l`émergence de la normativité chez john dewey

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UNIVERSITÉ LYON 2 - Année universitaire 2007-2008
Institut d'Etudes Politiques de Lyon
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ
CHEZ JOHN DEWEY
Samuel RENIER
Quatrième année section « Affaires publiques »
parcours « Analyses et pratiques comparées de la politique »
Séminaire « Vie politique de la science »
Sous la direction de Jacques Michel et Daniel Dufourt
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif . .
I/ La lecture anthropologique de l'histoire . .
I .1 - La société . .
I .2 - La philosophie . .
II/. Dans la continuité de la philosophie . .
II .1 - Aristote et les Grecs . .
II .2 - Bacon et la révolution scientifique . .
II.3 Mill et le libéralisme . .
III/. L’héritage jeffersonien . .
III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme. . .
III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral. . .
III.3. La propriété. . .
Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité de l’histoire et de la philosophie. . .
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes . .
I/ . La définition de la normativité méthodologique . .
I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie. . .
I .2 La théorie de l’enquête comme unique norme . .
II/.L’élaboration des normes sociales a travers l'éducation . .
II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif. . .
II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales et politiques. . .
III/ . Place et nature des normes dans la société politique . .
III .1 Les normes politiques. . .
III .2 Le rapport théologico-politique . .
Conclusion . .
Annexe . .
Bibliographie . .
Œuvres de John Dewey (en français) . .
Œuvres de John Dewey (en anglais) . .
Articles publiés par John Dewey . .
Littérature secondaire . .
Autres . .
Résumé . .
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L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
Remerciements
Nous souhaiterions remercier messieurs les professeurs Jacques Michel et Daniel Dufourt pour
avoir accepté de prendre la direction de ce mémoire et nous avoir constamment aidé à orienter nos
recherches dans la bonne voie. Qu’il nous soit également permis d’exprimer toute la gratitude que
nous devons au professeur Lars Dahlström, du département d’Education de l’Université d’Umeå
pour nous avoir introduit à la lecture de ce grand philosophe que fut John Dewey et avoir su
témoigner toute l’importance de la pensée à laquelle nous consacrons le présent mémoire. Enfin,
une pensée spéciale accompagne tous ceux, enfants comme adultes, qui ont contribué au fil des
années à notre propre expérience de la mise en situation normative à travers l’éducation.
4
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Introduction
Introduction
Comme le constatait John Dewey lui-même dans la notice biographique co-rédigée avec
sa fille Jane, « Ma croyance dans la fonction occupée par l’intelligence en tant qu’agent de
perpétuelle reconstruction est en dernier ressort un fidèle tableau de la vie et de l’expérience
1
qui furent la mienne » . L’expérience dans sa continuité apparaît ainsi non seulement comme
un trait caractéristique de la pensée du philosophe pragmatiste, mais également comme un
élément impossible à isoler du reste de sa vie tant la frontière du pratique et du théorique
semble chez lui poreuse si ce n’est inexistante. Il est néanmoins possible d’isoler trois
périodes structurant le cours de sa pensée et de sa vie, axée autour de trois préoccupations
fondamentales : la compréhension de l’homme et du monde à travers la philosophie et la
psychologie tout d’abord ; puis l’étude du développement humain à travers l’expérience,
en particulier éducative ; et enfin, l’action relative à l’amélioration des conditions de vie
mondaines avec la prise en compte des facteurs politiques, sociaux et religieux.
John Dewey est né le 20 octobre 1859 à Burlington dans le Vermont. Il est le troisième
des quatre enfants, dont l’un meurt en bas-âge, de la famille dirigée par Archibald Sprague
Dewey et Lucina Rich. Très vite, et sous l’influence de son père, il se découvre un intérêt
pour la lecture qui lui permet de poursuivre avec une facilité certaine une scolarité tant
brillante que rare parmi les jeunes gens de l’époque. Il fait ainsi partie des dix-huit diplômés
de l’Université du Vermont pour l’année scolaire 1879. Après deux ans passés à enseigner
dans le secondaire en tant qu’enseignant vacataire, il reprend ses études supérieures en
1882 à l’Université John Hopkins de Baltimore où il prépare un doctorat de philosophie sur
« la psychologie de Kant », document aujourd’hui perdu. Il y rencontre le professeur Georges
Sylvester Morris, qui l’invite ensuite à le rejoindre à l’Université du Michigan où il obtient son
premier poste en tant que professeur ordinaire en 1884. Il y passe dix années, à l’exception
de l’année 1888-1889, au sein du département de philosophie dont il intègre la direction à
partir de 1889 . De cette époque datent les premières publications de Dewey, portant sur la
philosophie et la psychologie, tels la Psychologie (Psychology) de 1887, suivi en 1889 de la
Psychologie appliquée (Applied Psychology) écrit en collaboration avec James MacLellan,
ou encore de l’édition des Nouveaux essais concernant l’entendement humain de Leibniz,
en 1888. Sous l’influence de la lecture des philosophes idéalistes allemands, la pensée de
Dewey se caractérise alors par la recherche de solutions théoriques en toutes choses et
par l’application du principe de continuité hérité de la dialectique.
De sa nomination au département de philosophie de l’université de Chicago en 1894
jusqu’à la Première Guerre Mondiale, John Dewey opère un tournant radical aussi bien
dans ses activités universitaires que dans ses relations publiques. A l’université de Chicago,
les attributions du département de philosophie dont il assure la direction, et qui inclut
également sous sa tutelle la psychologie et la pédagogie, lui permettent d’introduire un objet
nouveau dans sa perspective philosophique : l’éducation. Cette dernière se voit largement
développée dans ses écrits, à l’instar notamment de L’école et la société (The School
and Society) en 1899, L’école et l’enfant en 1906, Comment nous pensons en 1910 et
surtout Démocratie et éducation en 1916. L’éducation ne représente pas seulement une
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DEWEY, John, DEWEY, Jane (éd.), “Biography of John Dewey”, in SCHILPP, Paul Arthur, The Philopsophy of John Dewey, New
York, Tudor, 1939. p. 45
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discipline nouvelle aux yeux de Dewey, mais devient rapidement le catalyseur du glissement
qui oriente sa pensée vers la prise en compte des situations réelles dans lesquelles se
produisent les questionnements à l’œuvre, marquant une rupture totale avec l’idéalisme des
débuts. Enfin, cette période indique le début de l’engagement de Dewey au sein de la sphère
public : il occupe la présidence de l’Association Américaine de Psychologie (American
Psychological Association) de 1889 à 1900, de la Société Américaine de Philosophie
(American Philosophical Society) en 1905-1906, et n’hésite pas à afficher son soutien pour
la candidature démocrate de Woodrow Wilson dès 1912.
La dernière partie de sa vie, s’étendant de la fin de la Première Guerre Mondiale à sa
er
mort, le 1 juin 1952, infléchit le changement à l’œuvre depuis son départ du Michigan. Elle
élargit et approfondit la perspective de la réflexion deweyenne, au sens où celle-ci s’ouvre
désormais aux domaines sociaux, politiques, religieux aussi bien qu’épistémologiques.
Parmi les nombreux ouvrages datant de cette longue période, sa Logique – la théorie de
l’enquête témoigne sans conteste de cette profondeur de champ prise par sa philosophie,
tant dans le détail des analyses proposées que dans la pluridisciplinarité présente tout au
long de l’ouvrage, fruit de treize ans d’écriture. Dewey n’hésite plus, d’autre part, à mettre
lui même en œuvre sa philosophie instrumentaliste, se rendant successivement dans la
récente République de Turquie, en Russie soviétique, en Chine, ou encore au Mexique
pour prendre la tête de la commission d’enquête chargée de réévaluer les conclusions
inculpant Trostky à l’issue du procès de Moscou. Il s’engage politiquement dans la création
d’un parti centriste faisant office de contre-poids aux deux partis majoritaire aux EtatsUnis, de même qu’il prend progressivement part à toutes les initiatives tendant à facilité
l’émergence d’un public de citoyen servant d’interlocuteur face à l’Etat central. Il s’identifie
alors progressivement et de manière de plus en plus appuyée avec la philosophie qu’il
2
promeut passant « de l’absolutisme à l’expérimentalisme » : il incarne l’homme actif au sein
de la société dont il se fait le chantre et place la totalité de sa philosophie ainsi que sa vie
même dans l’optique d’une continuité dont il est difficile de tracer les frontières.
*
Malgré toute la richesse exprimée dans le récit de la vie et des expériences,
intellectuelles ou sociales, de John Dewey, et comme le constate Jean-Pierre Cometti dans
sa note introductive à l’édition française de Reconstruction en philosophie, « la philosophie
de Dewey a partagé avec celle de Peirce le triste privilège d’être ignorée de la plupart des
3
auteurs qui ont marqué la philosophie française pendant une grande partie du XXe siècle » .
L’histoire de la réception de la philosophie deweyenne en France se révèle ainsi clairsemée
mais peut néanmoins se décomposer en deux grandes périodes, à savoir : les ouvrages
dont la publication se situe du vivant de Dewey d’une part, et ceux postérieurs à son œuvre,
d’autre part.
La première période date du début du XXe siècle avec l’intérêt porté au courant
pragmatiste en général, grâce notamment aux travaux de William James. Jean Desfeuille
propose en juin 1909, dans la revue L’éducation, pour la première fois une traduction du
premier chapitre de L’école et la société intitulé « L’école et le progrès social ». Un premier
recueil de textes pédagogiques de John Dewey, L’école et l’enfant, paraît ensuite en 1913
chez Delachaux et Niestlé, traduit par L.-S. Pidoux et préfacé par Edouard Claparède.
Concomitamment, Emile Durkheim choisit de consacrer son cours en Sorbonne pour
2
DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), Contemporary
American Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930.
3
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COMETTI, Jean-Pierre, « Note de l’éditeur », in DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 8
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Introduction
l’année scolaire 1913-1914, à la relation entre Pragmatisme et sociologie, au sein duquel
la pensée de Dewey est traitée avec attention et montre l’intérêt porté par le sociologue
français au philosophe américain, dont les écrits sont fréquemment mentionnés et cités
tout au long des leçons. Marcel Mauss confirmera après sa mort ce constat, lorsqu’il
mentionne ces leçons alors perdues : « Il [Durkheim] tenait surtout compte de M. Dewey
4
pour lequel il avait une vive admiration » . Puis, en 1925, Ovide Decroly offre au public
français la première traduction d’un ouvrage majeur de Dewey, Comment nous pensons,
chez Flammarion, suivi en 1931 de la parution des Ecoles de demain, traduit par R.
Duthil. La même année est consacrée la première étude systématique de ses écrits, à
travers la thèse de doctorat soutenue en Sorbonne par Ou Tsuin-Chen, sous la direction
de Paul Fauconnet, sur La doctrine pédagogique de John Dewey enrichie d’une traduction
de son « credo pédagogique ». Enfin, de nouveaux ouvrages viennent enrichir la liste
des traductions disponibles, avec Expérience et éducation traduit par M. A. Carroi chez
Bourrelier en 1947, et Liberté et Culture traduit par Pierre Messiaen chez Aubier Montaigne
en 1955 ; année de la publication des cours de Durkheim à l’aide des notes prises par
Armand Cuvillier. Cette première vague de publications trouve son homogénéité à la fois
dans les thèmes de la philosophie de Dewey abordés, avec la prépondérance de l’aspect
pédagogique et éducatif et dans une moindre mesure sa psychologie, mais également dans
le traitement qui est accordé à ses travaux. Il s’agit pour la plupart de publications brèves
ou relativement générales car se voulant introductives à la pensée d’un auteur étranger à la
tradition philosophique française. Cette limitation s’explique par ailleurs par l’inachèvement
de l’œuvre de Dewey, encore en cours d’élaboration au moment de la publication de ces
ouvrages, et dont les aspects pédagogiques et psychologiques paraissent alors les plus
achevés en raison de leur précocité dans l’œuvres deweyenne.
Il faut attendre la fin des années 1960 pour que l’œuvre du philosophe américain soit
à nouveau sujette à un traitement éditorial et universitaire, après plus d’une décennie de
désintérêt relatif, en France comme aux Etats-Unis. Ce renouveau est largement du aux
travaux de Gérard Deledalle, qui publie en 1966 une traduction de l’ouvrage majeur de
Dewey intitulé Logique : la théorie de l’enquête aux Presses Universitaires de France,
puis l’année suivante sa propre contribution, consacrée à L’idée d’expérience dans la
philosophie de John Dewey. Ces deux ouvrages opèrent une véritable rupture dans les
études deweyennes francophones, au sens où ils présentent cette philosophie sous un
angle universitaire, étudiant de manière systématique les idées de l’auteur et interrogeant
sa pensée dans ses aspects tant pédagogiques et psychologiques, que sociaux, politiques,
religieux ou métaphysiques. Il publie également en 1975, une traduction de l’autre ouvrage
majeur de Dewey intitulé Démocratie et éducation chez Armand Colin. Cette tendance
s’étend ensuite à la fin des années 1990 avec le relais pris par Jean-Pierre Cometti
et Joëlle Zask dans la poursuite des études deweyennes françaises. Cette dernière est
notamment l’auteur d’un travail universitaire sur John Dewey, philosophe du public paru chez
L’Harmattan en 1999, ainsi que d’une traduction du Public et ses problèmes, dans le cadre
d’une édition des œuvres de Dewey en français dirigée par Jean-Pierre Cometti aux éditions
Farrago en 2003. Cette entreprise semble toutefois avoir connue une fin prématurée, suite à
la faillite de l’éditeur, ne permettant de publier que trois des six volumes initialement prévus,
à savoir Reconstruction en philosophie traduit par Patrick di Mascio, L’art comme expérience
traduit sous la direction de Jean-Pierre Cometti, et Le public et ses problèmes. Toute cette
deuxième période est marquée par le soucis de considérer la pensée deweyenne dans son
ensemble, non seulement comme une œuvre à finalité pédagogique mais bel et bien comme
4
MAUSS, Marcel, « In memoriam. L’oeuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs”, in L’année sociologique, Nouvelle
série, I, 1925. p. 8
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L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
une philosophie à part entière, dont les prémisses mêmes permettent de la situer en porteà-faux vis-à-vis de la tradition philosophique française, et plus largement continentale.
Nonobstant le développement récent accordé au pragmatisme de Dewey, il convient
ici de relativiser cet apport francophone au regard des travaux effectués outre-atlantique. Il
reste en effet encore de nombreux textes inédits en langue française, tels que les nombreux
articles et recensions écrits entre 1882 et 1952, l’ensemble de la correspondance entretenue
durant ces années, de nombreux cours et conférences prononcés lors de sa carrière
universitaire, ainsi qu’une grande partie des ouvrages publiés. Cette absence se révèle
d’autant plus flagrante qu’une édition de ses œuvres complètes a vu le jour aux Etats-Unis
en 1967 sous la direction de Jo Ann Boydston aux Presses de l’Université d’Illinois du Sud,
réunissant l’ensemble de ces textes répartis chronologiquement en 37 volumes. En outre, la
littérature secondaire a également profité d’un intérêt vif et renouvelé pour sa philosophie,
suscitant des lectures compréhensives, critiques, thématiques, ou interprétatives encore
discutées aujourd’hui, à l’image des contributions neo-pragmatistes de Richard Rorty ou
Hilary Putnam.
*
En ce qui concerne le présent mémoire, plusieurs dimensions relatives à la situation
des recherches deweyennes francophones se devaient d’être considérées. Tout d’abord,
concernant le corpus des écrits de Dewey aujourd’hui disponibles en langue française.
La récente publication de certains de ses ouvrages majeurs traduits en français comble
le vide longtemps laissé vacant dans ce corpus. Désormais, les aspects principaux de sa
philosophie sont susceptibles d’être lus et étudiés de manière plus aisée par le public nonanglophone, qu’il soit universitaire ou simplement érudit. Toutefois cette avancée éditoriale
ne saurait combler la somme des volumes encore non accessibles aux lecteurs français,
par manque de versions françaises mais également de disponibilité dans les bibliothèques
et librairies de l’hexagone.
En outre, les timides progrès de la recherche deweyenne francophone ne doivent pas
masquer le fait que la philosophie pragmatique, et d’autant plus celle de Dewey, reste chez
nous peu et mal connue. Hormis les travaux accumulés par Gérard Deledalle au cours de sa
vie, et ceux plus récents de Joëlle Zask, la majorité si ce n’est l’ensemble des publications
où apparaît le nom de John Dewey en présentent une lecture tronquée, partielle et bien
souvent à dessein. Les publications pédagogiques, majoritaires au sein de ce corpus, en
présentent une parfaite illustration : ne dépassant jamais 128 pages, ceux-ci se destinent à
la vulgarisation d’une certaine vulgate éducative faisant de l’éducation un processus actif,
sans mention aucune de la signification à laquelle renvoie cette définition. La littérature sur
Dewey ne se développe également que très peu en ce qui concerne la diffusion des travaux
universitaires étrangers, dont les seules traductions existantes sont celles des ouvrages du
philosophe italien Roberto Frega sur John Dewey et la philosophie comme épistémologie
de la pratique et Pensée, expérience, pratique. Essai sur la théorie du jugement de John
Dewey.
Ayant eu accès, pour les avoir réunis après de longues et laborieuses recherches
personnelles, aux ouvrages de et sur John Dewey disponibles en français, à de rares études
anglophones, ainsi qu’à la majorité de ses écrits en version originale, il nous a été plus
facile de mener à bien nos propres travaux sur le sujet. La démarche adoptée tout au long
de ce travail ne répond plus à un soucis de cohérence qu’à la recherche de l’originalité.
Considérant l’état de recherche mentionné précédemment, nous avons tenu à placer notre
propre contribution dans la continuité de la recherche deweyenne francophone. Nous
avons pour cela privilégié la compréhension de la philosophie de Dewey, à la mention trop
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Introduction
rapide de ses positions à partir desquelles développer ensuite une hypothétique discussion
concernant le sens et la portée à donner au texte en fonction des interprétations fournies
par les commentateurs précédents. Cette position se justifie également du fait de la nature
même de la philosophie deweyenne, dont la continuité impose la prise en compte de ses
nombreux aspects sous peine de rater l’objet de nos recherches, ou tout du moins d’en
tronquer le sens et la portée.
Ses textes ont dans la plus large mesure servis de support à notre propre
démonstration, n’intégrant la littérature secondaire que lorsque celle-ci s’imposait comme
un indispensable supplément à ses écrits. En ce sens, les références à ses textes présentes
dans le développement de notre raisonnement visent à garantir un accès immédiat à la
lettre de l’esprit deweyen, que nous tentons d’analyser sur la base de ces extraits, essayant
d’éviter autant que faire se peut l’excès conduisant à la paraphrase. Bien que la diversité
de ces morceaux de textes garantisse à nos yeux le respect de la diversité et de l’intégrité
de la pensée de l’auteur, l’excès inverse consistant au simple recueil d’extraits juxtaposés,
sur le modèle de la plupart des manuels philosophiques américains, représente le second
piège que nous avons tenté d’éviter au fil de la rédaction de ce travail.
Nous nous sommes en conséquence basés sur le modèle fourni par Gérard Deledalle
dans sa thèse sur L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey. Celui-ci propose
une approche thématique autour du concept d’expérience, qu’il analyse ensuite en fonction
du sens que Dewey lui confère dans les différents aspects qui composent sa philosophie.
Il convoque alors en majorité les textes de Dewey lui-même afin d’apporter une réponse
aux problèmes soulevés dans d’autres passages de ses œuvres. Au même titre que la
littérature secondaire, la référence à l’activité de John Dewey en tant qu’individu et citoyen
n’intervient qu’en tant que celle-ci permet d’apporter une compréhension renouvelée de
la signification de ses écrits. Fidèles à ce modèle, dont la méthodologie nous semble
le plus adéquatement refléter la particularité et les besoins de la pensée deweyenne,
nous nous en écartons pourtant sur un point, relatif au traitement des sources utilisées.
Contrairement à Gérard Deledalle, nous n’avons pas cru bon, dans le cadre du présent
travail, d’opérer une distinction chronologique entre les différents écrits de Dewey et les
phases du développement de sa pensée auxquelles ils correspondent. Par trop détaillée
pour notre modeste contribution, cette analyse n’a pas été néanmoins totalement écartée,
et le contexte dans lequel s’inscrivent ses différents développements a dans la mesure du
possible été rappelé afin d’en mieux saisir les intentions.
*
A l’instar de Gérard Deledalle, s’intéressant au concept central d’expérience, nous
avons choisi d’éclairer l’œuvre philosophique de John Dewey à la lumière du concept de
normativité. Même s’il n’est pas totalement absent du vocabulaire deweyen, ce concept
n’occupe pas dans sa pensée une place de premier plan. La normativité se réfère à ce
qui est normatif. En ce sens, elle peut être considérée comme une catégorie, qui inclut
les différentes formes que prend la norme aussi bien dans la société que dans le discours
ou la pensée. Comme catégorie, la normativité reflète en fait la possibilité d’existence de
quelque chose qui aille au-delà de ce qui simplement existe, est. Elle implique et suppose
que quelque chose de l’ordre de ce qui devrait être est susceptible d’advenir. Indéterminée
de par nature, la normativité ne peut se référer à quelque référentiel objectif et bascule ainsi
souvent dans le domaine de la subjectivité, et des valeurs qui en découlent. Plus qu’une
possibilité énoncée relativement à un état futur, elle pointe alors la volonté subjective émise
par une partie en direction de l’ordre qu’elle souhaiterait voir advenir et se réaliser. C’est
pourquoi les deux aspects majeurs de la normativité dont la distinction se retrouve dans la
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L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
suite de notre travail concernent : premièrement, la possibilité d’énonciation d’un discours
ayant trait à l’ordre souhaitable des choses à mettre en place à l’avenir ; deuxièmement,
au sein de ce discours, l’élaboration d’une conception non descriptive d’un ordre de chose
régulant l’activité humaine, à la fois dans le présent comme dans le cas des normes
juridiques et dans le futur à l’image des normes politiques et du chemin qu’elles tracent en
direction de l’avenir.
De filiation pragmatiste, et se définissant volontiers comme « expérimentaliste » ou
« instrumentaliste », la philosophie de John Dewey semble au premier abord échapper
à toute forme de normativité, à partir du moment où une action ne peut se jauger qu’à
l’aune de ses conséquences. Toute contrainte de type normatif s’avère contraire à ce
principe, au sens où elle postulerait la connaissance fixe et assurée des conséquences
à venir de ces actions. Or en vertu du caractère continu, et non fixe, de la nature, cette
connaissance représente une chimère. Partant ce principe, il paraît impossible d’établir une
norme d’origine humaine qui n’irait pas l’encontre de quelque partie du système du monde,
qu’il soit naturel ou social. Comment dès lors une telle théorie peut-elle justifier de sa propre
existence en tant que discours ? Adopter une démarche pragmatique signifie-t-il renoncer à
voir s’imposer tout type de norme ? Sur quel principe les hommes peuvent-ils organiser leur
vie sans que soient définies des normes de comportement ? La question de la viabilité du
système pragmatiste est alors posée à travers cette question de la normativité qu’elle tente
d’éluder. La normativité n’étant pas considérée comme élément constitutif de la philosophie
deweyenne, notre travail se focalise avant tout sur l’émergence de celle-ci, que nous tentons
de faire apparaître tout au long de nos analyses des textes de John Dewey. Il s’agit pour
cela de considérer les deux aspects de la normativité mentionnés précédemment.
La première partie traite de la possibilité qu’émerge un discours normatif à partir de
la lecture que propose Dewey des faits qui se présentent à lui. Elle débute avec l’analyse
du discours anthropologique diffus développé en marge de ses écrits sur la société et qui
assigne à la philosophie une place centrale dans la constitution des sociétés humaines.
Elle se poursuit avec l’analyse de l’évolution de la discipline philosophique, qui tend à faire
de l’histoire la pierre d’achoppement de tout système de pensée. Seule l’histoire peut ainsi
fournir la base sur laquelle se développe le discours politique. Enfin, l’analyse de la place
occupée par Jefferson dans les écrits de Dewey clôt cette première partie, avec la filiation
directe dans laquelle se place la pensée politique deweyenne.
La deuxième partie poursuit cette analyse sur le plan du contenu même de ce discours
normatif ainsi identifié. Elle se penche tout d’abord sur l’élaboration d’une normativité
méthodologique à travers la méthode expérimentale de l’enquête, qui fournit le cadre dans
lequel s’inscrivent les normes. Elle se prolonge ensuite avec l’étude de l’éducation qui ne se
limite pas à l’application de cette méthode mais prescrit l’établissement de normes morales
nécessaires à l’inscription des hommes et de leurs sociétés dans la continuité du système
du monde afin que celui-ci garde son aspect dynamique. Enfin, le domaine social et politique
fournit l’ultime domaine d’analyse de la philosophie deweyenne, et révèle la présence d’un
système politique normatif basé sur la possibilité de sa subsomption au sein d’un système
normatif moral. Cette condition témoigne en dernier lieu de la nécessité pour le pragmatisme
de John Dewey de faire reposer l’ensemble de sa philosophie sur une théologie panthéiste
où la foi remplace progressivement l’esprit de découverte.
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
Première partie : Des faits aux normes
L’émergence d’un discours normatif
I/ La lecture anthropologique de l'histoire
La question de la nature humaine occupe chez John Dewey une place particulière. Il lui
consacre même, outre les articles et les mentions faites ailleurs, un livre entier, intitulé
Conduite et nature humaine (Human Nature and Conduct). Il est donc bien possible
d’envisager une anthropologie deweyenne. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le débat
opposant de nombreux pragmatistes, tel Robert Westbrook, à Richard Rorty concernant
l’importance de l’anthropologie philosophique sur la philosophie politique de Dewey. Il ne
s’agit pas non plus d’en déterminer les aspects afin de la rendre exhaustive et de lui conférer
une certaine cohérence théorique. La présence de cette conception anthropologique se
révèle déterminante en ce qu’elle témoigne d’un changement dans le discours de Dewey.
Comme le résume Joëlle Zask : « ce que Dewey recherche dans la nature humaine n’est
pas un modèle intangible de relations archétypales fournissant les critères et les finalités
morales de la vie humaine associée, mais un modèle expérimental de création du monde,
5
tantôt environnement, tantôt société » .
Lorsqu’il emprunte au registre anthropologique, le discours de Dewey reste souvent
vague et peu clair quant aux repères spatiaux et temporels qu’il convoque. Il se révèle
alors difficile de savoir s’il évoque l’origine, en tant que point de départ historique de
l’évolution aboutissant à la société contemporaine, ou s’il évoque le fondement, intemporel
et plus théorique. Tout d’abord, cette dernière conception s’exprime à de nombreuses
reprises lorsqu’il considère la situation de celui qu’il nomme « homme naturel », « homme
primitif », « homme des temps primitif », ou encore « homme sauvage ». Il cherche
alors à déterminer quelles furent les conditions qui fondèrent la société telle que nous la
connaissons aujourd’hui. Néanmoins, il ne s’étend guère sur le sujet et n’aborde jamais que
les points qui lui semblent essentiels pour comprendre la psychologie humaine de l’homme
contemporain. Ainsi, selon lui la « question fondamentale » est de savoir « comment
les éléments constitutifs de cette nature [humaine] sont stimulés et inhibés, intensifiés et
affaiblis ; comment leur modèle est déterminé par leur interaction avec des conditions
6
culturelles » .
Plus que d’élaborer sa propre analyse des fondements de l’histoire humaine, Dewey
cherche en revanche à éclaircir le rapport qui lie cette lecture à un état donné de la société. A
travers cette mise en abîme, il apparaît que « la conception populaire de la nature humaine
à un moment donné est un reflet des mouvements sociaux qui ou bien ont passé dans les
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ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 4
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DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 35
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L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
institutions ou bien se manifestent contre des supériorités sociales opposées et, partant,
7
ont besoin d’une formulation intellectuelle et morale pour accroître leur pouvoir » .
I .1 - La société
L’origine et le fondement de la société représentent un thème classique de l’anthropologie
et de la philosophie politique. Les réponses qui ont été apportées au problème de la
constitution des êtres individuels en groupe ont grandement différé selon les auteurs et
les écoles philosophiques au cours du temps. Néanmoins, cette question semble toujours
révélatrice des interrogations fondamentales sur l’homme, sa nature, et les relations qu’il
entretient avec son environnement. John Dewey, malgré son refus d’établir une explication
ferme et définitive de la nature humaine, est néanmoins amené à aborder ce sujet dans
Démocratie et Education, lorsqu’il entreprend de jauger la place de l’éducation au sein
des sociétés humaines. Il revient alors aux origines de la société afin de démontrer
que l’éducation y occupe une place nécessaire et une fonction primordiale à son bon
développement.
I.1.A. L’homme et la société
Il entame sa démonstration en la plaçant sur un plan « biologique ». Le monde vivant se
caractérise par le fait qu’il croît et se transforme tout au long de son existence afin de
perpétuer son intégrité. Il utilise pour cela les forces et les éléments qui composent son
environnement et les transforme en outils pour sa propre conservation. En ce sens, « un
être vivant est un être qui, pour assurer le maintien de son activité, soumet et contrôle les
énergies qui, autrement, le dévoreraient. La vie est un processus d’auto-renouvellement par
8
action sur l’environnement » . Or la biologie nous montre que non seulement les individus
meurent mais également les espèces. Il s’opère une forme de sélection naturelle où les
espèces et les êtres individuels les mieux adaptés survivent au détriment d’autres, moins
bien adaptés. De cette perspective darwinienne, Dewey tire la conclusion que « la continuité
de la vie signifie la réadaptation continue de l’environnement aux besoins des organismes
9
vivants » . La relation de l’Homme à son environnement est donc fonctionnelle et demande
une constante réadaptation, afin que cette interaction lui permette de se développer.
Parler de la vie dans un sens général implique également, selon lui, de prendre en
considération les aspects sociaux et factuels qui composent effectivement la vie d’un
individu ou d’un groupe, à savoir « les coutumes, les institutions, les croyances, les victoires
10
et les défaites, les loisirs et les travaux » . Or concrètement, force est de constater que
« chacun des éléments constitutifs d’un groupe social, dans une cité moderne aussi bien
que dans une tribu primitive, naît dénué de tout : sans langage, ni croyance, ni idées,
11
ni règles sociales » . La nature humaine se réduit donc ici à son strict minimum. Les
seules « réalités premières et inéluctables » concernent la naissance et la mort de chaque
individu. L’éducation apparaît donc comme une nécessité pour justifier le contraste entre
7
8
9
Ibid. p. 118
DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 15
Ibid. p. 16
10
11
12
Ibid. p. 16
Ibid. p. 16
Samuel RENIER_2008
Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
l’existence de membres adultes ayant atteint une certaine maturité d’une part et celle de
jeunes membres immatures d’autre part. Par l’éducation, les individus se développent et
deviennent conscients des objectifs et des coutumes du groupe et sont amenés à s’y
intéresser activement.
La société n’existe donc que comme résultat du processus éducatif réunissant ses
membres pris individuellement ; elle « existe grâce à un processus de transmission tout à fait
12
semblable à celui de la vie biologique » . Il justifie la nécessité logique de cette affirmation
en démontrant l’absurdité de son contraire, c’est-à-dire que si les hommes se trouvaient
être immortels, ils n’auraient aucun besoin d’éduquer les nouveaux-nés à moins que ce
13
soit une « tâche motivée par l’intérêt personnel plutôt que par le besoin social » . Or le
caractère fini de la vie humaine rend cette tâche d’autant plus indispensable. En effet, « sans
cette communication des idéaux, des espoirs, des attentes, des critères, des opinions des
membres de la société qui sont sur le point de quitter la vie du groupe à ceux qui y entrent, la
14
vie sociale ne pourrait pas survivre » . Dans le cas contraire, même le groupe le plus civilisé,
s’il n’opérait pas une transmission « authentique et complète », serait voué à régresser vers
un état de « barbarie » puis de « sauvagerie ».
I.1.B. La société organisée et sa perpétuation
John Dewey fait du regroupement des hommes en société une nécessité biologique, non
en vertu de quelque propriété de la nature humaine, mais à cause de l’impératif de survie
qui incombe à chaque espèce et notamment à l’homme dans son dénuement primitif. Les
hommes se regroupent au sein d’une entité sociale qui ensuite doit s’organiser afin de
pérenniser la transmission des savoirs. C’est pourquoi il affirme que « non seulement la
société continue-t-elle à exister par transmission, par communication, mais on peut dire avec
15
raison qu’elle existe dans la transmission, dans la communication » . La communication
implique qu’il y ait quelque chose de commun à partager entre les différents membres.
Une société ne se réduit pas aux simples transmissions interindividuelles qui assurent
l’éducation, comme elle peut avoir lieu dans un cadre privé tel que celui de la famille.
Toute société se définit donc originellement en fonction de valeurs partagées, car « pour
former une communauté ou une société, ils [ses membres] doivent avoir en commun les
objectifs, les croyances, les aspirations, la connaissance – une compréhension commune
16
– une orientation d’esprit semblable » .
17
Même si « le consensus exige la communication » , la communication seule ne fait
pas de tout groupement humain une société ou une communauté. Le fait de vivre ensemble
selon des valeurs communes crée le but et l’identité du groupe, mais il reste encore à
définir la méthode par lequel ce groupe atteint ces valeurs, du fait que « même dans le
groupe le plus social, il y a de nombreuses relations qui ne sont pas encore sociales.
Un grand nombre de relations humaines dans un groupe social sont encore au niveau
12
13
14
15
16
Ibid. p. 17
Ibid. p. 17
Ibid. p. 17
Ibid. p. 18
Ibid. p. 19
17
Ibid. p. 19
Samuel RENIER_2008
13
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
18
de la machine » . Ces relations s’illustrent par exemple dans les relations de pouvoir, de
domination, ou de supériorité technique par lesquelles certains individus en commandent
d’autres. Dans ces actions, seul le but à atteindre importe, et non le moyen par lequel il
est atteint ; la transmission des valeurs ne peut alors pas avoir lieu et l’intérêt n’en est que
rarement partagé.
Pour cela, il faut qu’il y ait une communication véritable entre les parties au sens
19
où « recevoir une communication, c’est avoir une expérience élargie et transformée » .
Cette communication est en fait une formulation de l’expérience du locuteur. Celui-ci doit
se mettre à la place de son interlocuteur, exprimer l’intérêt que celle-ci peut déclencher
chez lui afin de la lui rendre accessible. Ainsi seulement la communication réussit-elle à
transmettre un message et à créer une nouvelle expérience profitable, et pour l’interlocuteur
qui prend conscience de ce fait nouveau qui lui est exposé, et pour l’énonciateur, qui ce
faisant modifie la conscience et l’attitude qu’il entretient envers l’expérience décrite par lui.
« Parler intelligemment de notre propre expérience » fait appel à l’imagination de chacune
des deux parties en présence et transforme le rapport à l’expérience par le discours : « toute
20
communication est de l’art » . De fait, pour John Dewey, « non seulement la vie sociale
est identique à la communication, mais toute communication, et partant toute vie sociale
21
authentique, est éducative » .
I.1.C. L’école comme facteur social primitif
La conscience de cette fonction assignée à la vie en société n’est pas un fait primitif, dans
la mesure où l’éducation « est naturelle et importante, mais [elle] ne constitue pas la raison
22
expresse pour laquelle les hommes se groupent, s’associent » . L’éducation ne représente
qu’un « sous-produit de l’institution », une fin subalterne dont la nécessité n’émerge
que progressivement. Néanmoins c’est par l’éducation, en tant qu’elle transmet les outils
nécessaires à la participation des nouveaux membres à la vie commune, que l’humanité a
réussi à progresser, « en se rendant compte que la valeur ultime de toute institution réside
23
essentiellement dans l’influence qu’elle exerce sur l’homme, sur l’expérience consciente » .
L’école est donc une nécessité, dont les premiers hommes réunis en société se rendent
compte au fil de leurs expériences.
I .2 - La philosophie
C’est suite à la Première Guerre Mondiale, et au terrible bouleversement qu’elle entraîna,
tant dans l’organisation des sociétés humaines que dans la représentation qu’elles s’en
donnent, que John Dewey envisage une « reconstruction en philosophie », selon le titre qu’il
consacre au volume publié en 1920 rassemblant une série de huit conférences prononcées
en février et mars de l’année précédente à l’Université Impériale du Japon à Tokyo.
Cet itinéraire intellectuel s’apparente à ceux d’autres philosophes continentaux, tel Franz
18
19
20
21
22
23
14
Ibid. p. 19
Ibid. p. 20
Ibid. p. 20
Ibid. p. 20
Ibid. p. 21
Ibid. p. 22
Samuel RENIER_2008
Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
24
Rosenzweig , et l’amène à repenser totalement le rôle joué par la philosophie au sein de la
société. Il entame pour cela une « reconstruction », qu’il inaugure en proposant une relecture
plus anthropologique qu’historique de l’apparition et du développement de la philosophie.
I.2.A. L’imagination.
À l’image du développement mentionné précédemment dans Démocratie et éducation, de
quatre ans antérieur, Dewey affirme dès la première ligne du texte le caractère continu de
l’expérience humaine comme inhérent à sa nature : « L’homme préserve ses expériences
25
passées : c’est en cela qu’il diffère des animaux inférieurs » . Bien que l’homme et l’animal
aient en commun de participer à des expériences, dans un sens très large, seul l’homme
est à même de mettre à profit ses expériences grâce à la faculté de mémorisation qu’il
possède. Il garde donc une trace de ses expériences qu’il peut ensuite se remémorer. C’est
ainsi qu’il en vient à conférer à son univers une signification particulière, symbolique, en lien
26
avec l’expérience passée. Ainsi conçu, « l’homme est un être de mémoire » , mais cette
faculté ne s’applique cependant pas de manière mécanique, au sens où la remémoration
n’est jamais littéralement identique. Le souvenir est donc « une expérience de substitution ».
De cette inadéquation du souvenir à l’expérience passée, Dewey en déduit la faculté
créatrice de l’homme, à travers l’expérience de narration se déroulant dans le souvenir
et son expression. En cela, « la vie primordiale de la mémoire n’est pas consacrée à
27
l’exactitude du souvenir : elle est fantaisie et imagination » . Toutefois cette capacité
humaine ne prend tout son sens que lorsqu’elle s’entrevoit comme une fin proprement
humaine. Se souvenir est lié à un intérêt, qu’il nomme « intérêt émotionnel de la
redécouverte », dont la fonction est de venir « animer la vacuité de l’instant », afin de faire
du monde environnant l’homme un « monde de suggestivité » qu’il apprivoise en le peuplant
de ses représentations. C’est notamment le cas des animaux, dont il prend exemple pour
illustrer cette personnification des éléments de la nature rentrant en contact avec la vie
de la communauté, qui se retrouvent au centre de nombreux mythes, cultes et légendes
anciennes.
Cette tendance représente un des traits les plus fondamentaux de la nature humaine
au sens où « la conscience de l’individu moyen (…) est façonnée par le désir plus que par
28
l’intellection, l’enquête ou la spéculation » . L’homme, malgré la représentation qui s’est
aujourd’hui imposée n’est pas, selon Dewey, un être qui se caractérise par ses occupations
ou son travail. Du fait de cette « nature humaine qui est, quant à elle, indisciplinée », l’homme
se construit avant tout dans le rêve, il « vit dans un monde de rêve organisé selon des
29
désirs qui, réalisés ou frustrés, lui donnent sa matière » . En conséquence, il est inexact et
absurde de faire de ses représentations initiales des « ébauches d’explications scientifiques
du monde », dont la rationalité humaine serait la pièce maîtresse, et qui auraient ensuite
donné naissance à la philosophie comme système d’explication rationnel du monde. « Les
24
Voir l’apostasie de l’idéalisme hégélien effectuée par ce dernier dans L’étoile de la rédemption, par rapport à sa thèse sur Hegel
et l’Etat, suite à son expérience dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale.
25
26
DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 39
Ibid. p. 39
27
28
29
Ibid. p. 40
Ibid. p. 42
Ibid. p. 42
Samuel RENIER_2008
15
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
matériaux dont la philosophie est finalement sortie […] sont poésie et théâtre plus que
30
science » .
I.2.B. Le savoir pratique
La philosophie est donc un trait essentiel de l’homme. Néanmoins, elle n’est pas
immédiatement philosophie au sens de discipline organisée et doit auparavant passer par
deux étapes successives, avec en premier chef la confrontation au savoir pratique. Si
l’imagination et la suggestion représentent bien un trait caractéristique de l’homme, elles
doivent en outre faire place à l’attention portée aux « faits réels du monde extérieur ». Par
l’observation de l’environnement, l’homme apprend peu à peu ce minimum d’exactitude
imposé par la survie de l’espèce, à savoir que le feu brûle, que les choses lourdes tombent
si on ne les tient pas ou encore qu’il y a une certaine régularité dans le passage du jour à
la nuit. Ces expériences sont considérées par Dewey comme des universaux au sens où
31
« des faits aussi prosaïques que ceux-là s’imposent même à une conscience primitive » .
Il se forme alors un « corpus de principes généraux simples », dont l’utilité réside dans le
savoir-faire qui lui est directement associé, en tant que ce savoir est toujours lié aux travaux
pratiques. Ce savoir pratique possède donc une utilité sociale : il est indispensable à la
bonne poursuite de l’action, justifiant alors que « les idées extravagantes et fantasques sont
32
éliminées parce qu’elles se trouvent confrontées à l’épreuve des faits » .
Néanmoins, ces croyance ne disparaissent pas totalement, mais semblent coexister
avec le savoir positif, comme en témoignent divers exemples fournis par Dewey en ce sens.
Ainsi en est-il du marin, qui peut continuer à « considérer le vent comme la manifestation
33
inévitable des caprices d’un esprit » , mais à condition de connaître par ailleurs, les
principes mécaniques nécessaires au bon pilotage du navire en fonction du vent et de sa
force. Grâce aux techniques ainsi acquises, les connaissances se complexifient et « le sens
34
commun acquiert un savoir sur la nature dans lequel la science prend son origine » , au
sens où se met progressivement en place une « habitude expérimentale ».
I.2.C. La philosophie comme norme sociale
Le second processus nécessaire à l’avènement de la philosophie concerne l’entreprise
de « consolidation des histoires, des légendes et des mises en scènes qui les
35
accompagnent » . Cette étape marque le passage de l’expérience sous sa forme
individuelle à une expérience concernant toute la société. Cette « généralisation à
usage social » concerne les expériences qui sont susceptibles d’intéresser et d’impliquer
l’ensemble du groupe, « jusqu’à devenir représentative et typique de la vie affective de
36
la tribu » . L’histoire devient ainsi tradition et se transmet au fil des générations. Ce
processus est alors le support d’une normativité primitive ; « la tradition qui alors prend forme
30
31
32
Ibid. p. 44
Ibid. p. 45
33
34
35
36
16
Ibid. p. 42-43
Ibid. p. 45
Ibid. p. 45-46
Ibid. p. 43
Ibid. p. 43
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
37
devient une norme à laquelle la suggestivité et l’imagination individuelle se conforment » .
L’imagination se trouve par là encadrée à travers la vision du monde qu’élabore la
communauté, à la fois consciemment par son institutionnalisation dans l’éducation, mais
également inconsciemment par l’adaptation progressive des pensées individuelles aux
croyances propres de la communauté. Ici s’opère donc un mouvement dialectique qui, sur
la base des croyances forgées individuellement, établit des normes sociales, s’appliquant
ensuite dans le cadre des existences individuelles de chacun. Ainsi, « des idées incidentes
38
qui étaient libres se rigidifient et deviennent des doctrines » .
Toutefois, si cette explication fournit bien une justification à l’apparition de la philosophie
en tant que corps de doctrine systématique et unifié, il reste à en étudier la cause. Selon
Dewey, elle est à rechercher dans l’extension de l’emprise du gouvernement. Car si la
mise en commun de croyances résulte bien d’un phénomène inter-individuel de partage, les
échanges privés ne permettent en revanche pas de rendre compte de l’unicité historique
de certaines croyances et de leur imposition au sein d’une société donnée. Il convient pour
cela de reconnaître la « nécessité politique qui conduit le chef à centraliser les traditions et
39
les croyances afin d’étendre et de renforcer son prestige et son autorité » . Cette nécessité
trouve sa source dans la coexistence des deux types de discours que sont le savoir
pratique et sa scientifisation progressive d’une part, et les croyances institutionnalisées
d’autre part. Selon Dewey, « les deux produits mentaux sont maintenus séparés parce qu’ils
40
deviennent l’apanage de classes sociales distinctes » . Les croyances sont accaparées
par les éléments dominants de la société en tant qu’elles contribuent au maintien d’une
classe supérieure, tandis que le savoir sous sa forme pratique est abandonné aux classes
sociales inférieures tels que les ouvriers à cause de l’image négative qu’il véhicule ; l’un
étant associé à l’esprit, l’autre au corps. « [le] savoir de rang supérieur est chargé de révéler
fins et finalités ultimes, ainsi que de remettre à sa place le savoir technique et mécanique,
41
et de l’y maintenir » .
II/. Dans la continuité de la philosophie
« Il y a les penseurs plein d’une piété ancestrale, et il y a les penseurs qui, du
moins envers eux-même, ne semblent pas faire cas du passé dans leur désir
42
ardent de fonder quelque chose de nouveau. »
La philosophie, son histoire, et leur étude ont toujours représenté un pôle important
des recherches de Dewey. Dès 1887, il publie un Exposé critique des Nouveaux Essais
sur l’Entendement Humain de Leibniz, (Leibniz's New Essays Concerning the Human
Understanding: A critical exposition), ce qu’il renouvelle en 1910 avec un recueil de ses
articles intitulé L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais (The Influence of
37
38
Ibid. p. 43
Ibid. p. 43
39
40
41
42
Ibid. p. 44
Ibid. p. 46
Ibid. p. 47
DEWEY, John, «Kant After Two Hundred Years », in DEWEY,John, RATNER, Joseph, Characters and Events. Popular
essays in Social and Political Philosophy, New York, Henry Holt, 1929. p. 63 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
17
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
Darwin on Philosophy & other Essays), ou plus régulièrement en publiant des recensions
sur les essais de ses contemporains. Néanmoins, il n’a jamais consacré de livre entier à
l’explication de la pensée d’un auteur, de sa postérité, ou de celle de l’une de ses idées.
Ce constat s’explique par l’attitude de Dewey à l’égard de la philosophie, telle que nous
l’avons défini au chapitre précédent, et de son caractère historique. Comme il l’atteste luimême :
« Selon moi, faire la supposition que la philosophie apportera indéfiniment
une solution aux problèmes et aux systèmes que deux mille ans d’histoire
européenne nous ont légués dénote d’une déplorable stérilité touchant notre
imagination. Lorsqu’on la replace dans le temps long de l’histoire encore à
écrire, la totalité de l’histoire européenne ne représente qu’un épisode isolé…
L’une des tâches majeures attendant ceux qui se nomment philosophes sera de
contribuer à se débarrasser du bric-à-brac inutile encombrant les chemins de
la pensée, afin de continuellement tracer de droites et longues routes menant
vers l’avenir. Passer quarante années à errer en pleine nature, à l’image de notre
situation actuelle, ne constitue pas un destin tragique – sauf si l’on essaye de se
43
convaincre que cette jungle représente en fait la terre promise. »
Rien ne sert, en somme, de se pencher sur l’étude attentive des systèmes de pensées
élaborées par le passé. L’instrumentalisme de la philosophie de Dewey préconise au
contraire de considérer cet héritage philosophique comme autant d’instruments et de clés
ayant servi en leur temps à la résolution de problèmes de sociétés.
Il nous est donc difficile d’opérer une reconstruction des conditions qui furent celles
présidant à l’émergence des ces systèmes, à moins de conférer le simple statut de
conjectures aux conclusions qui en émanent. D’autant plus que l’état des corpus qui nous
est parvenu se révèle souvent incomplet voire elliptique comme c’est notamment le cas des
auteurs de la Grèce antique. En conséquence, Dewey s’attache très rarement à une étude,
ou tout du moins à une restitution, rigoureuse des différents aspects de leurs pensées.
Lorsqu’il aborde un auteur, il traite généralement de ses différents écrits comme un bloc
unifié et significatif. Nous avons donc choisi de nous pencher sur quelques unes des
monographies par lui fournies tout au long de ses écrits pour tenter de dégager le sens de
la lecture qu’il nous en propose.
II .1 - Aristote et les Grecs
Dewey aborde en fait très peu les auteurs grecs dans ses écrits ou alors de manière
relativement diffuse, à l’image d’Aristote que l’on retrouve dans la plupart de ses écrits
au détour d’une page sans que la mention n’en soit plus poussée. Il convoque ainsi
indifféremment Platon, Aristote et les sophistes pour rendre compte de la philosophie
grecque antique. Dans sa conception, ce qui pourrait passer pour un rapide amalgame se
justifie par l’unité de la situation historique et sociale à laquelle se réfèrent ces différentes
pensées : « Platon et Aristote reflètent le sens de la tradition et des habitudes grecques.
43
DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), Contemporary
American Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930. p. 26 [traduction originale]
18
Samuel RENIER_2008
Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
Leurs textes, avec ceux des grands dramaturges, demeurent la meilleure introduction aux
44
idéaux et aux aspirations intimes caractéristiques de la vie en Grèce » .
L’intérêt que Dewey porte à ces auteurs réside dans la fonction historique qu’il leur
attribue ; ces penseurs incarnent en effet le mouvement de constitution d’une doctrine
philosophique à part entière, basée sur une métaphysique. Leurs pensées ont en commun
l’ambition de relier le savoir pratique à une réalité première, idéale, et non immédiate. Mais
nulle mention n’est faite de passages ou de citations précises pour étayer ces affirmations.
On peut seulement supposer qu’il se réfère implicitement à la théorie des idées développée
par Platon à la suite de Socrate, et que l’on retrouve appliquée sous différentes formes dans
la plupart de ses dialogues. En ce qui concerne Aristote, Dewey semble mettre l’accent sur
le complexe hylèmorphique et la réunion qu’opère l’idée de « premier moteur immobile ».
Quant aux sophistes, ils ne sont mentionnés que comme substrat au développement des
deux pensées précédentes.
Si Platon entame ce mouvement d’intégration philosophique d’une réalité
ultramondaine, c’est bel et bien, selon Dewey, Aristote qui parachève la réunification des
pôles de la philosophie. Cette personnification s’incarne dans les mentions faites au stagirite
dans divers passages en tant que représentant d’un certain paradigme grec. Dewey retient
comme traits marquants de la philosophie d’Aristote la rationalisation des entités divines de
la tradition grecque à travers la métaphysique : « du point de vue de la croyance populaire,
45
cela représente son œuvre principale, qui est en même temps une œuvre destructrice » .
Il opère de ce fait la jonction entre la physique et la métaphysique, permettant à la logique
de se développer an tant que « science rationnelle ». La logique fournit la méthode selon
laquelle les objets doivent se conformer, et la science physique peut ensuite étudier les
formes prises par ces objets rationnels, même en mouvement. La contemplation de ces
réalités divines devient alors la source du plus pur bonheur humain, en tant qu’elle instaure
« une communion avec la réalité invariable ». Dewey y voit là les prémisses d’un « idéal
scientifique et d’une vie guidée par la raison. Des fins pouvant se justifier par elles-mêmes
devaient alors nécessairement prendre la place occupée par l’habitude en tant que guide
de conduite. Ces deux idéaux représentent une contribution durable pour la civilisation
46
occidentale» .
Malgré l’apport d’Aristote à la création de la philosophie, Dewey tend à relativiser la
place jouée par celui-ci au sens où la méthode définit par Aristote ne visait pas seulement
la démonstration mais également la persuasion. La logique aristotélicienne n’aurait ainsi
pas pour objet la conquête d’une réalité naturelle mais plutôt l’esprit. Cette logique se
présenterait comme une activité formelle et non essentielle, du fait que « sa méthode (…)
47
n’attachait qu’une très faible importance au capital de vérité qui avait déjà cours » . En
outre, ce formalisme logique ne s’attache pas, selon lui, à la progression du savoir, mais
plutôt à la compréhension de vérités préexistantes, universelles, et de leurs actualisations
dans le monde. Du point de vue deweyen, c’est donc « une logique de la découverte, et non
48
une logique de l’argumentation, de la preuve et de la persuasion » . Sa pratique la rend
44
DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 50
45
DEWEY, John, The Quest for Certainty, in The Later Works volume 4: 1929, Carbondale, Southern Illinois University Press,
1983. p. 13 [traduction originale]
46
47
48
Ibid. p. 14 [traduction originale]
DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 57
Ibid. p. 57
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19
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
fondamentalement individuelle, et non collective et sociale. La transmission du savoir pose
49
donc un problème, qui « consiste à en convaincre quelqu’un d’autre ou à l’enseigner » .
II .2 - Bacon et la révolution scientifique
Francis Bacon représente une étape majeure dans l’évolution de la discipline philosophique
dans la conception que présente Dewey, qui en fait « le grand précurseur de la vie
moderne », le « prophète des tendances actuelles, [il est] une figure majeure de la vie
50
intellectuelle de notre monde », ou encore le « véritable fondateur de la pensée moderne » .
Il convient ici de noter la précision avec laquelle les écrits de Bacon sont pour une fois
mentionnés. Il se réfère ainsi directement à La Nouvelle Atlantide, et implicitement aux
Meditationes Sacrae. De Haeresibus ainsi qu’à Du progrès et de la promotion des savoirs
dont il analyse le chapitre 4 du livre I. L’admiration de Dewey pour Bacon provient de la
« reconstruction intellectuelle » entamée par ce dernier.
L’apport de Bacon débute selon lui avec le célèbre aphorisme des Meditationes Sacrae :
« savoir, c’est pouvoir » (Nam et ipsa scientia potestas est), qu’il considère comme un
« critère pragmatique ». En effet, c’est à partir de cette base que Bacon entame une critique
du corpus scientifique alors disponible, qu’il classifie selon trois catégories, énoncées au
chapitre 4 du livre I de Du progrès et de la promotion des savoirs. Dewey en profite alors pour
rappeler qu’elles sont ces trois genres de savoirs, à la lumière du pouvoir qu’ils engendrent.
Le « savoir précieux » tout d’abord, concerne la culture littéraire alors en pleine expansion
à la Renaissance. Elle ne présente pas d’intérêt au sens où elle contribue seulement « à
l’ornement, à la décoration ; elle n’apportait aucun pouvoir. Cette culture de luxe était
51
ostentatoire » . Vient ensuite le « savoir fantasque », qui se réfère aux sciences ésotériques
telles que l’alchimie ou l’astrologie, alors très répandues. Ce savoir fait l’objet d’une critique
encore plus virulente, car il « imitait la forme du vrai » et que « la corruption du bien est le
52
pire des maux » . Ce second type de savoir présente l’avantage de saisir véritablement le
principe et le but de la connaissance qui se trouve être, selon Dewey, « la maîtrise des forces
naturelles ». En revanche, ce savoir s’engage sur une fausse route en ce qui concerne les
méthodes et les conditions nécessaires à l’accomplissement de ce but, en ce qu’il « égarait
[donc] délibérément les hommes ». Enfin, et ce qui intéresse le plus ici Dewey, le « savoir
chicanier » représente le troisième type de connaissance dans la typologie de Bacon. Il
désigne par là la science traditionnelle qui est parvenue depuis l’Antiquité en passant par
la scolastique, c’est-à-dire l’héritage aristotélicien décrit précédemment. Ce savoir a bel et
bien pour but le pouvoir, mais « le pouvoir sur les autres hommes, et non le pouvoir sur les
53
forces naturelles dans l’intérêt général » . Ce savoir est un moyen de domination, délétère
en ce qu’il encourage la controverse et la division, sous la férule des théologiens notamment
à partir du Moyen-age.
Face à ce tableau résumant l’état de la pensée héritée du moyen-âge, Dewey
rappelle ensuite la contribution de Bacon à la définition d’un renouvellement du savoir,
qui proclame « la supériorité de la découverte de nouveaux faits et de nouvelles vérités
49
50
Ibid. p. 55
51
52
53
20
Ibid. p. 57
Ibid. p. 56
Ibid. p. 56
Ibid. p. 56
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
sur la démonstration de l’ancien ». L’expérience, au sens des « anciens », comprenait
le « raisonnement logique » et « l’accumulation passive de preuves ». Bacon propose
au contraire une « expérimentation active [qui] doit forcer les faits apparents de la
nature à prendre des formes différentes de celles sous lesquelles ils se présentaient
54
habituellement» . Il s’agit pour cela de déterminer quels sont les principes et les lois
scientifiques qui se cachent derrière la réalité naturelle qui s’offre au regard. Dewey résume
alors cette méthode selon ses propres termes lorsqu’il établit que « les secrets de la nature
doivent être soumis à une enquête en profondeur », au moyen d’une « technique d’enquête
55
active et élaborée » . L’importance accordée par lui à la méthode de Bacon se retrouvera
ensuite lorsqu’il tentera de forger sa propre logique, qu’il nommera « théorie de l’enquête ».
Le deuxième élément fondamental de la philosophie baconienne retenue par John
Dewey concerne le rôle jouée par la science dans une perspective sociale, lorsqu’il énonce
56
« qu’une logique de l’enquête est tournée vers l’avenir » . L’enquête permet de mettre
en question l’héritage que nous lègue le passé et de porter un regard critique sur celuici. La vérité ancienne vaut alors comme support à partir duquel va pouvoir être bâtie la
vérité nouvelle. La science devient en ce sens « une invasion de l’inconnu ». Or l’individu
ne peut mener à bien cette tâche solitairement à moins de tisser une toile faite de ses
propres erreurs : « pour Bacon, l’erreur a été introduite et entretenue par des influences
sociales, et la vérité doit être découverte par des instances sociales organisées à cette
57
fin » . C’est pourquoi Dewey rappelle finalement la « prophétie » faite par Bacon dans La
Nouvelle Atlantide d’un Etat dont l’organisation serait tournée vers la réalisation de l’enquête
collective.
II.3 Mill et le libéralisme
Outre Hegel et Darwin, ayant tous les deux joués un grand rôle dans la formation de la
pensée philosophique de John Dewey, mais dont il s’écarte également très tôt, c’est à John
Stuart Mill, et aux philosophes utilitaristes, que Dewey consacre de nombreuses références
tout au long de ses propres travaux. Sa Logique – la théorie de l’enquête se comprend ainsi
comme une allusion à la grande Logique écrite par Mill un demi-siècle avant lui. Il consacre
même un ouvrage entier, composé d’une série de trois conférences, sur Le libéralisme et
l’activité sociale (Liberalism and Social Action). On y trouve la transition qu’opère Dewey
entre l’histoire de la philosophie, dont le terme se rapproche de l’avènement de la sienne,
sa propre philosophie et l’avenir dont il reste encore à écrire l’histoire.
Mill sert en fait d’oriflamme à l’ensemble de la pensée libérale dont il analyse l’évolution
au cours des décennies l’ayant précédé. Selon lui, les utilitaristes avaient raison de vouloir
libérer l’individu des contraintes abusives que fait peser sur lui la société, au sens où
« la conséquence la plus nette de la lutte menée par les premiers libéraux en direction
de l’émancipation des individus vis-à-vis des restrictions que leur imposait l’ancienne
organisation sociale dont ils avaient hérité, fût de poser le problème d’une nouvelle
54
55
56
57
Ibid. p. 57
Ibid. p. 57
Ibid. p. 58
Ibid. p. 60
Samuel RENIER_2008
21
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
58
organisation sociale » . Les libertés individuelles ont grandement profité du renouveau
théorique apporté par le libéralisme. Néanmoins, ceux-ci ont perdu de vue leur objectif
principal, à savoir l’émancipation des individus, lorsqu’ils étendirent ces prérogatives au
domaine économique : « le sens pratique assigné à l’idée de liberté était alors tout
différent. Elle avait pour effet, en dernier lieu, de subordonner l’activité politique à l’activité
économique ; de connecter les lois naturelles avec les lois de la production et de l’échange,
59
et de donner une signification radicalement nouvelle à l’ancienne conception de la raison » .
A travers la liberté politique et économique, ils cherchaient alors à libérer les énergies de
production et de création individuelles afin que chacun puisse bénéficier des avancées ainsi
encouragées pour l’amélioration de son propre bien-être. Il trouve la source de cette idée
chez Adam Smith, pour qui « le bien-être social progresse grâce à l’effet cumulatif, bien
que non planifié par avance, de la convergence d’une multitude d’efforts individuels qui
accroît les commodités et les services mis à la disposition collective des hommes, et de
60
la société » .
La période durant laquelle se développe le libéralisme correspond également aux
débuts de l’industrialisation. Or celle-ci contribue à modifier considérablement le paysage
social de XIXème siècle, au propre comme au figuré. La liberté d’entreprise a ainsi permis à
l’économie de se développer, mais dans un sens différent de celui annoncé par les premiers
libéraux. Au lieu de profiter au plus grand nombre, cette libération n’a en fait servi qu’à créer
les conditions permettant à certains de profiter des inégalités croissantes dans la société
d’alors. Au sein de la tradition libérale, Mill se voit accorder un traitement de faveur par
Dewey du fait qu’il se place à la charnière entre la première version du libéralisme et la
prise en compte progressive des effets de l’industrialisation dans la doctrine libérale. Avec
lui, « le problème de la démocratie devient le problème de la forme que revêt l’organisation
sociale, s’étendant à tous les domaines de la vie, au sein de laquelle les droits individuels
ne doivent pas se contenter d’être vaguement libérés de leur contrainte mécanique externe,
61
mais nourris, soutenus et dirigés » .
Le libéralisme prend alors un deuxième sens, plus approfondi mais en opposition avec
son sens originel sur la question de l’étendue des pouvoirs étatiques. Selon Dewey, le
libéralisme se démarque du laisser-faire pour soutenir l’action positive de l’Etat dans le
domaine politique et social. Ce « libéralisme renaissant doit désormais se radicaliser, au
sens où cette radicalité désigne la perception de la nécessité des changements à l’œuvre
dans la construction des institutions et dans les autres activités nécessaires à l’avènement
62
et à l’établissement de changements » . Pour cela, plusieurs moyens sont requis, parmi
lesquels la reconnaissance de la méthode de l’intelligence afin que soit bien compris l’intérêt
de la coopération dans une finalité individuelle, le développement de l’éducation servant de
relais à la méthode de l’intelligence, ou encore la socialisation de l’économie. Ce dernier
point ne représente pas un renversement idéologique mais au contraire tend à conférer
au libéralisme le sens concret que celui-ci porte en théorie. C’est pourquoi « nous devons
58
DEWEY, John, Liberalism and Social Action, in The Later Works volume 11: 1935-1937, Carbondale, Southern Illinois
University press, 1983. p. 23 [traduction originale]
59
60
61
62
22
Ibid. p. 9 [traduction originale]
Ibid. p. 9 [traduction originale]
Ibid. p. 25 [traduction originale]
Ibid. p. 45 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
faire basculer la perspective et voir que l’économie socialisée représente, en dernier lieu,
63
un instrument au service du développement d’individus libres » .
John Dewey opère à travers le libéralisme un glissement conceptuel de première
importance au sens où il passe de la philosophie à l’histoire de la philosophie, et de
l’histoire de la philosophie à l’histoire en tant que discipline. La philosophie politique qu’il
esquisse rapidement à propos du libéralisme postule donc que la théorie, dans son aspect
philosophique, ne peut servir de base à l’établissement d’un discours normatif. Ou plutôt que
l’histoire factuelle doit nécessairement venir suppléer l’histoire des idées, sans supprimer
celle-ci, afin de lui conférer une portée pratique immédiate. Toutefois, si le libéralisme sert de
médiateur à ce changement de perspective, il ne peut en représenter l’objet du fait qu’il reste
un mouvement philosophique appartenant lui-même à la tradition intellectuelle. Dewey se
trouve par conséquent dans l’obligation de trouver une source alternative à partir de laquelle
établir sa propre théorie politique.
III/. L’héritage jeffersonien
Dans ses écrits, John Dewey se penche peu sur l’histoire factuelle et précise des temps qui
l’ont précédé. S’il aborde l’évolution des sociétés de manière globale comme nous l’avons
vu précédemment, il n’accorde en revanche que peu d’intérêt à l’étude historique, sauf en ce
qui concerne l’histoire contemporaine, qu’il analyse à la lumière de ses propres conceptions,
et à laquelle il participe ainsi. Toutefois, cette règle fait exception en ce qui concerne Thomas
Jefferson, dont il recueille et présente les pensées dans un livre, Les pensées vivantes
de Thomas Jefferson(The Living Thoughts of Thomas Jefferson), ainsi qu’un chapitre de
Liberté et culture intitulé « la démocratie et l’Amérique ».
Bien qu’un siècle environ sépare la naissance des deux hommes, ce rapprochement
présente une certaine cohérence tant les ressemblances sont nombreuses entre les deux
penseurs. Jefferson est aujourd’hui principalement connu en tant que rédacteur de la
Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, et que troisième
président des Etats-Unis. Il fut également un intellectuel s’intéressant à de nombreux
domaines, telles que la philosophie, l’agronomie, la botanique ou encore l’architecture.
Cette diversité alliant aspects pratiques et théoriques est certainement à la source de
l’attention portée par Dewey à ce père fondateur de la nation, dont il affirme qu’il « était le
plus universel des êtres humains parmi ses contemporains d’Amérique et éventuellement
64
d’Europe aussi» . Cet éclectisme trouve un échos particulièrement favorable chez Dewey
pour qui le caractère continu de l’expérience ne devrait pas imposer de division au sein de
la relation de l’homme envers son environnement. D’autant plus que cette continuité trouve
chez chacun son incarnation dans une refondation de l’éducation, qui est mise en pratique
à travers la création de l’Université de Virginie selon ses plans pour Thomas Jefferson, et
celle de l’Ecole Laboratoire de l’Université de Chicago pour John Dewey.
Hormis ces ressemblances concernant les vies respectives de Dewey et Jefferson, de
pair avec quelque accointance dans le domaine des idées, il convient ici de s’interroger
sur la place jouée par l’intégration de cette monographie historique au sein de la pensée
63
64
Ibid. p. 63 [traduction originale]
DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,
1963. p. 13 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
23
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
développée par John Dewey. Alors que le discours philosophique de Dewey se pare,
avec les lectures anthropologiques et philosophiques, des atours de la normativité dans
la sélection qu’il opère et qu’il met en forme, la philosophie deweyenne n’est toujours
pas fondée à intégrer un discours normatif, au sens où ces deux genres de savoir sont
successivement discrédités par sa conception instrumentaliste de la connaissance.
A l’exception d’un pamphlet présentant un Aperçu sommaire des droits de l'Amérique
britannique, écrit en 1774 et destiné aux délégués de Virginie du premier Congrès
Continental, Thomas Jefferson n’a jamais publié d’ouvrage de son vivant. Sa pensée nous
est aujourd’hui connue grâce aux milliers de lettres qui nourrissent sa correspondance
et qui se trouvent regroupées dans des sélections thématiques opérées après sa mort.
Tel est notamment l’objet du petit livre que lui consacre John Dewey, où il présente un
choix de lettres dont les extraits sont juxtaposés selon qu’ils s’apparentent à la philosophie
politique, l’économie politique, la religion, le progrès humain, l’éducation ou encore l’histoire
contemporaine.
L’ordonnancement des textes de Jefferson prend chez Dewey une signification
particulière, qui en fait plus qu’une simple présentation historique, une représentation de
l’histoire vue à travers le prisme du pragmatisme. Dewey affirme ouvertement sa prétention
au début du chapitre VII de Liberté et culture, qu’il introduit par ces mots : « je ne m’excuse
pas d’ajouter à ce chapitre ce qui va être dit au nom de Thomas Jefferson. Car il fut le
65
premier des modernes à énoncer en termes humains les principes de la démocratie » .
Conscient de la difficulté de cette entreprise, il prend néanmoins la précaution d’énoncer
quelques caveats préliminaires :
Dewey prend ensuite grand soin de séparer les idées personnelles de Jefferson et les
siennes propres, et définit pour cela trois axes majeurs dans la pensée jeffersonienne : tout
d’abord, les fins de la démocratie et les droits de l’homme ; puis, les droits des Etats contre
le pouvoir fédéral ; et finalement, la question de la propriété. Il s’agit alors de comprendre la
signification de ce découpage théorique en d’en élucider la portée relativement aux idées
propres à la philosophie de John Dewey.
[
III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme.
Selon Dewey, l’essence de la pensée de Jefferson repose sur une affirmation de type
moral, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents et inaliénables de
66
la nature humaine » . Il identifie ici l’affirmation de l’existence d’un créateur bienveillant,
qui se retrouve également dans les premiers mots de la Déclaration d’Indépendance,
dont Jefferson fut l’un des rédacteurs, qui débute ainsi : « ces vérités sont évidentes par
elles-mêmes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés par le Créateur
de droits inhérents et inaliénables ; que parmi ces droits il y a la vie, la liberté et la
67
poursuite du bonheur » . Placer la garantie des droits individuels sous l’autorité d’un credo
théologique révèle néanmoins quelques difficultés de nos jours, et il paraît préférable à
Dewey d’entendre ces droits naturels comme des droits moraux, afin de leur conserver une
validité et une actualité. Il faut pour cela substituer au concept de Nature celui de « buts
65
66
67
24
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 169
Ibid. p. 170
Ibid. p. 170
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
idéaux, de valeurs idéales à réaliser, - buts qui, bien qu’idéaux, ne sont pas situés dans
les nuages mais sont soutenus par quelque chose de profond et d’indestructible dans les
68
besoins et les exigences du genre humain » . Les droits de l’homme trouvent donc leur
fondement non dans la théologie ou dans le déisme qui pouvait être celui de Jefferson,
mais plus profondément et dans le prolongement de la conception de celui-ci, ils se trouvent
reposer sur l’érection de valeurs morales humanistes.
Dewey revient ensuite sur la signification précise à donner au concept de droits de
l’homme, en relation avec la perspective démocratique de Jefferson. Il précise que dans
la première citation, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents et
inaliénables de la nature humaine », il convenait d’entendre que « c’étaient les fins de la
69
démocratie, les droits de l’homme – non des hommes au pluriel, - qui sont immuables » .
Cette précision s’avère lourde de conséquences, car elle introduit une distinction entre les
fins et les moyens par lesquels la démocratie se réalise. Selon Dewey, seuls les buts et
les valeurs morales doivent demeurer inchangés au sens où ils concernent toute société
humaine. A l’inverse, les formes que revêt la société et les mécanismes qu’elle produit pour
atteindre ces objectifs ne doivent pas eux rester fixes, à moins de se mettre en contradiction
avec l’esprit de la pensée jeffersonienne. Ce dernier explicite clairement son point de vue
lorsqu’il le lie au progrès de la société et de l’être humain : « je sais que les lois et les
institutions doivent aller la main dans la main avec le progrès de l’esprit humain… Lorsqu’on
fait des découvertes nouvelles, que des vérités nouvelles sont révélées, que les manières et
les opinions changent avec le changement de circonstances, les institutions aussi doivent
70
changer et marcher avec l’allure du temps » . Il ajoute ensuite que « chaque génération
a le droit de choisir pour elle-même la forme de gouvernement qu’elle croit le mieux
71
conduire à son bonheur » . Ce principe empêche donc théoriquement toute « idolâtrie de la
Constitution telle qu’elle a été assidûment cultivée » ou encore, permet de mettre en cause
et de redéfinir les modalités et les mécanismes mettant en œuvre le droit de vote.
Sur ce sujet, Dewey opère très nettement une relecture de Jefferson, qui bien qu’elle
ne lui soit pas infidèle, présente tout de même des changements vis-à-vis de la pensée
jeffersonienne. C’est ce qu’observe notamment Milton R. Konvitz, dans « La révision de
Jefferson par Dewey », où il décèle une « ambiguïté », voire une contradiction, dans les
propos de Jefferson qui se trouve gommée dans la version qu’en présente Dewey. Dans
la pensée de Jefferson, se trouvent à la fois « une foi dans les potentialités de la nature
humaine tant que l’Etat ne lui fait pas sentir son oppression, et la conviction que l’économie
72
et certains autres aspects de la culture génèrent des institutions libres ou aliénées » .
Ce conflit concerne le rôle joué par l’Etat dans le développement humain, entre un Etat
minimal garant des libertés et un Etat protecteur contrecarrant les effets délétères de
l’industrialisation et de l’urbanisation. Dewey rejette tout d’abord la séparation de l’individuel
et du social, qu’il considère sur le même plan et en interaction, là où Jefferson considérait
l’homme individuellement, et dans son rapport à Dieu et dans la possession de droits
naturels. De ce fait, la contradiction entre une nature humaine préexistante et à conserver
d’une part, et les conditions politiques qui opèrent un changement continu d’autre part, n’a
68
Ibid. p. 170
69
70
71
72
Ibid. p. 171
Ibid. p. 171
Ibid. p. 171-172
KONVITZ, Milton, « Dewey’s Revision of Jefferson », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey: Philosopher of Science and
Freedom, New York, The Dial Press, 1950. p. 167
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25
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
plus lieu d’être. Bien que les principes défendus par les deux hommes soient identiques,
à savoir la liberté politique, Dewey réactualise la pensée de Jefferson en substituant au
fondement théologique, une utilité morale qui se réalise dans la liberté d’enquêter et l’action
collective pacifique des citoyens pour le progrès.
III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral.
Le second aspect de la pensée de Thomas Jefferson que choisit d’aborder John Dewey
concerne le droit des Etats confédérés vis-à-vis du pouvoir fédéral, de l’Etat central. A
cet égard, il semble plus confiant quant à le fermeté de la position de Jefferson, c’est-à73
dire « sa crainte en général des empiètements gouvernementaux sur la liberté » . Cette
lutte se retrouve au cœur de l’action politique de Jefferson, qui milita activement contre
le fédéralisme et son représentant en la personne d’Alexander Hamilton. Toutefois, plus
que sur la défense particulière du droit des Etats confédérés, Dewey met l’accent sur la
différence d’échelle existant entre les unités politiques à grande échelle et celles existant
à un niveau plus local. Jefferson émet dans ce sens le souhait de voir se réaliser une
« organisation politique générale sur la base de petites unités, organisation assez petite
pour que tous ses membres pussent être en communication directe les uns avec les autres
74
et prendre soin des affaires de la communauté » .
Ces considérations le rapprochent sensiblement de la philosophie des Lumières
française, à l’image de Rousseau qui, dans le chapitre IX du livre II du Contrat Social,
établir que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit Etat est
75
proportionnellement plus fort qu’un grand » ou encore au chapitre V des Considérations
sur le Gouvernement de Pologne, « [qu’]il faudroit des facultés plus qu’humaines pour
76
gouverner de grandes nations » . Les détracteurs de Jefferson ont, en leur temps, fait
porter leurs diatribes sur cette influence française en l’accusant d’être un « collaborateur
actif de l’athéisme gaulois, de la débauche et de l’anarchie ». Dewey présente par contraste
un point de vue plus sceptique quant à l’influence exercée par la philosophie française sur
Jefferson. Même si ce dernier y passa une partie de sa vie en tant qu’ambassadeur, qui plus
est pendant la période révolutionnaire, Dewey estime que «sans conteste, toutes les idées
politiques propres à Jefferson (à l’exception d’une seule) furent formulées par lui avant qu’il
77
ne vienne en France » . Il rappelle pour cela que « Rousseau n’est même pas mentionné
78
une seule fois par Jefferson » .
73
74
L’originalité de la pensée de Jefferson par-rapport aux autres philosophes de son temps
est un sujet qui préoccupe John Dewey. En revanche, ce dernier utilise à nouveau Jefferson
comme substrat au développement de ses propres réflexions sur l’évolution de la société.
Plus précisément, Jefferson sert de repère, « [d’]indication d’un des plus sérieux problèmes
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 173
Ibid. p. 173
75
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964.
p. 386
76
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la pléïade, 1964. p. 970-971
77
DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,
1963. p. 23 [traduction originale]
78
26
Ibid. p. 23 [traduction originale]
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
actuels de la démocratie ». Le problème d’échelle politique pointé par Jefferson prend
chez Dewey la signification d’un problème d’échelle sociale : « la terrible impersonnalité du
mouvement brutal des forces actuelles » ou, dit autrement, « la manière dont les individus
aujourd’hui sont saisis par d’immenses forces dont ils ne peuvent influencer en rien les
79
actions et les conséquences » . Les forces économiques, ici visées, sont accusées d’avoir
distendu le lien social et d’avoir rendu plus flous les intérêts et les buts de la vie en société.
Cette idée se trouve déjà exprimée quelques années auparavant dans Le Public et ses
Problèmes lorsqu’il énonce que « les maux qui rapportés à l’industrialisme et à la démocratie
de manière non critique et sans discernement pourraient être référés plus intelligemment au
fait que les communautés locales se sont disloquées et désorganisées. (…) La démocratie
80
doit commencer à la maison, et sa maison est la communauté de voisins » . Le vrai
problème qui se pose alors consiste à articuler le caractère extensif des associations
humaines à grande échelle avec le caractère intensif de celles existant sur le plan local.
Dewey évoque, à titre de solution, la possibilité de voir naître des « intermédiaires locaux
81
de communication et de coopération » afin que des groupes ayant une base fonctionnelle
remplacent peu à peu ceux constitués uniquement sur la proximité géographique locale.
III.3. La propriété.
Le dernier aspect de la pensée de Thomas Jefferson abordé par John Dewey concerne la
propriété. Lorsque, dans la Déclaration d’Indépendance, il situe « la poursuite du bonheur »
comme un droit de l’homme, Jefferson ne fait pas allusion à l’activité économique. Cet
eudémonisme signifierait plutôt « le droit de tout être humain de choisir sa carrière, d’agir
selon son choix et son jugement, libre des restrictions et des contraintes imposées par
82
la volonté arbitraire d’autres êtres humains » . Selon Dewey, ce point marque la rupture
de Jefferson avec la philosophie de John Locke, qui affirme dans le Deuxième Traité du
Gouvernement, que « la terre et tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes pour
83
l’entretien et le réconfort de leur être » . Le droit de propriété n’est pas un droit moral
inhérent à la nature humaine que l’Etat serait obligé de protéger mais un droit positif, créé
par le contrat social institué entre les membres de la société.
Lorsque le droit de propriété entre en conflit avec les droits naturels individuels, ceuxci doivent se voir accorder la suprématie en toutes occasions. Le droit de propriété peut
en certains cas apparaître comme une violation du droit à « la poursuite du bonheur »,
notamment quand la propriété se transmet au fil des générations. Les êtres naissant et
croissant au sein de la société ne sont en conséquence pas dotés de la même capacité à se
réaliser et à poursuivre le bonheur à partir du moment où certains possèdent une situation
confortable tandis que d’autres ne disposent pas de moyens suffisants. On trouve bien
chez Jefferson une « crainte de la richesse concentrée et un désir positif d’une distribution
84
générale de la richesse sans grands extrêmes dans l’une ou l’autre direction » qu’il
apparente à un processus révolutionnaire. Néanmoins, cette révolution renvoie moins à une
79
80
81
82
83
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 174
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 201-202
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175
Ibid. p. 176
LOCKE, John, Deux traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1997. p. 152
84
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175
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L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
forme de pré-socialisme qu’aux conclusions tirées de l’observation prolongée de la période
révolutionnaire en France,
« car, comme il [Jefferson] put l’observer [en France], si l’Etat nouvellement instauré
se voyait dans l’incapacité d’abolir les lois sur la transmission héréditaire des terres, de
récupérer celles précédemment léguées à l’Eglise, et d’abolir les privilèges féodaux et
ecclésiastiques ainsi que tous les monopoles, le changement de régime étatique se verrait
85
porter un coup fatal avant même d’avoir commencé. »
Pour Dewey, l’intérêt de cette conception de la propriété réside dans l’usage social
qui peut en être fait. Alors que de nombreux critiques ont cru trouver en Jefferson l’un des
défenseurs de la propriété privée et de sa transmission à la suite de John Locke, John
Dewey prend acte de la visée égalisatrice mentionnée par l’ancien président pour mettre en
valeur et justifier le rôle de l’intervention étatique dans l’économie. Selon lui, on dénature
les opinions de Jefferson « lorsqu’on dit qu’il y a dans la démocratie jeffersonienne quelque
chose qui interdit à l’action politique d’amener l’égalité des conditions économiques afin que
86
le droit égal de tous au libre choix et à l’action libre soit maintenu » .
Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité de
l’histoire et de la philosophie.
L’intérêt que porte John Dewey à la personne de Thomas Jefferson, tant pour la pensée qu’il
a pu développer que pour son action touchant différents aspects de la société, fait figure
d’exception comparé aux sujets présents de manière récurrente dans l’ensemble de son
œuvre. La proximité intellectuelle et caractériel rapprochant les deux hommes n’indique pas
seulement une connivence de pensée entre deux hommes militant pour des fins similaires.
De la part de Dewey, elle appelle une instrumentalisation, dans un sens moralement neutre,
qui se veut la réactualisation d’une pensée peu ou mal connue afin de lui conférer un sens
pratique dans le cadre de la société contemporaine. Le cas de l’amovibilité des instituions
politiques illustre au plus haut point cette connivence, que Dewey tire de la lecture de
Jefferson, « les lois et les institutions doivent aller la main dans la main avec le progrès
87
de l’esprit humain » , et qu’il réintroduit dans sa propre théorie normative : « Plutôt que
de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines
institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des
88
projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles » .
Il s’agit ici d’un patronage, que Dewey recherche chez Jefferson, afin d’appuyer ses
propres affirmations. Le chois d’un des pères fondateurs de la nation américaine n’est alors
pas neutre, et révèle la volonté deweyenne d’inscrire sa philosophie dans la continuité de
la tradition politique américaine. Sa philosophie de la continuité intègre en cela un aspect
historique, qu’elle place à la charnière de la description et de la prescription qu’elle juxtapose
85
DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,
1963. p. 24 [traduction originale]
86
87
88
28
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 176
Ibid. p. 171
DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]
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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif
au sein de son discours. La normativité du discours philosophique se trouve naturalisée par
ce processus, qui l’associe irrémédiablement aux expériences passées. Au même titre que
la relecture des philosophes libéraux du XIXème siècle, sa relecture de Jefferson achève
de justifier la présence d’un discours philosophique normatif au sein de sa philosophie, bien
que celui-ci se présente sous les traits de la continuité.
Joëlle Zask y voit outre une nécessité concernant la nature du discours philosophique
de John Dewey, un impératif relatif au contenu normatif même de ce discours, au sens
où « la seule manière de justifier cette foi de manière préalable est de la retrouver
dans la tradition politique américaine pour y repérer la condition de possibilité même
89
de la continuité de l’expérience américaine » . Dans cette phase de transition s’opère
un double mouvement concernant le statut de la philosophie deweyenne : en même
qu’elle acquiert son caractère normatif, la philosophie politique de Dewey s’éloigne du
caractère universel qu’elle souhaitait conférer à ses propos. La solution philosophique
qu’il adopte avec l’intégration de la tradition politique américaine comme support de
sa pensée sociale réduit la portée de ses propos. Ceux-ci ne peuvent valablement
s’appliquer qu’à la situation qui est celle des Etats-Unis, voire de manière extensive et
peu rigoureuse à celle des pays occidentaux dont l’héritage historique ne diffère que
légèrement. En aucun cas ils ne peuvent servir de base à la réflexion politique de pays
éloignés, culturellement et historiquement, des traditions politiques américaines, à moins
d’importer une solution inadéquate aux problèmes particuliers en présence dans ces
sociétés. Normatif mais non universel à cause de ses antécédents historiques, ce discours
philosophique se veut néanmoins dynamique et porteur de conceptions normatives se
détachement progressivement de ma tradition pour assurer l’évolution de la société, dont
il reste maintenant à évoquer les dispositions concrètes et logiques, une fois mises au jour
les conditions de sa possibilité.
89
ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 118
Samuel RENIER_2008
29
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
Deuxième partie : Des normes dans le
discours au discours sur les normes
I/ . La définition de la normativité méthodologique
L’histoire constitue le cadre dans lequel s’inscrit la société. La définition des buts politiques
s’entend dans la continuité des expériences passées. Ce processus doit, pour être mené à
bien, se défaire de toute prétention fixiste et universelle et au contraire prendre la mesure
des problèmes sociaux auxquels il tente d’apporter une solution. Cet aspect constitue le
premier volet d’une conception normative chez John Dewey au sens où il opère la transition
entre une lecture descriptive des événements et la recherche de normes. La normativité
s’inscrit au cœur du discours philosophique de Dewey, et annonce en cela l’émergence
d’une philosophie politique. Celle-ci s’entend à la fois comme l’étude des aspects pratiques
du fonctionnement de toute société, mais également comme l’émission d’un discours
normatif substituant ce qui devrait être à ce qui est et préconisant des solutions destinées
à faire advenir un changement vers l’amélioration des conditions d’existence.
La philosophie politique se démarque de la science politique ou des sciences du
gouvernement, car elle possède une prétention à dépasser le particularisme des situations
politiques singulières afin de les subsumer au sein d’un modèle théorique intemporel. Or
Dewey réfute précisément cette prétention au sens où elle serait sans fondement, à partir
du moment où « Elle [la prétendue fixité de la structure de la nature humaine] n’émet
90
aucun avis sur la politique qu’il est avantageux de suivre » . Les penseurs appartenant
à la tradition de la philosophie politique s’avèrent même, dans son opinion, dangereux, à
l’image de Hobbes dont « plus d’un écrivain a montré la ressemblance entre son Léviathan
91
et l’Etat totalitaire nazi » ou Hegel du fait que « l’esprit racial germanique incarné dans
l’Etat allemand [pendant le IIIe Reich] est, à tous égards pratiques, un substitut adéquat de
92
l’Esprit absolu hégélien » .
John Dewey semble donc se trouver face à un dilemme lorsqu’il envisage un
élargissement de sa pensée à l’échelle politique, et non plus seulement individuelle
ou confinée au cercle scolaire. La solution réside alors dans la recherche d’un critère,
d’une norme à même de diriger l’action politique, quelques différentes que soient les
sociétés, sans pourtant imposer un modèle de fonctionnement qui leurs soit hétérogène. Ce
déplacement l’entraîne à rechercher cette norme sociale non plus dans les buts ou les fins
à assigner à la société politique mais dans la méthode par laquelle celle-ci peut les établir
et ensuite les atteindre. Il se tourne pour cela vers le modèle que fournit la science à travers
le processus de l’enquête.
90
91
92
30
DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 123
Ibid. p. 121
Ibid. p. 133
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie.
La théorie de la connaissance occupe une place particulière dans la philosophie de
John Dewey. Elle date principalement du début de sa carrière et de son intérêt pour la
psychologie, dans le sens pré-freudien alors prévalent à la fin du XIXe siècle de science
des processus cognitifs. La philosophie politique n’était pas encore, à cette époque, au
centre de ses préoccupations comme elle put l’être à partir de la Première Guerre Mondiale
et jusqu’à sa mort. Cette théorie de la cognition reflète plutôt la nécessité d’apporter une
redéfinition de la connaissance humaine qui échappe aux travers à la fois de l’empirisme,
dont l’assertabilité représente la principale limite, et de l’idéalisme, dont la systématicité
l’éloigne de l’aspect pratique de la philosophie. Le but de Dewey consiste à donner une
assise solide à sa théorie de l’expérience humaine en lui conférant un ancrage substantiel
dans le mode de raisonnement naturel de l’homme, comme en témoigne le titre de l’ouvrage
qu’il publie en 1910, sobrement intitulé Comment nous pensons.
I.1.A. Le processus cognitif.
Dans cet ouvrage, Dewey prend pour point de départ l’analyse de raisonnements simples
et qui peuvent se produire lors de situations banales quotidiennes chez un être humain
ordinaire. Il distingue trois types majeurs selon lesquels répertorier une « expérience
réflective (réfléchie) ». Tout d’abord la « délibération pratique », concerne les raisonnements
de type pratique nécessitant une réadaptation face à une difficulté pratique, telle que le
choix du transport à adopter pour rejoindre un lieu de rendez-vous éloigné dans un temps
restreint. Le sujet hésite entre les différentes hypothèses qui s’offrent à lui et finit par
opter pour l’un des moyens de transport au terme de corrélations non nécessairement
logiques. Cela permet d’observer « comment chacun de nous pense à l’occasion de faits
ordinaires de la vie ; ceux-ci et la façon dont ils stimulent l’intérêt restent dans les limites
93
de l’expérience commune » . Dewey présente ensuite la seconde catégorie, qui concerne
« la réflexion au sujet d’une observation ». Dans ce cas de figure, le sujet observe un fait
qui lui semble nouveau et auquel il ne peut immédiatement apporter de solution pratique,
tel que la découverte d’une perche en forme de hampe à l’avant d’un bateau, qui après un
court raisonnement par analogie s’avère être une indication de direction à l’usage du pilote
du bateau. Cette seconde catégorie diffère de la première en ce qu’elle met en scène un
« problème [qui] n’est pas directement en rapport avec les intérêts habituels du sujet, il est
une conséquence indirecte de son activité et, par cette raison, s’appuie sur un intérêt un
94
peu théorique et platonique (impartial) » . Enfin, la dernière catégorie introduite par Dewey
englobe toute « réflexion impliquant une expérience », c’est-à-dire une situation où le sujet
ne possède pas la réponse au problème qui se pose à lui à moins qu’il ne la provoque par
la soumission pratique d’hypothèses ou de cas différents à l’épreuve des faits, à l’image de
l’homme observant des bulles d’air remontant à la surface d’un verre que l’on lave dans une
solution savonneuse. Ce dernier cas diffère de deux premiers du fait qu’il nécessite « un
type de procédé de solution, que, seule, une personne ayant une expérience scientifique
95
antérieure peut découvrir » .
93
94
95
DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 98
Ibid. p. 99
Ibid. p. 98
Samuel RENIER_2008
31
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
A partir de l’examen de ces trois cas distincts de raisonnement ordinaire, Dewey
distingue dans chacun de ces processus cognitif un même schème réflexif se décomposant
en cinq étapes logiquement distinctes : « 1° on se trouve en présence d’une difficulté à
résoudre ; 2° on la localise, on la définit ; 3° une solution possible s’offre ; 4° grâce au
raisonnement on établit les bases de la suggestion ; 5° en continuant à observer et à
expérimenter, on est amené à adopter ou à rejeter cette suggestion, c’est-à-dire à conclure
96
pour ou contre » . Ces cinq étapes constituent l’essence même de tout acte de pensée et se
retrouvent dans chacun des trois types identifiés précédemment. A la différence de nombre
de philosophie de la connaissance issues de la tradition classique, c’est ici la méthode qui
joue le rôle du facteur universel et prescriptif. Les trois types de raisonnement diffèrent en
fait par la signification qu’ils donnent à chacune de ces cinq étapes. A titre d’exemple, la
première étape, concernant « l’existence d’une difficulté », pourra se décliner en : « défaut
d’adaptation des moyens au but » dans le cas de la délibération pratique ; « identification du
caractère d’un objet » dans le cas de la réflexion au sujet d’une observation ; « explication
97
d’un événement non prévu » dans le cas de la réflexion impliquant une expérience . Il
n’existe donc pas, dans cette conception de la pensée réflexive, de discrimination quant aux
moyens employés afin de déterminer son jugement, contrairement à certains philosophes
l’ayant précédé tels Kant ou encore Descartes qui bien que voulant préserver la possibilité
d’une pureté de la connaissance, en écarte néanmoins la plupart des raisonnements ayant
cours quotidiennement et auxquels Dewey redonne une place au sein de l’entreprise
philosophique.
Ces trois types de raisonnement quotidien résument, selon Dewey, la marche de l’esprit
humain. Ensemble, ils forment une « série allant d’un type de réflexion rudimentaire jusqu’à
98
un type plus compliqué » . Toutefois, il convient de ne pas identifier cette ordonnancement
avec une hiérarchisation du savoir, telle que l’on peut la retrouver chez Kant notamment
à travers la dialectique naturelle de l’esprit se débarrassant des affects afin d’atteindre
la pureté du jugement. S’il y a bien une progression de l’esprit possible au sein de
ce schéma, il ne s’agit pas du passage de l’une à l’autre de ces catégories réflexives
mais plutôt de l’apprentissage de l’usage circonstancié et adéquat de l’une ou de l’autre
catégorie, et ensuite de l’importance à conférer à chacune de ces étapes, en fonction de ce
qu’impose la situation pratique. En ce sens, « un esprit formé est celui qui, dans chaque cas
spécial, sait le mieux distinguer la dose nécessaire d’observation, d’idées, de raisonnement,
99
d’expérimentation et qui profite le plus pour l’avenir des erreurs du passé » . La définition
de la méthode réflexive à partir du raisonnement pratique quotidien constitue le premier
pas de Dewey en direction d’une pensée normative, comme il l’atteste à demi-mot en guise
de conclusion : « ce qui importe, c’est que l’esprit s’intéresse à certains problèmes et soit
100
exercé à se servir des méthodes utiles pour les aborder et en chercher la solution » .
I.1.B. La reconstruction éthique.
L’étude de l’histoire de la philosophie mène John Dewey, dans Reconstruction en
philosophie, à constater le besoin d’une reconstruction éthique afin de mettre en accord la
96
97
98
99
100
32
Ibid. p. 99
Ibid. p. 99-101
Ibid. p. 98
Ibid. p. 106-107
Ibid. p. 107
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
société avec l’évolution des savoirs. Alors que la science, en particulier la science physique,
s’est depuis la révolution copernicienne progressivement émancipée du carcan de l’absolu
fixiste, les disciplines morales et sociales sont quant à elles toujours restées dominées
par l’idée que « c’est précisément l’irrégularité des cas particuliers qui rend nécessaire
la direction des conduites par des universaux et que l’essence de l’attitude vertueuse
101
consiste à accepter de soumettre chaque cas particulier au jugement d’un principe fixe » .
Du point de vue du pragmatisme, il est aberrant d’envisager l’antériorité de l’idée sur la
situation concrète, tout comme le physicien doit d’abord passer par une expérimentation
pour dégager quelque idée ou vérité. Selon Dewey,
« la morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer
comme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodes
spécifiques d’enquête et de bricolage […]. L’enjeu pragmatique de cette logique des
situations individualisées est de faire en sorte que l’attention de la théorie se déplace des
102
idées générales vers l’élaboration de méthodes efficaces d’enquête. »
Il poursuit l’analyse entamée à propos du processus cognitif humain, qui consistait à
partir de cas concrets auxquels sont quotidiennement confrontés les hommes pour en tirer
des conclusions, et l’applique désormais aux idées morales : « la situation concrète, dans
sa dimension unique et ultime du point de vue moral, livre son principal enseignement : c’est
l’intelligence et non plus la moralité qui en est le centre de gravité et le pivot. Elle n’abolit
103
pas la responsabilité : elle ne fait que la situer » .
L’enjeu de cette reconstruction se mesure à l’aune du changement qu’elle introduit
par rapport à la tradition de la philosophie morale. Dewey mentionne notamment deux
de ces points de divergence qui représentent selon lui des « conséquences éthiques de
grande importance ». Tout d’abord, la conception pragmatique de Dewey rompt avec la
« distinction entre finalités intrinsèques et finalités instrumentales, celles qui valent la peine
pour elles-mêmes et celles qui n’ont d’importance que comme moyens pour atteindre des
104
biens intrinsèques » . Bien que cette distinction paraisse en soi inoffensive, elle a servi à
justifier nombre d’inégalités de conditions, entre les disciplines de la vie intellectuelle telles
que la religion et l’esthétique vis-à-vis des préoccupations de la vie quotidienne, ou entre
certaines classes d’hommes tels que les esclaves et les travailleurs qui chez Aristote ne
font pas partie intégrante de l’Etat bien qu’ils lui soient hautement nécessaires. Il prend
également l’exemple de l’économie qui, considérée comme une discipline à finalité soitdisant instrumentale, est la cause du « matérialisme brutal de notre vie économique » alors
qu’elle possède également des fins intrinsèques qui peuvent être idéalisées. Cette première
conséquence éthique mène logiquement à la seconde, qui consiste « à se débarrasser une
fois pour toutes de la distinction traditionnelle entre les biens moraux – comme les vertus – et
105
les biens naturels – comme la santé, la sécurité économique, l’art et la science » . A partir
du moment où l’on ne discrimine plus entre les fins intrinsèques et les fins instrumentales,
le seul critère devient celui de « la logique expérimentale appliquée à la morale [qui] évalue
101
DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 140
102
103
104
105
Ibid. p. 144
Ibid. p. 140
Ibid. p. 144
Ibid. p. 146
Samuel RENIER_2008
33
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
106
le bien à sa capacité à remédier aux maux existants » . De ce fait, il devient superflu de
maintenir une séparation entre sciences naturelles et sciences morales, car
« lorsque la physique, la chimie, la biologie, la médecine contribuent à la
détection de problèmes humains concrets et au développement de plans visant
à les résoudre et à soulager la condition humaine, elles deviennent morales en
rejoignant le dispositif de la science ou de l’enquête morale. (…) En même temps
que la morale est amenée à s’intéresser à l’intelligence, les objets intellectuels
prennent une dimension morale. Un terme est mis au conflit stérile et usant entre
107
naturalisme et humanisme. »
Afin que ces dispositions puissent être garanties au sein de ce nouveau paradigme moral,
Dewey énonce quatre conditions à respecter, à savoir que :
« Premièrement, enquête et découverte prennent en éthique la place qui est
devenue la leur dans les sciences de la nature. (…) Deuxièmement, là où l’action
morale est nécessaire, tous les cas sont d’égale importance et aussi urgents
les uns que les autres. (…) Troisièmement, [on remarque que] ces changements
attaquent le pharisaïsme à sa racine. (…) Quatrièmement, le processus de
croissance, d’amélioration et de progrès – et non l’issue et le résultat statique –
108
devient l’élément important. »
Ces quatre conditions semblent concorder logiquement avec les objectifs assignés à
la reconstruction de l’éthique, à l’exception toutefois de la quatrième et dernière qui,
bien qu’elle répudie le finalisme de l’action morale, réintroduit la norme au niveau de la
méthodologie mais également au niveau des valeurs puisqu’elle désigne une fin à l’action,
à savoir l’amélioration et le progrès. Il concède plus loin ce fait que « la croissance ellemême est une “fin” morale ». L’action doit être orientée avec ce seul objectif confinant
à l’eudémonisme, du fait que « il n’y a de bonheur que dans le succès, mais succès
109
signifie succession, progression, anticipation » . Dewey nomme cette attitude morale
« méliorisme », qu’il définit de la manière suivante : « le méliorisme consiste à croire que les
conditions spécifiques qui existent à un moment donné peuvent toujours être améliorées.
Cela encourage l’intelligence à étudier d’une part les moyens positifs de parvenir au bien
ainsi que les obstacles à sa concrétisation et d’autre part, cela incite à améliorer les
110
conditions existantes » . Le méliorisme se distingue en cela d’une fin morale ; il est
processus plus que fin. Il est à l’origine de l’action et suscite le mécanisme de la recherche
de la connaissance chez l’homme et ne peut être distingué de celui-ci.
I .2 La théorie de l’enquête comme unique norme
Après avoir défini le mode de fonctionnement naturaliste de notre faculté de penser, et
avoir souligné la nécessité d’un renouvellement des mécanismes de production des normes
sociales, reste encore pour Dewey à énoncer de manière claire et systématique le système
106
Ibid. p. 146
107
Ibid. p. 146
108
Ibid. p. 147
109
110
34
Ibid. p. 150
Ibid. p. 150
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
logique dont il a tracé les grands traits dans Reconstruction en philosophie. Cette tâche
l’occupe treize années durant, de 1925 à 1938, et aboutit à la publication de sa Logique – la
théorie de l’enquête en 1938, ouvrage le plus long et le plus fouillé qu’ait publié Dewey. Ce
livre tente de synthétiser toutes les prémisses logiques nécessaires à la validité de la théorie
philosophique qu’il a élaboré durant toute sa carrière. Il y décrit notamment le processus de
l’enquête, qu’il place au cœur de tout développement humain, dès lors que
« Le fait de ne pas instituer une logique fondée inclusivement et exclusivement
sur les opérations de l’enquête a des conséquences culturelles énormes. Il
encourage l’obscurantisme ; il facilite l’acceptation des croyances formées
avant que les méthodes de l’enquête n’aient atteint leur état présent ; et il tend à
reléguer les méthodes scientifiques (c’est-à-dire compétentes) de l’enquête dans
111
un domaine technique spécialisé. »
I.2.A. Le modèle de l’enquête scientifique.
Le choix du terme « enquête » par Dewey pour caractériser sa manière de procéder reflète
cette volonté de placer le sujet au centre du processus et d’en faire un être qui soit actif au
sein de la démarche de connaissance. Philosophiquement, le terme « enquête », qui traduit
l’anglais inquiry, porte une forte connotation empiriste, depuis la publication par David Hume
de ses deux Enquête sur l’entendement Humain et Enquête sur les principes de la morale,
respectivement en 1748 et 1751, où il décrit le mode de raisonnement par analogie et son
corollaire qu’est le problème de l’induction. Néanmoins, l’enquête décrite par Dewey ne se
situe pas dans le sillage de l’empirisme, qu’elle réfute en vertu de son aspect continu là
où Hume « poussa à l’extrême l’atomisation des expériences », mais plutôt dans celui de
l’enquête judiciaire. Il prend l’exemple de la décision de justice afin de donner un aperçu
concret du mode de raisonnement visé derrière le terme d’enquête. La décision de justice
répond de par sa nature même à une situation initiale problématique, à laquelle elle tente
d’apporter un éclairage par le processus de l’enquête produisant une reconstruction et une
expérimentation des diverses hypothèses possibles, et ce dans la continuité de l’expérience
judiciaire passée afin d’assurer la cohérence de la décision qui sera prise. En ce sens,
« l’idéal théorique recherché pour guider la délibération du tribunal est un réseau de relations
et de procédures, qui exprime la correspondance la plus étroite possible entre les faits et
les significations légales qui leur donnent sens : c’est-à-dire, fixent les conséquences qui,
112
dans le système social, en découlent » .
Le premier versant de l’enquête est, historiquement et logiquement, avant tout
scientifique. Néanmoins elle ne se limite pas au seul domaine de la science. John Dewey
propose à cette fin une définition de l’enquête qui englobe à la fois l’enquête « de sens
commun » et l’enquête scientifique, à savoir que « L’enquête est la transformation contrôlée
ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses
distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle
113
en un tout unifié » . Cette conception de l’enquête reprend les éléments du processus
cognitif déjà déterminés par Dewey dans Comment nous pensons du fait que l’enquête
comprend cinq phases, qui composent le raisonnement humain et qui, bien que formulées
différemment, restent : « I. L’antécédent de l’enquête : la situation indéterminée », « II.
111
112
DEWEY, John, Logique – la théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1967. p. 640
Ibid. p. 188
113
Ibid. p. 169
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35
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
L’institution d’un problème », « III. La détermination de la solution du problème », « IV. Le
114
raisonnement », « V. Le caractère opérationnel des faits-significations » . La différence
fondamentale se situe sur la nature de ce processus qui de descriptif devient prescriptif,
et fait de l’expérimentation non plus une simple contingence mais une nécessité afin que
l’enquête puisse acquérir son caractère scientifique. Le caractère opérationnel de la solution
apportée par l’enquête signifie que celle-ci ne s’achève réellement que lorsque cette solution
est mise en œuvre pour résoudre le problème concret ayant entraîné l’enquête, à l’image du
coupable dont la condamnation par un tribunal ne s’achève pas avec l’énoncé de la peine
mais avec l’accomplissement de celle-ci. Ce changement de statut est en accord avec toute
la philosophie de la continuité développée par Dewey entre la parution des deux ouvrages,
étant donné que « la phase expérimentale de la méthode est la manifestation évidente du fait
que l’enquête produit une transformation existentielle du matériel existentiel qui provoque
115
l’enquête » .
La normativité assignée à la méthode de l’enquête procède de la différence établie par
Dewey entre les bonnes et les mauvaises manières de penser : « Les hommes pensent
mal quand ils suivent ces méthodes d’enquête qui, l’expérience des enquêtes passées
le montre, ne permettent pas d’atteindre la fin qu’ils envisageaient pour les enquêtes
116
en question » . Toutefois, la définition d’une bonne manière de procéder concernant le
raisonnement humain n’indique pas, selon lui, de modèle normatif au sens « d’idéal a
priori ». La bonne méthode de l’enquête se jauge à l’aune du critère pragmatique de ses
conséquences. Elle acquiert son statut prescriptif avec l’expérimentation de solutions ayant
réussi à régler certaines situations problématiques par le passé. En ce sens, il ne peut y
avoir d’unicité de la bonne méthode d’enquête, mais seulement des méthodes diverses
et adaptées à leur objet, tout comme il existe des méthodes différentes pour construire
les routes, dont on sait par expérience que certaines sont meilleures que d’autres. En
conséquence,
« il ne suit, en aucun de ces cas, que les “meilleures” méthodes sont idéalement
parfaites, ni qu’elles sont régulatrices ou “normatives” de par leur conformité à une certaine
forme absolue. Ce sont les méthodes qui, expérimentées jusqu’à ce jour, apparaissent
comme les meilleures méthodes dont nous disposons pour parvenir à certains résultats,
tandis que l’abstraction de ces méthodes fournit une norme ou loi (relative) permettant
117
d’entreprendre des essais nouveaux. »
I.2.B. L’enquête sociale.
En tant que champ d’application de la méthode de l’enquête la société présente quelques
118
difficultés, dans la mesure où « l’objet matériel des problèmes sociaux est existentiel » .
Les problèmes qui s’y posent ne concernent pas des relations de types physiques ou
mécaniques répondant à des lois de comportement scientifiques qu’il s’agit de découvrir et
d’appliquer ensuite. L’objet de l’enquête sociale est en effet « si “complexe” et tissé d’une
manière si compliquée que la difficulté d’instituer un système relativement clos (difficulté qui
114
115
116
117
118
36
Ibid. p. 170-177
Ibid. p. 563
Ibid. p. 168
Ibid. p. 168
Ibid. p. 589
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Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
119
existe dans la science physique) est presque insurmontable » . Néanmoins, la différence
entre l’enquête physique et l’enquête sociale ne doit pas non plus se conformer à une vision
manichéenne de la science faisant de l’une un modèle et de l’autre une suite d’exceptions.
Comme le rappelle Dewey, toute enquête, et quel que soit son objet, se voit nécessairement
influencée par la situation sociales dans laquelle elle se produit, de même que dans toute
situation sociale se retrouve l’influence exercée par la science physique et son évolution,
à l’image des changements technologiques dont les applications contribuent à modifier les
relations humaines. En outre, si l’enquête sociale s’avère souvent plus difficilement opérable
que l’enquête scientifique, ce fait ne constitue pas une différence logique en les deux
domaines. La difficulté permet au contraire à l’enquête sociale de se justifier de manière
plus nette que l’enquête scientifique, dés lors que la situation problématique à laquelle elle
fait face appelle une plus grande stimulation de la part de l’enquêteur à la recherche d’une
solution.
Une fois la possibilité de l’enquête sociale établie, reste à en déterminer le sens, par
comparaison avec le modèle de l’enquête scientifique. En tant que processus cognitif,
l’enquête sociale répond à la typologie tracé plus avant par John Dewey de l’enquête,
composée de cinq phases : « l’enquête sociale [doit] remplir les conditions conjointes de
la constatation observationnelle du fait et des conceptions opérationnelles appropriées, car
ce sont évidemment les conditions de toute réalisation scientifique par rapport à l’objet
120
existentiel » . La science physique ne fait que tracer la voie à suivre dans les autres
domaines de l’enquête telle l’enquête sociale. Elle nous indique seulement de manière plus
121
distincte que « les faits et les idées sont strictement corrélatifs » . Le problème principal
de toute enquête sociale tient tout d’abord à l’institution des problèmes en présence, puis
à l’établissement des fins théoriques servant d’hypothèses de travail afin de faire avancer
l’enquête dans des pistes de recherche plutôt qu’elle reste statique.
L’enquête sociale prouve ici sa filiation pragmatique voire, dans un registre plus proche
de celui de Dewey, instrumentale. Elle n’a pas pour objet l’établissement d’une quelconque
vérité relative à l’objet sur lequel elle mène ses investigations, mais plutôt la recherche
d’une solution adéquate au problème posé par la situation conflictuelle initiale. La prise en
compte de fins théoriques, à titre d’hypothèse, confirme ce constat : celles-ci permettent à
l’enquête sociale de sortir de son indétermination en vertu de leur capacité à conférer un
sens non seulement à l’enchevêtrement des faits de la situation de départ, mais également
au processus dans son ensemble pour lequel elles apportent une solution possible. La
résolution de l’enquête sociale passe ensuite par l’expérimentation des solutions théoriques
ainsi identifiées afin de confirmer ou d’infirmer les schèmes explicatifs qu’elles proposent.
Une enquête sociale résolue signifie que l’une des solutions s’est révélée plus adéquate
que les autres face à la situation problématique en présence. Ce faisant, cette solution
n’acquière en aucun cas de valeur de vérité quant aux problèmes d’ordre général touchant
la sphère social. Cette fin théorique adoptée conserve un caractère relatif, modifiable et
temporellement limité au cadre de la situation à laquelle elle répond. Les relations sociales
et des problèmes qu’elles engendrent étant par nature en perpétuel renouvellement, la
postérité ainsi que la validité d’une solution adoptée dans le cadre de l’enquête sociale
s’avère éphémère voire évanescente à mesure que les données constituants la société se
modifient.
119
Ibid. p. 589
120
121
Ibid. p. 593
Ibid. p. 593
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37
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
A l’instar de l’enquête scientifique qu’elle prend pour modèle, l’enquête sociale définit
deux une normativité comprenant deux types de normes distinctes. Tout d’abord, la méthode
de l’enquête elle-même représente la norme de type universel à partir de laquelle tout
raisonnement doit être mené afin de résoudre de manière adéquate les difficultés posées
par les situations problématiques rencontrées au quotidien. Cette norme se présente
comme une pure forme, dégagée de toute référence morale ou subjective, car détachée
du concret des situations qu’elle traite afin de ne pas opérer de confusion. Au contraire,
le second type de norme auquel fait allusion Dewey dans l’enquête sociale concerne
des normes possédant un caractère limité mais potentiellement moral ou subjectif. Elle
représente le contenu laissé libre par la méthodologie de l’enquête. Même si Dewey n’en
donne pas ici une définition contraignante, la possibilité de la présence de ce second type
de normes indique un glissement vers l’énonciation d’un modèle éthique, ou tout du moins
de valeurs placées comme finalité du processus social.
II/.L’élaboration des normes sociales a travers
l'éducation
« Notre pédagogie doit encore offrir les conditions psychologiques nécessaires à
122
la formation d’un jugement droit »
La définition de la méthode de l’enquête confère à John Dewey le cadre normatif au sein
duquel inscrire sa propre contribution à l’élaboration de normes sociales. Bien que cette
méthodologie permette à toute personne de mener son action comme elle l’entend afin de
résoudre les situations problématiques qu’elle rencontre au quotidien, elle ne permet pas
encore de mettre au point des normes concrètes qui puissent s’appliquer à un ensemble
élargi de plusieurs personnes, voire à une société dans son entier. Si le méliorisme
représente bien la direction à donner à l’action, dans le sens d’une amélioration de la société
au travers de chacun de ses individus, la méthode de l’enquête seule ne peut suffire à
garantir cet objectif.
Dewey déplace le problème en envisageant l’enquête non plus au niveau d’une
situation singulière à résoudre, mais dans le temps long de la vie humaine qui est elle
aussi continuité. Il faut pour cela étudier la croissance de l’homme tout au long de son
existence, à commencer par ses années d’enfance. Dewey traite de ce problème dans ses
écrits sur l’éducation, entendu comme le processus institutionnalisé d’apprentissage durant
les premières années mais également comme le processus de progression de l’homme au
cours de son existence une fois passée la contrainte scolaire. Dans le corpus deweyen, ce
thème est en fait antérieur à l’épistémologie et la logique, plus tardive et venant après coup
apporter une caution scientifique et une cohérence aux idées d’abord énoncées dans ses
écrits pédagogiques.
L’éducation représente l’intérêt philosophique majeur de la carrière intellectuelle de
Dewey. Elle débute dès la mutation de celui-ci à l’Université de Chicago en 1894, où il
occupe la chaire de philosophie, incluant également la psychologie et la pédagogie. Il y crée
une « Ecole-laboratoire », plus connue sous le nom de « Dewey School », qui expérimente
une pédagogie progressive, basée sur la participation de l’enfant et sur un programme
scolaire allant au-delà des simples disciplines traditionnelles. Il en précise lui-même la
122
38
DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 169
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
portée lorsqu’il affirme que « cette école est parfois appelée école expérimentale, et, dans
un sens, ce nom lui convient. Nous avons cherché, par des essais, par l’action, à savoir si
123
ces problèmes pouvaient être résolus et comment ils pouvaient être résolus » . De cette
époque, et jusqu’à la Première Guerre Mondiale, datent ses principaux écrits sur le sujet
tels « Mon Credo pédagogique » en 1897, L’école et la société (The School and Society)
en 1899, L’école et l’enfant en 1907 ou Démocratie et éducation en 1916. Ces livres sont
inspirés à la fois par les résultats issus de l’expérience de l’Ecole-laboratoire et par les
considérations psychologiques et anthropologiques ayant marqué les débuts de sa carrière
de professeur dans le Michigan.
La pédagogie représente très certainement l’aspect le plus connu et diffusé de la
philosophie de John Dewey, comme l’atteste la part des publications qui lui ont été consacré
en France. Néanmoins, cet afflux éditorial ne doit pas masquer le manque de traitement en
profondeur dont a pâti la philosophie de l’éducation deweyenne, souvent résumée par la
124
célèbre formule « learning by doing », que l’on peut traduire par « apprendre en faisant » ,
et qui n’apparaît pourtant qu’au détour d’une phrase dans le chapitre quatorze « Nature
du contenu de l’enseignement » de Démocratie et Education ainsi que dans Les écoles de
demain, ouvrage co-rédigé avec sa fille Evelyn. Il s’agit ici d’étudier en quoi l’éducation ne
se réduit pas à une simple transmission, dont l’évolution serait purement méthodologique,
mais implique également la participation active de chacun, et ce dans l’optique de construire
une conception normative dynamique de la société.
II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif.
Dès la « reconstruction en éthique » qu’appelle de ses vœux Dewey dans Reconstruction en
philosophie, l’éducation occupe une place prépondérante au sein de la nouvelle définition
de la normativité, au sens où il conclue par l’affirmation que « processus éducatif et
processus éthique en font qu’un. Ce dernier n’est en effet qu’un processus d’amélioration
125
de l’expérience » . L’éducation est le support sur lequel s’élabore sa théorie de l’enquête
et à travers lequel elle se réalise.
II.1.A. L’éducation à la croisée de la psychologie et de la sociologie.
Du fait que « les principes de la vie sociale et de la vie scolaire sont les mêmes », John
Dewey confère à ses énoncés pédagogiques une « portée et une valeur universelle ». Au
premier rang de ceux-ci figure que « toute théorie éthique a deux aspects (…). Elle a un
126
aspect social et un aspect psychologique » . L’éducation se situe à la croisée des chemins
entre ces deux dimensions et en assure la liaison à travers l’individu car « l’individu vit dans,
pour, et par la société, mais la société n’a d’existence que dans et par les individus qui la
123
cité par J. J. Findlay dans son introduction à l’édition anglaise de DEWEY, John, The School and the Child, Londres, Blackie
& Son, 1907. p. 13
124
Gérard Deledalle, dans sa version française de Démocratie et éducation ne mentionne même pas cette formule, qu’il traduit
par « acquisition du savoir [qui) se fait au travers de l’activité. » in DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme,
1983. p. 221
125
126
DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 153
DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 130
Samuel RENIER_2008
39
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
127
composent » . Dewey qualifie ce principe de « fait moral », aussi constatable qu’un fait
scientifique. L’action de tout individu doit se comprendre dans ce cadre de raisonnement.
La normativité ne peut donc seulement se définir à l’échelle individuelle mais doit intégrer
la dimension sociale de l’action et s’élargir à l’échelle de la société toute entière. Ainsi,
« ce n’est pas l’individu comme tel, qui demande une action morale, qui établit le but final,
qui fournit la table des valeurs. C’est le fait qu’il doit coopérer à l’affermissement et au
128
développement de la vie sociale qui lui dicte sa conduite » .
Or c’est précisément l’école qui, selon Dewey, doit devenir le lieu où s’opère cette
jonction chez les futurs citoyens : « l’école et ceux qui la dirigent sont responsables envers
la société, car l’école est avant tout une institution créée par elle pour accomplir une œuvre
129
spécifique : le maintien et l’amélioration de la vie sociale » . Lorsqu’il aborde l’éducation,
Dewey accomplit lui-même ce changement de registre qui se traduit, dans son discours,
par le passage de la description à la prescription. Alors que la lecture anthropologique de
l’histoire des sociétés humaines plaçait l’éducation au fondement de leur développement,
la pédagogie apporte quant à elle des propositions destinées au développement futur de
celles-ci. Avant d’aborder la question des valeurs concrètes à insérer dans le processus
éducatif mélioratif, Dewey lui assigne pour tâche liminaire d’appliquer la méthodologie de
l’enquête, ce qui « [la tâche de l’éducateur] consiste, non seulement à transformer des
dispositions naturelles en de bonnes habitudes de penser, mais, aussi à fortifier l’esprit
contre les multiples tendances irrationnelles courantes dans le milieu social, et à s’efforcer
130
d’extirper les habitudes erronées déjà invétérées » .
L’application de la méthode de l’enquête en pédagogie représente un changement
de taille dans la conception de l’enseignement. Elle s’oppose notamment aux théories
classiques de l’éducation développées par les philosophes des Lumières, et plus
particulièrement Kant. Celles-ci, comme l’illustre les Réflexions sur l’éducation, diffusent une
conception erronée de l’enfant et de son éducation, dès lors qu’elles assignent comme but
la transmission de la norme morale en toutes choses, or « la théorie de Kant ne nous sert en
rien dans ce travail. L’éducateur qui s’en servirait n’influencerait ses élèves que pour en faire
131
des êtres sentimentaux et orgueilleux » . Outre l’absence de la concrétisation de la morale
dans l’activité pédagogique, Dewey porte grief à ces théoriciens d’encourager soit l’usage
de moyens détournés pour apporter un savoir à l’élève soit la pure contrainte, alors que
l’éducation nécessite, selon lui, la fusion de l’intérêt et de l’effort au sein d’une même activité
132
consciente . L’intérêt doit d’abord être suscité chez l’enfant uniquement pour l’objet même
dont il est question. Présenté de manière problématique, celui-ci déclenche un processus
d’enquête qui doit être guidé par l’expérience, et les contraintes et efforts qu’elle induit, afin
d’être menée à terme et de déboucher sur l’acquisition d’un savoir positif et durable. L’enfant
127
128
Ibid. p. 130
Ibid. p. 133-134
129
130
131
132
Ibid. p. 134
DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 39
DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 76-77
« Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours
et des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmand
avait épuisé l'art d'Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger. » in ROUSSEAU, Jean-Jacques, Emile ou de
l’éducation, livre II tome III, in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1969.
40
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
y procède alors à des expériences et recréé lui-même le savoir dont il hérite, et qu’il pourra
ensuite prolonger au moyen d’enquêtes futures.
II.1.B. Le contenu de l’enseignement.
L’enseignement se définit ensuite par son contenu, qui s’avère en fait être celui des
expériences menées par l’élève. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de considérer
toute expérience qui s’inscrit dans le cours d’une enquête comme bonne à prendre et
d’encourager par là même le développement anarchique des facultés de l’élève. Comme
le rappelle Dewey : « l’expression logique de l’expérience n’a donc pas de valeur en
soi. Ce n’est pas un but ; sa portée et sa signification sont celles d’une attitude, d’une
133
méthode » . Il convient en revanche d’apporter un moyen terme à la dispute opposant
logiciens et psychologues, qui se traduit par la réunification de ces deux extrêmes dans
l’enquête expérimentale. La science comme discipline procède d’expériences passées,
sans lesquelles elles n’auraient pu constituer un corpus de connaissance que l’on demande
à l’élève d’absorber, à l’image de l’explorateur et du géographe dont les recherches
finissent par se compléter bien que procédant de démarches originellement et apparemment
distinctes. Les programmes scolaires reflètent cette dichotomie : ils rassemblent un
ensemble de connaissances héritées du passé et que les élèves doivent intégrer afin de
se placer dans la continuité de l’histoire ; alors même que l’intérêt immédiat de l’enfant
ne se porte pas naturellement vers ces matières, l’expérience menée selon le schème
de l’enquête permet de s’approprier ces connaissances. Dans le cas contraire, « si
l’éducateur ignore ou connaît imparfaitement les expériences que l’humanité a faites et dont
le programme d’études est un résumé, il ignorera également quels sont les pouvoirs, les
capacités, les attitudes de l’enfant et il ne saura ni les mettre en œuvre, ni les exercer, ni
134
les diriger vers leur véritable but » .
Parmi les matières qui figurent généralement dans les programmes scolaires, l’histoire
se voit accordée un traitement particulier par Dewey, du fait que sa théorie de l’éducation
a pour trait spécifique de penser l’enseignement dans le long cours de l’histoire humaine
et non seulement comme transmission singulière temporellement. L’histoire peut selon lui
s’envisager de deux manières : « comme le récit de faits passés » ou « comme une
135
explication des forces et des formes qui se présentent dans la vie sociale » . Parmi
ces deux cas, seul le deuxième semble digne d’attention pour Dewey car elle recèle
en elle « une sociologie indirecte, révélatrice des processus de formation et des modes
136
d’organisation de la société actuelle » . Il s’agit de l’étudier dans toute sa complexité afin
de remonter à la source des problèmes auxquels ont pu être confrontées les générations
précédentes et qui ont justifié la recherche de solutions aujourd’hui mentionnées dans
les corpus historiques. L’étude historique ne se résume alors pas aux simples récits des
grands événements géopolitiques, mais englobe progressivement l’ensemble des autres
disciplines, à l’image des techniques et de l’industrie, afin de « tracer une peinture vivante
137
de la manière d’agir des hommes, de leurs succès et de leurs revers » . Il en va de même
concernant toutes les autres disciplines habituellement présentes dans les programmes
133
134
DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 107-108
Ibid. p. 118
135
136
137
Ibid. p. 119
Ibid. p. 119-120
Ibid. p. 120
Samuel RENIER_2008
41
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
scolaires, telle la littérature qui a pour fonction « l’expression de l’interprétation réfléchie de
138
l’expérience sociale » , et dont l’intérêt ne se justifie qu’au regard des critères dynamiques
de l’expérience selon lesquels elles doivent être enseignées.
Au-delà des matières traditionnelles composant les programmes scolaires, Dewey
plaide en faveur de l’incorporation de nouvelles matières à enseigner, telles la cuisine, la
couture, ou encore les travaux manuels. Ces disciplines étaient alors, il y a presque un siècle
maintenant, absentes des programmes. Or pour Dewey, ces disciplines doivent trouver leur
place au même titre que les lettres ou les mathématiques car « si l’éducation est la vie, toute
la vie, elle a, dès le commencement, un aspect scientifique, un aspect artistique et culturel
et un aspect de communication. (…) Le progrès n’est pas dans une succession d’études,
mais dans le développement des attitudes nouvelles vis-à-vis de l’expérience et des intérêts
139
nouveaux dans l’expérience » . Cet élargissement témoigne à la fois de la suprématie de la
méthode qui seule importe et justifie son application à toute matière pouvant être enseignée,
140
dès lors que « le processus et le but de l’éducation ne font qu’un » , mais il témoigne
également du glissement qu’opère Dewey en direction d’une forme de normativité scolaire.
II.1.C. La place du maître.
Comme il le concède lui-même, la méthode scientifique promue à travers l’enquête contient
ses propres limites. Elle ne peut représenter un absolu méthodologique garantissant la
neutralité de l’expérience au sens où « la science a une valeur du fait qu’elle donne le pouvoir
141
d’interpréter et de contrôler l’expérience déjà acquise » . Dans le modèle d’éducation
que préconise Dewey, l’enseignant se place au cœur de la transmission des savoirs. Les
programmes scolaires, de par leur nature même, sont décriés comme étant trop large, vague
et non adaptés à l’enfant. Ce, même lorsque l’on introduit de nouvelles matières pratiques,
à l’instar de celles mentionnées précédemment. Etablis de manière à ce que chaque enfant
reçoive le même enseignement quelque soit l’enseignant et le lieu d’enseignement. Or
chaque situation éducative est différente, en vertu des dispositions inégales des enfants,
de leurs intérêts divergents, voire des opportunités pédagogiques présentes en un lieu et
un temps donné. C’est pourquoi :
« le principe pédagogique de l’intérêt exige que les sujets eux-mêmes soient
choisis en tenant compte de l’expérience de l’enfant, de ses besoins et de ses
fonctions, il exige encore que (au cas où l’enfant n’aperçoive ou n’apprécie pas
cette connexion) le maître lui présente les connaissances nouvelles de manière
qu’il en saisisse la portée, en comprenne la nécessité et voie ce qui les relie à ses
142
besoins. »
Les programmes scolaires n’ont de valeur que s’ils sont chaque fois adaptés par
l’enseignant à la situation pédagogique en présence.
L’enseignant opère la transition entre les intérêts de l’enfant et le programme scolaire
à transmettre. Dans la conception deweyenne, il n’est pas tenu de respecter ce dernier
138
DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,
1958. p. 263
139
140
141
142
42
Ibid. p. 265-266
Ibid. p. 266
Ibid. p.265
DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 60
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
à la lettre mais plutôt de s’en inspirer. Il est donc seul maître du contenu à apporter à la
méthodologie de l’enquête. Bien qu’il soit tenu de respecter les deux pôles que sont l’enfant
d’une part, et le programme d’autre part, le champ lui est laissé libre pour infléchir le contenu
pédagogique que devront assimiler les enfants. Suivant les recommandations de Dewey,
il se trouve ainsi occuper une place stratégique comparable à celle du législateur, du fait
143
que « l’état moral normatif consiste dans l’équilibre entre l’élément émotif et l’idéal » . Cet
équilibre comble le vide laissé par l’impersonnalité à la fois de la méthode et du programme
scolaire. A une échelle plus vaste, il permet également d’atteindre un second équilibre entre
la transmission des expériences passées et la possibilité d’expériences futures.
Cette conception a notamment été prolongée par Paulo Freire qui, dans sa Pédagogie
des opprimés, considère le rôle de l’enseignant comme capital dans le processus
pédagogique permettant aux populations opprimées par la société capitaliste de se défaire
de l’hégémonie que celle-ci impose jusque dans les salles de classes à travers les
programmes scolaires. Il propose, dans cette optique de mener des expériences ayant
pour point de départ le vécu et les propres représentations des enfants afin de construire
ensemble le processus de transmission des connaissances, c’est-à-dire « une pédagogie
qui doit être élaborée avec, et non pour, les opprimés (individus ou peuples) dans leur
144
lutte incessante pour la reconquête de leur humanité » . De même, chez Dewey, le rôle
de l’enseignant ne doit pas se confondre avec celui du directeur de conscience. Sa tâche
consiste à « préparer [l’enfant] pour une vie future ». Loin de préconiser l’imposition d’une
normativité d’origine politique ou sociale qui lui soit étrangère, ce principe « signifie lui
donner le pouvoir de se maîtriser, signifie qu’il faut l’entraîner de manière qu’il ait l’usage
145
prêt et complet de toutes ses capacités » . En conséquence, si « le maître est tenu non
146
seulement d’entraîner les individus, mais aussi de former la vie sociale elle-même » , son
rôle se limite à la transmission du cadre méthodologique qu’est celui de l’enquête, au moyen
d’un contenu se rapprochant le plus possible de l’expérience sociale, afin que l’individu
puisse ultérieurement devenir autonome. Cette autonomie, au plein sens du terme, désigne
la faculté d’être son propre législateur et donc la seule source normative. L’enseignant est
donc voué non pas à la domination mais à l’humilité que lui impose sa profession, car comme
l’avoue finalement Dewey : « je crois que tout maître doit se rendre compte […] qu’il est un
serviteur social institué pour maintenir le bon ordre social et pour assurer la régularité de
147
la croissance sociale » .
II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales et
politiques.
Plus que la description d’un âge de la vie précédant la maturité de l’être humain, la
philosophie de l’éducation et son corollaire qu’est la pédagogie développent une véritable
philosophie de l’homme dans son intégralité. L’éducation devient ainsi l’antichambre de la
société à venir, qu’il s’agit alors de préfigurer dans l’enseignement. Dans l’Ecole et la société
143
144
145
Ibid. p. 67
FREIRE, Paulo, Pedagogy of the Oppressed, Londres, Penguin Books, 1970. p. 30 [traduction originale]
DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,
1958. p. 258
146
147
Ibid. p. 272
Ibid. p. 272
Samuel RENIER_2008
43
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
(The School and Society), Dewey en vient à faire de l’école une société miniature où se
forme véritablement la société démocratique, au sens où « quand l’école fera de chaque
enfant de la société un membre de cette petite communauté, en lui inculquant l’esprit de
service, et en lui fournissant les moyens de se conduire d’une manière efficace, nous aurons
la garantie la plus profonde et la meilleure d’une plus grande société qui sera honorable,
148
agréable et harmonieuse » .
II.2.A. L’éducation au centre de la société.
Pris dans sa dimension individuelle, l’acte d’enseigner représente la transmission d’un
savoir qui doit passer par la méthode de l’enquête pour être assimilé. Par cette méthode,
l’enfant peut alors se doter des outils lui permettant à la fois de faire avancer le savoir, et ainsi
la société, mais également de se donner ses propres règles de conduite. Mais pris dans sa
dimension collective, l’enseignement possède aussi un aspect social. Afin de guider cette
méthode vers l’acquisition de valeurs utiles au développement social, John Dewey en vient
à définir des normes tant éducatives que sociales et politiques, car « puisque l’éducation
est un processus social et qu’il y a beaucoup de sortes de sociétés, le critère de la critique
149
et de la construction éducatives implique un idéal social particulier » . Il établit ainsi deux
critères discriminant les types de sociétés désirables des autres, à savoir : d’une part, le
taux de partage des intérêts du groupe par tous ses membres ; et d’autre part « le degré
150
d’interaction et de liberté existant entre ce groupe et les autres groupes » .
Le type le plus désirable est celui qui parachève l’idéal démocratique et ce faisant
permet la libre communication des expériences individuelles afin de garantir le continuel
réajustement de ses normes sociales et institutionnelles, de sorte que chacun puisse
bénéficier des bienfaits de cette mise en commun. Cette attitude démocratique est
151
« entendue comme mode de vie personnel et individuel » . C’est pourquoi il incombe au
système éducatif de transmettre cette norme dès l’enfance. En ce sens, « cette société
doit avoir un type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnellement aux
relations sociales et à la conduite de la société et leur donne les dispositions qui garantissent
152
l’évolution sociale sans avoir recours au désordre » . Les règles de la vie en collectivité
doivent être apprises, et l’école en est le vecteur principal.
L’aspect social de l’éducation pointé par Dewey représente une avancée majeure de
la compréhension des relations existant entre l’enfant et la société. La continuité entre ces
deux sphères qu’encourage Dewey amène en fait le débat sur le terrain de la norme et
de son effectivité. La possibilité même de la norme est contenue dans son apprentissage
en tant qu’habitude. Or seule une éducation renouvelée, à l’image de celle esquissée
précédemment, est en mesure de garantir les deux critères de la démocratie, de même
que seule la démocratie a le pouvoir de faire appliquer les normes de manière effective par
chacun. Dans une tyrannie, nul besoin de s’assurer que les règles seront appliquées de bon
gré par les individus, et donc que l’éducation permette la transmission de principes sociaux
fondamentaux, du fait que la coercition devient la règle. Une telle société ne peut alors
148
DEWEY, John, The School and Society, in The Middle Works volume 1: 1899-1901, Carbondale, Southern Illinois University
Press, 1983. p. 19-20 (traduction DELEDALLE,Gérard, La philosophue peut-elle être américaine ?, Paris, Grancher, 1995. p. 125)
149
150
DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126
Ibid. p. 126
151
152
44
DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]
DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
que stagner puis dépérir, en vertu du caractère dynamique de toute société. La normativité
prend par essence ses racines dans l’éducation, qui en devient par suite le tuteur. A l’image
de l’arbre se développant au gré des relations qu’il entretient avec son environnement, la
société ne se trouve pas bridée par l’éducation mais au contraire acquiert les moyens de
se développer et de croître dans une direction qui ne soit établie a priori.
La postérité de cette idée se retrouve notamment chez Philip Jackson qui, dans La
vie dans les salles de classe (Life in Classrooms) décrit les impasses et les problèmes
concrets touchant le système scolaire au regard du critère démocratique de l’éducation
fourni par Dewey. Il se penche en particulier sur les méthodes d’évaluation des élèves en
vigueur dans le système scolaire américain et qui sont basées sur la maîtrise de savoirs dits
« élémentaires ». Ceux-ci sont établis de manière globale et similaire pour chaque enfant, et
sont régulièrement testés au moyen d’examens standardisés portant sur des connaissances
scolaires précises. Dans cette configuration, on observe un recentrage de l’école sur
sa mission traditionnelle de transmission de connaissances académiques, présente dans
n’importe quel type de société. Or on néglige ainsi l’aspect social de tout processus
pédagogique, ce qu’il nomme le « curriculum caché » (hidden curriculum), qui se trouve
bel et bien présent dans l’acte de transmission, que l’on veuille l’occulter ou non. Mettre de
côté cette dimension pédagogique revient alors à distiller une forme de laisser-faire social
où les normes se retrouvent orphelines et ne peuvent que se développer anarchiquement.
La problématique devient alors une problématique politique, en tant qu’elle interroge le type
de société que l’on souhaite voir advenir. C’est pourquoi la démocratie s’accompagne-t-elle
d’un ensemble de valeurs que l’on retrouve dans la pédagogie deweyenne, en tant qu’elle
153
« est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un fait, un fait moral » .
II.2.B. Philosophie de l’enfant et philosophie politique.
Avec la réintégration du processus éducatif à la racine du processus normatif, John Dewey
entame une reconstruction philosophique qui dépasse le cadre stricte de la pédagogie pour
s’inscrire dans le prolongement de l’histoire de la pensée politique. Il se penche de manière
plus appuyée sur trois courants philosophiques ayant marqué le développement de l’idée
de société politique. Premièrement, la philosophie platonicienne de l’éducation trouve à ses
yeux grâce, du fait qu’elle pense l’être humain dans son individualité et préconise d’inscrire
chaque individu dans le cadre de la société au moyen de la différenciation des tâches.
La connaissance de la finalité permet à l’organisation sociale de se subdiviser en autant
d’éléments que chacun doit prendre en charge selon son statut. L’éducation supplée à ce
besoin de répartition organisée en destinant les citoyens à l’accomplissement d’un rôle
particulier au sein de la cité. Néanmoins, cette perspective pêche par excès de stabilité
sociale, du fait que « l’éducation correcte ne pouvait pas naître avant que n’existe un Etat
154
idéal que l’éducation aurait eu simplement pour tâche de conserver ensuite » . Vient
ensuite, l’idéal individualiste du XVIIIème siècle, qu’il attribue en grande partie à Rousseau,
dont Dewey vante les aspirations démocratiques et l’idéal de transformation sociale.
L’éducation devient le moyen de développement des individualités, où l’Etat ne joue en fait
qu’un rôle instrumental au service des hommes réunis en société. Son travers le plus patent
réside dans l’idéalisation de toutes les tendances et impulsions innées de l’individu, loin
de leur usage social. Enfin, l’intérêt de Dewey se porte en dernier lieu sur les philosophies
idéalistes du XIXème siècle. Celles-ci comblent le déficit social laissé par la philosophie
153
154
DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]
DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 118
Samuel RENIER_2008
45
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
des Lumières et réinstaurent l’Etat dans ses fonctions d’éducateur. L’individualité y est
subordonnée à l’institution, à travers l’idéal de l’Etat national. L’inconvénient devient par
suite que l’éducation ne sert plus nécessairement au développement d’un cosmopolitisme
social mais encourage plutôt le fractionnement des peuples en autant de sociétés rivales
concentrées autour de leur idéal politique et éducatif.
L’apport de Dewey au regard de ces doctrines se mesure au degré d’attention porté
par celles-ci à l’éducation en tant que phénomène singulier, et par extension à l’enfance
comme stade du développement de chaque individu. Jusqu’à lui, l’ensemble de la tradition
de la philosophie politique considérait qu’il existait une fracture implicite entre le domaine
de l’enfance et celui de l’âge adulte. Les différents systèmes politiques établis sur cette
155
base considèrent tous, à l’exception peut-être de Friedrich von Schiller , que la société, y
compris à son origine, ne concerne qu’un ensemble d’êtres humains adultes et en pleines
possession de leurs facultés intellectuelles. Comme le déplore déjà Descartes dans la
seconde partie du Discours de la Méthode :
« pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il
nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui
étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne
nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible
que nos jugements soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions
eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous
156
n'eussions jamais été conduits que par elle. »
Pour Dewey, au contraire, l’enfant ne se voit pas rejeté du système en tant qu’être étranger
à ce qu’il pourra plus tard devenir en tant qu’adulte, mais se trouve placé au cœur de la
question sociale et politique, en vertu du principe de continuité. Il est à ce titre possible de
le considérer comme le premier philosophe traitant de l’homme dans son intégralité et de
la société dans son ensemble.
II.2.C. Présupposés psychologiques et métaphysiques.
Face à ce constat faisant de John Dewey la pierre de touche de la tradition philosophique,
il est nécessaire de rappeler certains des présupposés nourrissant son analyse, au premier
rang desquels la conception de la conscience. A l’instar de nombreux penseurs l’ayant
précédé, Dewey considère que l’homme est de prime abord un être non réflexif. La
conscience ne se manifeste chez lui qu’après un processus à la fois actif et passif de
découverte de soi dans l’expérience. Dans ses premières années, l’enfant se définit
avant tout par ses instincts. Ceux-ci se manifestent aléatoirement et ponctuent un intérêt
fluctuent pour les substances composant son environnement immédiat. Ce n’est qu’à
travers l’interaction avec cet environnement que le moi s’affirme réellement, tout comme
le confirmera plus tard Jacques Lacan dans l’expérience du « Stade du miroir comme
157
formateur de la fonction du je » . Comme l’atteste à regret Dewey, « cette division de
l’attention, avec son corollaire, la désintégration du caractère, est si fréquente qu’il y a de
quoi dégoûter de l’enseignement ». Pour corriger ce « divorce entre le “moi” et les objets
155
sur la prise en compte de l’enfant et de son éducation comme support de la théorie politique, au sens de révolution esthético-
ludique, voir SCHILLER, Friedrich von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992.
156
157
DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1932. p. 13
Lacan y décrit le rôle de l’image de soi, expérimentée par le jeune enfant faisant face à un miroir, comme un préalable à l’affirmation
de soi comme une entité une et indivisible à travers la prise de parole et dans la conscience individuelle.
46
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
158
qu’on lui présente » , seul le recours à l’expérience dans le cadre de la méthode de
l’enquête permet à l’enfant de forger son individualité vis-à-vis du monde extérieur.
A cause de la prépotence des instincts par rapport à la conscience, l’éducation comme
processus actif se retrouve en charge du suivi et du développement de l’individualité de
l’homme. Il s’en suit que le même procédé méthodologique se retrouve appliqué aussi bien à
la définition de l’identité de l’être humain tel qu’il est ou qu’il est en train d’advenir, d’une part,
et d’autre part à la définition de l’idéal qu’il se fixe comme horizon d’attente. La séparation
entre les aspects descriptifs et normatifs à l’œuvre dans l’éducation devient de ce fait plus
floue et contribue à la confusion de ces deux dimensions pourtant distinctes par nature. On
retrouve ici atténuée une forme de stoïcisme où la volonté se voit forcée de choisir entre
l’acceptation ou le refus du cours des choses dans laquelle elle se subsume. Bien que
le processus de croissance à l’œuvre dans la métaphysique deweyenne ne se confonde
pas avec le panthéisme stoïcien, la marge de manœuvre laissée à l’individu reste toutefois
limitée par le fait qu’il s’inscrive dans une situation déterminée, qu’il qualifie à l’occasion
159
d’ « organique », et qui lui fait parler de l’éducation comme d’une « nécessité biologique » .
L’on rejoint alors le deuxième présupposés majeurs implicitement admis par Dewey
lorsqu’il établit son système philosophique, à savoir la présence de Dieu. La question de
Dieu ne trouve pas chez Dewey qu’un traitement métaphysique mais s’insinue également
subrepticement dans le débat éducatif, à l’image des quelques mots par lesquels il choisit de
conclure « Mon credo pédagogique » : «je crois qu’en agissant ainsi, le maître est vraiment le
160
prophète du vrai Dieu et l’huissier du vrai royaume de Dieu » . Cette courte phrase amène
un contraste d’autant plus saisissant qu’elle achève un exposé des convictions intimes de
l’auteur concernant aussi bien l’éducation que l’homme ou la société de manière globale.
La question de la normativité s’ouvre donc au domaine non plus seulement temporel mais
spirituel.
III/ . Place et nature des normes dans la société
politique
A partir de la Première Guerre Mondiale, John Dewey oriente son travail vers le champ
de la philosophie politique, jusqu’alors quasiment absente de ses recherches, mise à part
les leçons prononcées dans le cadre de ses cours sur la philosophie morale et politique
des années 1895-1896, 1898, et 1915-1916 publiés seulement après sa mort. En tant que
composante de son système philosophique la politique ne fait réellement son apparition qu’à
partir de la publication de Reconstruction en philosophie en 1920. Sa pensée se précise
alors au fil des publications et des articles qu’il consacre au sujet dans les années qui suivent
et jusqu’à sa mort en 1952.
Plus qu’une thématique philosophique, la politique prend également un sens concret
et actuel pour Dewey qui n’hésite pas à s’engager dans les questions marquant son
temps. A l’échelle nationale, il s’engagea en faveur de la cause libérale et démocratique,
158
DEWEY, John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 49
159
160
DEWEY,John, « L’éducation, nécessité biologique », in Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983.
DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,
1958. p. 272
Samuel RENIER_2008
47
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
à travers : la fondation du syndicat des enseignants, le Teacher’s Union ; la présidence
du People’s Lobby, destiné à aider les citoyens dans leurs démarches quotidiennes au
sein de la société ; la participation à la direction de la League for Independant Political
Action ; le soutien apporté au droit de vote des femmes ; l’intervention en faveur de Sacco
et Vanzetti ; ou encore le soutien affiché à certains candidats à l’élection présidentielle tels
le démocrate Woodrow Wilson ou le socialiste Norman Thomas. Au niveau international,
Dewey s’intéressa et participa aux différentes expériences progressistes menées dans
d’autres pays : il consacra deux ans de sa vie entre 1919 et 1921 à un long voyage en Asie
où il eut l’occasion d’influencer durablement l’esprit des futurs dirigeants du Kuomintang ;
il fut conseiller officiel auprès du Ministère de l’éducation de la Turquie kémaliste en 1924,
concernant la réorganisation du système scolaire ; il se rendit en Russie soviétique en 1928
après avoir été invité à venir y étudier les conditions de l’éducation ; enfin, il présida en 1937
la commission en charge de la révision du procès de Trosky, commission encore aujourd’hui
nommée « Commission Dewey ».
Quoique prolifique mais diversifié, l’engagement politique de John Dewey s’inscrit dans
la logique de sa philosophie de la continuité, entre l’homme et sa pensée, de même que
dans la méthode de l’enquête par lui tracée et dont les quelques expériences politiques
mentionnées rendent compte. Face à cette abondance de faits, la question de la normativité
revient plus que jamais au cœur des interrogations. Généralement assimilé au courant
pragmatiste, qu’il ne renie pas mais auquel il préfère le terme d’instrumentalisme, Dewey
semble peu à même de développer une théorie des normes, tant politiques que juridiques.
Le rejet de toute forme de fixité ne peut dans cette optique aller de pair avec la stabilité d’un
état de droit intangible. Comment établir des lois qui soient communes à tous alors même
que chaque citoyen doit être considéré selon la singularité qui le caractérise ? Comment le
juge doit-il ensuite se positionner vis-à-vis de la tradition juridique établie à partir du moment
où chaque cas révèle de multiples dimensions en présence dans l’expérience ? La méthode
de l’enquête peut-elle suffire à garantir et organiser l’existence viable d’un Etat démocratique
en dehors de toute référence à des valeurs morales ? Si l’éducation, en vertu du lien étroit
qui la lie à la sphère politique, fournit déjà quelques éléments de réponse en direction de
l’insuffisance de la seule méthode pour assurer et faire prévaloir la normativité au sein de
la société, il s’agit ici d’étudier les réponses apportées par Dewey à ces question afin de
statuer quand à la pertinence de sa contribution à l’étude du phénomène politique.
III .1 Les normes politiques.
Du fait de la possibilité d’existence d’un discours normatif dans le prolongement même du
discours descriptif, identifiée précédemment, on retrouve chez John Dewey une philosophie
politique traitant de l’origine, de la nature et des fonctions des institutions sociales et
politiques, au premier rang desquelles l’Etat. Sa théorie se veut vérifiable empiriquement,
c’est-à-dire historiquement : « la diversification temporelle et locale est une marque
essentielle d’une organisation politique, une marque qui procure à l’analyse un test de
161
confirmation de notre théorie » . Pourtant, il perçoit lui-même des disparités, entre le
modèle théorique qu’il présente et les conditions de réalisation qui sont celles de la société
industrielle, qui font que « ces définitions, dans le contexte d’un décalage entre les activités
162
sociales et la représentation politique, deviennent normatives » , comme le souligne à
juste titre Joëlle Zask. Bien qu’il s’agisse ici de formes politiques positives, l’exposé de
161
162
48
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 86
ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 170
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
Dewey n’en reste pas moins théorique et généralisable, dans la tradition de la philosophie
politique.
III.1.A. La démocratie en perpétuel renouvellement.
La conception deweyenne de l’Etat, telle qu’exposée dans Le public et ses problèmes,
diffère de celles présentes dans la tradition de la philosophie politique au sens où
l’organisation effective des hommes ne dérive ni de quelque rationalité humaine, ni de
la correction apportée aux penchants naturels de l’homme, ni même d’une forme se
sociabilité inhérente à sa nature même. La mise en place d’organisations consécutives
aux associations humaines résulte pragmatiquement, selon Dewey, de la considération
accordée aux conséquences des actions humaines inter-individuelles, de telle sorte que
« quand les conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les
163
réguler, quelque chose qui a les traits d’un Etat commence à exister » . La genèse de
l’Etat comprend donc trois stades, à savoir : premièrement, la constitution d’associations
humaines et le développement d’activités au sein de celles-ci ; deuxièmement, la prise
de conscience des conséquences engendrées par les activités sociales, qui entraîne la
formation du Public ; et troisièmement, la mise en place d’une régulation de ces activités
au moyen de l’Etat.
Si les associations humaines se font de manière non problématique, il en est
différemment concernant la formation du public, qui nécessite que les conséquences
indirectes des activités sociales soient suffisamment « étendues, persistantes et graves »
et se fassent ressentir sur un ensemble de personnes n’ayant pas participé à celles-ci.
De fait, le public se constitue d’abord passivement, puis activement dès que la conscience
de ces conséquences devient claire et qu’émerge un même intérêt à voir apparaître une
régulation des activités qui en sont la cause. Ainsi, la distinction entre le public et le privé
s’établit à partir de la séparation non du social et de l’individuel, mais du type d’activité
pratiquée, selon que ses conséquences affectent ou non indirectement d’autres personnes.
Le public désormais conscient de son identité en tant que groupe s’organise alors pour
apporter une définition claire de leur intérêt commun vis-à-vis des conséquences générées
par les activités sociales, afin de confier la charge de cette régulation à de tierces personnes
les représentant. De ce fait, « tous les gouvernements sont représentatifs en ce sens qu’ils
prétendent représenter l’intérêt qu’un public éprouve pour le comportement des individus
164
et des groupes » , ce qui permet à Dewey d’englober au sein de son modèle l’ensemble
des formes politiques existantes.
Néanmoins, parmi toutes les formes de gouvernement seule la démocratie permet de
réaliser effectivement et totalement la représentation des intérêts du public. Elle porte la
représentativité au niveau de la légalité et l’inscrit dans les institutions, car « lorsque le public
adopte des mesures particulières pour veiller à ce que ce conflit soit atténué et à ce que
les fonctions représentatives aient la priorité sur les fonctions privées, alors les institutions
165
politiques sont appelées représentatives » . Le principal problème touchant les autres
formes de gouvernement provient de l’accaparement du pouvoir par les personnes qui en
ont la charge et qui substituent leurs intérêts privés aux intérêts définis collectivement par
le public. Au contraire, la démocratie incarne un idéal : « considérée comme un idée, la
démocratie n’est pas une alternative à d’autre principes de vie en association. Elle est l’idée
163
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 61
164
165
Ibid. p. 105
Ibid. p. 106
Samuel RENIER_2008
49
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
de la communauté elle-même. Elle est un idéal au sens intelligible du terme ; à savoir, la
tendance et mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée
166
comme rendue complète, parfaite » .
Les normes qui sont adoptées dans la démocratie selon Dewey ne concernent donc pas
des absolus : « les règles de droit sont en fait l’institution des conditions dans lesquelles les
167
personnes prennent des dispositions les unes avec les autres » . Elles ne mettent pas en
œuvre des principes définis préalablement, mais des conditions régulant les conséquences
des actions issues de la coutume. Elles fonctionnent de la manière suivante : « si quelqu’un
s’y conforme, il pourra compter sur certaines conséquences, et si il n’y parvient pas, il ne
168
pourra prévoir les conséquences » . Les lois ainsi adoptées possèdent donc la double
caractéristique d’être à la fois contingentes et arbitraires mais également identifiables avec
la raison. Elles tracent un cadre contraignant permettant à l’action individuelle ou collective
de se réaliser sans entrave et selon ses propres cadres de valeur, pour peu que ses
conséquences n’aillent pas à l’encontre des intérêts d’autrui. Alors que la méthode de
l’enquête expérimentale permettait seulement à l’individu d’entrevoir son action de son
propre point de vue, le système légal prend lui en charge les conséquences engendrées
par son action au niveau collectif.
Cette conception de la démocratie en tant qu’idéal ne s’applique pourtant
qu’imparfaitement à la situation politique des Etats démocratiques contemporains de
Dewey. Ceux-ci souffrent de ce qu’il nomme « l’éclipse du public » ; les individus ne se
perçoivent plus comme un public du fait que les problèmes auxquels ils sont confrontés
sont devenus trop nombreux, trop vastes, trop techniques, et trop entremêlés, à tel point
que « il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans
sa composition (…) tandis que presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de
169
sorte qu’ils s’intègrent dans un tout» . Outre ce désordre inhérent à l’élargissement de la
société politique, l’Etat doit également faire face à la concurrence opposée par des intérêts
autres que politiques et qui tendent à travestir la mission étatique originelle, à l’image de
la compromission du gouvernement avec les intérêts commerciaux que dénonce Dewey,
170
jusque dans la politique de New Deal menée par Franklin Roosevelt . Par conséquent,
le problème majeur auquel se trouve confronté la société démocratique réside dans la
construction du public de citoyens à même de conférer à l’Etat tout son sens.
171
La démocratie doit donc encore progresser vers « davantage de démocratie » . Elle
doit retrouver le caractère créatif qui la caractérise et qui en fait une expérience sociale
continuelle. La normativité politique n’est qu’une délégation de pouvoirs de la part de la
communauté de citoyens. L’Etat et le gouvernement ne sont que des formes secondaires au
service de l’individu. C’est pourquoi toute transformation de la démocratie ne peut provenir
que d’un changement à l’œuvre chez les citoyens eux-mêmes en tant que public. Elle doit
redevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, à savoir un « mode de vie », car « plutôt que
de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines
166
167
168
169
170
Ibid. p. 156
Ibid. p. 90
Ibid. p. 91
Ibid. p. 147
BECK, John, Writing the Radical Center. William Carlos Williams, John Dewey, and American Cultural Politics, New York,
State University of New York press, 2001.
171
50
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 155
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des
172
projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles » .
III.1.B. La justice.
L’instauration des normes à travers le processus législatif s’inscrit dans la continuité de
la philosophie pragmatique qui parcourt l’œuvre de Dewey. Bien qu’il ne définisse jamais
précisément les types de relations existants entre les différents pouvoirs ainsi que le
fonctionnement concret de telles institutions, la prééminence de la coutume et de la sphère
sociale, associées à la définition de la méthode de l’enquête, contribuent à esquisser la
cohérence de sa théorie politique. Il laisse volontairement ces aspects indéterminés afin de
ne pas trahir sa volonté ne pas exclure le pluralisme des formes existantes, car :
« de même que les publics et les Etats varient avec les conditions de temps et
de lieu, les fonctions concrètes que les Etat devraient assurer varient aussi. Il n’y a
aucune proposition antécédente universelle qui puisse déterminer si les fonctions d’un Etat
devraient être limitées ou étendues. Leur portée est quelque chose qui doit être déterminée
173
de manière critique et expérimentale. »
En revanche, l’application des normes ainsi établies par les différents Etats, quelles
qu’elles soient, ne semble pas susciter un intérêt majeur pour Dewey, qui consacre
seulement deux courts articles à la théorie du droit en tant que mise en œuvre des normes :
« La méthode logique et le droit » (« Logical Method and Law ») en 1924 et « La trame
historique de l’institutionnalisation de la personnalité juridique» (« The Historic Background
of Corporate Legal Personality ») en 1926.
174
Comme le distingue Edwin Patterson , la raisonnement juridique comporte trois
aspects majeurs dans la pensée deweyenne. Le raisonnement juridique a tout d’abord pour
objet une situation concrète, à laquelle il doit apporter une solution qui débouche sur des
mesures d’application concrète, au même titre que l’enquête scientifique ne se termine
qu’avec la résolution de la situation problématique à laquelle elle répond. En second lieu, le
raisonnement juridique se trouve confronté au problème de la définition des faits pour lequel
est incriminé le suspect. Alors que Dewey prône la continuité existentielle à l’œuvre dans
toute situation, l’examen de la situation délictuelle doit nécessairement opérer une sélection
des événements et des circonstances qui l’entourent afin que soit établie une base à partir
de laquelle appliquer le raisonnement juridique. Enfin, le raisonnement juridique achoppe
face à la définition même du droit, à savoir que ni le droit ni les faits ne représentent des
donnés, mais ils interagissent de concert afin de construire un même objet. Il définit par
conséquent le raisonnement juridique de manière pragmatique en affirmant que « la logique
doit ou bien être abandonnée ou bien devenir une logique qui se rapporte aux conséquences
plutôt qu’aux antécédents, une logique de la prédiction des probabilités plutôt que de la
175
déduction des certitudes » .
172
173
174
DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 103
PATTERSON, Edwin, « Dewey’s Theory of Legal Reasoning and Valuation », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey:
Philosopher of Science and Freedom, New York, The dial press, 1950.
175
DEWEY, John, « Logical Method and Law », in HALL, Jerome (éd.), Readings in Jurisprudence, Indianapolis, The Bobbs-
Merrill company, 1938. p. 353 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
51
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
Toutefois, Dewey ne rejette pas non plus l’idée de continuité du droit au fil de son
application. Les décisions juridiques adoptées par le passé conservent un caractère de
primauté vis-à-vis d’autres solutions possibles, du fait qu’elles représentent les meilleures
voies indiquées par l’expérience du traitement de cas similaires et que le réexamen continuel
de chaque point de droit s’avère pratiquement impossible. En outre, la continuité du droit
n’est pas par essence incompatible avec la continuité de l’expérience, malgré la singularité
de chaque situation conflictuelle, au sens où la prédiction des conséquences prévisibles se
base également sur les expériences passées. La dépréciation de la logique qu’il exprime se
réfère alors plus à l’usage abusif des formes rhétoriques concernant certains points de droit
afin de disqualifier ou non une situation là où un règlement concret est attendu, que l’usage
logique du raisonnement à travers l’enquête afin de déterminer la solution à adopter. Dans
le cas où la signification d’un terme prêterait à discussion, Dewey fait appel à une théorie du
sens qui soit contextuelle. Le terme trouve son sens dans la proposition au sein de laquelle
il s’inscrit et plus largement de la situation dans laquelle celle-ci est utilisée.
De fait, Dewey place le juge au centre du système judiciaire. Celui-ci est chargé
du sens concret à conférer aux normes établies s’appliquant à une situation donnée. Il
complète le processus législatif, qu’il ne contribue à modifier mais à expliciter en fonction
des circonstances dans lesquelles s’inscrit l’affaire en cours. Avec le juge, le processus
normatif opère un retour aux sources du droit, à l’origine institué par les citoyens réunis
en public souhaitant réguler les conséquences des activités sociales. Le juge vient donc
en dernier lieu régler les cas litigieux que la loi n’aura pas pu prévoir ou qu’elle aura été
incapable de prévenir malgré le caractère obligatoire et coercitif de ses prescriptions. Le
juge en tant qu’homme est astreint à une forme de neutralité qui lui fait mettre de côté tout
sentiment subjectif. Néanmoins, les valeurs ne sont absentes du jugement par lui rendu ; lui
incombe au contraire l’ « établissement des conditions culturelles à même de supporter les
types de comportement où sont intégrés les émotions et les idées, les désirs et les pensées
176
rationnelles » . Le juge se fait ainsi le porte-parole des valeurs de la communauté afin
d’orienter son jugement en direction d’un règlement adéquat vis-à-vis à la fois de la situation
délictuelle en présence mais également de la situation sociale à laquelle se réfère ce cas.
III .2 Le rapport théologico-politique
Malgré la définition de la méthode de l’enquête comme substrat de la prise de décision
normatives, les normes se retrouvent en dernier recours confrontées à la question des
valeurs que partage la société. Même si Dewey ne définit pas explicitement les normes
auxquelles se réfèrerait la société, il n’en est pas moins obligé de les intégrer dans son
schème politique. Le peu d’importance qu’il accorde à la question de la justice témoigne en
ce sens du peu de cas qu’il fait de la mise en œuvre du modèle politique qu’il esquisse. Il se
trouve alors confronté aux prémisses de son raisonnement qui définissait une méthodologie
finalement plus normative que descriptive dans son discours.
III.2.A. Les problèmes concrets inhérents à l’association humaine.
Certaines questions se révèlent, à l’examen, problématiques lorsque l’on envisage d’un
point de vue pragmatique le modèle politique tracé par Dewey. Le pluralisme affirmé dans
ses écrits révèle une véritable volonté de prendre en compte et d’intégrer toutes les formes
176
DEWEY, John, « Theory of Valuation », in International Encyclopedia of Unified Science, volume II n°4, Chicago, Chicago
Unversity press, 1939. p. 65 [traduction originale]
52
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
politiques existantes du simple fait de leur présence comme mode de gouvernement d’une
société. Il s’astreint dans cette optique à ne pas établir de contenu moral normatif à sa
théorie politique, et se focalise constamment sur la méthode employée pour aboutir aux fins
assignées par le pouvoir. Cela se justifie par le pluralisme et la singularité des situations
sociales en présence, où les conséquences des activités sociales identifiées par le public
comme nécessitant une régulation ne portent pas sur les mêmes objets et ne se voient pas
forcément attribuer le même sort.
Cependant, il se retrouve incapable de concilier ce pluralisme à l’intérieur d’une même
organisation sociale. Il peut en effet arriver, que des conflits d’intérêts émergent au sein
d’une société, à l’échelle individuelle ou à l’échelle d’un groupe entier, comme ce peut être
le cas d’entités partageant des conceptions philosophiques ou religieuses différentes. La
théorie veut que le public se créé sur la base d’individus vivant en association et donc
librement. Mais les sociétés ne sont pas dans une situation de perpétuelle recréation qui
leur permettait de réorganiser chaque fois les associations qui en sont la base, en fonction
de l’intérêt partagé par ses membres. Les situations sociales sont héritées par les individus
qui y naissent et la composent progressivement. Les intérêts subissent ensuite le risque de
se disperser voire de se dissoudre à mesure que la société se renouvelle.
De même, Dewey ne prévoit à aucun moment la possibilité que les individus puissent
simplement ne pas adhérer aux intérêts définis en commun qui, à moins de susciter une
approbation unanime, s’exposent au risque de la désapprobation de quelques uns. Il est
en ce cas à supposer que ces individus se regroupent afin de partager leurs intérêts
dissidents communs pour créer un autre public en marge du précédent, étant donné que
les individus se regroupent en fonction de leurs intérêts communs partagés et non pas
établissent ceux-ci après s’être regroupés arbitrairement. Reste alors le cas de la tricherie
délibérée envers les intérêts communs aux groupes, qui acquiesce subrepticement lorsqu’il
177
affirme que « l’homme est un animal consommateur et sportif autant que politique » . Il
arrive que certains individus se joignent à une cause dont ils feignent l’intérêt, en vertu
de quelque secrète raison ou expectation qui leur serait profitable, à l’image de passagers
clandestins. Faisant passer leurs intérêts privés avant les intérêts communs, ceux-ci sont
alors coupables de trahison envers la société, qu’ils utilisent dans leur propre intérêt.
Dewey oppose aux défaillances de la démocratie en son stade expérimental, le recours
à plus de démocratie. Il évoque comme seule solution possible, « le perfectionnement des
moyens et des modes de communiquer les significations de sorte qu’un intérêt véritablement
partagé pour les conséquences des activités interdépendantes puisse donner forme au désir
178
et à l’effort et, de cette façon, diriger l’action » . Dans le système deweyen, le monde dans
son ensemble est mû selon le principe de croissance. Comprendre ce principe revient à
saisir la loi de toute société qui, si elle n’évolue pas, est condamnée à la stagnation et à
une fin certaine. Le méliorisme, en tant que principe de croissance ordonné vers un meilleur
état de choses s’impose logiquement à l’homme qui replace la société dans le temps long
de son existence. Celui-ci en déduit logiquement l’intérêt inhérent à cette organisation du
monde, à savoir la progression de la société par la définition la coordination des expériences
individuelles, débouchant sur la mise en place d’un public et la définition d’intérêts communs
partagés. Dewey nomme à dessein ce raisonnement « méthode de l’intelligence ».
Il se base sur la supposition que le raisonnement humain qu’il a auparavant analysé
se conforme à cette méthode et l’adopte en toutes choses. Force est ici de constater qu’en
177
178
DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 148
Ibid. p. 161
Samuel RENIER_2008
53
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
ces matières, son propos s’avère finalement plus normatif qu’il n’y paraissait, du fait qu’il
réunissait et classait tous les types de raisonnement humain derrière trois grands modèles
de résolution des problèmes répondant tous au même schéma méthodologique : l’enquête.
A l’instar des habitants de la cité platonicienne en direction desquels il faut finalement
179
adapter les lois au moyen d’un préambule jouant sur les sentiments plus que la raison ,
les citoyens de la société démocratique qu’étudie Dewey ne correspondent pas tous à
l’image de l’homme raisonnable esquissée dans sa psychologie. Ceux-ci ne peuvent alors
nécessairement accéder à la compréhension des intérêts ultimes de la société dont le public
devrait se faire le défenseur unanime selon la « méthode de l’intelligence ». Quand bien
même il en serait de la sorte, cette méthode suppose également que le consensus se
fasse sur les valeurs qui seraient mises en commun, et qui se retrouvent déjà dans l’idée
humaniste même d’une « méthode de l’intelligence » menant au progrès.
III.2.B. Le recours à la foi.
Pour justifier l’usage fait de ces valeurs au sein de sa théorie, Dewey en vient à se tourner
vers le domaine de la religion à partir de la publication d’Une foi commune (A Common Faith)
en 1934 et de manière récurrente jusqu’à la fin de sa vie. Dans « La démocratie créative »,
il revient sur sa conception de la démocratie, qu’il définit désormais comme « un mode de
vie contrôlé par une foi militante dans les possibilités de la nature humaine » ou encore « un
mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans la nature humaine mais par une
foi dans les capacités des êtres humains à juger et agir intelligemment lorsque la situation le
180
permet » . Cette foi présente deux aspects majeurs : d’une part, elle a pour objet l’égalité
et considère l’égalité de conditions nécessaire à la réalisation des capacités individuelles
comme un droit ; d’autre part, elle réintroduit l’idée de nature humaine à laquelle elle associe
les capacités de réalisation de tout être humain.
En outre, il l’érige au rang de seul ensemble de valeurs dignes de figurer dans une
démocratie : « Comme le processus de l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi
dans la démocratie ne fait qu’un avec la foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et
181
toute valeur qui s’isolent de ce processus actif contribuent à se figer » . Outre l’inefficacité
sociale d’autres normes morales, Dewey accuse même explicitement de totalitarisme les
détracteurs éventuels de la foi démocratique :
« Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme de
gauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les
capacités de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément
enracinée dans les méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate
qui se définit comme tel renie cette foi, il se convint lui-même de trahison envers
182
sa profession. »
La foi démocratique se place ainsi comme seul tuteur valable pour la conception deweyenne
de la société démocratique. Les normes adoptées doivent donc désormais rentrer dans
le cadre de la méthode de l’enquête, et assigner à leur contenu la fin indiquée par la foi
démocratique.
179
180
DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]
181
182
54
PLATON, Les lois, livre IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1943. 719c-724a
Ibid.
Ibid.
Samuel RENIER_2008
Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes
Pour Dewey, le recours à la foi pour maintenir la démocratie en équilibre ne relève pas
d’une concession faite à la faveur de la sauvegarde de son système philosophique mais tend
à concorder avec la place accordée à la religion au sein de la société. La condition en est
que la religion se charge de la signification précise que lui donne Dewey. Selon lui, il convient
de distinguer entre deux attitudes opposées concernant la religion : d’un côté les religions
instituées qui postulent « la nécessité d’un Etre Surnaturel et d’une immortalité qui aille audelà des pouvoirs de la nature » ; de l’autre, les partisans de l’athéisme qui pensent que
« les avancées de la science et de la culture ont totalement discrédité tout surnaturalisme
183
et partant, toutes les religions rejoignant cette même croyance » . Ces deux attitudes
partagent néanmoins l’identification du religieux avec le surnaturel, là où Dewey établit que
« il y a une différence entre la religion, une religion, et le religieux ; entre tout ce que peut
184
désigner un substantif et la qualité de l’expérience désignée par un adjectif » .
La religion en tant que genre institué et les religions particulières qui se sont établies et
ont bâti une organisation parallèle à celle de la société représentent des déviations opérées
au profit de quelques uns et au détriment du vrai sentiment religieux. Ces religions devraient
alors être bannies, ou tout du moins considérablement transformées afin qu’elle soient au
service de la vraie foi, au sens où l’entend Dewey. Cette dernière s’appliquerait alors à tous
puisque :
« Toute religion basée sur du surnaturel trace par nature une ligne séparant le
religieux du séculier et du profane, même lorsqu’elle affirme le droit de l’Eglise
et de sa religion d’avoir autorité et d’imposer sa domination en ces matières. La
conception selon laquelle “le religieux” signifie une attitude et une perspective
particulières, indépendante vis-à-vis du surnaturel, ne nécessite pas d’opérer une
185
telle division. »
Cette théorie de la croyance rattachée à la vague notion du « religieux » rapproche la
religion de sa signification fonctionnelle en tant que créatrice de lien entre les membres d’une
communauté. Afin de lui conférer une portée qui soit universelle, Dewey la détache de toute
filiation particulière avec les religions existantes mais, selon une perspective panthéiste, en
fait un synonyme de l’expérience : « La communauté de causes et de conséquences dans
laquelle nous sommes tous impliqués, ainsi que tous ceux qui ne sont pas encore nés, est
le plus large et le plus profond symbole de la mystérieuse totalité de l’être que l’imagination
186
nomme univers » .
La conscience de cette expérience religieuse représente la base de toute société et le
substrat à partir duquel se développent les communautés humaines. A travers cette prise
de conscience, des relations unissant les causes et les conséquences ainsi que l’actuel
et l’idéal, que se forme un objet commun garantissant la survie de la société. Seule cette
foi commune, à la fois parce qu’elle est partagée par tous mais aussi par ce que chacun
en fait communément l’expérience, permet d’éviter les comportements antisociaux décrits
précédemment. Les intérêts se retrouvent alors partagés par tous et le public peut enfin
assumer son rôle politique vis-à-vis du gouvernement. L’ « éclipse du public » dont il fait le
constat sept ans auparavant dans Le public et ses problèmes est ici justifié par l’occultation
du caractère universel de cette foi, à cause du surnaturalisme des religions ou de l’athéisme,
183
184
185
186
DEWEY, John, A Common Faith, New Haven, Yale University press, 1934. p. 1 [traduction originale]
Ibid. p. 3 [traduction originale]
Ibid. p. 66 [traduction originale]
Ibid. p. 85 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
55
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
car comme il le conclut lui-même : « une telle foi a de manière implicite toujours été la foi
187
commune de l’humanité. Reste à la rendre explicite et militante » .
187
56
Ibid. p. 87 [traduction originale]
Samuel RENIER_2008
Conclusion
Conclusion
La normativité s’avère, en définitive, être une catégorie relativement problématique pour
la philosophie de John Dewey, au sens où cette dernière ne semble lui faire aucune
place. Toutefois, l’étude des différents registres qu’adopte le discours philosophique de
John Dewey nous permet de déceler la présence de cette normativité à travers une série
d’énoncés, à caractère anthropologique notamment. Ce discours justifie ensuite de l’usage
qu’il fait du registre normatif à travers la relecture de l’histoire de la philosophie et de son
prolongement dans l’histoire contemporaine. Ces dernières disciplines ne peuvent servir de
support au discours normatif à partir du moment où elles postulent de manière assertorique
la prépotence de leurs solutions sur les conséquences de l’action qu’il s’agit de réguler.
En revanche, elles jouent un rôle prépondérant dans la détermination du discours normatif
qui, bien qu’appartenant à un registre différent, est tenu de s’en inspirer afin d’inscrire la
démarche pragmatiste dans le temps long de la continuité des processus à l’œuvre sur le
plan culturel ou naturel.
Cette normativité du discours représente une condition préalable à la définition de la
normativité dans le discours. Celle-ci est d’abord esquissée de manière minimale comme
cadre méthodologique normatif, à l’image de celui tracé par Kelsen concernant les normes
188
juridiques , dont l’impersonnalité garantit la relativité des valeurs morales adoptées, à la
discrétion de la fonction législatrice. Toutefois, si cette définition a minima de la normativité
comme objet du discours normatif permet bien à Dewey d’intégrer dans son système toutes
formes de normes existantes d’un point de vue logique, elle lui interdit en revanche de
se prononcer en faveur d’un système de normes qui lui soit propre. Cette philosophie
politique, dont le pragmatisme nie la validité, refait surface par le biais de l’éducation qui,
de champ d’application privilégié du cadre méthodologique normatif de l’enquête, devient
le lieu par où ressurgissent les valeurs humanistes de John Dewey. Il assigne ainsi à
l’éducation, et de fait à la société, une finalité distincte du processus éducatif. En tant
qu’idéal, cet humanisme prônant la tempérance et le dialogue social sur la base d’une
intelligence commune, n’apparaît pas de manière descriptive mais prescriptive en vertu de
son inachèvement. Dewey élargit alors ces considérations à l’échelle de la société, avec
l’élaboration d’un modèle de gouvernement, similaire dans la forme mais non dans les
idées défendues à ceux de la tradition de la philosophie politique. La philosophie politique
pragmatiste ainsi élaborée oblige finalement Dewey à recourir au discours théologique
afin de justifier de la présence de normes particulières malgré l’interdit théorique initial.
Ces valeurs se trouvent par conséquent naturalisée au sein d’une doctrine panthéiste, où
l’expérience de la transcendance devient le moteur de l’association humaine ainsi que le
ferment de la méthode de l’intelligence devant guider le progrès humain.
Contrairement à certains de ses contemporains, tel Eric Voegelin qui fut son élève et
qui développera ensuite sa propre conception de la primauté du rapport théologico-politique
189
sur la base de celle esquissée par son ancien professeur , John Dewey a constamment
cherché à tracer des voies dans lesquelles pourraient s’engouffrer ses poursuivants afin
de prolonger son œuvre. Bien qu’abordant plusieurs champs du savoir, sa pensée ne se
188
189
KELSEN, Hans, Théorie pure du droit, Paris, Montchrestien, 1999.
VOEGELIN, Eric, La nouvelle science du politique, Paris, Le seuil, 2000.
Samuel RENIER_2008
57
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
présente pas sous la forme d’un système mais sous celle de contributions elliptiques aux
problèmes se présentant à lui. Tel un iceberg, la philosophie de John Dewey possède ainsi
plusieurs aspects, dont la visibilité n’est pas toujours bien assurée de la part de l’observateur.
Bien qu’initialement cachée, la normativité apparaît finalement comme la face cachée de
l’édifice théorique deweyen, dont nous avons tenté de faire émerger l’existence à travers
notre travail.
Cette entreprise intellectuelle en appelle donc d’autres, dont nous ne pourrons ici
qu’énoncer les hypothèses. Avant tout, nous souhaiterions rappeler que notre projet, dans
sa conception initiale, envisageait l’inclusion d’une troisième partie portant sur l’application
du système normatif deweyen à travers l’étude de l’implication politique de John Dewey,
tant sur le plan national qu’international. Liant l’analyse théorique aux conditions sociales
et politiques réelles, cette partie se voulait la clé de voûte d’un travail à la frontière entre la
science politique et la philosophie. Nous avons été contraint d’opérer un choix, sur la base
d’une hiérarchisation des priorités de recherche qu’appelle notre sujet, en vertu de l’espace
et du temps qui nous étaient impartis. Nous avons également pris le parti de proposer en
annexe notre propre traduction de l’article de John Dewey sur « La démocratie créative »,
afin de compléter un vide éditorial, à notre sens, regrettable. Cette contribution de notre part
au corpus deweyen trace une ligne de conduite vers d’autres projets scientifiques, dont la
réalisation fait toujours aujourd’hui défaut, à l’image d’une version française du court essai
de John Dewey où il établit l’existence d’Une foi commune (A Common Faith).
Le développement des études deweyennes francophones passe, de notre point de vue,
par cette nécessaire entreprise à la fois de consolidation du corpus, mais également de
mise en perspective critique de la pensée de Dewey vis-à-vis de la positivité des situations
politiques. L’intérêt pragmatique de la lecture de ses écrits est corrélatif de l’utilité sociale qui
peut en être dégagée, et dont l’étude scientifique dégage les traits saillants, loin de la lecture
souvent partielle et partiale qui en est faite à l’heure actuelle. Car tel l’éducateur en charge
du devenir de la société, il nous faut être à la fois géographes et explorateurs, au sens où :
« Sans la marche accidentée et cahotique de l’explorateur, on ne possèderait aucun
fait utilisable pour l’établissement de la carte définitive. D’autre part, nul ne bénéficierait du
voyage de cet explorateur s’il ne le comparait aux voyages d’autres explorateurs ; et si les
faits nouveaux : fleuves traversés, montagnes escaladées, étaient considérées comme de
190
purs incidents de route, sans relations avec des faits déjà connus. »
190
58
DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 106
Samuel RENIER_2008
Annexe
Annexe
« Creative democracy – the task before us » a été publié pour la première fois en 1939,
dans le numéro 14 de la revue Progressive Education Booklet. Ce texte représente en fait
une allocution écrite par John Dewey mais lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en son
honneur le 20 octobre 1939 à New York. En dehors de cette édition originelle, il fut republié
à deux reprises, dans The Philosoper of the Common Man de Sidney Ratner en 1940, puis
dans Classic American Philosophers de Max H. Fisch en 1951, avant de figurer dans l’édition
des œuvres complètes de John Dewey, publiée sous la direction de Jo Ann Boydston, dans
le volume 14 des Later Works. En France, aucune traduction intégrale n’existe à l’heure
actuelle. Seul Gérard Deledalle, dans sa thèse sur l’Idée d’expérience dans la philosophie
de John Dewey parue en 1967, avait jusqu’à présent proposé au public francophone la
traduction d’un extrait regroupant les trois derniers paragraphes du texte.
Il nous a paru important de présenter ici une première traduction française intégrale de
ce court texte, dans l’optique de lui offrir une meilleure visibilité au sein du corpus deweyen
francophone. Il est largement mentionné par Gérard Deledalle qui en fait un « article
important », d’une clarté telle qu’il se passe de commentaires, du fait que « Dewey y exprime
mieux que nous ne saurions le faire sa foi en l’expérience partagée, la foi démocratique »,
ou encore par Joëlle Zask, dans L’opinion public et son double, qui rappelle que « il est un
des textes politiques de Dewey les plus cités ». Ici réside la première raison présidant à
notre entreprise de traduction, afin de rendre sa cohérence au corpus deweyen, dont les
œuvres aujourd’hui disponibles en français ne représentent qu’imparfaitement l’étendue et
la hiérarchie des textes.
La deuxième raison, plus immédiate, est directement lié au travail universitaire présenté
dans ce mémoire, au sens où Dewey y exprime de la manière la plus explicite sa conception
normative de la société, telle qu’elle devrait être. Comme nous avons essayé de le montrer,
ce texte est emblématique de la philosophie politique deweyenne, en tant qu’il résume son
parcours intellectuel, depuis la relecture de l’histoire américaine comme source de discours
normatif avant d’élaborer sa propre vision d’une société souhaitable, régulée d’abord par
l’expérience comme norme méthodologique présidant à la recherche de normes politiques
situées dans leur contexte, puis ensuite par le recours à une « foi démocratique » comme
supplétif à la seule présence de la méthode. Le caractère normatif de sa philosophie y est
présent et exprimé de bout en bout. Ce constat justifie l’origine de notre démarche à propos
de l’existence d’une forme de normativité chez Dewey, au regard de la conception populaire
de sa philosophie, dite pragmatiste.
En outre, si ces aspects, que nous avons ensuite développés, sont bels et bien présents
dans ces quelques lignes, ils n’en restent pas moins posés de manière axiomatique et
relèvent plus du credo, voire de la rêverie, politique que de l’aboutissement de dizaines
d’années de réflexion, lorsqu’ils apparaissent pour la première fois au lecteur. Comme
souvent dans les écrits de Dewey, les textes se répètent entre eux, voire se renvoient
ouvertement les uns aux autres et il est ainsi souvent difficile de les aborder sans avoir
au préalable acquis une vue plus globale de l’ensemble de l’œuvre deweyenne. Le
présent travail se veut en quelque sorte une tentative d’élucidation concernant la possibilité
d’émergence, de présence, et d’intégration systématique du discours normatif présenté,
Samuel RENIER_2008
59
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
entre autres, dans ce texte. La validité des remarques qu’il effectue dans ces lignes et leur
portée actuelle dépendent, à notre sens, du résultat de cette enquête menée sur les racines
de l’éthique politique deweyenne.
***
La démocratie créatrive – la tâche qui nous attend
Dans les présentes circonstances, je ne peux espérer me réconcilier avec le fait que
j’ai réussi à vivre quatre-vingt ans. Je mentionne ce fait pour vous en suggérer un plus
important – à savoir que des événements de la plus haute importance se sont produits
pendant les quatre cinquièmes de siècle écoulés, période qui couvre plus de la moitié de
l’histoire nationale [américaine] actuelle. Pour d’évidentes raisons, je ne m’essayerai pas à
résumer ne serait-ce que les plus importants de ces événements. Je me réfère ici à ceux-ci
en vertu de leur influence sur la question à laquelle ce pays s’est attelé lorsque fut formée la
nation – la création de la démocratie, question qui se révèle aujourd’hui aussi urgente qu’elle
le fut il y a cent cinquante ans quand les plus expérimentés et sages de nos hommes se sont
réunis afin de faire l’état des lieux et de créer le cadre politique d’une société autonome.
Parmi les changements qui se sont produits ces derniers temps, le plus net réside
en ce que les modes de vie ainsi que les institutions qui à l’origine étaient naturelles,
presque inévitables et résultant d’heureuses conditions, ont désormais à être atteintes par
de conscients et résolus efforts. Bien que l’ensemble du pays ne se trouvait pas concerné
par la démarche pionnière il y a quatre-vingt ans, il restait néanmoins toujours si proche,
à l’exception de quelques grandes villes, de l’époque des pionniers que la légende du
pionnier, et par suite de la grande frontière, jouaient un rôle actif dans la formation des
esprits et des croyances de ceux qui y étaient nés. Dans les esprits tout du moins le pays
conservait une frontière ouverte, faite de ressources encore inexploitées. C’était alors un
pays d’opportunités matérielles et d’invitation. Même ainsi, la naissance de cette nation
impliquait plus qu’une merveilleuse conjonction de circonstances matérielles. Il existait
effectivement un groupe de personnes qui étaient capables de réadapter les vieilles idées
et institutions afin de faire face aux situations que fournissaient ces nouvelles conditions
matérielles – un groupe d’hommes dotés d’une extraordinaire créativité politique.
De nos jours, la frontière n’est plus physique mais morale. La période où les terres
gratuites semblaient infinies a disparu. Les ressources inexploitées sont désormais plus
humaines que matérielles. Elles sont à chercher dans le gâchis que représentent ces
hommes et ces femmes arrivés à l’âge adulte sans avoir la chance de travailler, et dans ces
jeunes hommes et femmes qui trouvent des portes fermées là où il y avait originellement
des opportunités. La crise qui il y a cent cinquante ans en appela à la créativité sociale et
politique se présente aujourd’hui sous une forme qui exige une créativité accrue de la part
des hommes.
En tout cas, c’est ce que je souhaite exprimer quand je dis que nous devons maintenant
recréer par un effort délibéré et déterminé le type de démocratie qui à l’origine, il y a cent
cinquante ans, fut en grande partie le produit d’une heureuse combinaison de personnes
et de circonstances. Nous avons par le passé longtemps vécu sur l’héritage qui nous a été
transmis par cette heureuse conjonction d’hommes et d’événements. L’état actuel du monde
fait plus que nous rappeler que nous devons désormais mettre en avant toutes les énergies
dont nous disposons afin de nous montrer digne de notre héritage. C’est véritablement
un défi que de faire avec les conditions complexes et critiques qui sont les nôtres ce que
d’autres firent dans un état de choses plus simple.
60
Samuel RENIER_2008
Annexe
Si je m’étend sur le fait que cette tâche ne peut être menée à bien que grâce à un effort
d’inventivité et une activité créatrice, c’est en partie du fait que la profondeur de la crise
actuelle est dans une large mesure due au fait que nous avons longtemps agi comme si
notre démocratie était une chose qui de manière automatique se perpétuait d’elle-même ;
comme si nos ancêtres avaient réussi à concevoir une machine qui résolvait le problème du
mouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la démocratie était une chose
résidant uniquement à Washington et Albany – ou quelque autre capitale fédérale – grâce
à l’impulsion donnée par le vote d’hommes et de femmes une fois par an environ – ce qui
en quelque sort revient à dire de manière extrême que nous avons été habitué à considérer
la démocratie comme un mécanisme par excellence, fonctionnant aussi longtemps que les
citoyens seraient confiant dans l’accomplissement de leur devoir.
Ces derniers temps, on a entendu de plus en plus fréquemment que cela ne suffisait
pas ; que la démocratie est un mode de vie. Cet adage nous fait retourner à la dure
réalité. Toutefois je ne suis pas certain que cette affirmation se débarrasse complètement
de la forme que revêtait l’ancienne conception. Dans tous les cas, il nous est possible de
s’échapper de cette manière superficielle de penser à condition que nous réalisions dans
nos esprits et dans nos actes que la démocratie est un style personnel de vie individuelle ;
qu’elle signifie la possession et l’usage continu de certaines attitudes, formant le caractère
personnel et déterminant le désir et le but présents dans toutes nos relations. Plutôt que
de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines
institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des
projections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles.
La démocratie entendue comme mode de vie personnel et individuel n’implique rien de
fondamentalement nouveau. Mais quand elle rentre en application, elle apporte un nouveau
sens pratique aux vieilles idées. La mettre en application souligne le fait que les puissants
ennemis de la démocratie à l’heure actuelle ne peuvent être matés que par le biais de la
création d’attitudes personnelles chez les êtres humains ; que nous devons surmonter notre
tendance à penser que la défense de la démocratie passe nécessairement et quelles que
soient les circonstances par des moyens qui lui sont extérieurs, soit militaires soit civils, tant
que ceux-ci restent séparés de nos attitudes personnelles si enracinées qu’elle constituent
notre caractère personnel.
La démocratie est un mode de vie contrôlé par une foi militante dans les possibilités
de la nature humaine. La croyance en l’Homme en tant que genre est un lieu commun
de tout credo démocratique. Cette croyance est sans fondement ni signification à moins
qu’elle ne renvoie à la foi dans les potentialités de la nature humaine en tant que cette
nature se donne à voir dans chaque être humain sans considération de race, de couleur,
de sexe, de naissance et de famille, ou même de richesse matérielle ou culturelle. Cette
foi peut être mise en acte à travers des statuts légaux, mais cela ne reste que des paroles
tant qu’elle ne se concrétise pas dans des attitudes que les êtres humains manifestent
les uns envers les autres dans tous les événements et les relations de la vie quotidienne.
Dénoncer le nazisme pour son intolérance, sa cruauté et son incitation à la haine revient à
promouvoir l’hypocrisie si, dans nos relations interpersonnelles, si, dans nos conversations
et nos démarches quotidiennes, nous entretenons certaines discriminations basées sur la
race, la couleur ou tout autre genre ; de fait, basées sur tout sauf une croyance généreuse
dans leur capacités en tant qu’êtres humains, croyance qui s’accompagne du besoin de
conditions appropriées à la réalisation de ces capacités. La foi démocratique en l’égalité des
hommes signifie que chaque être humain, indépendamment de la quantité ou de la diversité
des dons dont il fut doté à sa naissance, reçoit en partage le droit de jouir d’une égalité de
Samuel RENIER_2008
61
L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY
conditions destinée au développement de ses capacités. Cette croyance démocratique à la
base de la souveraineté est une idée généreuse. Elle est universelle. C’est une croyance
dans la possibilité pour chaque personne de mener sa vie comme elle l’entend, libre de toute
contrainte et de toute coercition exercée par autrui, pourvu que les conditions adéquates
soient réunies.
La démocratie est un mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans
la nature humaine mais par une foi dans les capacités des êtres humains à juger et agir
intelligemment lorsque la situation le permet. J’ai été accusé plus d’une fois par des groupes
d’opposants d’entretenir une foi imméritée et utopique dans les possibilités offertes par
l’intelligence et son corrélat qu’est l’éducation. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas inventée.
Je l’ai acquise grâce à mon entourage et l’esprit démocratique dont il était animé. Quelle
place trouve la foi au sein d’une démocratie jouant un rôle de consultation, de réunion, de
persuasion, de discussion, d’information de l’opinion publique qui à long-terme se corrige
d’elle-même, si ce n’est celle d’une foi en la capacité de l’intelligence que possède l’homme
du commun à répondre avec bon sens au libre jeu des faits et des idées, en tant que
s’applique la garantie d’avoir un processus d’enquête, une assemblée et une communication
libres ? Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme de
gauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les capacités
de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément enracinée dans les
méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate qui se définit comme tel renie
cette foi, il se convint lui-même de trahison envers sa profession.
Quand je pense aux conditions dans lesquelles vivent actuellement les hommes et les
femmes de nombreux pays étrangers, à l’image de la peur de l’espionnage et du danger
planant sur les rencontres privées ayant pour objet des conversations amicales, je suis
tenté de croire que le cœur de la démocratie et sa garantie absolue résident dans la liberté
de réunion entre voisins, au coin d’une rue, pour discuter de long en large des nouvelles
non censurées du jour, ainsi que dans les réunions entre amis organisées dans le salon de
leurs foyers afin de converser librement ensemble. L’intolérance, les abus en tous genres,
la dénonciation liée aux différences d’opinion concernant la religion, la politique ou les
affaires, ainsi que les différences de race, de couleur, de richesse ou de degré culturel,
représentent des trahisons envers le mode de vie démocratique. Car tout ce qui entrave la
liberté et la communication dans son ensemble revient à établir des barrières qui divisent les
êtres humains en groupes et en bandes, en factions ou en communautés diamétralement
opposées, et de la sorte contribue à affaiblir le mode de vie démocratique. De vagues
garanties légales envers les libertés individuelles que sont la liberté d’opinion, la liberté
d’expression, la liberté de réunion, sont de peu d’effet si dans la vie quotidienne la liberté
de communication, l’échange d’idées, de nouvelles, d’expériences, est rendue muette par
des suspicions mutuelles, par des abus, par la peur et la haine. Ces choses détruisent
la condition essentielle à un mode de vie démocratique de manière d’autant plus efficace
que la coercition au grand jour – comme le montre l’exemple des états totalitaires – n’est
effective que lorsqu’elle réussit à entretenir la haine, la suspicion, l’intolérance dans les
esprits humains pris individuellement.
Finalement, étant donné les deux conditions mentionnées précédemment, la
démocratie en tant que mode de vie s’avère contrôlée par la foi personnelle qui s’inscrit
dans un travail à la fois individuel et collectif quotidien. La démocratie se définit comme la
croyance selon laquelle, même quand les besoins et les buts ou les conséquences sont
différents pour chaque individu, la coopération dans un cadre amical ou simplement amiable
– qui peut inclure, comme dans le cas du sport, de la rivalité ou de la compétition – est
62
Samuel RENIER_2008
Annexe
un supplément inestimable à notre vie. Pour peu que l’on considère tout conflit venant
à émerger – et cela risque d’arriver – en dehors d’un rapport de force et par un autre
moyen que celui-ci, en dehors d’une violence qui viendrait supplanter l’intelligence et la
discussion, il convient de traiter ceux avec qui nous sommes en désaccord – même profond
– comme des personnes qui ont quelque chose à nous apprendre, et ainsi comme des amis.
Une authentique foi démocratique dans la paix est une foi en la possibilité que disputes,
controverses et conflits se transforment en une entreprise de coopération grâce à laquelle
les deux parties en question s’enrichiraient en donnant à l’autre la possibilité de s’exprimer,
plutôt que d’aboutir au triomphe de l’un par la suppression de l’autre – suppression qui n’en
est pas moins violente lorsqu’elle devient psychologique au moyen du ridicule, de l’abus, de
l’intimidation, comparée aux prisons et camps de concentration. Il est de l’essence même du
mode de vie démocratique que d’être coopératif et de donner aux différences une chance
de s’exprimer, en ce qu’il croit que l’expression de la différence n’est pas seulement le droit
d’autrui mais un moyen d’enrichir son expérience de vie personnelle.
Dans le cas où ce qui vient d’être dit serait accusé de n’être qu’une série de lieux
communs, je répondrais simplement que c’est bien là tout leur intérêt. Afin de se débarrasser
de notre habitude à penser la démocratie comme quelque chose d’institutionnel et d’externe,
et de la remplacer par une conception de la démocratie comme mode de vie personnel, il
nous faut réaliser que la démocratie est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un
fait, un fait moral. Cela revient à réaliser que la démocratie ne se concrétise effectivement
que lorsque devient elle-même un lieu commun de l’existence.
Du fait que mes recherches aient orienté ma vie d’adulte vers le chemin de la
philosophie, je vous demande de bien vouloir être indulgent si en concluant je définis
rapidement ma position philosophique sur la foi démocratique en termes formels. Ainsi
définie, la démocratie est la croyance dans la capacité de l’expérience humaine à générer
les moyens et les fins par lesquels l’expérience future pourra évoluer et s’enrichir dans le
bon sens. Toute autre forme de foi sociale ou morale repose sur l’idée que l’expérience doit,
à un moment ou à un autre, être soumise à quelque forme de contrôle externe ; à quelque
autorité prétendant exister en dehors des processus de l’expérience. La démocratie est la
foi selon laquelle les processus de l’expérience sont plus importants que n’importe quel
résultat spécifique obtenu, de sorte que ces résultats n’acquièrent leur valeur qu’en tant
qu’ils sont utilisés à enrichir et ordonner le processus en cours. Comme le processus de
l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi dans la démocratie ne fait qu’un avec la
foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et toute valeur qui s’isolent de ce processus
actif contribuent à se figer. Elles s’efforcent alors de fixer l’acquis de l’expérience plutôt que
de lui indiquer et lui tracer la route menant vers de meilleures et nouvelles expériences.
Si quelqu’un demande ce que l’on veut dire ici par expérience, je répondrais que c’est
la libre interaction des êtres humains avec les conditions qui forment leur environnement,
en particulier les gens qui le composent, développant et satisfaisant les besoins et les désirs
par l’accroissement de la connaissance des choses telles qu’elles existent. La connaissance
des conditions telles qu’elles existent représente la seule fondation stable sur laquelle établir
la communication et le partage ; toute autre forme de communication renvoie à la soumission
de certains envers les opinions personnelles émises par d’autres. Le besoin et le désir –
à partir duquel naissent la signification et la direction à donner à l’énergie – s’étendent audelà de ce qui existe, et par là débordent la connaissance et la science. Ils ouvrent sans
cesse la voie à un futur encore inexploré et hors de portée.
Lorsque l’on compare la démocratie avec d’autres modes de vie, elle se révèle être
la seule manière de vivre qui croît sincèrement dans le processus de l’expérience comme
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fin et comme moyen ; au sens où il est capable de générer la science, qui est la seule
autorité sur laquelle faire reposer la direction à donner aux expériences futures et qui libère
les émotions, les besoins et les désirs de manière à susciter en nous la naissance de ce
qui n’existe pas encore. Car tout mode de vie qui échoue d’un point de vue démocratique
opère une limitation des contacts, des échanges, des communications, des interactions par
lesquels l’expérience se stabilise en même temps qu’elle s’élargit et s’enrichit. La tâche
dévolue à cette libération et cet enrichissement est de celles qui doivent être menées au jour
le jour. En tant qu’elle ne peut s’achever avant que l’expérience elle-même ne se termine, la
tâche de la démocratie sera toujours de participer à la création d’une expérience plus libre
et plus humaine dans laquelle le partage et la participation de chacun soit la règle.
Originellement publié dans John Dewey and the Promise of America, Progressive
Education Booklet n°14, Colombus, American Education Press, 1939, à partir d’une
allocution lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en l’honneur de John Dewey le 20 octobre
1939 à New York. Republié dans The Later Works, volume 14.
Traduction française originale par Samuel Renier, 2008.
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Bibliographie
Bibliographie
Œuvres de John Dewey (en français)
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(trad. Robert Duthil depuis Schools of Tomorrow)
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depuis Experience and Education)
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Messiaen depuis Freedom and Culture)
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Deledalle depuis Logic – the Theory of Inquiry)
- DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983 (trad. Gérard
Deledalle depuis Democracy and Education)
- DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003 (trad. Patrick di
Mascio depuis Reconstruction in Philosophy)
- DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003 (trad. Joëlle Zask
depuis The Public and its Problems)
- DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond,
2004 (trad. Olivier Decroly depuis How we Think)
- DEWEY, John, « la démocratie créative – la tâche qui nous attend », 2008. (trad.
Samuel Renier depuis « Creative Democracy – the Task Before Us »)
Œuvres de John Dewey (en anglais)
- DEWEY, John, The School and Society: being three lectures by John Dewey
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University of Chicago Press, 1915. (1ère édition 1899)
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Littérature secondaire
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- DEBAISE, Didier (dir.), Vie et expérimentation – Peirce, James, Dewey, Paris, Vrin,
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- DELEDALLE, Gérard, L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey, Paris,
PUF, 1967.
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Bibliographie
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Autres
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Léon Robin). - BACON, Francis, Meditationes Sacrae. De haeresibus, in The Works
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Politics)
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Résumé
Résumé
Rattachée au courant pragmatiste, la pensée de John Dewey définit le processus de
l’expérience comme une attention attachée aux conséquences de l’action indépendamment
de toute conception a priori. Néanmoins, il est possible d’observer chez lui la présence
d’une forme de normativité, à la fois en ce qui concerne le discours lui-même comme
son contenu. Cette tension au cœur de la philosophie deweyenne témoigne du tournant
progressivement pris par John Dewey au cour de sa carrière, en direction de la logique,
à même de systématiser sa pensée, et du rapport théologico-politique, nécessaire à la
justification de sa normativité.
Couverture : La commission Dewey en charge de l’enquête sur les charges pesant
contre Trotsky au procès de Moscou, par Dorothy Eisner. Propriété du Center for Dewey
Studies.
(John Dewey y figure son marteau de président à la main, à la deuxième place en
partant de la gauche, au second rang)
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