociale réduit la portée de ses propos. Ceux-ci ne peuvent valablement s’appliquer qu’à la situation qui est celle des Etats-Unis, voire de manière extensive et peu rigoureuse à celle des pays occidentaux dont l’héritage historique ne diffère que légèrement. En aucun cas ils ne peuvent servir de base à la réflexion politique de pays éloignés, culturellement et historiquement, des traditions politiques américaines, à moins d’importer une solution inadéquate aux problèmes particuliers en présence dans ces sociétés. Normatif mais non universel à cause de ses antécédents historiques, ce discours philosophique se veut néanmoins dynamique et porteur de conceptions normatives se détachement progressivement de ma tradition pour assurer l’évolution de la société, dont il reste maintenant à évoquer les dispositions concrètes et logiques, une fois mises au jour les conditions de sa possibilité. 89 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 118 Samuel RENIER_2008 29 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes I/ . La définition de la normativité méthodologique L’histoire constitue le cadre dans lequel s’inscrit la société. La définition des buts politiques s’entend dans la continuité des expériences passées. Ce processus doit, pour être mené à bien, se défaire de toute prétention fixiste et universelle et au contraire prendre la mesure des problèmes sociaux auxquels il tente d’apporter une solution. Cet aspect constitue le premier volet d’une conception normative chez John Dewey au sens où il opère la transition entre une lecture descriptive des événements et la recherche de normes. La normativité s’inscrit au cœur du discours philosophique de Dewey, et annonce en cela l’émergence d’une philosophie politique. Celle-ci s’entend à la fois comme l’étude des aspects pratiques du fonctionnement de toute société, mais également comme l’émission d’un discours normatif substituant ce qui devrait être à ce qui est et préconisant des solutions destinées à faire advenir un changement vers l’amélioration des conditions d’existence. La philosophie politique se démarque de la science politique ou des sciences du gouvernement, car elle possède une prétention à dépasser le particularisme des situations politiques singulières afin de les subsumer au sein d’un modèle théorique intemporel. Or Dewey réfute précisément cette prétention au sens où elle serait sans fondement, à partir du moment où « Elle [la prétendue fixité de la structure de la nature humaine] n’émet 90 aucun avis sur la politique qu’il est avantageux de suivre » . Les penseurs appartenant à la tradition de la philosophie politique s’avèrent même, dans son opinion, dangereux, à l’image de Hobbes dont « plus d’un écrivain a montré la ressemblance entre son Léviathan 91 et l’Etat totalitaire nazi » ou Hegel du fait que « l’esprit racial germanique incarné dans l’Etat allemand [pendant le IIIe Reich] est, à tous égards pratiques, un substitut adéquat de 92 l’Esprit absolu hégélien » . John Dewey semble donc se trouver face à un dilemme lorsqu’il envisage un élargissement de sa pensée à l’échelle politique, et non plus seulement individuelle ou confinée au cercle scolaire. La solution réside alors dans la recherche d’un critère, d’une norme à même de diriger l’action politique, quelques différentes que soient les sociétés, sans pourtant imposer un modèle de fonctionnement qui leurs soit hétérogène. Ce déplacement l’entraîne à rechercher cette norme sociale non plus dans les buts ou les fins à assigner à la société politique mais dans la méthode par laquelle celle-ci peut les établir et ensuite les atteindre. Il se tourne pour cela vers le modèle que fournit la science à travers le processus de l’enquête. 90 91 92 30 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 123 Ibid. p. 121 Ibid. p. 133 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie. La théorie de la connaissance occupe une place particulière dans la philosophie de John Dewey. Elle date principalement du début de sa carrière et de son intérêt pour la psychologie, dans le sens pré-freudien alors prévalent à la fin du XIXe siècle de science des processus cognitifs. La philosophie politique n’était pas encore, à cette époque, au centre de ses préoccupations comme elle put l’être à partir de la Première Guerre Mondiale et jusqu’à sa mort. Cette théorie de la cognition reflète plutôt la nécessité d’apporter une redéfinition de la connaissance humaine qui échappe aux travers à la fois de l’empirisme, dont l’assertabilité représente la principale limite, et de l’idéalisme, dont la systématicité l’éloigne de l’aspect pratique de la philosophie. Le but de Dewey consiste à donner une assise solide à sa théorie de l’expérience humaine en lui conférant un ancrage substantiel dans le mode de raisonnement naturel de l’homme, comme en témoigne le titre de l’ouvrage qu’il publie en 1910, sobrement intitulé Comment nous pensons. I.1.A. Le processus cognitif. Dans cet ouvrage, Dewey prend pour point de départ l’analyse de raisonnements simples et qui peuvent se produire lors de situations banales quotidiennes chez un être humain ordinaire. Il distingue trois types majeurs selon lesquels répertorier une « expérience réflective (réfléchie) ». Tout d’abord la « délibération pratique », concerne les raisonnements de type pratique nécessitant une réadaptation face à une difficulté pratique, telle que le choix du transport à adopter pour rejoindre un lieu de rendez-vous éloigné dans un temps restreint. Le sujet hésite entre les différentes hypothèses qui s’offrent à lui et finit par opter pour l’un des moyens de transport au terme de corrélations non nécessairement logiques. Cela permet d’observer « comment chacun de nous pense à l’occasion de faits ordinaires de la vie ; ceux-ci et la façon dont ils stimulent l’intérêt restent dans les limites 93 de l’expérience commune » . Dewey présente ensuite la seconde catégorie, qui concerne « la réflexion au sujet d’une observation ». Dans ce cas de figure, le sujet observe un fait qui lui semble nouveau et auquel il ne peut immédiatement apporter de solution pratique, tel que la découverte d’une perche en forme de hampe à l’avant d’un bateau, qui après un court raisonnement par analogie s’avère être une indication de direction à l’usage du pilote du bateau. Cette seconde catégorie diffère de la première en ce qu’elle met en scène un « problème [qui] n’est pas directement en rapport avec les intérêts habituels du sujet, il est une conséquence indirecte de son activité et, par cette raison, s’appuie sur un intérêt un 94 peu théorique et platonique (impartial) » . Enfin, la dernière catégorie introduite par Dewey englobe toute « réflexion impliquant une expérience », c’est-à-dire une situation où le sujet ne possède pas la réponse au problème qui se pose à lui à moins qu’il ne la provoque par la soumission pratique d’hypothèses ou de cas différents à l’épreuve des faits, à l’image de l’homme observant des bulles d’air remontant à la surface d’un verre que l’on lave dans une solution savonneuse. Ce dernier cas diffère de deux premiers du fait qu’il nécessite « un type de procédé de solution, que, seule, une personne ayant une expérience scientifique 95 antérieure peut découvrir » . 93 94 95 DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 98 Ibid. p. 99 Ibid. p. 98 Samuel RENIER_2008 31 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY A partir de l’examen de ces trois cas distincts de raisonnement ordinaire, Dewey distingue dans chacun de ces processus cognitif un même schème réflexif se décomposant en cinq étapes logiquement distinctes : « 1° on se trouve en présence d’une difficulté à résoudre ; 2° on la localise, on la définit ; 3° une solution possible s’offre ; 4° grâce au raisonnement on établit les bases de la suggestion ; 5° en continuant à observer et à expérimenter, on est amené à adopter ou à rejeter cette suggestion, c’est-à-dire à conclure 96 pour ou contre » . Ces cinq étapes constituent l’essence même de tout acte de pensée et se retrouvent dans chacun des trois types identifiés précédemment. A la différence de nombre de philosophie de la connaissance issues de la tradition classique, c’est ici la méthode qui joue le rôle du facteur universel et prescriptif. Les trois types de raisonnement diffèrent en fait par la signification qu’ils donnent à chacune de ces cinq étapes. A titre d’exemple, la première étape, concernant « l’existence d’une difficulté », pourra se décliner en : « défaut d’adaptation des moyens au but » dans le cas de la délibération pratique ; « identification du caractère d’un objet » dans le cas de la réflexion au sujet d’une observation ; « explication 97 d’un événement non prévu » dans le cas de la réflexion impliquant une expérience . Il n’existe donc pas, dans cette conception de la pensée réflexive, de discrimination quant aux moyens employés afin de déterminer son jugement, contrairement à certains philosophes l’ayant précédé tels Kant ou encore Descartes qui bien que voulant préserver la possibilité d’une pureté de la connaissance, en écarte néanmoins la plupart des raisonnements ayant cours quotidiennement et auxquels Dewey redonne une place au sein de l’entreprise philosophique. Ces trois types de raisonnement quotidien résument, selon Dewey, la marche de l’esprit humain. Ensemble, ils forment une « série allant d’un type de réflexion rudimentaire jusqu’à 98 un type plus compliqué » . Toutefois, il convient de ne pas identifier cette ordonnancement avec une hiérarchisation du savoir, telle que l’on peut la retrouver chez Kant notamment à travers la dialectique naturelle de l’esprit se débarrassant des affects afin d’atteindre la pureté du jugement. S’il y a bien une progression de l’esprit possible au sein de ce schéma, il ne s’agit pas du passage de l’une à l’autre de ces catégories réflexives mais plutôt de l’apprentissage de l’usage circonstancié et adéquat de l’une ou de l’autre catégorie, et ensuite de l’importance à conférer à chacune de ces étapes, en fonction de ce qu’impose la situation pratique. En ce sens, « un esprit formé est celui qui, dans chaque cas spécial, sait le mieux distinguer la dose nécessaire d’observation, d’idées, de raisonnement, 99 d’expérimentation et qui profite le plus pour l’avenir des erreurs du passé » . La définition de la méthode réflexive à partir du raisonnement pratique quotidien constitue le premier pas de Dewey en direction d’une pensée normative, comme il l’atteste à demi-mot en guise de conclusion : « ce qui importe, c’est que l’esprit s’intéresse à certains problèmes et soit 100 exercé à se servir des méthodes utiles pour les aborder et en chercher la solution » . I.1.B. La reconstruction éthique. L’étude de l’histoire de la philosophie mène John Dewey, dans Reconstruction en philosophie, à constater le besoin d’une reconstruction éthique afin de mettre en accord la 96 97 98 99 100 32 Ibid. p. 99 Ibid. p. 99-101 Ibid. p. 98 Ibid. p. 106-107 Ibid. p. 107 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes société avec l’évolution des savoirs. Alors que la science, en particulier la science physique, s’est depuis la révolution copernicienne progressivement émancipée du carcan de l’absolu fixiste, les disciplines morales et sociales sont quant à elles toujours restées dominées par l’idée que « c’est précisément l’irrégularité des cas particuliers qui rend nécessaire la direction des conduites par des universaux et que l’essence de l’attitude vertueuse 101 consiste à accepter de soumettre chaque cas particulier au jugement d’un principe fixe » . Du point de vue du pragmatisme, il est aberrant d’envisager l’antériorité de l’idée sur la situation concrète, tout comme le physicien doit d’abord passer par une expérimentation pour dégager quelque idée ou vérité. Selon Dewey, « la morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer comme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodes spécifiques d’enquête et de bricolage […]. L’enjeu pragmatique de cette logique des situations individualisées est de faire en sorte que l’attention de la théorie se déplace des 102 idées générales vers l’élaboration de méthodes efficaces d’enquête. » Il poursuit l’analyse entamée à propos du processus cognitif humain, qui consistait à partir de cas concrets auxquels sont quotidiennement confrontés les hommes pour en tirer des conclusions, et l’applique désormais aux idées morales : « la situation concrète, dans sa dimension unique et ultime du point de vue moral, livre son principal enseignement : c’est l’intelligence et non plus la moralité qui en est le centre de gravité et le pivot. Elle n’abolit 103 pas la responsabilité : elle ne fait que la situer » . L’enjeu de cette reconstruction se mesure à l’aune du changement qu’elle introduit par rapport à la tradition de la philosophie morale. Dewey mentionne notamment deux de ces points de divergence qui représentent selon lui des « conséquences éthiques de grande importance ». Tout d’abord, la conception pragmatique de Dewey rompt avec la « distinction entre finalités intrinsèques et finalités instrumentales, celles qui valent la peine pour elles-mêmes et celles qui n’ont d’importance que comme moyens pour atteindre des 104 biens intrinsèques » . Bien que cette distinction paraisse en soi inoffensive, elle a servi à justifier nombre d’inégalités de conditions, entre les disciplines de la vie intellectuelle telles que la religion et l’esthétique vis-à-vis des préoccupations de la vie quotidienne, ou entre certaines classes d’hommes tels que les esclaves et les travailleurs qui chez Aristote ne font pas partie intégrante de l’Etat bien qu’ils lui soient hautement nécessaires. Il prend également l’exemple de l’économie qui, considérée comme une discipline à finalité soitdisant instrumentale, est la cause du « matérialisme brutal de notre vie économique » alors qu’elle possède également des fins intrinsèques qui peuvent être idéalisées. Cette première conséquence éthique mène logiquement à la seconde, qui consiste « à se débarrasser une fois pour toutes de la distinction traditionnelle entre les biens moraux – comme les vertus – et 105 les biens naturels – comme la santé, la sécurité économique, l’art et la science » . A partir du moment où l’on ne discrimine plus entre les fins intrinsèques et les fins instrumentales, le seul critère devient celui de « la logique expérimentale appliquée à la morale [qui] évalue 101 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 140 102 103 104 105 Ibid. p. 144 Ibid. p. 140 Ibid. p. 144 Ibid. p. 146 Samuel RENIER_2008 33 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY 106 le bien à sa capacité à remédier aux maux existants » . De ce fait, il devient superflu de maintenir une séparation entre sciences naturelles et sciences morales, car « lorsque la physique, la chimie, la biologie, la médecine contribuent à la détection de problèmes humains concrets et au développement de plans visant à les résoudre et à soulager la condition humaine, elles deviennent morales en rejoignant le dispositif de la science ou de l’enquête morale. (…) En même temps que la morale est amenée à s’intéresser à l’intelligence, les objets intellectuels prennent une dimension morale. Un terme est mis au conflit stérile et usant entre 107 naturalisme et humanisme. » Afin que ces dispositions puissent être garanties au sein de ce nouveau paradigme moral, Dewey énonce quatre conditions à respecter, à savoir que : « Premièrement, enquête et découverte prennent en éthique la place qui est devenue la leur dans les sciences de la nature. (…) Deuxièmement, là où l’action morale est nécessaire, tous les cas sont d’égale importance et aussi urgents les uns que les autres. (…) Troisièmement, [on remarque que] ces changements attaquent le pharisaïsme à sa racine. (…) Quatrièmement, le processus de croissance, d’amélioration et de progrès – et non l’issue et le résultat statique – 108 devient l’élément important. » Ces quatre conditions semblent concorder logiquement avec les objectifs assignés à la reconstruction de l’éthique, à l’exception toutefois de la quatrième et dernière qui, bien qu’elle répudie le finalisme de l’action morale, réintroduit la norme au niveau de la méthodologie mais également au niveau des valeurs puisqu’elle désigne une fin à l’action, à savoir l’amélioration et le progrès. Il concède plus loin ce fait que « la croissance ellemême est une “fin” morale ». L’action doit être orientée avec ce seul objectif confinant à l’eudémonisme, du fait que « il n’y a de bonheur que dans le succès, mais succès 109 signifie succession, progression, anticipation » . Dewey nomme cette attitude morale « méliorisme », qu’il définit de la manière suivante : « le méliorisme consiste à croire que les conditions spécifiques qui existent à un moment donné peuvent toujours être améliorées. Cela encourage l’intelligence à étudier d’une part les moyens positifs de parvenir au bien ainsi que les obstacles à sa concrétisation et d’autre part, cela incite à améliorer les 110 conditions existantes » . Le méliorisme se distingue en cela d’une fin morale ; il est processus plus que fin. Il est à l’origine de l’action et suscite le mécanisme de la recherche de la connaissance chez l’homme et ne peut être distingué de celui-ci. I .2 La théorie de l’enquête comme unique norme Après avoir défini le mode de fonctionnement naturaliste de notre faculté de penser, et avoir souligné la nécessité d’un renouvellement des mécanismes de production des normes sociales, reste encore pour Dewey à énoncer de manière claire et systématique le système 106 Ibid. p. 146 107 Ibid. p. 146 108 Ibid. p. 147 109 110 34 Ibid. p. 150 Ibid. p. 150 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes logique dont il a tracé les grands traits dans Reconstruction en philosophie. Cette tâche l’occupe treize années durant, de 1925 à 1938, et aboutit à la publication de sa Logique – la théorie de l’enquête en 1938, ouvrage le plus long et le plus fouillé qu’ait publié Dewey. Ce livre tente de synthétiser toutes les prémisses logiques nécessaires à la validité de la théorie philosophique qu’il a élaboré durant toute sa carrière. Il y décrit notamment le processus de l’enquête, qu’il place au cœur de tout développement humain, dès lors que « Le fait de ne pas instituer une logique fondée inclusivement et exclusivement sur les opérations de l’enquête a des conséquences culturelles énormes. Il encourage l’obscurantisme ; il facilite l’acceptation des croyances formées avant que les méthodes de l’enquête n’aient atteint leur état présent ; et il tend à reléguer les méthodes scientifiques (c’est-à-dire compétentes) de l’enquête dans 111 un domaine technique spécialisé. » I.2.A. Le modèle de l’enquête scientifique. Le choix du terme « enquête » par Dewey pour caractériser sa manière de procéder reflète cette volonté de placer le sujet au centre du processus et d’en faire un être qui soit actif au sein de la démarche de connaissance. Philosophiquement, le terme « enquête », qui traduit l’anglais inquiry, porte une forte connotation empiriste, depuis la publication par David Hume de ses deux Enquête sur l’entendement Humain et Enquête sur les principes de la morale, respectivement en 1748 et 1751, où il décrit le mode de raisonnement par analogie et son corollaire qu’est le problème de l’induction. Néanmoins, l’enquête décrite par Dewey ne se situe pas dans le sillage de l’empirisme, qu’elle réfute en vertu de son aspect continu là où Hume « poussa à l’extrême l’atomisation des expériences », mais plutôt dans celui de l’enquête judiciaire. Il prend l’exemple de la décision de justice afin de donner un aperçu concret du mode de raisonnement visé derrière le terme d’enquête. La décision de justice répond de par sa nature même à une situation initiale problématique, à laquelle elle tente d’apporter un éclairage par le processus de l’enquête produisant une reconstruction et une expérimentation des diverses hypothèses possibles, et ce dans la continuité de l’expérience judiciaire passée afin d’assurer la cohérence de la décision qui sera prise. En ce sens, « l’idéal théorique recherché pour guider la délibération du tribunal est un réseau de relations et de procédures, qui exprime la correspondance la plus étroite possible entre les faits et les significations légales qui leur donnent sens : c’est-à-dire, fixent les conséquences qui, 112 dans le système social, en découlent » . Le premier versant de l’enquête est, historiquement et logiquement, avant tout scientifique. Néanmoins elle ne se limite pas au seul domaine de la science. John Dewey propose à cette fin une définition de l’enquête qui englobe à la fois l’enquête « de sens commun » et l’enquête scientifique, à savoir que « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle 113 en un tout unifié » . Cette conception de l’enquête reprend les éléments du processus cognitif déjà déterminés par Dewey dans Comment nous pensons du fait que l’enquête comprend cinq phases, qui composent le raisonnement humain et qui, bien que formulées différemment, restent : « I. L’antécédent de l’enquête : la situation indéterminée », « II. 111 112 DEWEY, John, Logique – la théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1967. p. 640 Ibid. p. 188 113 Ibid. p. 169 Samuel RENIER_2008 35 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY L’institution d’un problème », « III. La détermination de la solution du problème », « IV. Le 114 raisonnement », « V. Le caractère opérationnel des faits-significations » . La différence fondamentale se situe sur la nature de ce processus qui de descriptif devient prescriptif, et fait de l’expérimentation non plus une simple contingence mais une nécessité afin que l’enquête puisse acquérir son caractère scientifique. Le caractère opérationnel de la solution apportée par l’enquête signifie que celle-ci ne s’achève réellement que lorsque cette solution est mise en œuvre pour résoudre le problème concret ayant entraîné l’enquête, à l’image du coupable dont la condamnation par un tribunal ne s’achève pas avec l’énoncé de la peine mais avec l’accomplissement de celle-ci. Ce changement de statut est en accord avec toute la philosophie de la continuité développée par Dewey entre la parution des deux ouvrages, étant donné que « la phase expérimentale de la méthode est la manifestation évidente du fait que l’enquête produit une transformation existentielle du matériel existentiel qui provoque 115 l’enquête » . La normativité assignée à la méthode de l’enquête procède de la différence établie par Dewey entre les bonnes et les mauvaises manières de penser : « Les hommes pensent mal quand ils suivent ces méthodes d’enquête qui, l’expérience des enquêtes passées le montre, ne permettent pas d’atteindre la fin qu’ils envisageaient pour les enquêtes 116 en question » . Toutefois, la définition d’une bonne manière de procéder concernant le raisonnement humain n’indique pas, selon lui, de modèle normatif au sens « d’idéal a priori ». La bonne méthode de l’enquête se jauge à l’aune du critère pragmatique de ses conséquences. Elle acquiert son statut prescriptif avec l’expérimentation de solutions ayant réussi à régler certaines situations problématiques par le passé. En ce sens, il ne peut y avoir d’unicité de la bonne méthode d’enquête, mais seulement des méthodes diverses et adaptées à leur objet, tout comme il existe des méthodes différentes pour construire les routes, dont on sait par expérience que certaines sont meilleures que d’autres. En conséquence, « il ne suit, en aucun de ces cas, que les “meilleures” méthodes sont idéalement parfaites, ni qu’elles sont régulatrices ou “normatives” de par leur conformité à une certaine forme absolue. Ce sont les méthodes qui, expérimentées jusqu’à ce jour, apparaissent comme les meilleures méthodes dont nous disposons pour parvenir à certains résultats, tandis que l’abstraction de ces méthodes fournit une norme ou loi (relative) permettant 117 d’entreprendre des essais nouveaux. » I.2.B. L’enquête sociale. En tant que champ d’application de la méthode de l’enquête la société présente quelques 118 difficultés, dans la mesure où « l’objet matériel des problèmes sociaux est existentiel » . Les problèmes qui s’y posent ne concernent pas des relations de types physiques ou mécaniques répondant à des lois de comportement scientifiques qu’il s’agit de découvrir et d’appliquer ensuite. L’objet de l’enquête sociale est en effet « si “complexe” et tissé d’une manière si compliquée que la difficulté d’instituer un système relativement clos (difficulté qui 114 115 116 117 118 36 Ibid. p. 170-177 Ibid. p. 563 Ibid. p. 168 Ibid. p. 168 Ibid. p. 589 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes 119 existe dans la science physique) est presque insurmontable » . Néanmoins, la différence entre l’enquête physique et l’enquête sociale ne doit pas non plus se conformer à une vision manichéenne de la science faisant de l’une un modèle et de l’autre une suite d’exceptions. Comme le rappelle Dewey, toute enquête, et quel que soit son objet, se voit nécessairement influencée par la situation sociales dans laquelle elle se produit, de même que dans toute situation sociale se retrouve l’influence exercée par la science physique et son évolution, à l’image des changements technologiques dont les applications contribuent à modifier les relations humaines. En outre, si l’enquête sociale s’avère souvent plus difficilement opérable que l’enquête scientifique, ce fait ne constitue pas une différence logique en les deux domaines. La difficulté permet au contraire à l’enquête sociale de se justifier de manière plus nette que l’enquête scientifique, dés lors que la situation problématique à laquelle elle fait face appelle une plus grande stimulation de la part de l’enquêteur à la recherche d’une solution. Une fois la possibilité de l’enquête sociale établie, reste à en déterminer le sens, par comparaison avec le modèle de l’enquête scientifique. En tant que processus cognitif, l’enquête sociale répond à la typologie tracé plus avant par John Dewey de l’enquête, composée de cinq phases : « l’enquête sociale [doit] remplir les conditions conjointes de la constatation observationnelle du fait et des conceptions opérationnelles appropriées, car ce sont évidemment les conditions de toute réalisation scientifique par rapport à l’objet 120 existentiel » . La science physique ne fait que tracer la voie à suivre dans les autres domaines de l’enquête telle l’enquête sociale. Elle nous indique seulement de manière plus 121 distincte que « les faits et les idées sont strictement corrélatifs » . Le problème principal de toute enquête sociale tient tout d’abord à l’institution des problèmes en présence, puis à l’établissement des fins théoriques servant d’hypothèses de travail afin de faire avancer l’enquête dans des pistes de recherche plutôt qu’elle reste statique. L’enquête sociale prouve ici sa filiation pragmatique voire, dans un registre plus proche de celui de Dewey, instrumentale. Elle n’a pas pour objet l’établissement d’une quelconque vérité relative à l’objet sur lequel elle mène ses investigations, mais plutôt la recherche d’une solution adéquate au problème posé par la situation conflictuelle initiale. La prise en compte de fins théoriques, à titre d’hypothèse, confirme ce constat : celles-ci permettent à l’enquête sociale de sortir de son indétermination en vertu de leur capacité à conférer un sens non seulement à l’enchevêtrement des faits de la situation de départ, mais également au processus dans son ensemble pour lequel elles apportent une solution possible. La résolution de l’enquête sociale passe ensuite par l’expérimentation des solutions théoriques ainsi identifiées afin de confirmer ou d’infirmer les schèmes explicatifs qu’elles proposent. Une enquête sociale résolue signifie que l’une des solutions s’est révélée plus adéquate que les autres face à la situation problématique en présence. Ce faisant, cette solution n’acquière en aucun cas de valeur de vérité quant aux problèmes d’ordre général touchant la sphère social. Cette fin théorique adoptée conserve un caractère relatif, modifiable et temporellement limité au cadre de la situation à laquelle elle répond. Les relations sociales et des problèmes qu’elles engendrent étant par nature en perpétuel renouvellement, la postérité ainsi que la validité d’une solution adoptée dans le cadre de l’enquête sociale s’avère éphémère voire évanescente à mesure que les données constituants la société se modifient. 119 Ibid. p. 589 120 121 Ibid. p. 593 Ibid. p. 593 Samuel RENIER_2008 37 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY A l’instar de l’enquête scientifique qu’elle prend pour modèle, l’enquête sociale définit deux une normativité comprenant deux types de normes distinctes. Tout d’abord, la méthode de l’enquête elle-même représente la norme de type universel à partir de laquelle tout raisonnement doit être mené afin de résoudre de manière adéquate les difficultés posées par les situations problématiques rencontrées au quotidien. Cette norme se présente comme une pure forme, dégagée de toute référence morale ou subjective, car détachée du concret des situations qu’elle traite afin de ne pas opérer de confusion. Au contraire, le second type de norme auquel fait allusion Dewey dans l’enquête sociale concerne des normes possédant un caractère limité mais potentiellement moral ou subjectif. Elle représente le contenu laissé libre par la méthodologie de l’enquête. Même si Dewey n’en donne pas ici une définition contraignante, la possibilité de la présence de ce second type de normes indique un glissement vers l’énonciation d’un modèle éthique, ou tout du moins de valeurs placées comme finalité du processus social. II/.L’élaboration des normes sociales a travers l'éducation « Notre pédagogie doit encore offrir les conditions psychologiques nécessaires à 122 la formation d’un jugement droit » La définition de la méthode de l’enquête confère à John Dewey le cadre normatif au sein duquel inscrire sa propre contribution à l’élaboration de normes sociales. Bien que cette méthodologie permette à toute personne de mener son action comme elle l’entend afin de résoudre les situations problématiques qu’elle rencontre au quotidien, elle ne permet pas encore de mettre au point des normes concrètes qui puissent s’appliquer à un ensemble élargi de plusieurs personnes, voire à une société dans son entier. Si le méliorisme représente bien la direction à donner à l’action, dans le sens d’une amélioration de la société au travers de chacun de ses individus, la méthode de l’enquête seule ne peut suffire à garantir cet objectif. Dewey déplace le problème en envisageant l’enquête non plus au niveau d’une situation singulière à résoudre, mais dans le temps long de la vie humaine qui est elle aussi continuité. Il faut pour cela étudier la croissance de l’homme tout au long de son existence, à commencer par ses années d’enfance. Dewey traite de ce problème dans ses écrits sur l’éducation, entendu comme le processus institutionnalisé d’apprentissage durant les premières années mais également comme le processus de progression de l’homme au cours de son existence une fois passée la contrainte scolaire. Dans le corpus deweyen, ce thème est en fait antérieur à l’épistémologie et la logique, plus tardive et venant après coup apporter une caution scientifique et une cohérence aux idées d’abord énoncées dans ses écrits pédagogiques. L’éducation représente l’intérêt philosophique majeur de la carrière intellectuelle de Dewey. Elle débute dès la mutation de celui-ci à l’Université de Chicago en 1894, où il occupe la chaire de philosophie, incluant également la psychologie et la pédagogie. Il y crée une « Ecole-laboratoire », plus connue sous le nom de « Dewey School », qui expérimente une pédagogie progressive, basée sur la participation de l’enfant et sur un programme scolaire allant au-delà des simples disciplines traditionnelles. Il en précise lui-même la 122 38 DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 169 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes portée lorsqu’il affirme que « cette école est parfois appelée école expérimentale, et, dans un sens, ce nom lui convient. Nous avons cherché, par des essais, par l’action, à savoir si 123 ces problèmes pouvaient être résolus et comment ils pouvaient être résolus » . De cette époque, et jusqu’à la Première Guerre Mondiale, datent ses principaux écrits sur le sujet tels « Mon Credo pédagogique » en 1897, L’école et la société (The School and Society) en 1899, L’école et l’enfant en 1907 ou Démocratie et éducation en 1916. Ces livres sont inspirés à la fois par les résultats issus de l’expérience de l’Ecole-laboratoire et par les considérations psychologiques et anthropologiques ayant marqué les débuts de sa carrière de professeur dans le Michigan. La pédagogie représente très certainement l’aspect le plus connu et diffusé de la philosophie de John Dewey, comme l’atteste la part des publications qui lui ont été consacré en France. Néanmoins, cet afflux éditorial ne doit pas masquer le manque de traitement en profondeur dont a pâti la philosophie de l’éducation deweyenne, souvent résumée par la 124 célèbre formule « learning by doing », que l’on peut traduire par « apprendre en faisant » , et qui n’apparaît pourtant qu’au détour d’une phrase dans le chapitre quatorze « Nature du contenu de l’enseignement » de Démocratie et Education ainsi que dans Les écoles de demain, ouvrage co-rédigé avec sa fille Evelyn. Il s’agit ici d’étudier en quoi l’éducation ne se réduit pas à une simple transmission, dont l’évolution serait purement méthodologique, mais implique également la participation active de chacun, et ce dans l’optique de construire une conception normative dynamique de la société. II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif. Dès la « reconstruction en éthique » qu’appelle de ses vœux Dewey dans Reconstruction en philosophie, l’éducation occupe une place prépondérante au sein de la nouvelle définition de la normativité, au sens où il conclue par l’affirmation que « processus éducatif et processus éthique en font qu’un. Ce dernier n’est en effet qu’un processus d’amélioration 125 de l’expérience » . L’éducation est le support sur lequel s’élabore sa théorie de l’enquête et à travers lequel elle se réalise. II.1.A. L’éducation à la croisée de la psychologie et de la sociologie. Du fait que « les principes de la vie sociale et de la vie scolaire sont les mêmes », John Dewey confère à ses énoncés pédagogiques une « portée et une valeur universelle ». Au premier rang de ceux-ci figure que « toute théorie éthique a deux aspects (…). Elle a un 126 aspect social et un aspect psychologique » . L’éducation se situe à la croisée des chemins entre ces deux dimensions et en assure la liaison à travers l’individu car « l’individu vit dans, pour, et par la société, mais la société n’a d’existence que dans et par les individus qui la 123 cité par J. J. Findlay dans son introduction à l’édition anglaise de DEWEY, John, The School and the Child, Londres, Blackie & Son, 1907. p. 13 124 Gérard Deledalle, dans sa version française de Démocratie et éducation ne mentionne même pas cette formule, qu’il traduit par « acquisition du savoir [qui) se fait au travers de l’activité. » in DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 221 125 126 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 153 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 130 Samuel RENIER_2008 39 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY 127 composent » . Dewey qualifie ce principe de « fait moral », aussi constatable qu’un fait scientifique. L’action de tout individu doit se comprendre dans ce cadre de raisonnement. La normativité ne peut donc seulement se définir à l’échelle individuelle mais doit intégrer la dimension sociale de l’action et s’élargir à l’échelle de la société toute entière. Ainsi, « ce n’est pas l’individu comme tel, qui demande une action morale, qui établit le but final, qui fournit la table des valeurs. C’est le fait qu’il doit coopérer à l’affermissement et au 128 développement de la vie sociale qui lui dicte sa conduite » . Or c’est précisément l’école qui, selon Dewey, doit devenir le lieu où s’opère cette jonction chez les futurs citoyens : « l’école et ceux qui la dirigent sont responsables envers la société, car l’école est avant tout une institution créée par elle pour accomplir une œuvre 129 spécifique : le maintien et l’amélioration de la vie sociale » . Lorsqu’il aborde l’éducation, Dewey accomplit lui-même ce changement de registre qui se traduit, dans son discours, par le passage de la description à la prescription. Alors que la lecture anthropologique de l’histoire des sociétés humaines plaçait l’éducation au fondement de leur développement, la pédagogie apporte quant à elle des propositions destinées au développement futur de celles-ci. Avant d’aborder la question des valeurs concrètes à insérer dans le processus éducatif mélioratif, Dewey lui assigne pour tâche liminaire d’appliquer la méthodologie de l’enquête, ce qui « [la tâche de l’éducateur] consiste, non seulement à transformer des dispositions naturelles en de bonnes habitudes de penser, mais, aussi à fortifier l’esprit contre les multiples tendances irrationnelles courantes dans le milieu social, et à s’efforcer 130 d’extirper les habitudes erronées déjà invétérées » . L’application de la méthode de l’enquête en pédagogie représente un changement de taille dans la conception de l’enseignement. Elle s’oppose notamment aux théories classiques de l’éducation développées par les philosophes des Lumières, et plus particulièrement Kant. Celles-ci, comme l’illustre les Réflexions sur l’éducation, diffusent une conception erronée de l’enfant et de son éducation, dès lors qu’elles assignent comme but la transmission de la norme morale en toutes choses, or « la théorie de Kant ne nous sert en rien dans ce travail. L’éducateur qui s’en servirait n’influencerait ses élèves que pour en faire 131 des êtres sentimentaux et orgueilleux » . Outre l’absence de la concrétisation de la morale dans l’activité pédagogique, Dewey porte grief à ces théoriciens d’encourager soit l’usage de moyens détournés pour apporter un savoir à l’élève soit la pure contrainte, alors que l’éducation nécessite, selon lui, la fusion de l’intérêt et de l’effort au sein d’une même activité 132 consciente . L’intérêt doit d’abord être suscité chez l’enfant uniquement pour l’objet même dont il est question. Présenté de manière problématique, celui-ci déclenche un processus d’enquête qui doit être guidé par l’expérience, et les contraintes et efforts qu’elle induit, afin d’être menée à terme et de déboucher sur l’acquisition d’un savoir positif et durable. L’enfant 127 128 Ibid. p. 130 Ibid. p. 133-134 129 130 131 132 Ibid. p. 134 DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 39 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 76-77 « Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours et des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmand avait épuisé l'art d'Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger. » in ROUSSEAU, Jean-Jacques, Emile ou de l’éducation, livre II tome III, in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1969. 40 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes y procède alors à des expériences et recréé lui-même le savoir dont il hérite, et qu’il pourra ensuite prolonger au moyen d’enquêtes futures. II.1.B. Le contenu de l’enseignement. L’enseignement se définit ensuite par son contenu, qui s’avère en fait être celui des expériences menées par l’élève. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de considérer toute expérience qui s’inscrit dans le cours d’une enquête comme bonne à prendre et d’encourager par là même le développement anarchique des facultés de l’élève. Comme le rappelle Dewey : « l’expression logique de l’expérience n’a donc pas de valeur en soi. Ce n’est pas un but ; sa portée et sa signification sont celles d’une attitude, d’une 133 méthode » . Il convient en revanche d’apporter un moyen terme à la dispute opposant logiciens et psychologues, qui se traduit par la réunification de ces deux extrêmes dans l’enquête expérimentale. La science comme discipline procède d’expériences passées, sans lesquelles elles n’auraient pu constituer un corpus de connaissance que l’on demande à l’élève d’absorber, à l’image de l’explorateur et du géographe dont les recherches finissent par se compléter bien que procédant de démarches originellement et apparemment distinctes. Les programmes scolaires reflètent cette dichotomie : ils rassemblent un ensemble de connaissances héritées du passé et que les élèves doivent intégrer afin de se placer dans la continuité de l’histoire ; alors même que l’intérêt immédiat de l’enfant ne se porte pas naturellement vers ces matières, l’expérience menée selon le schème de l’enquête permet de s’approprier ces connaissances. Dans le cas contraire, « si l’éducateur ignore ou connaît imparfaitement les expériences que l’humanité a faites et dont le programme d’études est un résumé, il ignorera également quels sont les pouvoirs, les capacités, les attitudes de l’enfant et il ne saura ni les mettre en œuvre, ni les exercer, ni 134 les diriger vers leur véritable but » . Parmi les matières qui figurent généralement dans les programmes scolaires, l’histoire se voit accordée un traitement particulier par Dewey, du fait que sa théorie de l’éducation a pour trait spécifique de penser l’enseignement dans le long cours de l’histoire humaine et non seulement comme transmission singulière temporellement. L’histoire peut selon lui s’envisager de deux manières : « comme le récit de faits passés » ou « comme une 135 explication des forces et des formes qui se présentent dans la vie sociale » . Parmi ces deux cas, seul le deuxième semble digne d’attention pour Dewey car elle recèle en elle « une sociologie indirecte, révélatrice des processus de formation et des modes 136 d’organisation de la société actuelle » . Il s’agit de l’étudier dans toute sa complexité afin de remonter à la source des problèmes auxquels ont pu être confrontées les générations précédentes et qui ont justifié la recherche de solutions aujourd’hui mentionnées dans les corpus historiques. L’étude historique ne se résume alors pas aux simples récits des grands événements géopolitiques, mais englobe progressivement l’ensemble des autres disciplines, à l’image des techniques et de l’industrie, afin de « tracer une peinture vivante 137 de la manière d’agir des hommes, de leurs succès et de leurs revers » . Il en va de même concernant toutes les autres disciplines habituellement présentes dans les programmes 133 134 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 107-108 Ibid. p. 118 135 136 137 Ibid. p. 119 Ibid. p. 119-120 Ibid. p. 120 Samuel RENIER_2008 41 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY scolaires, telle la littérature qui a pour fonction « l’expression de l’interprétation réfléchie de 138 l’expérience sociale » , et dont l’intérêt ne se justifie qu’au regard des critères dynamiques de l’expérience selon lesquels elles doivent être enseignées. Au-delà des matières traditionnelles composant les programmes scolaires, Dewey plaide en faveur de l’incorporation de nouvelles matières à enseigner, telles la cuisine, la couture, ou encore les travaux manuels. Ces disciplines étaient alors, il y a presque un siècle maintenant, absentes des programmes. Or pour Dewey, ces disciplines doivent trouver leur place au même titre que les lettres ou les mathématiques car « si l’éducation est la vie, toute la vie, elle a, dès le commencement, un aspect scientifique, un aspect artistique et culturel et un aspect de communication. (…) Le progrès n’est pas dans une succession d’études, mais dans le développement des attitudes nouvelles vis-à-vis de l’expérience et des intérêts 139 nouveaux dans l’expérience » . Cet élargissement témoigne à la fois de la suprématie de la méthode qui seule importe et justifie son application à toute matière pouvant être enseignée, 140 dès lors que « le processus et le but de l’éducation ne font qu’un » , mais il témoigne également du glissement qu’opère Dewey en direction d’une forme de normativité scolaire. II.1.C. La place du maître. Comme il le concède lui-même, la méthode scientifique promue à travers l’enquête contient ses propres limites. Elle ne peut représenter un absolu méthodologique garantissant la neutralité de l’expérience au sens où « la science a une valeur du fait qu’elle donne le pouvoir 141 d’interpréter et de contrôler l’expérience déjà acquise » . Dans le modèle d’éducation que préconise Dewey, l’enseignant se place au cœur de la transmission des savoirs. Les programmes scolaires, de par leur nature même, sont décriés comme étant trop large, vague et non adaptés à l’enfant. Ce, même lorsque l’on introduit de nouvelles matières pratiques, à l’instar de celles mentionnées précédemment. Etablis de manière à ce que chaque enfant reçoive le même enseignement quelque soit l’enseignant et le lieu d’enseignement. Or chaque situation éducative est différente, en vertu des dispositions inégales des enfants, de leurs intérêts divergents, voire des opportunités pédagogiques présentes en un lieu et un temps donné. C’est pourquoi : « le principe pédagogique de l’intérêt exige que les sujets eux-mêmes soient choisis en tenant compte de l’expérience de l’enfant, de ses besoins et de ses fonctions, il exige encore que (au cas où l’enfant n’aperçoive ou n’apprécie pas cette connexion) le maître lui présente les connaissances nouvelles de manière qu’il en saisisse la portée, en comprenne la nécessité et voie ce qui les relie à ses 142 besoins. » Les programmes scolaires n’ont de valeur que s’ils sont chaque fois adaptés par l’enseignant à la situation pédagogique en présence. L’enseignant opère la transition entre les intérêts de l’enfant et le programme scolaire à transmettre. Dans la conception deweyenne, il n’est pas tenu de respecter ce dernier 138 DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1958. p. 263 139 140 141 142 42 Ibid. p. 265-266 Ibid. p. 266 Ibid. p.265 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 60 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes à la lettre mais plutôt de s’en inspirer. Il est donc seul maître du contenu à apporter à la méthodologie de l’enquête. Bien qu’il soit tenu de respecter les deux pôles que sont l’enfant d’une part, et le programme d’autre part, le champ lui est laissé libre pour infléchir le contenu pédagogique que devront assimiler les enfants. Suivant les recommandations de Dewey, il se trouve ainsi occuper une place stratégique comparable à celle du législateur, du fait 143 que « l’état moral normatif consiste dans l’équilibre entre l’élément émotif et l’idéal » . Cet équilibre comble le vide laissé par l’impersonnalité à la fois de la méthode et du programme scolaire. A une échelle plus vaste, il permet également d’atteindre un second équilibre entre la transmission des expériences passées et la possibilité d’expériences futures. Cette conception a notamment été prolongée par Paulo Freire qui, dans sa Pédagogie des opprimés, considère le rôle de l’enseignant comme capital dans le processus pédagogique permettant aux populations opprimées par la société capitaliste de se défaire de l’hégémonie que celle-ci impose jusque dans les salles de classes à travers les programmes scolaires. Il propose, dans cette optique de mener des expériences ayant pour point de départ le vécu et les propres représentations des enfants afin de construire ensemble le processus de transmission des connaissances, c’est-à-dire « une pédagogie qui doit être élaborée avec, et non pour, les opprimés (individus ou peuples) dans leur 144 lutte incessante pour la reconquête de leur humanité » . De même, chez Dewey, le rôle de l’enseignant ne doit pas se confondre avec celui du directeur de conscience. Sa tâche consiste à « préparer [l’enfant] pour une vie future ». Loin de préconiser l’imposition d’une normativité d’origine politique ou sociale qui lui soit étrangère, ce principe « signifie lui donner le pouvoir de se maîtriser, signifie qu’il faut l’entraîner de manière qu’il ait l’usage 145 prêt et complet de toutes ses capacités » . En conséquence, si « le maître est tenu non 146 seulement d’entraîner les individus, mais aussi de former la vie sociale elle-même » , son rôle se limite à la transmission du cadre méthodologique qu’est celui de l’enquête, au moyen d’un contenu se rapprochant le plus possible de l’expérience sociale, afin que l’individu puisse ultérieurement devenir autonome. Cette autonomie, au plein sens du terme, désigne la faculté d’être son propre législateur et donc la seule source normative. L’enseignant est donc voué non pas à la domination mais à l’humilité que lui impose sa profession, car comme l’avoue finalement Dewey : « je crois que tout maître doit se rendre compte […] qu’il est un serviteur social institué pour maintenir le bon ordre social et pour assurer la régularité de 147 la croissance sociale » . II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales et politiques. Plus que la description d’un âge de la vie précédant la maturité de l’être humain, la philosophie de l’éducation et son corollaire qu’est la pédagogie développent une véritable philosophie de l’homme dans son intégralité. L’éducation devient ainsi l’antichambre de la société à venir, qu’il s’agit alors de préfigurer dans l’enseignement. Dans l’Ecole et la société 143 144 145 Ibid. p. 67 FREIRE, Paulo, Pedagogy of the Oppressed, Londres, Penguin Books, 1970. p. 30 [traduction originale] DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1958. p. 258 146 147 Ibid. p. 272 Ibid. p. 272 Samuel RENIER_2008 43 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY (The School and Society), Dewey en vient à faire de l’école une société miniature où se forme véritablement la société démocratique, au sens où « quand l’école fera de chaque enfant de la société un membre de cette petite communauté, en lui inculquant l’esprit de service, et en lui fournissant les moyens de se conduire d’une manière efficace, nous aurons la garantie la plus profonde et la meilleure d’une plus grande société qui sera honorable, 148 agréable et harmonieuse » . II.2.A. L’éducation au centre de la société. Pris dans sa dimension individuelle, l’acte d’enseigner représente la transmission d’un savoir qui doit passer par la méthode de l’enquête pour être assimilé. Par cette méthode, l’enfant peut alors se doter des outils lui permettant à la fois de faire avancer le savoir, et ainsi la société, mais également de se donner ses propres règles de conduite. Mais pris dans sa dimension collective, l’enseignement possède aussi un aspect social. Afin de guider cette méthode vers l’acquisition de valeurs utiles au développement social, John Dewey en vient à définir des normes tant éducatives que sociales et politiques, car « puisque l’éducation est un processus social et qu’il y a beaucoup de sortes de sociétés, le critère de la critique 149 et de la construction éducatives implique un idéal social particulier » . Il établit ainsi deux critères discriminant les types de sociétés désirables des autres, à savoir : d’une part, le taux de partage des intérêts du groupe par tous ses membres ; et d’autre part « le degré 150 d’interaction et de liberté existant entre ce groupe et les autres groupes » . Le type le plus désirable est celui qui parachève l’idéal démocratique et ce faisant permet la libre communication des expériences individuelles afin de garantir le continuel réajustement de ses normes sociales et institutionnelles, de sorte que chacun puisse bénéficier des bienfaits de cette mise en commun. Cette attitude démocratique est 151 « entendue comme mode de vie personnel et individuel » . C’est pourquoi il incombe au système éducatif de transmettre cette norme dès l’enfance. En ce sens, « cette société doit avoir un type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnellement aux relations sociales et à la conduite de la société et leur donne les dispositions qui garantissent 152 l’évolution sociale sans avoir recours au désordre » . Les règles de la vie en collectivité doivent être apprises, et l’école en est le vecteur principal. L’aspect social de l’éducation pointé par Dewey représente une avancée majeure de la compréhension des relations existant entre l’enfant et la société. La continuité entre ces deux sphères qu’encourage Dewey amène en fait le débat sur le terrain de la norme et de son effectivité. La possibilité même de la norme est contenue dans son apprentissage en tant qu’habitude. Or seule une éducation renouvelée, à l’image de celle esquissée précédemment, est en mesure de garantir les deux critères de la démocratie, de même que seule la démocratie a le pouvoir de faire appliquer les normes de manière effective par chacun. Dans une tyrannie, nul besoin de s’assurer que les règles seront appliquées de bon gré par les individus, et donc que l’éducation permette la transmission de principes sociaux fondamentaux, du fait que la coercition devient la règle. Une telle société ne peut alors 148 DEWEY, John, The School and Society, in The Middle Works volume 1: 1899-1901, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983. p. 19-20 (traduction DELEDALLE,Gérard, La philosophue peut-elle être américaine ?, Paris, Grancher, 1995. p. 125) 149 150 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126 Ibid. p. 126 151 152 44 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale] DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes que stagner puis dépérir, en vertu du caractère dynamique de toute société. La normativité prend par essence ses racines dans l’éducation, qui en devient par suite le tuteur. A l’image de l’arbre se développant au gré des relations qu’il entretient avec son environnement, la société ne se trouve pas bridée par l’éducation mais au contraire acquiert les moyens de se développer et de croître dans une direction qui ne soit établie a priori. La postérité de cette idée se retrouve notamment chez Philip Jackson qui, dans La vie dans les salles de classe (Life in Classrooms) décrit les impasses et les problèmes concrets touchant le système scolaire au regard du critère démocratique de l’éducation fourni par Dewey. Il se penche en particulier sur les méthodes d’évaluation des élèves en vigueur dans le système scolaire américain et qui sont basées sur la maîtrise de savoirs dits « élémentaires ». Ceux-ci sont établis de manière globale et similaire pour chaque enfant, et sont régulièrement testés au moyen d’examens standardisés portant sur des connaissances scolaires précises. Dans cette configuration, on observe un recentrage de l’école sur sa mission traditionnelle de transmission de connaissances académiques, présente dans n’importe quel type de société. Or on néglige ainsi l’aspect social de tout processus pédagogique, ce qu’il nomme le « curriculum caché » (hidden curriculum), qui se trouve bel et bien présent dans l’acte de transmission, que l’on veuille l’occulter ou non. Mettre de côté cette dimension pédagogique revient alors à distiller une forme de laisser-faire social où les normes se retrouvent orphelines et ne peuvent que se développer anarchiquement. La problématique devient alors une problématique politique, en tant qu’elle interroge le type de société que l’on souhaite voir advenir. C’est pourquoi la démocratie s’accompagne-t-elle d’un ensemble de valeurs que l’on retrouve dans la pédagogie deweyenne, en tant qu’elle 153 « est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un fait, un fait moral » . II.2.B. Philosophie de l’enfant et philosophie politique. Avec la réintégration du processus éducatif à la racine du processus normatif, John Dewey entame une reconstruction philosophique qui dépasse le cadre stricte de la pédagogie pour s’inscrire dans le prolongement de l’histoire de la pensée politique. Il se penche de manière plus appuyée sur trois courants philosophiques ayant marqué le développement de l’idée de société politique. Premièrement, la philosophie platonicienne de l’éducation trouve à ses yeux grâce, du fait qu’elle pense l’être humain dans son individualité et préconise d’inscrire chaque individu dans le cadre de la société au moyen de la différenciation des tâches. La connaissance de la finalité permet à l’organisation sociale de se subdiviser en autant d’éléments que chacun doit prendre en charge selon son statut. L’éducation supplée à ce besoin de répartition organisée en destinant les citoyens à l’accomplissement d’un rôle particulier au sein de la cité. Néanmoins, cette perspective pêche par excès de stabilité sociale, du fait que « l’éducation correcte ne pouvait pas naître avant que n’existe un Etat 154 idéal que l’éducation aurait eu simplement pour tâche de conserver ensuite » . Vient ensuite, l’idéal individualiste du XVIIIème siècle, qu’il attribue en grande partie à Rousseau, dont Dewey vante les aspirations démocratiques et l’idéal de transformation sociale. L’éducation devient le moyen de développement des individualités, où l’Etat ne joue en fait qu’un rôle instrumental au service des hommes réunis en société. Son travers le plus patent réside dans l’idéalisation de toutes les tendances et impulsions innées de l’individu, loin de leur usage social. Enfin, l’intérêt de Dewey se porte en dernier lieu sur les philosophies idéalistes du XIXème siècle. Celles-ci comblent le déficit social laissé par la philosophie 153 154 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale] DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 118 Samuel RENIER_2008 45 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY des Lumières et réinstaurent l’Etat dans ses fonctions d’éducateur. L’individualité y est subordonnée à l’institution, à travers l’idéal de l’Etat national. L’inconvénient devient par suite que l’éducation ne sert plus nécessairement au développement d’un cosmopolitisme social mais encourage plutôt le fractionnement des peuples en autant de sociétés rivales concentrées autour de leur idéal politique et éducatif. L’apport de Dewey au regard de ces doctrines se mesure au degré d’attention porté par celles-ci à l’éducation en tant que phénomène singulier, et par extension à l’enfance comme stade du développement de chaque individu. Jusqu’à lui, l’ensemble de la tradition de la philosophie politique considérait qu’il existait une fracture implicite entre le domaine de l’enfance et celui de l’âge adulte. Les différents systèmes politiques établis sur cette 155 base considèrent tous, à l’exception peut-être de Friedrich von Schiller , que la société, y compris à son origine, ne concerne qu’un ensemble d’êtres humains adultes et en pleines possession de leurs facultés intellectuelles. Comme le déplore déjà Descartes dans la seconde partie du Discours de la Méthode : « pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous 156 n'eussions jamais été conduits que par elle. » Pour Dewey, au contraire, l’enfant ne se voit pas rejeté du système en tant qu’être étranger à ce qu’il pourra plus tard devenir en tant qu’adulte, mais se trouve placé au cœur de la question sociale et politique, en vertu du principe de continuité. Il est à ce titre possible de le considérer comme le premier philosophe traitant de l’homme dans son intégralité et de la société dans son ensemble. II.2.C. Présupposés psychologiques et métaphysiques. Face à ce constat faisant de John Dewey la pierre de touche de la tradition philosophique, il est nécessaire de rappeler certains des présupposés nourrissant son analyse, au premier rang desquels la conception de la conscience. A l’instar de nombreux penseurs l’ayant précédé, Dewey considère que l’homme est de prime abord un être non réflexif. La conscience ne se manifeste chez lui qu’après un processus à la fois actif et passif de découverte de soi dans l’expérience. Dans ses premières années, l’enfant se définit avant tout par ses instincts. Ceux-ci se manifestent aléatoirement et ponctuent un intérêt fluctuent pour les substances composant son environnement immédiat. Ce n’est qu’à travers l’interaction avec cet environnement que le moi s’affirme réellement, tout comme le confirmera plus tard Jacques Lacan dans l’expérience du « Stade du miroir comme 157 formateur de la fonction du je » . Comme l’atteste à regret Dewey, « cette division de l’attention, avec son corollaire, la désintégration du caractère, est si fréquente qu’il y a de quoi dégoûter de l’enseignement ». Pour corriger ce « divorce entre le “moi” et les objets 155 sur la prise en compte de l’enfant et de son éducation comme support de la théorie politique, au sens de révolution esthético- ludique, voir SCHILLER, Friedrich von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992. 156 157 DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1932. p. 13 Lacan y décrit le rôle de l’image de soi, expérimentée par le jeune enfant faisant face à un miroir, comme un préalable à l’affirmation de soi comme une entité une et indivisible à travers la prise de parole et dans la conscience individuelle. 46 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes 158 qu’on lui présente » , seul le recours à l’expérience dans le cadre de la méthode de l’enquête permet à l’enfant de forger son individualité vis-à-vis du monde extérieur. A cause de la prépotence des instincts par rapport à la conscience, l’éducation comme processus actif se retrouve en charge du suivi et du développement de l’individualité de l’homme. Il s’en suit que le même procédé méthodologique se retrouve appliqué aussi bien à la définition de l’identité de l’être humain tel qu’il est ou qu’il est en train d’advenir, d’une part, et d’autre part à la définition de l’idéal qu’il se fixe comme horizon d’attente. La séparation entre les aspects descriptifs et normatifs à l’œuvre dans l’éducation devient de ce fait plus floue et contribue à la confusion de ces deux dimensions pourtant distinctes par nature. On retrouve ici atténuée une forme de stoïcisme où la volonté se voit forcée de choisir entre l’acceptation ou le refus du cours des choses dans laquelle elle se subsume. Bien que le processus de croissance à l’œuvre dans la métaphysique deweyenne ne se confonde pas avec le panthéisme stoïcien, la marge de manœuvre laissée à l’individu reste toutefois limitée par le fait qu’il s’inscrive dans une situation déterminée, qu’il qualifie à l’occasion 159 d’ « organique », et qui lui fait parler de l’éducation comme d’une « nécessité biologique » . L’on rejoint alors le deuxième présupposés majeurs implicitement admis par Dewey lorsqu’il établit son système philosophique, à savoir la présence de Dieu. La question de Dieu ne trouve pas chez Dewey qu’un traitement métaphysique mais s’insinue également subrepticement dans le débat éducatif, à l’image des quelques mots par lesquels il choisit de conclure « Mon credo pédagogique » : «je crois qu’en agissant ainsi, le maître est vraiment le 160 prophète du vrai Dieu et l’huissier du vrai royaume de Dieu » . Cette courte phrase amène un contraste d’autant plus saisissant qu’elle achève un exposé des convictions intimes de l’auteur concernant aussi bien l’éducation que l’homme ou la société de manière globale. La question de la normativité s’ouvre donc au domaine non plus seulement temporel mais spirituel. III/ . Place et nature des normes dans la société politique A partir de la Première Guerre Mondiale, John Dewey oriente son travail vers le champ de la philosophie politique, jusqu’alors quasiment absente de ses recherches, mise à part les leçons prononcées dans le cadre de ses cours sur la philosophie morale et politique des années 1895-1896, 1898, et 1915-1916 publiés seulement après sa mort. En tant que composante de son système philosophique la politique ne fait réellement son apparition qu’à partir de la publication de Reconstruction en philosophie en 1920. Sa pensée se précise alors au fil des publications et des articles qu’il consacre au sujet dans les années qui suivent et jusqu’à sa mort en 1952. Plus qu’une thématique philosophique, la politique prend également un sens concret et actuel pour Dewey qui n’hésite pas à s’engager dans les questions marquant son temps. A l’échelle nationale, il s’engagea en faveur de la cause libérale et démocratique, 158 DEWEY, John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 49 159 160 DEWEY,John, « L’éducation, nécessité biologique », in Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1958. p. 272 Samuel RENIER_2008 47 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY à travers : la fondation du syndicat des enseignants, le Teacher’s Union ; la présidence du People’s Lobby, destiné à aider les citoyens dans leurs démarches quotidiennes au sein de la société ; la participation à la direction de la League for Independant Political Action ; le soutien apporté au droit de vote des femmes ; l’intervention en faveur de Sacco et Vanzetti ; ou encore le soutien affiché à certains candidats à l’élection présidentielle tels le démocrate Woodrow Wilson ou le socialiste Norman Thomas. Au niveau international, Dewey s’intéressa et participa aux différentes expériences progressistes menées dans d’autres pays : il consacra deux ans de sa vie entre 1919 et 1921 à un long voyage en Asie où il eut l’occasion d’influencer durablement l’esprit des futurs dirigeants du Kuomintang ; il fut conseiller officiel auprès du Ministère de l’éducation de la Turquie kémaliste en 1924, concernant la réorganisation du système scolaire ; il se rendit en Russie soviétique en 1928 après avoir été invité à venir y étudier les conditions de l’éducation ; enfin, il présida en 1937 la commission en charge de la révision du procès de Trosky, commission encore aujourd’hui nommée « Commission Dewey ». Quoique prolifique mais diversifié, l’engagement politique de John Dewey s’inscrit dans la logique de sa philosophie de la continuité, entre l’homme et sa pensée, de même que dans la méthode de l’enquête par lui tracée et dont les quelques expériences politiques mentionnées rendent compte. Face à cette abondance de faits, la question de la normativité revient plus que jamais au cœur des interrogations. Généralement assimilé au courant pragmatiste, qu’il ne renie pas mais auquel il préfère le terme d’instrumentalisme, Dewey semble peu à même de développer une théorie des normes, tant politiques que juridiques. Le rejet de toute forme de fixité ne peut dans cette optique aller de pair avec la stabilité d’un état de droit intangible. Comment établir des lois qui soient communes à tous alors même que chaque citoyen doit être considéré selon la singularité qui le caractérise ? Comment le juge doit-il ensuite se positionner vis-à-vis de la tradition juridique établie à partir du moment où chaque cas révèle de multiples dimensions en présence dans l’expérience ? La méthode de l’enquête peut-elle suffire à garantir et organiser l’existence viable d’un Etat démocratique en dehors de toute référence à des valeurs morales ? Si l’éducation, en vertu du lien étroit qui la lie à la sphère politique, fournit déjà quelques éléments de réponse en direction de l’insuffisance de la seule méthode pour assurer et faire prévaloir la normativité au sein de la société, il s’agit ici d’étudier les réponses apportées par Dewey à ces question afin de statuer quand à la pertinence de sa contribution à l’étude du phénomène politique. III .1 Les normes politiques. Du fait de la possibilité d’existence d’un discours normatif dans le prolongement même du discours descriptif, identifiée précédemment, on retrouve chez John Dewey une philosophie politique traitant de l’origine, de la nature et des fonctions des institutions sociales et politiques, au premier rang desquelles l’Etat. Sa théorie se veut vérifiable empiriquement, c’est-à-dire historiquement : « la diversification temporelle et locale est une marque essentielle d’une organisation politique, une marque qui procure à l’analyse un test de 161 confirmation de notre théorie » . Pourtant, il perçoit lui-même des disparités, entre le modèle théorique qu’il présente et les conditions de réalisation qui sont celles de la société industrielle, qui font que « ces définitions, dans le contexte d’un décalage entre les activités 162 sociales et la représentation politique, deviennent normatives » , comme le souligne à juste titre Joëlle Zask. Bien qu’il s’agisse ici de formes politiques positives, l’exposé de 161 162 48 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 86 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 170 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes Dewey n’en reste pas moins théorique et généralisable, dans la tradition de la philosophie politique. III.1.A. La démocratie en perpétuel renouvellement. La conception deweyenne de l’Etat, telle qu’exposée dans Le public et ses problèmes, diffère de celles présentes dans la tradition de la philosophie politique au sens où l’organisation effective des hommes ne dérive ni de quelque rationalité humaine, ni de la correction apportée aux penchants naturels de l’homme, ni même d’une forme se sociabilité inhérente à sa nature même. La mise en place d’organisations consécutives aux associations humaines résulte pragmatiquement, selon Dewey, de la considération accordée aux conséquences des actions humaines inter-individuelles, de telle sorte que « quand les conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les 163 réguler, quelque chose qui a les traits d’un Etat commence à exister » . La genèse de l’Etat comprend donc trois stades, à savoir : premièrement, la constitution d’associations humaines et le développement d’activités au sein de celles-ci ; deuxièmement, la prise de conscience des conséquences engendrées par les activités sociales, qui entraîne la formation du Public ; et troisièmement, la mise en place d’une régulation de ces activités au moyen de l’Etat. Si les associations humaines se font de manière non problématique, il en est différemment concernant la formation du public, qui nécessite que les conséquences indirectes des activités sociales soient suffisamment « étendues, persistantes et graves » et se fassent ressentir sur un ensemble de personnes n’ayant pas participé à celles-ci. De fait, le public se constitue d’abord passivement, puis activement dès que la conscience de ces conséquences devient claire et qu’émerge un même intérêt à voir apparaître une régulation des activités qui en sont la cause. Ainsi, la distinction entre le public et le privé s’établit à partir de la séparation non du social et de l’individuel, mais du type d’activité pratiquée, selon que ses conséquences affectent ou non indirectement d’autres personnes. Le public désormais conscient de son identité en tant que groupe s’organise alors pour apporter une définition claire de leur intérêt commun vis-à-vis des conséquences générées par les activités sociales, afin de confier la charge de cette régulation à de tierces personnes les représentant. De ce fait, « tous les gouvernements sont représentatifs en ce sens qu’ils prétendent représenter l’intérêt qu’un public éprouve pour le comportement des individus 164 et des groupes » , ce qui permet à Dewey d’englober au sein de son modèle l’ensemble des formes politiques existantes. Néanmoins, parmi toutes les formes de gouvernement seule la démocratie permet de réaliser effectivement et totalement la représentation des intérêts du public. Elle porte la représentativité au niveau de la légalité et l’inscrit dans les institutions, car « lorsque le public adopte des mesures particulières pour veiller à ce que ce conflit soit atténué et à ce que les fonctions représentatives aient la priorité sur les fonctions privées, alors les institutions 165 politiques sont appelées représentatives » . Le principal problème touchant les autres formes de gouvernement provient de l’accaparement du pouvoir par les personnes qui en ont la charge et qui substituent leurs intérêts privés aux intérêts définis collectivement par le public. Au contraire, la démocratie incarne un idéal : « considérée comme un idée, la démocratie n’est pas une alternative à d’autre principes de vie en association. Elle est l’idée 163 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 61 164 165 Ibid. p. 105 Ibid. p. 106 Samuel RENIER_2008 49 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY de la communauté elle-même. Elle est un idéal au sens intelligible du terme ; à savoir, la tendance et mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée 166 comme rendue complète, parfaite » . Les normes qui sont adoptées dans la démocratie selon Dewey ne concernent donc pas des absolus : « les règles de droit sont en fait l’institution des conditions dans lesquelles les 167 personnes prennent des dispositions les unes avec les autres » . Elles ne mettent pas en œuvre des principes définis préalablement, mais des conditions régulant les conséquences des actions issues de la coutume. Elles fonctionnent de la manière suivante : « si quelqu’un s’y conforme, il pourra compter sur certaines conséquences, et si il n’y parvient pas, il ne 168 pourra prévoir les conséquences » . Les lois ainsi adoptées possèdent donc la double caractéristique d’être à la fois contingentes et arbitraires mais également identifiables avec la raison. Elles tracent un cadre contraignant permettant à l’action individuelle ou collective de se réaliser sans entrave et selon ses propres cadres de valeur, pour peu que ses conséquences n’aillent pas à l’encontre des intérêts d’autrui. Alors que la méthode de l’enquête expérimentale permettait seulement à l’individu d’entrevoir son action de son propre point de vue, le système légal prend lui en charge les conséquences engendrées par son action au niveau collectif. Cette conception de la démocratie en tant qu’idéal ne s’applique pourtant qu’imparfaitement à la situation politique des Etats démocratiques contemporains de Dewey. Ceux-ci souffrent de ce qu’il nomme « l’éclipse du public » ; les individus ne se perçoivent plus comme un public du fait que les problèmes auxquels ils sont confrontés sont devenus trop nombreux, trop vastes, trop techniques, et trop entremêlés, à tel point que « il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition (…) tandis que presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de 169 sorte qu’ils s’intègrent dans un tout» . Outre ce désordre inhérent à l’élargissement de la société politique, l’Etat doit également faire face à la concurrence opposée par des intérêts autres que politiques et qui tendent à travestir la mission étatique originelle, à l’image de la compromission du gouvernement avec les intérêts commerciaux que dénonce Dewey, 170 jusque dans la politique de New Deal menée par Franklin Roosevelt . Par conséquent, le problème majeur auquel se trouve confronté la société démocratique réside dans la construction du public de citoyens à même de conférer à l’Etat tout son sens. 171 La démocratie doit donc encore progresser vers « davantage de démocratie » . Elle doit retrouver le caractère créatif qui la caractérise et qui en fait une expérience sociale continuelle. La normativité politique n’est qu’une délégation de pouvoirs de la part de la communauté de citoyens. L’Etat et le gouvernement ne sont que des formes secondaires au service de l’individu. C’est pourquoi toute transformation de la démocratie ne peut provenir que d’un changement à l’œuvre chez les citoyens eux-mêmes en tant que public. Elle doit redevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, à savoir un « mode de vie », car « plutôt que de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines 166 167 168 169 170 Ibid. p. 156 Ibid. p. 90 Ibid. p. 91 Ibid. p. 147 BECK, John, Writing the Radical Center. William Carlos Williams, John Dewey, and American Cultural Politics, New York, State University of New York press, 2001. 171 50 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 155 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des 172 projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles » . III.1.B. La justice. L’instauration des normes à travers le processus législatif s’inscrit dans la continuité de la philosophie pragmatique qui parcourt l’œuvre de Dewey. Bien qu’il ne définisse jamais précisément les types de relations existants entre les différents pouvoirs ainsi que le fonctionnement concret de telles institutions, la prééminence de la coutume et de la sphère sociale, associées à la définition de la méthode de l’enquête, contribuent à esquisser la cohérence de sa théorie politique. Il laisse volontairement ces aspects indéterminés afin de ne pas trahir sa volonté ne pas exclure le pluralisme des formes existantes, car : « de même que les publics et les Etats varient avec les conditions de temps et de lieu, les fonctions concrètes que les Etat devraient assurer varient aussi. Il n’y a aucune proposition antécédente universelle qui puisse déterminer si les fonctions d’un Etat devraient être limitées ou étendues. Leur portée est quelque chose qui doit être déterminée 173 de manière critique et expérimentale. » En revanche, l’application des normes ainsi établies par les différents Etats, quelles qu’elles soient, ne semble pas susciter un intérêt majeur pour Dewey, qui consacre seulement deux courts articles à la théorie du droit en tant que mise en œuvre des normes : « La méthode logique et le droit » (« Logical Method and Law ») en 1924 et « La trame historique de l’institutionnalisation de la personnalité juridique» (« The Historic Background of Corporate Legal Personality ») en 1926. 174 Comme le distingue Edwin Patterson , la raisonnement juridique comporte trois aspects majeurs dans la pensée deweyenne. Le raisonnement juridique a tout d’abord pour objet une situation concrète, à laquelle il doit apporter une solution qui débouche sur des mesures d’application concrète, au même titre que l’enquête scientifique ne se termine qu’avec la résolution de la situation problématique à laquelle elle répond. En second lieu, le raisonnement juridique se trouve confronté au problème de la définition des faits pour lequel est incriminé le suspect. Alors que Dewey prône la continuité existentielle à l’œuvre dans toute situation, l’examen de la situation délictuelle doit nécessairement opérer une sélection des événements et des circonstances qui l’entourent afin que soit établie une base à partir de laquelle appliquer le raisonnement juridique. Enfin, le raisonnement juridique achoppe face à la définition même du droit, à savoir que ni le droit ni les faits ne représentent des donnés, mais ils interagissent de concert afin de construire un même objet. Il définit par conséquent le raisonnement juridique de manière pragmatique en affirmant que « la logique doit ou bien être abandonnée ou bien devenir une logique qui se rapporte aux conséquences plutôt qu’aux antécédents, une logique de la prédiction des probabilités plutôt que de la 175 déduction des certitudes » . 172 173 174 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale] DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 103 PATTERSON, Edwin, « Dewey’s Theory of Legal Reasoning and Valuation », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey: Philosopher of Science and Freedom, New York, The dial press, 1950. 175 DEWEY, John, « Logical Method and Law », in HALL, Jerome (éd.), Readings in Jurisprudence, Indianapolis, The Bobbs- Merrill company, 1938. p. 353 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 51 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Toutefois, Dewey ne rejette pas non plus l’idée de continuité du droit au fil de son application. Les décisions juridiques adoptées par le passé conservent un caractère de primauté vis-à-vis d’autres solutions possibles, du fait qu’elles représentent les meilleures voies indiquées par l’expérience du traitement de cas similaires et que le réexamen continuel de chaque point de droit s’avère pratiquement impossible. En outre, la continuité du droit n’est pas par essence incompatible avec la continuité de l’expérience, malgré la singularité de chaque situation conflictuelle, au sens où la prédiction des conséquences prévisibles se base également sur les expériences passées. La dépréciation de la logique qu’il exprime se réfère alors plus à l’usage abusif des formes rhétoriques concernant certains points de droit afin de disqualifier ou non une situation là où un règlement concret est attendu, que l’usage logique du raisonnement à travers l’enquête afin de déterminer la solution à adopter. Dans le cas où la signification d’un terme prêterait à discussion, Dewey fait appel à une théorie du sens qui soit contextuelle. Le terme trouve son sens dans la proposition au sein de laquelle il s’inscrit et plus largement de la situation dans laquelle celle-ci est utilisée. De fait, Dewey place le juge au centre du système judiciaire. Celui-ci est chargé du sens concret à conférer aux normes établies s’appliquant à une situation donnée. Il complète le processus législatif, qu’il ne contribue à modifier mais à expliciter en fonction des circonstances dans lesquelles s’inscrit l’affaire en cours. Avec le juge, le processus normatif opère un retour aux sources du droit, à l’origine institué par les citoyens réunis en public souhaitant réguler les conséquences des activités sociales. Le juge vient donc en dernier lieu régler les cas litigieux que la loi n’aura pas pu prévoir ou qu’elle aura été incapable de prévenir malgré le caractère obligatoire et coercitif de ses prescriptions. Le juge en tant qu’homme est astreint à une forme de neutralité qui lui fait mettre de côté tout sentiment subjectif. Néanmoins, les valeurs ne sont absentes du jugement par lui rendu ; lui incombe au contraire l’ « établissement des conditions culturelles à même de supporter les types de comportement où sont intégrés les émotions et les idées, les désirs et les pensées 176 rationnelles » . Le juge se fait ainsi le porte-parole des valeurs de la communauté afin d’orienter son jugement en direction d’un règlement adéquat vis-à-vis à la fois de la situation délictuelle en présence mais également de la situation sociale à laquelle se réfère ce cas. III .2 Le rapport théologico-politique Malgré la définition de la méthode de l’enquête comme substrat de la prise de décision normatives, les normes se retrouvent en dernier recours confrontées à la question des valeurs que partage la société. Même si Dewey ne définit pas explicitement les normes auxquelles se réfèrerait la société, il n’en est pas moins obligé de les intégrer dans son schème politique. Le peu d’importance qu’il accorde à la question de la justice témoigne en ce sens du peu de cas qu’il fait de la mise en œuvre du modèle politique qu’il esquisse. Il se trouve alors confronté aux prémisses de son raisonnement qui définissait une méthodologie finalement plus normative que descriptive dans son discours. III.2.A. Les problèmes concrets inhérents à l’association humaine. Certaines questions se révèlent, à l’examen, problématiques lorsque l’on envisage d’un point de vue pragmatique le modèle politique tracé par Dewey. Le pluralisme affirmé dans ses écrits révèle une véritable volonté de prendre en compte et d’intégrer toutes les formes 176 DEWEY, John, « Theory of Valuation », in International Encyclopedia of Unified Science, volume II n°4, Chicago, Chicago Unversity press, 1939. p. 65 [traduction originale] 52 Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes politiques existantes du simple fait de leur présence comme mode de gouvernement d’une société. Il s’astreint dans cette optique à ne pas établir de contenu moral normatif à sa théorie politique, et se focalise constamment sur la méthode employée pour aboutir aux fins assignées par le pouvoir. Cela se justifie par le pluralisme et la singularité des situations sociales en présence, où les conséquences des activités sociales identifiées par le public comme nécessitant une régulation ne portent pas sur les mêmes objets et ne se voient pas forcément attribuer le même sort. Cependant, il se retrouve incapable de concilier ce pluralisme à l’intérieur d’une même organisation sociale. Il peut en effet arriver, que des conflits d’intérêts émergent au sein d’une société, à l’échelle individuelle ou à l’échelle d’un groupe entier, comme ce peut être le cas d’entités partageant des conceptions philosophiques ou religieuses différentes. La théorie veut que le public se créé sur la base d’individus vivant en association et donc librement. Mais les sociétés ne sont pas dans une situation de perpétuelle recréation qui leur permettait de réorganiser chaque fois les associations qui en sont la base, en fonction de l’intérêt partagé par ses membres. Les situations sociales sont héritées par les individus qui y naissent et la composent progressivement. Les intérêts subissent ensuite le risque de se disperser voire de se dissoudre à mesure que la société se renouvelle. De même, Dewey ne prévoit à aucun moment la possibilité que les individus puissent simplement ne pas adhérer aux intérêts définis en commun qui, à moins de susciter une approbation unanime, s’exposent au risque de la désapprobation de quelques uns. Il est en ce cas à supposer que ces individus se regroupent afin de partager leurs intérêts dissidents communs pour créer un autre public en marge du précédent, étant donné que les individus se regroupent en fonction de leurs intérêts communs partagés et non pas établissent ceux-ci après s’être regroupés arbitrairement. Reste alors le cas de la tricherie délibérée envers les intérêts communs aux groupes, qui acquiesce subrepticement lorsqu’il 177 affirme que « l’homme est un animal consommateur et sportif autant que politique » . Il arrive que certains individus se joignent à une cause dont ils feignent l’intérêt, en vertu de quelque secrète raison ou expectation qui leur serait profitable, à l’image de passagers clandestins. Faisant passer leurs intérêts privés avant les intérêts communs, ceux-ci sont alors coupables de trahison envers la société, qu’ils utilisent dans leur propre intérêt. Dewey oppose aux défaillances de la démocratie en son stade expérimental, le recours à plus de démocratie. Il évoque comme seule solution possible, « le perfectionnement des moyens et des modes de communiquer les significations de sorte qu’un intérêt véritablement partagé pour les conséquences des activités interdépendantes puisse donner forme au désir 178 et à l’effort et, de cette façon, diriger l’action » . Dans le système deweyen, le monde dans son ensemble est mû selon le principe de croissance. Comprendre ce principe revient à saisir la loi de toute société qui, si elle n’évolue pas, est condamnée à la stagnation et à une fin certaine. Le méliorisme, en tant que principe de croissance ordonné vers un meilleur état de choses s’impose logiquement à l’homme qui replace la société dans le temps long de son existence. Celui-ci en déduit logiquement l’intérêt inhérent à cette organisation du monde, à savoir la progression de la société par la définition la coordination des expériences individuelles, débouchant sur la mise en place d’un public et la définition d’intérêts communs partagés. Dewey nomme à dessein ce raisonnement « méthode de l’intelligence ». Il se base sur la supposition que le raisonnement humain qu’il a auparavant analysé se conforme à cette méthode et l’adopte en toutes choses. Force est ici de constater qu’en 177 178 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 148 Ibid. p. 161 Samuel RENIER_2008 53 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY ces matières, son propos s’avère finalement plus normatif qu’il n’y paraissait, du fait qu’il réunissait et classait tous les types de raisonnement humain derrière trois grands modèles de résolution des problèmes répondant tous au même schéma méthodologique : l’enquête. A l’instar des habitants de la cité platonicienne en direction desquels il faut finalement 179 adapter les lois au moyen d’un préambule jouant sur les sentiments plus que la raison , les citoyens de la société démocratique qu’étudie Dewey ne correspondent pas tous à l’image de l’homme raisonnable esquissée dans sa psychologie. Ceux-ci ne peuvent alors nécessairement accéder à la compréhension des intérêts ultimes de la société dont le public devrait se faire le défenseur unanime selon la « méthode de l’intelligence ». Quand bien même il en serait de la sorte, cette méthode suppose également que le consensus se fasse sur les valeurs qui seraient mises en commun, et qui se retrouvent déjà dans l’idée humaniste même d’une « méthode de l’intelligence » menant au progrès. III.2.B. Le recours à la foi. Pour justifier l’usage fait de ces valeurs au sein de sa théorie, Dewey en vient à se tourner vers le domaine de la religion à partir de la publication d’Une foi commune (A Common Faith) en 1934 et de manière récurrente jusqu’à la fin de sa vie. Dans « La démocratie créative », il revient sur sa conception de la démocratie, qu’il définit désormais comme « un mode de vie contrôlé par une foi militante dans les possibilités de la nature humaine » ou encore « un mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans la nature humaine mais par une foi dans les capacités des êtres humains à juger et agir intelligemment lorsque la situation le 180 permet » . Cette foi présente deux aspects majeurs : d’une part, elle a pour objet l’égalité et considère l’égalité de conditions nécessaire à la réalisation des capacités individuelles comme un droit ; d’autre part, elle réintroduit l’idée de nature humaine à laquelle elle associe les capacités de réalisation de tout être humain. En outre, il l’érige au rang de seul ensemble de valeurs dignes de figurer dans une démocratie : « Comme le processus de l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi dans la démocratie ne fait qu’un avec la foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et 181 toute valeur qui s’isolent de ce processus actif contribuent à se figer » . Outre l’inefficacité sociale d’autres normes morales, Dewey accuse même explicitement de totalitarisme les détracteurs éventuels de la foi démocratique : « Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme de gauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les capacités de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément enracinée dans les méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate qui se définit comme tel renie cette foi, il se convint lui-même de trahison envers 182 sa profession. » La foi démocratique se place ainsi comme seul tuteur valable pour la conception deweyenne de la société démocratique. Les normes adoptées doivent donc désormais rentrer dans le cadre de la méthode de l’enquête, et assigner à leur contenu la fin indiquée par la foi démocratique. 179 180 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale] 181 182 54 PLATON, Les lois, livre IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1943. 719c-724a Ibid. Ibid. Samuel RENIER_2008 Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes Pour Dewey, le recours à la foi pour maintenir la démocratie en équilibre ne relève pas d’une concession faite à la faveur de la sauvegarde de son système philosophique mais tend à concorder avec la place accordée à la religion au sein de la société. La condition en est que la religion se charge de la signification précise que lui donne Dewey. Selon lui, il convient de distinguer entre deux attitudes opposées concernant la religion : d’un côté les religions instituées qui postulent « la nécessité d’un Etre Surnaturel et d’une immortalité qui aille audelà des pouvoirs de la nature » ; de l’autre, les partisans de l’athéisme qui pensent que « les avancées de la science et de la culture ont totalement discrédité tout surnaturalisme 183 et partant, toutes les religions rejoignant cette même croyance » . Ces deux attitudes partagent néanmoins l’identification du religieux avec le surnaturel, là où Dewey établit que « il y a une différence entre la religion, une religion, et le religieux ; entre tout ce que peut 184 désigner un substantif et la qualité de l’expérience désignée par un adjectif » . La religion en tant que genre institué et les religions particulières qui se sont établies et ont bâti une organisation parallèle à celle de la société représentent des déviations opérées au profit de quelques uns et au détriment du vrai sentiment religieux. Ces religions devraient alors être bannies, ou tout du moins considérablement transformées afin qu’elle soient au service de la vraie foi, au sens où l’entend Dewey. Cette dernière s’appliquerait alors à tous puisque : « Toute religion basée sur du surnaturel trace par nature une ligne séparant le religieux du séculier et du profane, même lorsqu’elle affirme le droit de l’Eglise et de sa religion d’avoir autorité et d’imposer sa domination en ces matières. La conception selon laquelle “le religieux” signifie une attitude et une perspective particulières, indépendante vis-à-vis du surnaturel, ne nécessite pas d’opérer une 185 telle division. » Cette théorie de la croyance rattachée à la vague notion du « religieux » rapproche la religion de sa signification fonctionnelle en tant que créatrice de lien entre les membres d’une communauté. Afin de lui conférer une portée qui soit universelle, Dewey la détache de toute filiation particulière avec les religions existantes mais, selon une perspective panthéiste, en fait un synonyme de l’expérience : « La communauté de causes et de conséquences dans laquelle nous sommes tous impliqués, ainsi que tous ceux qui ne sont pas encore nés, est le plus large et le plus profond symbole de la mystérieuse totalité de l’être que l’imagination 186 nomme univers » . La conscience de cette expérience religieuse représente la base de toute société et le substrat à partir duquel se développent les communautés humaines. A travers cette prise de conscience, des relations unissant les causes et les conséquences ainsi que l’actuel et l’idéal, que se forme un objet commun garantissant la survie de la société. Seule cette foi commune, à la fois parce qu’elle est partagée par tous mais aussi par ce que chacun en fait communément l’expérience, permet d’éviter les comportements antisociaux décrits précédemment. Les intérêts se retrouvent alors partagés par tous et le public peut enfin assumer son rôle politique vis-à-vis du gouvernement. L’ « éclipse du public » dont il fait le constat sept ans auparavant dans Le public et ses problèmes est ici justifié par l’occultation du caractère universel de cette foi, à cause du surnaturalisme des religions ou de l’athéisme, 183 184 185 186 DEWEY, John, A Common Faith, New Haven, Yale University press, 1934. p. 1 [traduction originale] Ibid. p. 3 [traduction originale] Ibid. p. 66 [traduction originale] Ibid. p. 85 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 55 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY car comme il le conclut lui-même : « une telle foi a de manière implicite toujours été la foi 187 commune de l’humanité. Reste à la rendre explicite et militante » . 187 56 Ibid. p. 87 [traduction originale] Samuel RENIER_2008 Conclusion Conclusion La normativité s’avère, en définitive, être une catégorie relativement problématique pour la philosophie de John Dewey, au sens où cette dernière ne semble lui faire aucune place. Toutefois, l’étude des différents registres qu’adopte le discours philosophique de John Dewey nous permet de déceler la présence de cette normativité à travers une série d’énoncés, à caractère anthropologique notamment. Ce discours justifie ensuite de l’usage qu’il fait du registre normatif à travers la relecture de l’histoire de la philosophie et de son prolongement dans l’histoire contemporaine. Ces dernières disciplines ne peuvent servir de support au discours normatif à partir du moment où elles postulent de manière assertorique la prépotence de leurs solutions sur les conséquences de l’action qu’il s’agit de réguler. En revanche, elles jouent un rôle prépondérant dans la détermination du discours normatif qui, bien qu’appartenant à un registre différent, est tenu de s’en inspirer afin d’inscrire la démarche pragmatiste dans le temps long de la continuité des processus à l’œuvre sur le plan culturel ou naturel. Cette normativité du discours représente une condition préalable à la définition de la normativité dans le discours. Celle-ci est d’abord esquissée de manière minimale comme cadre méthodologique normatif, à l’image de celui tracé par Kelsen concernant les normes 188 juridiques , dont l’impersonnalité garantit la relativité des valeurs morales adoptées, à la discrétion de la fonction législatrice. Toutefois, si cette définition a minima de la normativité comme objet du discours normatif permet bien à Dewey d’intégrer dans son système toutes formes de normes existantes d’un point de vue logique, elle lui interdit en revanche de se prononcer en faveur d’un système de normes qui lui soit propre. Cette philosophie politique, dont le pragmatisme nie la validité, refait surface par le biais de l’éducation qui, de champ d’application privilégié du cadre méthodologique normatif de l’enquête, devient le lieu par où ressurgissent les valeurs humanistes de John Dewey. Il assigne ainsi à l’éducation, et de fait à la société, une finalité distincte du processus éducatif. En tant qu’idéal, cet humanisme prônant la tempérance et le dialogue social sur la base d’une intelligence commune, n’apparaît pas de manière descriptive mais prescriptive en vertu de son inachèvement. Dewey élargit alors ces considérations à l’échelle de la société, avec l’élaboration d’un modèle de gouvernement, similaire dans la forme mais non dans les idées défendues à ceux de la tradition de la philosophie politique. La philosophie politique pragmatiste ainsi élaborée oblige finalement Dewey à recourir au discours théologique afin de justifier de la présence de normes particulières malgré l’interdit théorique initial. Ces valeurs se trouvent par conséquent naturalisée au sein d’une doctrine panthéiste, où l’expérience de la transcendance devient le moteur de l’association humaine ainsi que le ferment de la méthode de l’intelligence devant guider le progrès humain. Contrairement à certains de ses contemporains, tel Eric Voegelin qui fut son élève et qui développera ensuite sa propre conception de la primauté du rapport théologico-politique 189 sur la base de celle esquissée par son ancien professeur , John Dewey a constamment cherché à tracer des voies dans lesquelles pourraient s’engouffrer ses poursuivants afin de prolonger son œuvre. Bien qu’abordant plusieurs champs du savoir, sa pensée ne se 188 189 KELSEN, Hans, Théorie pure du droit, Paris, Montchrestien, 1999. VOEGELIN, Eric, La nouvelle science du politique, Paris, Le seuil, 2000. Samuel RENIER_2008 57 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY présente pas sous la forme d’un système mais sous celle de contributions elliptiques aux problèmes se présentant à lui. Tel un iceberg, la philosophie de John Dewey possède ainsi plusieurs aspects, dont la visibilité n’est pas toujours bien assurée de la part de l’observateur. Bien qu’initialement cachée, la normativité apparaît finalement comme la face cachée de l’édifice théorique deweyen, dont nous avons tenté de faire émerger l’existence à travers notre travail. Cette entreprise intellectuelle en appelle donc d’autres, dont nous ne pourrons ici qu’énoncer les hypothèses. Avant tout, nous souhaiterions rappeler que notre projet, dans sa conception initiale, envisageait l’inclusion d’une troisième partie portant sur l’application du système normatif deweyen à travers l’étude de l’implication politique de John Dewey, tant sur le plan national qu’international. Liant l’analyse théorique aux conditions sociales et politiques réelles, cette partie se voulait la clé de voûte d’un travail à la frontière entre la science politique et la philosophie. Nous avons été contraint d’opérer un choix, sur la base d’une hiérarchisation des priorités de recherche qu’appelle notre sujet, en vertu de l’espace et du temps qui nous étaient impartis. Nous avons également pris le parti de proposer en annexe notre propre traduction de l’article de John Dewey sur « La démocratie créative », afin de compléter un vide éditorial, à notre sens, regrettable. Cette contribution de notre part au corpus deweyen trace une ligne de conduite vers d’autres projets scientifiques, dont la réalisation fait toujours aujourd’hui défaut, à l’image d’une version française du court essai de John Dewey où il établit l’existence d’Une foi commune (A Common Faith). Le développement des études deweyennes francophones passe, de notre point de vue, par cette nécessaire entreprise à la fois de consolidation du corpus, mais également de mise en perspective critique de la pensée de Dewey vis-à-vis de la positivité des situations politiques. L’intérêt pragmatique de la lecture de ses écrits est corrélatif de l’utilité sociale qui peut en être dégagée, et dont l’étude scientifique dégage les traits saillants, loin de la lecture souvent partielle et partiale qui en est faite à l’heure actuelle. Car tel l’éducateur en charge du devenir de la société, il nous faut être à la fois géographes et explorateurs, au sens où : « Sans la marche accidentée et cahotique de l’explorateur, on ne possèderait aucun fait utilisable pour l’établissement de la carte définitive. D’autre part, nul ne bénéficierait du voyage de cet explorateur s’il ne le comparait aux voyages d’autres explorateurs ; et si les faits nouveaux : fleuves traversés, montagnes escaladées, étaient considérées comme de 190 purs incidents de route, sans relations avec des faits déjà connus. » 190 58 DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 106 Samuel RENIER_2008 Annexe Annexe « Creative democracy – the task before us » a été publié pour la première fois en 1939, dans le numéro 14 de la revue Progressive Education Booklet. Ce texte représente en fait une allocution écrite par John Dewey mais lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en son honneur le 20 octobre 1939 à New York. En dehors de cette édition originelle, il fut republié à deux reprises, dans The Philosoper of the Common Man de Sidney Ratner en 1940, puis dans Classic American Philosophers de Max H. Fisch en 1951, avant de figurer dans l’édition des œuvres complètes de John Dewey, publiée sous la direction de Jo Ann Boydston, dans le volume 14 des Later Works. En France, aucune traduction intégrale n’existe à l’heure actuelle. Seul Gérard Deledalle, dans sa thèse sur l’Idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey parue en 1967, avait jusqu’à présent proposé au public francophone la traduction d’un extrait regroupant les trois derniers paragraphes du texte. Il nous a paru important de présenter ici une première traduction française intégrale de ce court texte, dans l’optique de lui offrir une meilleure visibilité au sein du corpus deweyen francophone. Il est largement mentionné par Gérard Deledalle qui en fait un « article important », d’une clarté telle qu’il se passe de commentaires, du fait que « Dewey y exprime mieux que nous ne saurions le faire sa foi en l’expérience partagée, la foi démocratique », ou encore par Joëlle Zask, dans L’opinion public et son double, qui rappelle que « il est un des textes politiques de Dewey les plus cités ». Ici réside la première raison présidant à notre entreprise de traduction, afin de rendre sa cohérence au corpus deweyen, dont les œuvres aujourd’hui disponibles en français ne représentent qu’imparfaitement l’étendue et la hiérarchie des textes. La deuxième raison, plus immédiate, est directement lié au travail universitaire présenté dans ce mémoire, au sens où Dewey y exprime de la manière la plus explicite sa conception normative de la société, telle qu’elle devrait être. Comme nous avons essayé de le montrer, ce texte est emblématique de la philosophie politique deweyenne, en tant qu’il résume son parcours intellectuel, depuis la relecture de l’histoire américaine comme source de discours normatif avant d’élaborer sa propre vision d’une société souhaitable, régulée d’abord par l’expérience comme norme méthodologique présidant à la recherche de normes politiques situées dans leur contexte, puis ensuite par le recours à une « foi démocratique » comme supplétif à la seule présence de la méthode. Le caractère normatif de sa philosophie y est présent et exprimé de bout en bout. Ce constat justifie l’origine de notre démarche à propos de l’existence d’une forme de normativité chez Dewey, au regard de la conception populaire de sa philosophie, dite pragmatiste. En outre, si ces aspects, que nous avons ensuite développés, sont bels et bien présents dans ces quelques lignes, ils n’en restent pas moins posés de manière axiomatique et relèvent plus du credo, voire de la rêverie, politique que de l’aboutissement de dizaines d’années de réflexion, lorsqu’ils apparaissent pour la première fois au lecteur. Comme souvent dans les écrits de Dewey, les textes se répètent entre eux, voire se renvoient ouvertement les uns aux autres et il est ainsi souvent difficile de les aborder sans avoir au préalable acquis une vue plus globale de l’ensemble de l’œuvre deweyenne. Le présent travail se veut en quelque sorte une tentative d’élucidation concernant la possibilité d’émergence, de présence, et d’intégration systématique du discours normatif présenté, Samuel RENIER_2008 59 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY entre autres, dans ce texte. La validité des remarques qu’il effectue dans ces lignes et leur portée actuelle dépendent, à notre sens, du résultat de cette enquête menée sur les racines de l’éthique politique deweyenne. *** La démocratie créatrive – la tâche qui nous attend Dans les présentes circonstances, je ne peux espérer me réconcilier avec le fait que j’ai réussi à vivre quatre-vingt ans. Je mentionne ce fait pour vous en suggérer un plus important – à savoir que des événements de la plus haute importance se sont produits pendant les quatre cinquièmes de siècle écoulés, période qui couvre plus de la moitié de l’histoire nationale [américaine] actuelle. Pour d’évidentes raisons, je ne m’essayerai pas à résumer ne serait-ce que les plus importants de ces événements. Je me réfère ici à ceux-ci en vertu de leur influence sur la question à laquelle ce pays s’est attelé lorsque fut formée la nation – la création de la démocratie, question qui se révèle aujourd’hui aussi urgente qu’elle le fut il y a cent cinquante ans quand les plus expérimentés et sages de nos hommes se sont réunis afin de faire l’état des lieux et de créer le cadre politique d’une société autonome. Parmi les changements qui se sont produits ces derniers temps, le plus net réside en ce que les modes de vie ainsi que les institutions qui à l’origine étaient naturelles, presque inévitables et résultant d’heureuses conditions, ont désormais à être atteintes par de conscients et résolus efforts. Bien que l’ensemble du pays ne se trouvait pas concerné par la démarche pionnière il y a quatre-vingt ans, il restait néanmoins toujours si proche, à l’exception de quelques grandes villes, de l’époque des pionniers que la légende du pionnier, et par suite de la grande frontière, jouaient un rôle actif dans la formation des esprits et des croyances de ceux qui y étaient nés. Dans les esprits tout du moins le pays conservait une frontière ouverte, faite de ressources encore inexploitées. C’était alors un pays d’opportunités matérielles et d’invitation. Même ainsi, la naissance de cette nation impliquait plus qu’une merveilleuse conjonction de circonstances matérielles. Il existait effectivement un groupe de personnes qui étaient capables de réadapter les vieilles idées et institutions afin de faire face aux situations que fournissaient ces nouvelles conditions matérielles – un groupe d’hommes dotés d’une extraordinaire créativité politique. De nos jours, la frontière n’est plus physique mais morale. La période où les terres gratuites semblaient infinies a disparu. Les ressources inexploitées sont désormais plus humaines que matérielles. Elles sont à chercher dans le gâchis que représentent ces hommes et ces femmes arrivés à l’âge adulte sans avoir la chance de travailler, et dans ces jeunes hommes et femmes qui trouvent des portes fermées là où il y avait originellement des opportunités. La crise qui il y a cent cinquante ans en appela à la créativité sociale et politique se présente aujourd’hui sous une forme qui exige une créativité accrue de la part des hommes. En tout cas, c’est ce que je souhaite exprimer quand je dis que nous devons maintenant recréer par un effort délibéré et déterminé le type de démocratie qui à l’origine, il y a cent cinquante ans, fut en grande partie le produit d’une heureuse combinaison de personnes et de circonstances. Nous avons par le passé longtemps vécu sur l’héritage qui nous a été transmis par cette heureuse conjonction d’hommes et d’événements. L’état actuel du monde fait plus que nous rappeler que nous devons désormais mettre en avant toutes les énergies dont nous disposons afin de nous montrer digne de notre héritage. C’est véritablement un défi que de faire avec les conditions complexes et critiques qui sont les nôtres ce que d’autres firent dans un état de choses plus simple. 60 Samuel RENIER_2008 Annexe Si je m’étend sur le fait que cette tâche ne peut être menée à bien que grâce à un effort d’inventivité et une activité créatrice, c’est en partie du fait que la profondeur de la crise actuelle est dans une large mesure due au fait que nous avons longtemps agi comme si notre démocratie était une chose qui de manière automatique se perpétuait d’elle-même ; comme si nos ancêtres avaient réussi à concevoir une machine qui résolvait le problème du mouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la démocratie était une chose résidant uniquement à Washington et Albany – ou quelque autre capitale fédérale – grâce à l’impulsion donnée par le vote d’hommes et de femmes une fois par an environ – ce qui en quelque sort revient à dire de manière extrême que nous avons été habitué à considérer la démocratie comme un mécanisme par excellence, fonctionnant aussi longtemps que les citoyens seraient confiant dans l’accomplissement de leur devoir. Ces derniers temps, on a entendu de plus en plus fréquemment que cela ne suffisait pas ; que la démocratie est un mode de vie. Cet adage nous fait retourner à la dure réalité. Toutefois je ne suis pas certain que cette affirmation se débarrasse complètement de la forme que revêtait l’ancienne conception. Dans tous les cas, il nous est possible de s’échapper de cette manière superficielle de penser à condition que nous réalisions dans nos esprits et dans nos actes que la démocratie est un style personnel de vie individuelle ; qu’elle signifie la possession et l’usage continu de certaines attitudes, formant le caractère personnel et déterminant le désir et le but présents dans toutes nos relations. Plutôt que de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles. La démocratie entendue comme mode de vie personnel et individuel n’implique rien de fondamentalement nouveau. Mais quand elle rentre en application, elle apporte un nouveau sens pratique aux vieilles idées. La mettre en application souligne le fait que les puissants ennemis de la démocratie à l’heure actuelle ne peuvent être matés que par le biais de la création d’attitudes personnelles chez les êtres humains ; que nous devons surmonter notre tendance à penser que la défense de la démocratie passe nécessairement et quelles que soient les circonstances par des moyens qui lui sont extérieurs, soit militaires soit civils, tant que ceux-ci restent séparés de nos attitudes personnelles si enracinées qu’elle constituent notre caractère personnel. La démocratie est un mode de vie contrôlé par une foi militante dans les possibilités de la nature humaine. La croyance en l’Homme en tant que genre est un lieu commun de tout credo démocratique. Cette croyance est sans fondement ni signification à moins qu’elle ne renvoie à la foi dans les potentialités de la nature humaine en tant que cette nature se donne à voir dans chaque être humain sans considération de race, de couleur, de sexe, de naissance et de famille, ou même de richesse matérielle ou culturelle. Cette foi peut être mise en acte à travers des statuts légaux, mais cela ne reste que des paroles tant qu’elle ne se concrétise pas dans des attitudes que les êtres humains manifestent les uns envers les autres dans tous les événements et les relations de la vie quotidienne. Dénoncer le nazisme pour son intolérance, sa cruauté et son incitation à la haine revient à promouvoir l’hypocrisie si, dans nos relations interpersonnelles, si, dans nos conversations et nos démarches quotidiennes, nous entretenons certaines discriminations basées sur la race, la couleur ou tout autre genre ; de fait, basées sur tout sauf une croyance généreuse dans leur capacités en tant qu’êtres humains, croyance qui s’accompagne du besoin de conditions appropriées à la réalisation de ces capacités. La foi démocratique en l’égalité des hommes signifie que chaque être humain, indépendamment de la quantité ou de la diversité des dons dont il fut doté à sa naissance, reçoit en partage le droit de jouir d’une égalité de Samuel RENIER_2008 61 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY conditions destinée au développement de ses capacités. Cette croyance démocratique à la base de la souveraineté est une idée généreuse. Elle est universelle. C’est une croyance dans la possibilité pour chaque personne de mener sa vie comme elle l’entend, libre de toute contrainte et de toute coercition exercée par autrui, pourvu que les conditions adéquates soient réunies. La démocratie est un mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans la nature humaine mais par une foi dans les capacités des êtres humains à juger et agir intelligemment lorsque la situation le permet. J’ai été accusé plus d’une fois par des groupes d’opposants d’entretenir une foi imméritée et utopique dans les possibilités offertes par l’intelligence et son corrélat qu’est l’éducation. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas inventée. Je l’ai acquise grâce à mon entourage et l’esprit démocratique dont il était animé. Quelle place trouve la foi au sein d’une démocratie jouant un rôle de consultation, de réunion, de persuasion, de discussion, d’information de l’opinion publique qui à long-terme se corrige d’elle-même, si ce n’est celle d’une foi en la capacité de l’intelligence que possède l’homme du commun à répondre avec bon sens au libre jeu des faits et des idées, en tant que s’applique la garantie d’avoir un processus d’enquête, une assemblée et une communication libres ? Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme de gauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les capacités de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément enracinée dans les méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate qui se définit comme tel renie cette foi, il se convint lui-même de trahison envers sa profession. Quand je pense aux conditions dans lesquelles vivent actuellement les hommes et les femmes de nombreux pays étrangers, à l’image de la peur de l’espionnage et du danger planant sur les rencontres privées ayant pour objet des conversations amicales, je suis tenté de croire que le cœur de la démocratie et sa garantie absolue résident dans la liberté de réunion entre voisins, au coin d’une rue, pour discuter de long en large des nouvelles non censurées du jour, ainsi que dans les réunions entre amis organisées dans le salon de leurs foyers afin de converser librement ensemble. L’intolérance, les abus en tous genres, la dénonciation liée aux différences d’opinion concernant la religion, la politique ou les affaires, ainsi que les différences de race, de couleur, de richesse ou de degré culturel, représentent des trahisons envers le mode de vie démocratique. Car tout ce qui entrave la liberté et la communication dans son ensemble revient à établir des barrières qui divisent les êtres humains en groupes et en bandes, en factions ou en communautés diamétralement opposées, et de la sorte contribue à affaiblir le mode de vie démocratique. De vagues garanties légales envers les libertés individuelles que sont la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion, sont de peu d’effet si dans la vie quotidienne la liberté de communication, l’échange d’idées, de nouvelles, d’expériences, est rendue muette par des suspicions mutuelles, par des abus, par la peur et la haine. Ces choses détruisent la condition essentielle à un mode de vie démocratique de manière d’autant plus efficace que la coercition au grand jour – comme le montre l’exemple des états totalitaires – n’est effective que lorsqu’elle réussit à entretenir la haine, la suspicion, l’intolérance dans les esprits humains pris individuellement. Finalement, étant donné les deux conditions mentionnées précédemment, la démocratie en tant que mode de vie s’avère contrôlée par la foi personnelle qui s’inscrit dans un travail à la fois individuel et collectif quotidien. La démocratie se définit comme la croyance selon laquelle, même quand les besoins et les buts ou les conséquences sont différents pour chaque individu, la coopération dans un cadre amical ou simplement amiable – qui peut inclure, comme dans le cas du sport, de la rivalité ou de la compétition – est 62 Samuel RENIER_2008 Annexe un supplément inestimable à notre vie. Pour peu que l’on considère tout conflit venant à émerger – et cela risque d’arriver – en dehors d’un rapport de force et par un autre moyen que celui-ci, en dehors d’une violence qui viendrait supplanter l’intelligence et la discussion, il convient de traiter ceux avec qui nous sommes en désaccord – même profond – comme des personnes qui ont quelque chose à nous apprendre, et ainsi comme des amis. Une authentique foi démocratique dans la paix est une foi en la possibilité que disputes, controverses et conflits se transforment en une entreprise de coopération grâce à laquelle les deux parties en question s’enrichiraient en donnant à l’autre la possibilité de s’exprimer, plutôt que d’aboutir au triomphe de l’un par la suppression de l’autre – suppression qui n’en est pas moins violente lorsqu’elle devient psychologique au moyen du ridicule, de l’abus, de l’intimidation, comparée aux prisons et camps de concentration. Il est de l’essence même du mode de vie démocratique que d’être coopératif et de donner aux différences une chance de s’exprimer, en ce qu’il croit que l’expression de la différence n’est pas seulement le droit d’autrui mais un moyen d’enrichir son expérience de vie personnelle. Dans le cas où ce qui vient d’être dit serait accusé de n’être qu’une série de lieux communs, je répondrais simplement que c’est bien là tout leur intérêt. Afin de se débarrasser de notre habitude à penser la démocratie comme quelque chose d’institutionnel et d’externe, et de la remplacer par une conception de la démocratie comme mode de vie personnel, il nous faut réaliser que la démocratie est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un fait, un fait moral. Cela revient à réaliser que la démocratie ne se concrétise effectivement que lorsque devient elle-même un lieu commun de l’existence. Du fait que mes recherches aient orienté ma vie d’adulte vers le chemin de la philosophie, je vous demande de bien vouloir être indulgent si en concluant je définis rapidement ma position philosophique sur la foi démocratique en termes formels. Ainsi définie, la démocratie est la croyance dans la capacité de l’expérience humaine à générer les moyens et les fins par lesquels l’expérience future pourra évoluer et s’enrichir dans le bon sens. Toute autre forme de foi sociale ou morale repose sur l’idée que l’expérience doit, à un moment ou à un autre, être soumise à quelque forme de contrôle externe ; à quelque autorité prétendant exister en dehors des processus de l’expérience. La démocratie est la foi selon laquelle les processus de l’expérience sont plus importants que n’importe quel résultat spécifique obtenu, de sorte que ces résultats n’acquièrent leur valeur qu’en tant qu’ils sont utilisés à enrichir et ordonner le processus en cours. Comme le processus de l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi dans la démocratie ne fait qu’un avec la foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et toute valeur qui s’isolent de ce processus actif contribuent à se figer. Elles s’efforcent alors de fixer l’acquis de l’expérience plutôt que de lui indiquer et lui tracer la route menant vers de meilleures et nouvelles expériences. Si quelqu’un demande ce que l’on veut dire ici par expérience, je répondrais que c’est la libre interaction des êtres humains avec les conditions qui forment leur environnement, en particulier les gens qui le composent, développant et satisfaisant les besoins et les désirs par l’accroissement de la connaissance des choses telles qu’elles existent. La connaissance des conditions telles qu’elles existent représente la seule fondation stable sur laquelle établir la communication et le partage ; toute autre forme de communication renvoie à la soumission de certains envers les opinions personnelles émises par d’autres. Le besoin et le désir – à partir duquel naissent la signification et la direction à donner à l’énergie – s’étendent audelà de ce qui existe, et par là débordent la connaissance et la science. Ils ouvrent sans cesse la voie à un futur encore inexploré et hors de portée. Lorsque l’on compare la démocratie avec d’autres modes de vie, elle se révèle être la seule manière de vivre qui croît sincèrement dans le processus de l’expérience comme Samuel RENIER_2008 63 L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY fin et comme moyen ; au sens où il est capable de générer la science, qui est la seule autorité sur laquelle faire reposer la direction à donner aux expériences futures et qui libère les émotions, les besoins et les désirs de manière à susciter en nous la naissance de ce qui n’existe pas encore. Car tout mode de vie qui échoue d’un point de vue démocratique opère une limitation des contacts, des échanges, des communications, des interactions par lesquels l’expérience se stabilise en même temps qu’elle s’élargit et s’enrichit. La tâche dévolue à cette libération et cet enrichissement est de celles qui doivent être menées au jour le jour. En tant qu’elle ne peut s’achever avant que l’expérience elle-même ne se termine, la tâche de la démocratie sera toujours de participer à la création d’une expérience plus libre et plus humaine dans laquelle le partage et la participation de chacun soit la règle. Originellement publié dans John Dewey and the Promise of America, Progressive Education Booklet n°14, Colombus, American Education Press, 1939, à partir d’une allocution lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en l’honneur de John Dewey le 20 octobre 1939 à New York. Republié dans The Later Works, volume 14. Traduction française originale par Samuel Renier, 2008. 64 Samuel RENIER_2008 Bibliographie Bibliographie Œuvres de John Dewey (en français) - DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 (trad. L-S Pidoux depuis The School and the Child) - DEWEY, John, DEWEY, Evelyn, Les écoles de demain, Paris, Flammarion, 1931 (trad. 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(John Dewey y figure son marteau de président à la main, à la deuxième place en partant de la gauche, au second rang) Samuel RENIER_2008 69