JUSTICE ET RECONCILIATION dans l`Argentine post

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Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
JUSTICE ET RECONCILIATION
dans l’Argentine post-dictatoriale
1983-2007
Imagen: Pablo Piovano
Mémoire de recherche présenté par Mlle Cécile Wendling
Dirigé par M. le professeur Xavier Bioy
2007
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Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
JUSTICE ET RECONCILIATION
dans l’Argentine post-dictatoriale
1983-2007
Imagen: Pablo Piovano
Mémoire de recherche présenté par Mlle Cécile Wendling
Dirigé par M. le professeur Xavier Bioy
2007
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REMERCIEMENTS
Je tiens, en premier lieu, à remercier mon directeur de mémoire, M. Xavier Bioy, qui a su
m’orienter dans l’élaboration de ce travail de recherche. Partant d’une volonté initiale d’étudier le
processus d’impunité en Argentine, M. Bioy m’a aidée à problématiser ce thème en le liant au
concept de réconciliation nationale. J’ai ainsi du m’extraire d’une vision « droit de l’hommiste »
du sujet et intégrer la vision plus large des politiques de justice et de réconciliation. Le fait
d’adopter un autre point de vue fut très enrichissant. Cela m’a permis d’éclairer ma conception
de la justice, concernant le cas argentin, bien évidemment, mais également de manière plus
globale. Je le remercie également pour sa disponibilité et pour la rapidité de ses réponses.
Je remercie également Mme Catherine Bellet, bibliothécaire au service de prêts interuniversitaires de la bibliothèque universitaire de l’Arsenal ainsi que ses collègues, pour leur
gentillesse et leur attention.
Merci aussi à mes amis argentins, spécialement à Josefina, Maria, Manuela, Rebecca,
Horacio et Franco, qui m’ont aidée à comprendre les évènements actuels relatifs au passé
dictatorial de leur pays.
Enfin, je suis reconnaissante à mes parents de m’avoir donnée les moyens de poursuivre
un cursus secondaire à l’Institut d’Etudes Politique de Toulouse. Je remercie de manière plus
globale toute ma famille pour leurs encouragements, particulièrement Valérie et René, et mes
petites sœurs, Clémence et Caroline.
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AVERTISSEMENT
L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de
recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.
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ABREVIATIONS
AAA : Alliance Anticommuniste Armée
APDH : Association Permanente pour les Droits de l’Homme
CADH : Convention Américaine des Droits de l’Homme
CEDH : Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés
Fondamentales
CELS : Centre d’Etudes Légales et Sociales
CONADEP : Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes (Comision Nacional
sobre las Desapariciones de Personas)
DADH : Déclaration Américaine des Droits de l’Homme
DUDH : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
ERP : Armée révolutionnaire du peuple (Ejercito Revolucionario del Pueblo)
ESMA : Ecole Supérieure Mécanique de la Marine argentine (Escuela Mecanica Superior de
la Armada)
FAP: Forces Armées Péronistes
FAR: Forces Armées Révolutionnaires
FREJULI: Front Justicialiste de Libération
HIJOS: Fils et Filles pour l’Identité et la Justice contre l’Oubli et le Silence
LADH : Ligue Américaine des Droits de l’Homme
MEDH: Mouvement Œcuménique des Droits de l’Homme
OEA : Organisation des Etats Américains
ONU : Organisation des Nations Unies
PIDCP : Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques
PRT: Parti Révolutionnaire des Travailleurs
SERPAJ: Servicio Paz y Justicia
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SOMMAIRE
INTRODUCTION ............................................................................................. 1
PARTIE I ......................................................................................................... 12
JUSTICE TRANSITIONNELLE ET RECONCILIATION :............................ 12
LA POLITIQUE D’ALFONSIN ...................................................................... 12
Chapitre I – Le pragmatisme politique d’Alfonsin ........................................ 13
Chapitre 2 - Les difficultés de cette politique de justice transitionnelle......... 35
PARTIE II –..................................................................................................... 56
« IN-JUSTICE » ET RECONCILIATION : ..................................................... 56
DE MENEM A KIRCHNER............................................................................ 56
Chapitre 1 : Oublier, pardonner, se réconcilier.............................................. 57
Chapitre 2 : Une demande sociale de justice, symbole de l’absence de
réconciliation nationale................................................................................. 77
CONCLUSION.............................................................................................. 100
7
INTRODUCTION
Le 24 mars 1976, un coup d’Etat installa pour sept ans une dictature militaire
instituant un plan répressif basé sur des violations massives des droits de l’homme. Ce travail
montrera le lien entre justice et réconciliation dans l’Argentine post-dictatoriale. Néanmoins,
il convient préalablement d’expliquer la naissance, l’idéologie et les méthodes de la dictature
(I), puis, de définir les concepts de justice et de réconciliation nationale (II).
I- La dictature militaire : naissance, idéologie, méthodes et chute
Quels sont les facteurs ayant donné lieu au régime dictatorial installé en 1976 ?
Quelles sont les caractéristiques de ce régime ? Pourquoi s’est-il effondré ?
1. Le contexte historique préalable à la dictature. 1960-1976
Les années 1960 en Argentine ont vu se développer une violence politique dont
l’origine provenait notamment de l’essor de mouvements révolutionnaires d’extrême gauche.
Les principales organisations guérilléras sont apparues à la fin des années 1960 sous le régime
militaire dirigé par le Général Ongania. La présidence de ce général s’inscrivait dans un
contexte politique très troublé : depuis l’arrivée au pouvoir de Peron en 1946, les présidents
démocratiquement élus n’avaient pu terminer leurs mandats, toujours délogés par les
militaires. Ainsi, le 16 septembre 1955, le général Lonardi remplaça Peron. Trois ans plus tard,
Frondizi fut élu président de la Nation argentine. Or, un coup d’Etat militaire l’évinça du
pouvoir en mars 1962. L’année suivante, le président Illia assumait ses fonctions qu’il dut
abandonner en juin 1966 suite au coup d’Etat portant le général Ongania au pouvoir. Dans ce
contexte d’instabilité politique constante, se développèrent des organisations révolutionnaires
d’extrême gauche comme les Forces Armées Révolutionnaires (FAR), en 1966, ou les Forces
Armées Péronistes en 1968 (FAP). L’année suivante naquît l’« Armée Révolutionnaire du
Peuple » (ERP), branche armée du Parti Révolutionnaire des Travailleurs (PRT) s’inspirant
des modèles trotskyste et guévariste. Enfin, les « Montoneros », faction péroniste, composée à
l’origine d’étudiants catholiques de classe moyenne supérieure dévia peu à peu vers l’extrême
gauche et devint l’un des groupes guérilléros les plus stables jusqu’à l’avènement de la
dictature. Ces mouvements se développèrent et se radicalisèrent suite au « cordobazo » : face
1
à l’austérité économique mise en place par Ongania (gel des salaires, fermeture des
entreprises déficitaires, …) et à un système politique de plus en plus répressif, une
insurrection populaire eut lieu en 1969 dans la ville de Cordoba. Ce climat de contestation
donna lieu à l’organisation d’élections le 11 mars 1973 remportées par le Front Justicialiste de
Libération (FREJULI) de Peron. Or, le général sortant avait précisé que ce dernier ne pourrait
se présenter à l’élection présidentielle. Ainsi, Hector Camporo fut élu, mais il céda sa place
deux mois plus tard au leader du parti justicialiste. Le 23 septembre 1973, 62 % des citoyens
argentins approuvait par le biais d’élections démocratiques la présidence de l’ancien général
Peron. Mais, le 1er juillet 1974, le leader charismatique décéda. La vice-présidente, sa femme,
Maria Estela Martinez surnommée « Isabelita » lui succéda. Un tournant du régime vers la
droite s’amorça suite notamment à l’influence sur la présidente du ministre du Bien-être social,
José Lopez Rega surnommé le « sorcier ». C’est à son initiative qu’avait été créé en octobre
1973 l’Alliance Anticommuniste Armée (AAA), instigatrice d’une campagne de terreur à
l’encontre, non seulement des guérilléros, mais aussi de syndicalistes, et d’intellectuels
contestataires. Les violences de l’action de la « triple A » s’accentuèrent au cours de l’été
1974 avec notamment l’essor des pratiques de disparitions forcées. En réaction, les
mouvements guérilléros multiplièrent les actions terroristes contre des cibles militaires et
policières. Début 1975, les forces armées, à travers l’ « Opération Indépendance », menée
dans le nord du pays, premier plan répressif de grande ampleur, détruisirent presque toutes les
sections armées de l’ERP. Par ailleurs, au mois de juin, un décret présidentiel donna pour
mission aux forces armées de mettre un terme à la subversion dans tous le pays. Cependant,
les attaques des guérilléros ne s’assagissaient pas pour autant : le 23 décembre 1975, l’ERP
attaqua par exemple, le cartel de l’Armée de Monte Chingolo situé dans la province de
Buenos Aires.
Le climat de tension du à l’augmentation des violences politiques fut renforcé par
l’ampleur de la crise économique. En effet, en janvier 1975, l’inflation atteignait plus de
400%. Cette hyperinflation ne pouvait être compensée par l’augmentation des salaires ce qui
réduisit considérablement le pouvoir d’achat de la population. Aucune solution politique ne
semblait capable d’arrêter cette spirale inflationniste. Les ministres de l’économie se
succédaient sans succès : Celestino Rodriguez tenta une dévaluation qui fut un échec total ; il
ne resta pas plus de quarante-huit heures au pouvoir. Son successeur, Pedro Bonnani, occupa
ses fonctions un mois seulement. Antonio Cafiero le remplaça jusqu’au 3 février 1976, puis,
Emilio Mondelli prit la relève. Les manifestations populaires de mécontentement à l’encontre
des politiques économiques s’intensifiaient.
2
Ainsi, c’est dans ce contexte d’instabilité gouvernementale et de crise économique,
sociale et politique que le général Videla, commandant des forces armées depuis le 28 août
1975, délogea « Isabelita » de ses fonctions le 24 mars 1976. Ce coup d’Etat répondait aux
aspirations à l’ordre d’une majeure partie de la population. Il ne peut être attribué à une
simple opposition entre militants révolutionnaires et militaires avec, pris entre ces deux feux,
l’ensemble de la société politiquement neutre. A l’inverse, la société se divisait entre une
partie fortement mobilisée socialement et politiquement, et une autre, plus nombreuse,
apportant son soutien actif aux militaires ou, du moins, son consentement silencieux.
Il convient à présent d’étudier la doctrine sur laquelle s’appuyait la dictature, ainsi que
les caractéristiques de la répression étatique.
2. La doctrine de sécurité nationale et la dictature. 1976-1983
Deux jours après leur arrivée au pouvoir, le 26 mars 1976, les tenants du régime
publièrent, à travers la loi 21.256, le règlement de fonctionnement de la junte militaire, les
statut et acte du « Processus de réorganisation nationale », « el proceso », ainsi que l’acte
fixant les objectifs basiques du processus. Ces objectifs, inscrits dans le premier article,
étaient les suivants : « restituer les valeurs essentielles qui servent de fondements à la conduite
intégrale de l’Etat, en accentuant le rôle de la morale, la capacité et l’efficience indispensables
pour reconstruire le contenu et l’image de la nation ; éradiquer la subversion et promouvoir le
développement économique et social de la vie nationale basée sur l’équilibre et la
participation responsable des différents secteurs afin d’assurer l’instauration postérieure d’une
démocratie, républicaine, représentative et fédérale, adéquate à la réalité et aux exigences de
solution et de progrès du Peuple Argentin »1 . La doctrine de la sécurité nationale était le
support du plan répressif qui allait être mis en place. Elle prônait la défense de la sécurité de
la nation face à l’infiltration d’éléments opposés à la tradition occidentale chrétienne et
influencés par les théories communistes marxistes-léninistes. Cette doctrine évoquant une
conspiration communiste internationale était présente dans l’ensemble du continent latinoaméricain et favorisée par le contexte de guerre froide. Les forces armées représentaient donc
l’incarnation de l’Etat, de la souveraineté et de la patrie, à même de mener cette « guerre
sale ». La notion de guerre sale renvoyait au caractère atypique de l’ennemi « sans uniformes
1
Loi 21.256 du 26 mars 1976 fixant le Règlement pour le fonctionnement de la junte militaire, le Statut pour le
Processus de réorganisation nationale, et l’Acte pour le Processus de réorganisation nationale.
3
ni drapeau » qui ne pouvait donc être combattu au moyen de méthodes « ordinaires » mais
extraordinaires2. La guerre était totale et avait comme cible la société civile car la menace
n’était pas extérieure mais intérieure. Cette logique de l’ennemi intérieur engendrait une lutte
contre tous les secteurs de la société et particulièrement contre ceux susceptibles de contenir
des éléments « subversifs ». Les « subversifs » étaient, à l’origine, les membres des
organisations armées révolutionnaires. Or, cette catégorie s’élargit à toutes les personnes
supposées réfractaires au régime mis en place : les « terroristes », leurs idéologues, les
intellectuels et leurs proches…Les propos du général Ibérico Saint-Jean, gouverneur de
Buenos Aires en 1978, témoignent de l’ampleur de cette logique répressive : « Nous tuerons
d’abord tous les subversifs ; puis, nous tuerons ceux qui ont collaboré avec eux ; ensuite, nous
tuerons ceux qui sont restés indifférents, et enfin, nous tuerons les timides »3.
La méthode répressive de la dictature militaire reposait essentiellement sur deux
piliers : la pratique de la disparition forcée alliée à l’existence de centres clandestins. Pilar
Calveiro, auteur de « Pouvoir et disparition », le soulignait : « Le coup d’Etat de 1976 a
marqué un tournant décisif : la disparition et le camp de concentration et d’extermination
n’étaient plus une forme de répression mais l’outil répressif par excellence que le pouvoir
avait mis entre les mains de l’armée. » Les disparitions de personnes étaient effectuées par des
« patotas », groupes opérationnels chargés d’enlever les «subversifs». Les membres de ces
groupes agissaient en civil et ne pouvaient être confondus avec les membres du corps
militaires. Les personnes enlevées étaient, ensuite, conduites dans des centres clandestins. La
Commission Nationale sur les Personnes Disparues instituées en 1983 en recensa trois cent
quarante dont, les plus « célèbres », l’Ecole Supérieure Mécanique de la Marine (ESMA), le
« Club Athlético » situés à Buenos Aires et, « La Perla » à Cordoba. Ces centres étaient
définis par Pilar Calveiro comme de véritable « camps de concentration et d’extermination».
La torture, les humiliations, les abus sexuels étaient méthodes courantes. Le général Ramon
Camps, chef de la police de la province de Buenos Aires à l’époque des faits, les justifiait
ainsi : « …nous devions extraire l’information dans les 24 heures. Evidemment, il aurait été
préférable d’agir sans tortures et cris de douleur, mais cela n’est pas toujours possible, et, dans
certains cas, cela est nécessaire pour sauver la vie d’honnêtes citoyens quand on dispose de
très peu de temps »4 . Une fois qu’il ne pouvait plus rien être obtenu du détenu, celui-ci
pouvait être réintégré dans la société civile, ce qui était néanmoins très rare, ou, « transféré ».
2
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, Buenos Aires, Ariel, 2006, p.249
Cité par Lefranc (Sandrine) et Mouchard (Daniel), « Réconcilier, réprimer : les « années de plomb » en Italie et
les transitions démocratiques dans le cône sud latino-américain », Cultures et conflits, 40, 2001, p 73
4
Clarin, 20 janvier 1984
3
4
Cet euphémisme signifiait la mort. Les détenus étaient fusillés, ou drogués puis jetés endormis
d’hélicoptères dans le fleuve de La Plata ou dans l’Océan Atlantique. Les corps
disparaissaient et rendaient invisible le crime étatique. Ces méthodes répressives étaient niées
et occultées par l’Etat pour des raisons éthiques et politiques : ils souhaitaient conserver leur
soutien national et international. Cette politique de terreur visant la désarticulation des liens
sociaux et la paralysie sociale fut néanmoins contestée. Le 5 octobre 1977, des mères et
épouses de disparus publiaient un document : « nous demandons seulement la vérité ». A ces
revendications s’ajoutèrent des dénonciations appuyés par des organisations de défense des
droits de l’homme telles que l’Association Permanente pour les Droits de l’Homme (APDH),
le Mouvement Œcuménique des Droits de l’Homme (MEDH), la Ligue Américaine des
Droits de l’Homme (LADH), le Service pour la Paix et la Justice (SERPAJ) et le Centre
d’Etudes Légales et Sociales (CELS).
D’autre part, les contestations du régime augmentèrent face à la politique économique
menée par le ministre José Martinez de Hoz. En effet, ce dernier souhaitait consolider
l’économie de marché. Il favorisa donc la spéculation financière et élimina les tarifs douaniers.
Cependant, l’inondation du marché par les produits importés contribua au démantèlement de
certaines industries dont l’industrie manufacturière. D’autre part, en 1981, l’activité
productive était presque totalement paralysée par la montée de l’inflation et la chute des
salaires. Le chômage augmentait et la dette extérieure ne pouvait être remboursée que par de
nouveaux emprunts. Cette paupérisation croissante poussa les citoyens à manifester leur
opposition au régime. Le 30 mars 1982, par exemple, des dizaines de milliers de personnes se
réunirent sur la place de Mai, située face au siège du gouvernement afin de témoigner de leur
mécontentement. Face à cette crise économique et sociale, le général Galtieri, au pouvoir
depuis le 22 décembre 1981, décida d’envahir les îles Malouines, le 2 avril 1982, afin de
détourner l’attention des problèmes internes. Les Argentins avaient été chassés de l’île par les
britanniques en 1833 alors qu’ils estimaient en être les souverains de droit. Récupérer les îles
Malouines générait donc un fort contentieux émotif ; l’opinion publique dans son ensemble se
rallia derrière son général. Les Argentins étaient d’autant plus favorables à cette guerre qu’ils
jugèrent la réaction de Thatcher arrogante et considéraient l’attitude probritannique des EtatsUnis comme une trahison à la doctrine Monroe affirmant la solidarité du continent américain.
Les rancunes anti-impérialistes de gauche et l’instinct nationaliste de droite se trouvaient donc
réunis autour de ce thème. Cependant, la réconciliation ne fut qu’illusoire. Le 14 juin 1982,
l’Argentine se rendit sans conditions ce qui ôta toute légitimité aux militaires. Le général
Galtieri fut remplacé par le général Bignone qui fut contraint par la pression sociale de
5
négocier une sortie politique. Il proposa donc l’organisation d’élections présidentielles
démocratiques le 30 octobre 1983.
Après avoir rappelé le contexte préalable à l’instauration de la dictature argentine, la
doctrine idéologique sur laquelle elle se basait et les méthodes employées, il convient
désormais de préciser les concepts de justice et de réconciliation.
II- Justice et réconciliation
Nous aborderons en premier lieu le lien entre justice et crimes contre l’humanité, puis,
nous nous consacrerons, en second lieu, à celui entre justice de transition et réconciliation
nationale.
1. Justice et crimes contre l’humanité
Le terme « justice » vient du latin justicia. La justice vise la conformité au jus, au droit.
D’après Aristote, la fonction principale de la justice était distributive. La distribution des
honneurs, des richesses, et des autres avantages pouvant être répartis entre les membres d’une
communauté devait se faire selon le mérite de chacun. Cette conception distributive de la
justice se retrouve de nos jours dans le concept de justice sociale. Par ailleurs, la justice revêt
également une fonction rétributive. Il s’agit là de la justice pénale qui rétribue les auteurs
d’infractions à la loi pénale. Le droit international des droits de l’homme revendique cette
conception rétributive de la justice pour les auteurs de violations de tels droits. Les droits de
l’homme appartiennent au jus gentium, droit public international définit par l’ensemble des
règles applicables par et pour les Etats. On trouve quelques traces de ce droit des gens dans
l’antiquité, néanmoins, ses pères fondateurs vécurent au 16ème siècle, pour F. De Vitoria et F.
Suarez, puis au 17ème siècle pour Grotius. C’est au 19ème siècle que la catégorie de droit public
international se distingua bel et bien du droit international privé. Les sujets du droit
international public sont traditionnellement les Etats. Cependant, l’individu depuis la fin de la
seconde guerre mondiale, plus que d’être simplement objet de ce droit, en est devenu un sujet
partiel. En effet, face aux atrocités commises au cours de cette guerre, il devenait essentiel
pour la communauté internationale de rappeler les droits inhérents de tout homme et pour cela,
d’adopter les textes fondateurs de la protection des droits de l’homme tels, au niveau
6
international, la Charte de l’ONU (1945), la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
(1948), les Pactes Internationaux des Droits Civils et Politiques et des Droits Economiques,
Sociaux et Culturels (1966) et, au niveau régional, la Convention Européenne des Droits de
l’Homme (1950), et la Convention Interaméricaine des Droits de l’Homme (1969) par
exemple. Les droits de l’homme font référence à différentes catégorie et génération de droits :
les droits civils et politiques (première génération) ; les droits économiques et sociaux
(seconde génération) ; les droits collectifs (troisième génération). Quand nous mentionnerons
l’expression « droits de l’homme » dans ce mémoire, nous ferons référence uniquement aux
droits de la première génération. Si les individus ont des droits, ils ont également des
obligations. Les auteurs de crimes à dimension internationale et d’une gravité importante,
peuvent être incriminés pénalement au nom du droit international. Cependant, l’incrimination
des agents de l’Etat a longtemps posé problème : juger des agents publics pouvait être
assimilé au fait de juger l’Etat lui-même. Néanmoins, suite aux crimes commis par les
fonctionnaires du régime nazi, trois infractions pénales sont susceptibles d’engendrer une
incrimination pénale de leurs auteurs : les crimes contre la paix, crimes de guerre, et crimes
contre l’humanité. Ces derniers sont issus de l’Accord de Londres (1945) créant le Tribunal
de Nuremberg chargé de juger les grands criminels nazis. Le Statut de Nuremberg les définit
comme suit : « assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte
inhumain contre les populations civiles avant et pendant la guerre ». Le Statut de Rome de
1998, à l’origine de la Cour Pénale Internationale, précise cette définition à travers son article
7. Les crimes contre l’humanité désignent ainsi tout acte commis « dans le cadre d’une
attaque généralisée ou systématique dirigée à vie contre les populations civiles et en
connaissance de l’attaque ». Onze actes en sont constitutifs : le meurtre ; l'extermination ; la
réduction en esclavage ; la déportation ou le transfert forcé de population ; l'emprisonnement
ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions
fondamentales du droit international ; la torture ; le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution
forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de
gravité comparable ; la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour
des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste, ou en
fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit
international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime
relevant de la compétence de la Cour ; la disparition forcée de personnes ; le crime
d’apartheid ; d'autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de
grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou
7
mentale. Ces crimes sont imprescriptibles ainsi que l’énonce la Convention sur
l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité adoptée par
l’Assemblée Générale de l’ONU le 26 novembre 1968. Ainsi, tout acte constitutif de crime
contre l’humanité doit être puni pénalement d’après le droit international.
Or, punir de tels crimes peut s’avérer moralement difficile. En effet, des crimes
offensants la dignité de personnes et effectués de manière persistante et organisée constituent
ce que Kant nommait le « mal absolu ». Ces crimes s’avèrent difficiles à caractériser, le
langage humain se révélant pauvre de qualificatifs face à un tel « mal ». Comment juger alors
des actions dépassant l’entendement humain ? Cette question se pose d’autant plus que les
violations massives impliquent le concours d’un grand nombre de personnes. La société par sa
participation, son soutien, ou son silence, est elle-même complice des faits. La diffusion des
responsabilités appartient donc aux difficultés relatives au jugement du mal absolu. D’autre
part, il semble irréalisable d’adopter une approche normative des sanctions et des peines selon
le principe de proportionnalité face au caractère gravissime des violations.
La difficulté de punir le « mal absolu » s’accentue dans le cadre de justice
transitionnelle où la conception rétributive totale de la justice doit parfois s’effacer devant des
intérêts politiques supérieurs.
2. Justice de transition et réconciliation nationale
Au sortir d’une dictature et face à la perpétration de violations massives aux droits
fondamentaux des droits de l’homme, le politique se doit d’apporter une réponse aux désirs de
justice revendiqués par la société. Néanmoins, cette justice se situe dans un contexte spatiotemporel dans lequel d’autres intérêts coexistent : l’intérêt politique d’assurer la transition
démocratique et, l’intérêt politico-juridique, de favoriser la réconciliation nationale. Or, une
justice rétributive pour tous les coupables représente un danger pour la réconciliation et la
démocratie. En effet, les tenants de l’ancien régime peuvent constituer une menace pour la
pacification sociale et la stabilité du régime à prendre en compte. Une approche contextuelle
de la justice, plutôt qu’universelle telle que le prône le droit international, semble donc
préférable eu égard au contexte de transition démocratique et à la nécessité de pacification
puis de réconciliation sociale. La pacification sociale peut se définir comme « tout processus
rétablissant la paix au sein d’une collectivité déchirée » alors que la réconciliation caractérise
8
« tout processus politico-institutionnel offrant à tous les belligérants la possibilité de se
reconnaître dans la paix et de se considérer comme justes »5. La réconciliation implique donc
la refondation du pacte social, les citoyens devant accepter à nouveau de vivre ensemble. La
théorie du contrat social trouve son origine dans le modèle du contrat hobbesien, dont
s’inspira ensuite Rousseau. Hobbes, dans Le Léviathan, soulignait l’intérêt de sortir d’un état
naturel de guerre permanente, la guerre de tous contre tous. Son contrat social était donc un
contrat sécuritaire. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau, quant à lui, s’appuya sur ce modèle
pour élaborer sa théorie du contrat social. Ce dernier implique de quitter l’état de nature, dans
lequel prime la loi du plus fort, par un pacte garantissant l’égalité et la liberté des citoyens.
Cette convention originaire entre les hommes les amène à renoncer à une partie de leurs droits
naturels afin de perpétuer le corps social. Ainsi, après une dictature ayant opposé différents
secteurs de la société civile, il convient alors de restaurer l’union nationale et le désir de vivre
ensemble. A la différence de la conception germanique de la nation caractérisée par des
critères objectifs (langue, religion, géographie, communauté d’intérêts, …), la conception
française théorisée par Ernest Renan, considère la nation comme un « plébiscite de tous les
jours » 6 . La nation se base ainsi sur un « vouloir vivre ensemble » de la part de ses
membres. Après une dictature telle que la dictature argentine, il convient de restaurer la nation.
Ainsi que l’énonce Pierre Truche dans son article « Vivre ensemble avec des criminels contre
l’humanité ? », « lorsque les crimes ont cessé, si l’on met à part ceux qui sont les hauts
responsables de cette situation, les chefs d’Etat notamment se trouvent en présence, d’une part
des victimes lourdement atteintes dans leur dignité, leur intégrité corporelle et psychologique,
leurs intérêts, ou ceux de leurs ayant droits en cas de mort, et, d’autre part, des bourreaux
ayant agi dans un cadre qu’ils estimaient légal et que leur conscience ne mettait pas en cause ».
Il ajoute, que, face à cette situation, « de nouveaux dirigeants veulent se tourner vers l’avenir
et, pour cela, recoudre le tissu social, c’est-à-dire faire cohabiter les anciens criminels et leurs
victimes »7.
Le politique, afin de favoriser la réconciliation nationale, se doit de chercher
une solution à travers notamment la mise en œuvre d’une justice transitionnelle adaptée au
contexte local spécifique.
Depuis la seconde guerre mondiale, les tribunaux pénaux ad hoc ont été les principaux
modèles de justice transitionnelle. Aux tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ont succédé les
tribunaux pénaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ils permirent une certaine répression
5
Crowley (John), Introduction au thème « pacifications et réconciliations », Cultures et conflits, 40, 2001, p.6
Renan (Ernest), Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882
7
Truche (Pierre), « vivre ensemble avec des criminels contre l’humanité ? » in Cassin (Barbara), Cayla (Olivier),
Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, Paris, Le genre humain, 2004, p 174.
6
9
judiciaire qui n’aurait sans doute pas été possible dans l’enceinte du système judiciaire local
(manques de moyens, d’impartialité, …) Une autre solution fréquemment adoptée dans un
contexte de transition démocratique est l’amnistie. Celle-ci se définit comme une « mesure
législative de caractère général et impersonnel qui, bien qu’elle n’éteigne pas l’action civile
de la victime, efface rétroactivement le caractère délictueux du délit et peut interdire de
rappeler une condamnation »8. Néanmoins, tourner la page à propos des hostilités passées,
comme cela eut lieu en Algérie et dans un grand nombre de pays latino-américains
notamment, ne satisfait pas le besoin de reconnaissance et de justice des victimes ce qui est
défavorable au processus de réconciliation nationale. Dans les années 1980, en Amérique
Latine, des commissions Vérité firent leur apparition. Elles visaient à rétablir la vérité sur les
faits commis et participaient à la politique étatique de justice transitionnelle.
Face aux violations massives des droits de l’homme perpétrées sous la dictature
argentine et aux aspirations de justice d’une partie de la population, le politique devait de
fournir une solution. Néanmoins, cette solution ne devait pas non plus faire obstacle au
processus de transition démocratique. Comment s’est effectuée la justice transitionnelle en
Argentine ? Quel a été son impact sur la réconciliation nationale ?
Le résultat de ce travail de recherche se base notamment sur l’analyse d’un corpus
juridique et d’un large éventail de presse. Il allie histoire, droit et politique. En effet, « la
victoire sur la négation de l’humanité n’est pas complète si elle n’est pas suivie par un
apprentissage de l’art de vivre ensemble. Et celui-ci est bien le premier objet à la fois du droit
et de la politique »9. Ce mémoire s’articule en deux parties : nous étudierons en premier lieu
le lien entre la politique de justice transitionnelle d’Alfonsin et la réconciliation nationale,
puis, en second lieu, la possibilité d’une telle réconciliation face à une politique d’« injustice ».
La politique de justice transitionnelle d’Alfonsin issue de la dictature s’inscrivait dans
le pragmatisme politique. Elle devait concilier démocratie et justice. Afin de ne pas
bouleverser le processus de transition démocratique et de mener une politique concrètement
réalisable, Alfonsin préféra une justice préventive à une justice rétributive pour tous,
traditionnelle. Il créa ainsi une Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes visant
à enquêter sur de telles disparitions et à rétablir la vérité à ce propos. En outre, il souhaitait
porter la culpabilité des atrocités passées principalement sur les hauts responsables afin
8
9
Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002, p.76
Hassner (Pierre) cité dans Crowley (John), Introduction au thème « pacifications et réconciliations », op.cit, p.8
10
d’aider l’ensemble des membres du corps militaire à se réinsérer dans le processus
démocratique en cours. Néanmoins, les magistrats du « grand jugement » aux juntes militaires
ne le concevaient pas ainsi. Le point 30 de leur sentence ordonnait la comparution devant la
justice des militaires présumés coupables de violations des droits de l’homme sous la dictature.
Face à cet activisme judiciaire, le corps militaire, dont le poids était traditionnellement
considérable dans la société argentine, opposa son mécontentement. Certains menacèrent la
démocratie. C’est dans ce contexte troublé que furent adoptées les lois de point final et
d’obéissance due dîtes d’ « amnistie ». Si la politique d’Alfonsin peut être considérée comme
un relatif succès à l’échelle gouvernementale, il n’en reste pas moins qu’elle engendra une
logique de ressentiment nuisible au processus de réconciliation nationale.
Le président suivant, Carlos Menem, gracia les personnes condamnées ou en cours de
jugement. L’heure était à la réconciliation nationale. Or, il convient néanmoins de s’interroger
sur le rôle de l’oubli et du pardon dans la réconciliation. Ce questionnement se fera en
comparaison avec le processus transitionnel sud-africain. En Argentine, la prévalence de
logiques de ressentiment peut s’expliquer par le caractère particulier des disparitions, et par la
période de retour de la mémoire au milieu des années 1990. La demande sociale de justice,
symbole de l’absence de réconciliation nationale, s’exprimait par une justice populaire et
institutionnelle mais ne donnant pas lieu à des sanctions, mais également par une justice
résiduelle à l’étranger ou sur le territoire national pour des causes restreintes, mais, permettant
une condamnation pénale. L’arrivée de Kirchner au pouvoir permit de répondre à cette
demande sociale de justice. Nous nous interrogerons sur l’impact sur la réconciliation
nationale de la décision d’inconstitutionnalité des lois d’amnistie et de la réouverture des
procès à l’encontre des responsables de crimes contre les droits de l’homme commis sous la
dictature.
Nous verrons que le processus de justice mis en œuvre dans l’Argentine postdictatoriale favorisa la transition démocratique et la pacification sociale. Cependant, la
réconciliation entre bourreaux et victimes reste encore à l’ordre du jour, les logiques
antagoniques inhérentes à la dictature persistant dans les mémoires.
11
PARTIE I
JUSTICE TRANSITIONNELLE ET RECONCILIATION :
LA POLITIQUE D’ALFONSIN
« Une politique qui a permis d’éclairer, de dénoncer, et de punir pénalement les responsables
du terrorisme d’Etat et de la violence politique ; politique reconnue comme un exemple dans
le monde et qui a permis une nouvelle considération internationale autour de l’importance de
la vérité et de la justice et de leur supériorité sur l’oubli et l’impunité comme base du
processus de démocratisation et de pacification nationale. 10»
Elu Président de la Nation Argentine le 10 décembre 1983, Alfonsin devait rendre
justice face aux crimes commis sous la dictature, tout en assurant la transition démocratique.
Sa politique avait donc pour but de concilier ces deux intérêts. Il mit donc en place une
politique axée sur le rétablissement de la vérité et sur la mise en œuvre d’une justice
symbolique. Cependant, dans un contexte d’instabilité démocratique, le gouvernement adopta
des mesures d’« in-justice » qui entraînèrent une logique de ressentiment chez une partie de la
population empêchant ainsi la réconciliation nationale. La politique pragmatique de justice
d’Alfonsin se trouva ainsi confrontée à des difficultés inhérentes au contexte de transition
démocratique dont les solutions furent certes bénéfiques à la pacification sociale, mais moins
à la réconciliation nationale.
10
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, Buenos Aires, Ariel, 2006, p.7
12
Chapitre I – Le pragmatisme politique d’Alfonsin
Alfonsin, en tant que premier président démocratiquement élu suite à la dictature
militaire, se devait d’assurer la transition démocratique. Or, les atteintes des droits de
l’homme qui eurent lieu sous le régime précédent requéraient une action de la part du
politique. Une grande part de la société civile réclamait Justice. Mais quelle justice permettrait
le bon déroulement de la transition démocratique et la réconciliation nationale ? La justice ne
pourrait s’extraire des réalités politiques de l’époque et la politique de justice s’inscrirait donc
dans la catégorie des « realpolitiks ». Alfonsin chercha ainsi à concilier les intérêts « éthicosymboliques » de justice et « politico-étatiques » de démocratie et de réconciliation (première
section). Pour cela, il a favorisé la mise en place d’une justice rétributive préventive (seconde
section).
Section I - Une politique de conciliation : entre intérêts « éthicosymboliques » et « politico-étatiques »
« Justice et realpolitik : le dilemme pouvait d’autant moins être tranché que ni une justice au
prix de la démocratie, ni une démocratie fondée sur l’absence de justice n’étaient
désirables. »11
Au sortir de la dictature, les intérêts « éthico-symboliques » de justice et « politicoétatiques » de démocratie semblaient diverger12. En effet, une justice entendue dans son sens
traditionnel de justice pénale ne paraissait pas favorable au bon déroulement de la transition
démocratique et à la réconciliation nationale (partie A). Or, nous nous apercevrons qu’une
autre conception de la justice, celle d’Alfonsin, avait pour but de permettre la conciliation de
ces intérêts divergents, et, la réconciliation nationale (partie B).
A- Entre impératifs de démocratie et de justice
« Les sociétés sont-elles toujours obligées de punir même si cela met en échec l’établissement
de la démocratie ? 13»
11
Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit, p.76
Selon les concepts de Sandrine Lefranc, ibidem, p.75
13
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p.25
12
13
Aux yeux des spécialistes des transitions démocratiques, la justice entendue dans son
sens classique de justice pénale, peut être néfaste au processus démocratique ravivant un
climat de tension lui-même défavorable à la réconciliation nationale (1). Cependant, d’autres,
tels les spécialistes du droit international des droits de l’homme, considèrent que la justice
concernant des violations des droits de l’homme est nécessaire à la démocratie et, à long
terme, à la réconciliation nationale (2).
1- La vision des transitologues : la justice en arrière-plan
La chute du régime militaire argentin s’inscrit dans le cadre des transitions
démocratiques dîtes de la « troisième vague » en référence à l’ouvrage d’Huntington, The
third wave. 14 La première génération de transitions démocratiques a commencé avec la
déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776 et s’est achevée dans les années 1920 avec
notamment le développement des régimes fascistes. La deuxième génération eut lieu après la
seconde guerre mondiale avec la naissance de pays nouvellement crées ou issus de la
décolonisation. Enfin, la troisième génération de transitions, dont fait partie l’Argentine,
commença à partir des années 1980 et comprenait, de manière plus générale, les pays latinoaméricains. On passait donc de régimes autoritaires, dans lesquels aucune organisation de la
compétition politique n’était institutionnalisée, à des systèmes démocratiques caractérisés par
la présence d’élections concurrentielles. Les politologues spécialistes des transitions
démocratiques, les transitologues, estiment que ce qui prévaut suite à la chute d’un régime
autoritaire, c’est le passage à un régime démocratique. La justice, entendue dans son sens
traditionnel de justice pénale, même face à des atteintes massives des droits de l’homme, ne
doit pas entraver ce processus de transition démocratique. La justice semble donc, de ce point
de vue, subordonnée aux exigences démocratiques.
Cependant, cette vision dépend du type de transition dont est issu le nouveau régime.
On recense trois types de transitions : les transitions par voie de rupture dans lesquelles les
régimes autoritaires sont renversés par leurs adversaires, celles par voie de transformation
caractérisées par l’initiative des responsables du régime autoritaires de procéder à de telles
transitions, et enfin, les transitions dîtes « pactées » au cours desquelles les tenants de l’ancien
régime et les partisans d’un changement démocratique, conscients de leur impuissance à
14
Huntington (Samuel), The third wave: democratization in the late Twentieth Century, university of Oklahoma
Press, 1991
14
conserver un régime pour les uns, ou à le renverser pour les autres, se voient obligés de
négocier une sortie démocratique. Les deux derniers modes de transition rendent plus difficile
la mise en œuvre d’une justice rétroactive, justice s’intéressant aux crimes commis sous le
régime autoritaire, car les tenants de l’ancien régime conservent un pouvoir relativement fort
dans le nouveau régime qu’ils seraient susceptibles de pouvoir renverser si leurs intérêts se
trouvaient compromis. Le mécanisme de rupture semble donc être plus favorable à
l’établissement de la justice car les responsables de l’ancien régime ont été renversés ; on les
suppose donc maintenus sous contrôle dans le nouveau régime. Cependant, le cas de
l’Argentine est différent, c’est une transition sui generis selon Carlos Nino15. En effet, si on
l’inclut de manière globale dans les transitions effectuées par mode de rupture, la chute du
régime militaire est en grande partie le résultat du déficit de légitimité issu de l’échec de la
guerre des Malouines. La transition s’effectua donc sur le mode de la rupture mais également
de la négociation, ce qui explique la lenteur de la chute de l’ancien régime. Cet aspect négocié
de la transition est, d’après les transitologues, un facteur explicatif de la difficulté de mener
une politique de justice sans pour autant compromettre les intérêts de la démocratie naissante.
Les spécialistes des transitions démocratiques considèrent que les politiques de justice
sont déterminées par les interactions entre élites. Le contrôle de l’élite militaire par le pouvoir
politique représente donc un aspect fondamental pour l’établissement d’un régime
démocratique solide ainsi que l’explique Huntington : « Le problème de la gestion des actes
criminels des agents du régime autoritaire est lié à un problème plus large, plus durable et
politiquement plus sérieux auquel sont confrontées de nombreuses nouvelles démocraties : la
nécessité de brider le pouvoir politique de l’institution militaire et de faire des forces armées
un corps professionnel chargé de la sécurité extérieure du pays. 16 » Przeworski considère
quant à lui, que les transitions démocratiques, pour être réussies, doivent être nécessairement
conservatrices. Le nouveau régime doit ainsi protéger dans une certaine mesure, les intérêts
des forces capables de la subvertir. Les transitologues estiment donc que le succès du régime
démocratique repose sur la capacité des acteurs à s’accorder sur une transition pacifique et
relativement inclusive.
Afin de menacer le moins possible les accords de transition, les gouvernements
auraient intérêt à minimiser la portée juridique et morale de l’enjeu de justice. En effet, la
mise en œuvre d’une justice rétroactive implique certains inconvénients pouvant perturber le
processus de transition. Une justice répressive peut conduire à l’affaiblissement du sortant, à
15
16
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p.25
Huntington (Samuel), cité dans Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit, p.96
15
son exclusion voire même à sa stigmatisation ce qui dans le cas de l’Argentine présentait un
risque pour la stabilité démocratique étant donné que le sortant était l’institution détenant le
« monopole de la violence physique légitime » selon l’expression de Weber. Alfonsin jugeait
d’ailleurs que, puisque n’importe quelle erreur de stratégie pouvait mettre en danger la
démocratie et puisque les violations massives des droits de l’homme étaient plus probables en
dehors du système démocratique, il était nécessaire de ne pas mettre en danger la démocratie
avec des jugements et de dures sentences dans le but de prévenir les éventuelles violations à
venir. En outre, les transitologues estiment que les procès, inscrits dans un processus emplit
d’émotion, peuvent créer amertume, hostilité sociale, haine et ressentiment. Huntington
considérant la réconciliation comme synonyme de démocratie, juge plus habile le choix par
les gouvernements de la non-persécution des crimes dans la mesure où cela permet d’éviter
une éventuelle rébellion des militaires. S’il ne nous semble pas que la démocratie soit
synonyme de réconciliation comme l’affirme Huntington, il n’en reste pas moins que celle-ci
prime sur le retour d’une éventuelle dictature.
Ainsi, afin de préserver la démocratie naissante, les transitologues mettent l’accent sur
la continuité plutôt que la rupture et préfèrent un pacte social normativement insatisfaisant, ne
respectant pas les exigences juridiques morales et sociales de justice, plutôt qu’une révolution.
Si ces arguments justifiant une prévalence des intérêts démocratiques sur les politiques de
justice sont pertinents, il n’en reste pas moins que d’autres arguments explicitant le lien entre
justice et démocratie sont également à prendre en compte.
2- Une justice des droits de l’homme favorable à la démocratie
Les penseurs de la démocratie se sont longtemps interrogés sur les éléments
caractéristiques de la démocratie. Pour le philosophe Platon, c’était le critère du nombre qui
prévalait, pour Aristote celui de l’intérêt général qui considérait ce régime comme
le gouvernement de tous pour tous dans l’intérêt de tous. En 1945, Kelsen publia sa Théorie
générale du droit et de l’Etat, dans laquelle il fit du critère de l’Etat de droit le principal
élément de définition de la démocratie
17
. Certes, il existe bien d’autres éléments
caractéristiques de ce régime, qu’on le considère sous son aspect formel ou processuel, mais,
il n’en reste pas moins que celui de l’état de droit en reste un élément clef. Une démocratie se
doit donc de respecter la loi et notamment les conventions internationales sur les droits de
17
Kelsen (Hans), Théorie générale du droit et de l’Etat, LGDJ, Paris, 1997
16
l’homme intégrées dans l’ordre interne. Si toutefois elle n’avait adhéré à aucun instrument
conventionnel, elle est tout de même tenue de respecter le jus cogens assurant une garantie
minimale de protection des droits humains et défini selon l’article 53 de la convention de
Vienne sur le droit des traités comme l’ensemble des « normes acceptées et reconnues par la
communauté internationale en tant que normes auxquelles aucune dérogation n’est
permise »18. Les juristes spécialistes du droit international considèrent ainsi que l’Etat se doit
de respecter et de faire respecter les droits fondamentaux de la personne humaine et pour cela
qu’il a l’obligation d’enquêter sur les violations des droits de l’homme et d’engager des
poursuites. Selon Louis Joinet, expert en droit international des droits de l’homme, auteur de
Lutter contre l’impunité, il est d’autant plus important pour un état de rendre justice lorsque
les violations des droits de l’homme sont massives et constitutives de crimes contre
l’humanité19. Alfonsin estimait également que la connaissance et la punition des pires crimes
était essentielle pour la consolidation à long terme de la démocratie. Par ailleurs, le
politologue Huntington émit quelques arguments justifiant le lien positif entre justice et
démocratie : la démocratie se base sur la loi et, tous les citoyens doivent être égaux devant la
loi (y compris les militaires) ; les jugements améliorent la viabilité du système démocratique,
la suprématie des valeurs démocratiques et renforcent le sentiment de responsabilité des
fonctionnaires car ils permettent un accès à la vérité. Carlos Nino insiste également sur la
capacité dissuasive des procès qui, en plus de renforcer l’état de droit, peuvent constituer un
facteur empêchant le renversement du régime démocratique puisque l’on sait qu’à la chute du
nouveau régime, il sera possible d’être jugé. D’autre part, si nous raisonnons par l’absurde, ne
pas procéder à des jugements pourrait entraver la démocratie en provoquant le discrédit du
gouvernement et une crise de confiance dans le corps social naissant. A l’inverse, la
répression judiciaire, qui implique la reconnaissance et le respect des victimes, permettrait de
réduire le désir de vengeance privée des victimes et de leur donner confiance dans le nouveau
système démocratique. En outre, les procès sont facteurs de moments de délibération publique
et de critique collective dans lesquels il est possible de réfléchir sur le rôle des militaires ainsi
que sur celui des autres groupes de la démocratie. Ces débats sociaux ont un effet éducatif, ils
fortifient la démocratie et se rapprochent des « moments constitutionnels » théorisés par
Ackerman20.
18
Convention de Vienne sur le droit des traités, 1969
Joinet (Louis) dir., Lutter contre l’impunité, Paris, La découverte, 2002, 141 p.
20
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p. 196
19
17
Ainsi, la justice, surtout en présence de violations graves et massives des droits de
l’homme, peut-être bénéfique à la démocratie et à la réconciliation nationale à long terme. Or,
à court terme, une justice pénale peut générer des tensions et déstabiliser le processus
démocratique. Alfonsin semblait avoir tenu compte de ces divergences entre justice pénale et
transition démocratique, et pour cela, avoir conçu une stratégie politique favorisant une justice
préventive plutôt que répressive.
B- La stratégie d’Alfonsin : pour une justice préventive
La politique de justice proposée par Alfonsin tendait à dépasser l’opposition classique
entre démocratie et justice. Le président souhaitait mettre en place une justice préventive,
permettant la nécessaire sanction aux violations des droits de l’homme (1) tout en assurant
l’avenir de la démocratie (2).
1- Une nécessaire sanction aux violations passées des droits de l’homme
« Le passé gravite sombrement autour de notre avenir : les violations extrêmement
aberrantes des droits qui font l’essence de la dignité humaine qui eurent lieu dans le cadre du
terrorisme et de la répression de ce terrorisme, ne peuvent rester impunies 21».
Cette citation d’Alfonsin prononcée lors d’un discours faisant suite à son élection à la
présidence de l’Argentine, reflète l’essence de sa politique de justice : face aux violations
passées des droits de l’homme, une sanction est nécessaire. En effet cette politique se justifie
tant par des raisons politiques comme nous l’avons vu précédemment, la sanction de telles
violations étant nécessaire pour la légitimité du futur régime démocratique, que par des
raisons morales. Alfonsin était lui-même très attaché à l’idéologie des droits de l’homme ce
qui l’avait amené à critiquer vivement la dictature et à participer, en 1975, à la création de
l’Association Permanente des Droits de l’Homme (APDH). Il consacra donc une partie de sa
campagne électorale au thème des droits de l’homme, l’autre partie étant relative au
développement économique. Il s’opposa notamment au document final élaboré par la junte
militaire ainsi qu’à la loi de pacification nationale, dîtes d’autoamnistie.
21
Discours d’Alfonsin, du 13 décembre 1983 cité dans Ageitos (Stella Maria), Historia de la impunidad,
Buenos Aires, Adriana Hidalgo, 2002, p.147
18
Le 28 avril 1983, la quatrième junte, dirigée par Bignone, rendit public le « document
final de la junte militaire sur la guerre contre la subversion et le terrorisme ». Par ce texte,
l’institution militaire assumait la responsabilité historique de la guerre, réponse « nécessaire »
au terrorisme guérilléro, et justifiée légalement par les décrets d’Isabel Peron et de Luder
promulgués en 197522. Le document final officialisait la théorie des « excès » selon laquelle
les violations des droits de l’homme ne faisaient pas partie d’une politique d’Etat mais
représentaient de simples « erreurs » non contrôlables tel que le met en lumière cet extrait :
« dans ce contexte quasiment apocalyptique, se commirent des erreurs qui, comme cela a lieu
dans tout conflit belliqueux, parfois dépassèrent les limites du respect des droits de l’homme
fondamentaux et restent soumises au jugement de Dieu en chaque conscience et à la
compréhension des hommes » 23. Il était également précisé que les séquelles de la « guerre
contre la subversion » devaient être à assumer « avec humilité et sans esprit de revanche ». Ce
document fut plutôt mal accueilli par la société civile ; le docteur Galleti, membre cofondateur
de l’association Centre d’Etudes Légales et Sociales (CELS), par exemple, le qualifia de
« véritable moquerie » et d’ « attentat aux principes les plus élémentaires du droit et de la
justice24 ». Alfonsin lui-même réagit en publiant un document nommé « Ceci n’est pas mon
dernier mot » dans lequel il dévoilait sa stratégie politique au sujet des violations passées : il y
aurait des jugements civils car les violations du droit à la vie et à l’intégrité personnelle ne
faisaient pas partie des fonctions légitimes des forces armées. Il montra également son
attachement aux droits de l’homme lors d’une conférence à la Fédération argentine du Collège
d’Avocats en août 1983 dans laquelle il énonça cinq présupposés basiques au sujet des droits
de l’homme : tout être humain jouit des droits de l’homme peut importe sa race, sa nationalité
ou son genre ; les droits de l’homme visent à garantir que les personnes ne soient pas utilisées
comme simple instruments au service d’objectifs collectifs ; les droits de l’homme peuvent
être violés tant par action que par omission ; la légitimité du gouvernement est intimement
liée à la préservation et la promotion des droits de l’homme ; en tant que préoccupation de la
communauté internationale, la défense des droits de l’homme transcende les frontières
nationales.
22
Le décret 261 du 5 février 1975 ordonnait d’ « exécuter les opérations militaires nécessaires pour neutraliser
et/ou annihiler l’action des éléments subversifs qui agissent dans la province de Tucuman » ; le décret 2772 du 6
octobre 1975 ordonnait d’ « exécuter les opérations militaires et de sécurité nécessaires afin d’annihiler l’action
des éléments subversifs dans tout le territoire du pays » ; (extraits du document final).
23
Document final promulgué par le gouvernement de Bignone le 28 avril 1983
24
Galleti (Alfredo) cité dans, Ageitos (Stella Maria), Historia de la impunidad, Buenos Aires, Adriana Hidalgo,
2002, p.114
19
Le document final fut l’antécédent de la loi de pacification nationale promulguée le 27
septembre 1983. Au nom de la réconciliation nationale, elle exemptait d’action pénale les
délits commis entre le 25 mai 1976 et le 17 juin 1982. Elle fut également très mal accueillie
par l’opinion publique. Une manifestation de quarante mille personnes s’organisa en août
1983 face à des rumeurs d’amnistie dans laquelle on scandait : « il n’y a pas eu d’erreurs, il
n’y a pas eu d’excès, les militaires du « proceso » sont tous des assassins ». Alfonsin quant à
lui plaida publiquement pour son abrogation. D’autre part, il dénonça ensuite un pacte
« syndicalo-militaire » faisant référence à une supposée cooptation du parti péroniste par les
militaires afin que, une fois au pouvoir, ces derniers ne soient pas poursuivis. Quelques temps
avant les élections présidentielles, en octobre 1983, Alfonsin réitéra sa position au sujet des
droits de l’homme devant près d’un million de personnes. Il insista sur l’importance de la
vérité et de la justice à propos des crimes passés. La démonstration d’Alfonsin de son
attachement aux droits de l’homme ainsi qu’à la nécessité d’une sanction fut l’une des raisons
qui permet d’expliquer son accès au pouvoir avec 52 % des suffrages le 10 décembre 1983.
Lors de son discours inaugural face à l’Assemblée législative, il réitéra sa volonté d’une
enquête au sujet du destin des disparus et de la consolidation du pouvoir judiciaire. Quelques
jours plus tard, il rendit public son programme au sujet des droits de l’homme dont le point
essentiel était l’annulation de la loi d’autoamnistie. En effet, le 22 décembre 1983 la loi
23.040 déclarant l’inconstitutionnalité et la nullité de la loi d’autoamnistie fut promulguée.
D’autre part, la Commission Nationale sur la Disparitions de Personnes (CONADEP) fut crée
comme parti de la politique étatique des droits de l’homme afin d’éclairer le passé, les faits de
disparition de personnes et de répondre au besoin de vérité de la société civile. En outre,
Alfonsin signa des décrets permettant l’ouverture de procès judiciaires et ce, afin de répondre
au besoin de justice de la société civile. La section suivante sera consacrée à la CONADEP et
aux jugements.
Ainsi, la stratégie politique d’Alfonsin répondait aux besoins de vérité et de justice des
victimes et de la société civile. Cette stratégie s’inscrivait dans la conception des spécialistes
des droits de l’homme selon lesquels face à de telles violations, l’amnistie ne pouvait
moralement être envisagée. D’autre part, la réconciliation nationale ne pourrait être permise
en laissant de côté les victimes et en tournant le dos au passé. Cependant, Alfonsin allait aussi
être amené à prendre en compte la viabilité du système démocratique, et pour cela à intégrer
les militaires dans la société ce qui l’éloignera des victimes et de certains secteurs de la
société ayant une conception absolue de la justice.
20
2- Protéger les droits de l’homme et assurer la viabilité du système démocratique
Afin de prendre en compte l’avenir et d’éviter de futures violations des droits de
l’homme, Alfonsin prit des mesures législatives garantissant une certaine promotion et
protection des droits de l’homme : dérogation des lois contre la subversion promulguées par
les gouvernements antérieurs ; promulgation d’une loi contre la torture ; abolition de la
juridiction militaire pour les civils ; ratification de plusieurs traités internationaux de droits de
l’homme dont la Convention Américaine des Droits de l’Homme, le Pacte des Nations Unies
sur les Droits
Civils et Politiques et celui sur les Droits Economiques Sociaux et
25
Culturels,… Ces lois participaient à l’élaboration d’une démocratie substantielle, cependant,
il fallait également assurer la démocratie au sens processuel du terme, c’est-à-dire garantir des
élections concurrentielles, et donc, éviter le retour des militaires au pouvoir. Comme nous
l’avons étudié précédemment, une politique de justice favorisant vengeance et stigmatisation
aurait pu mettre en jeu la démocratie et, comme le soulignait Sandrine Lefranc, « si
l’intensité de la répression imposait que justice soit faite, les coupables demeuraient des
interlocuteurs politiques puissants 26». Une justice absolue selon la conception de victimes et
des associations des droits de l’homme aurait pu engendrer une réaction corporative des
militaires étant donné que, dans les premières années de transition, les autorités civiles n’ont
pas le contrôle total de la sécurité étatique.
Ainsi, prenant en compte l’importance de la justice des droits de l’homme, l’enjeu de
transition démocratique et le poids des militaires sur la scène politique, Alfonsin devait
répondre à deux nécessités : celle d’éloigner les forces armées du pouvoir, et, celle « d’éviter
l’engrenage allant du tribunal populaire permanent au coup d’Etat »27. Afin de satisfaire la
première nécessité, Alfonsin s’attela à purger l’Etat-major et à diminuer les ressources
humaines et matérielles de l’institution militaire. Il réduisit en effet son budget de 50 %. Les
effectifs avaient également été amoindris : quarante officiers furent mis à la retraite et les
généraux actifs passèrent de soixante à vingt-cinq28. Le contrôle de la production des armes,
ressource financière importante des forces armées, lui fut retirée au profit du ministère de la
défense. En outre, la loi sur la défense de 1986 interdit aux forces armées d’intervenir dans les
25
La Convention Américaine sur les Droits de l’Homme fut ratifiée le 1er mars 1983 et intégrée dans l’ordre
interne par la loi 23.054 ; Les Pactes Internationaux sur les Droits Civils et Politiques, ainsi que sur les Droits
Economiques Sociaux et Culturels furent ratifiés le 17 avril 1984 et intégrés dans l’ordre interne par la loi 23.313.
26
Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit, p.28
27
Selon l’expression de Brenier (Yvon), « la dictature : l’Argentine en transition », in, Emeri C., Zylberberg J.,
La démocratie dans tous ses états, Argentine, Canada, France, Sainte-Foy (Canada), Presse de l’Université Laval,
1993
28
Idem
21
conflits civils internes. En ce qui concerne la seconde nécessité, celle d’une justice permettant
d’éviter une éventuelle insurrection militaire, le président eut l’idée d’une triple stratégie : la
« théorie des deux démons », l’autoépuration des militaires et la circonscription des jugements.
La théorie des deux démons est le nom donné à l’interprétation historique contestable de la
dictature selon laquelle les atrocités commises seraient dues tant au terrorisme d’extrême
gauche qu’au terrorisme d’Etat, le second étant la conséquence logique du premier. Au nom
de cette représentation des faits, Alfonsin signa le même jour les décrets permettant de juger
les neufs membres des juntes et les sept chefs guérilléros29. Les militaires n’étaient donc pas
jugés comme des représentants de l’Etat mais comme un groupe particulier. L’institution
militaire n’était pas considérée globalement responsable des crimes commis. L’avantage de
cette conception de l’histoire était de permettre à l’armée en tant qu’institution de sortir
indemne des séquelles de la dictature. Par ailleurs, Alfonsin annula, certes, la tradition
corporatiste selon laquelle les militaires devaient être jugés par leurs pairs puisqu’il modifia le
code militaire afin que l’appel des décisions rendues en première instance se fasse devant la
chambre fédérale, mais, le Conseil Suprême des forces armées restait le tribunal de première
instance. Il souhaitait ainsi que l’armée procède à une autoépuration afin de récupérer sa
crédibilité sociale et de ne pas faire office de « confrérie du déshonneur »30. Enfin, la majeure
partie de la stratégie d’Alfonsin reposait sur la circonscription du processus judiciaire. Des
limitations temporelles et des limitations relatives à la position des auteurs dans la hiérarchie
militaire seraient mises en œuvre dans le but d’éviter toute rébellion militaire. Alfonsin
expliqua publiquement pour la première fois sa vision des procès avant son élection en août
1983, lors d’une conférence à la Fédération du collège des avocats. Il y aurait trois niveaux de
responsabilités : ceux qui planifièrent la répression et émirent les ordres ; ceux qui agirent en
dehors des ordres, mus par des motifs de cruauté ou de perversion ; ceux qui exécutèrent
strictement les ordres. Le président voulait donner l’opportunité à la dernière catégorie de se
réinsérer dans le processus démocratique et limiter les jugements à la sphère des grands
responsables.
Ainsi, le principe de responsabilité partagée entre les deux types de terrorisme,
l’autoépuration des militaires et la circonscription des jugements visaient à favoriser la
transition démocratique. Certes, il y aurait une sanction face aux violations passées mais celle-
29
Décrets 157/83 et 158/83 du 15 décembre 1983
Selon Aguirre (Luis Perez), « conséquences de l’impunité sur la société », in, Commission Nationale
Consultative des Droits de l’Homme, Commission Internationale de Juristes, Non à l’impunité, oui à la justice,
1993, p 122
30
22
ci ne serait pas synonyme de vengeance. Tous les secteurs de la société, y compris les forces
armées, devaient être intégrés dans le processus démocratique.
Face à l’opposition apparente entre les impératifs de démocratie et de justice, Alfonsin
mit en place une stratégie politique permettant de concilier ces deux impératifs. Il souhaitait
une justice préventive, et non pas répressive, à même de répondre aux besoins de vérité et de
justice de la société tout en assurant la transition démocratique et la réconciliation nationale,
puisque sa stratégie visait également la réinsertion des forces armées dans le régime
démocratique. La politique de justice d’Alfonsin était donc basée sur le rétablissement de la
vérité et l’instauration de sanctions symboliques.
Section 2 - Une politique de justice préventive
Les deux éléments clefs de la politique de justice d’Alfonsin furent l’instauration
d’une commission d’enquête non judiciaire et le jugement aux juntes. Le premier élément
répondait au besoin de vérité de la société et plus particulièrement des victimes ou proches de
victimes de la dictature (A), alors que le second élément permettait d’assouvir le désir de
justice de la société (B).
A- La CONADEP : la vérité sur les crimes passés
La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes était une commission non
judiciaire visant à rétablir la vérité sur les « détenus-disparus » de la dictature militaire. Sa
fonction même de révélateur de vérité lui donnait des vertus réconciliatrices. Dans une
première partie, nous aborderons le rôle des commissions non judiciaires d’enquête dans la
réconciliation, pour nous intéresser ensuite plus spécifiquement à celui de la CONADEP
argentine.
1- Le rôle positif des commissions d’enquête non judiciaires dans la réconciliation
Après la seconde guerre mondiale, les tribunaux ad hoc comme celui de Nuremberg ou
de Tokyo représentaient les principaux modèles de justice transitionnelle. Or, ainsi que nous
l’avons souligné dans la section précédente, ces modèles de justice rétributive, justicesanction, effectuée par les vainqueurs peuvent être nuisibles au processus de réconciliation
23
nationale par la stigmatisation éventuelle des sortants que cela peut engendrer. D’autre part,
une justice judiciaire n’est pas toujours possible et ce, pour des raisons concrètes : manque de
moyens financiers et humains, et surtout, manque d’impartialité,… Ainsi, dans les années
1980, est apparu un nouveau modèle de justice transitionnelle incarnée par les commissions
non judiciaires d’enquête. Ces dernières ont été crées pour la première fois en Argentine et au
Chili, puis se sont développées sur le continent latino-américain et africain. Plus d’une
vingtaine de commission de ce type ont été recensées depuis. Elles ont pour mission
principale d’enquêter sur les faits passés et de produire une vérité historique officielle. A la
différence des tribunaux ad hoc crées après la seconde guerre mondiale, ces commissions sont
ancrées dans les réalités locales spécifiques ce qui les rend plus à même de favoriser une
réconciliation nationale. Ce sont généralement des commissions de notables, c’est-à-dire dont
les membres sont respectés pour leur prestige social (hommes d’Etat, écrivains,
universitaires, …) et non pas pour leurs mandats parlementaires ou leurs compétences
juridiques. Leur mandat est limité. Elles effectuent leur enquête dans de brefs délais, à la
différence de procès, ce qui évite une déstabilisation prolongée de la société tournée vers son
passé. Ces commissions sont censées favoriser la réconciliation nationale et ce, en répondant
au besoin de vérité de la société. Certaines, telles la commission « Vérité et Réconciliation »
sud-africaine incarnaient même un nouveau modèle de justice, une « infra-justice »31.
La commission Retting au Chili, par exemple, fut instituée en avril 1990 par le pouvoir
exécutif pour enquêter sur les violations commises entre le 11 septembre 1973 et le 11 mars
1990. Son décret constitutif précisait : « Ce n’est que sur la base de la vérité qu’il sera
possible de satisfaire les exigences élémentaires de justice et créer les conditions
indispensables pour atteindre une effective réconciliation nationale » 32 . L’action de cette
commission permit, en effet, à ce pays de reconnaître officiellement son passé et notamment
la culpabilité de l’Etat dans les violations commises. Néanmoins, c’est la « Truth and
Reconciliation Commission » (TRC) sud-africaine qui fait office de modèle de justice
transitionnelle à l’étranger. Composée de dix-sept commissaires nommés par le gouvernement
de Mandela, la TRC fut mise en place en 1995 pour deux ans afin de régler la question du
passé dans une perspective de réconciliation nationale. Cette commission fut une pièce
essentielle de la sortie pacifique de l’apartheid. L’archevêque Desmond Tutu en était le
président. La TRC visait à «assumer un legs historique, dire, dénommer, mais aussi amnistier
31
Selon l’expression de Truche (Pierre), « vivre ensemble avec des criminels contre l’humanité ? » in Cassin
(Barbara), Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p 178.
32
Décret 355 d’avril 1990
24
pour que la transition vers une société démocratique soit plus assurée »33. Trois comités la
composaient : le comité sur les violations des droits de l’homme, celui chargé des réparations
et des réhabilitations et enfin, celui sur l’amnistie. Ainsi, en échange de la révélation complète
sur les faits liés à un objectif politique, l’auteur du crime pouvait être amnistié et réintégrer la
société. Contrairement à une justice classique rétributive, basée sur la punition, ce type de
justice de transition avait pour but de réconcilier, de « transformer le wrong en right, en
commun ré-assumable, ré-conciliable »34. La justice classique n’aurait de toute façon pas été
possible ainsi que l’expliquait M. De Lange, ancien député du Congrès National Africain
(ANC) et président du comité justice de la commission : « Le système judiciaire était un vrai
problème…C’était tout le système, la police, la justice…Nous n’allions pas remettre
l’ensemble du processus [d’investigation des violations] aux mains de cette mauvaise
structure. Ces institutions étaient les mêmes qu’avant…
35
» Ainsi c’est au moyen d’une
commission non-judiciaire que s’effectua la transition démocratique en Afrique du Sud.
Celle-ci accordait une place très importante aux victimes dont le témoignage était écouté et
pris en compte. Les auditions étaient ouvertes au public et au média afin de diffuser les débats
et les vérités émanant de ce processus.
Toutefois, si ces commissions assouvissaient le besoin de vérité des victimes, en tant
qu’organes non judiciaires, elles mettaient également en lumière l’affaiblissement du droit
ainsi que le soulignait Sandrine Lefranc : « au moment où l’on s’attend à une renaissance des
rules of law, c’est là précisément que le droit s’abstient ou est condamné à un paradoxal
mutisme. Plus que jamais présent après des années de non-droit ou de « légalisme de façade »,
le droit est dans le même temps plus que jamais absent36 ». Les commissions non judiciaires
d’enquête représentent généralement, en effet, un compromis entre une justice institutionnelle
souvent impossible ou non souhaitable au regard de la réconciliation nationale et de la
transition démocratique et une impunité totale. Dans le cas de la TRC, c’est la vérité qui était
censée remplacer l’impunité et faire la réconciliation. Le modèle sud-africain institua une
troisième sorte de justice : la « justice restauratrice »37. Tutu la définissait comme « une infrajustice non violente » dont le but était de « rechercher l’unité nationale et la paix qui exigent
33
Marchal (Roland), « Justice internationale et réconciliation nationale », Politique Africaine, 92, 2003, p.9
Cassin (Barbara), « Amnistie et pardon », in Cassin (Barbara), Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir.,
Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p 45 ; cette citation fit référence à un graffiti inscrit sur le mur de la
maison de D.Tutu : « how to turn human wrong into human rights »
35
De Lange (Johny) cité par Ross (Amy), « Les politiques de vérité ou la vérité sur les politiques ? », Politique
Africaine, op.cit, p.26
36
Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit, p 79
37
Garapon (Antoine), « La justice comme reconnaissance », in Cassin (Barbara), Cayla (Olivier), Salazar
(Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p 181
34
25
la réconciliation
38
». Si la commission argentine était également caractérisée par le
rétablissement de la vérité, elle ne constituait pas, contrairement à la commission sudafricaine une « justice restauratrice », une troisième voie entre l’impunité et la justice
institutionnelle, mais un parallèle à la mise en œuvre de procès.
Ainsi, les commissions non judiciaires d’enquête jouent un rôle dans la réconciliation
puisqu’elles satisfont l’exigence de vérité de la société et particulièrement celle des victimes.
La vérité est fondatrice du processus de reconstruction de la mémoire collective d’autant plus
suite à un régime dans lequel le silence faisait loi. Ces commissions permettent donc de
produire une histoire officielle qui sera intégrée dans la conscience collective de la société.
Etudions à présent la commission argentine.
2- La Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes : une vérité dévoilée
Quelques jours après son élection, Alfonsin créa la Commission Nationale sur les
Disparitions de Personnes (CONADEP) afin de répondre aux besoins de la société et plus
particulièrement des proches de personnes disparues. Contrairement aux attentes des
associations des droits de l’homme, le président choisit de ne pas politiser la question et de
nommer une « commission de notables ». Il craignait en effet, qu’un débat politique au sujet
de ces disparus irrite les militaires et donc, mette en cause la transition démocratique. La
commission était composée de neufs membres bénéficiant d’un prestige social certain et
reconnus pour leur action en faveur de la promotion et la défense des droits de l’homme et de
la démocratie. Son président était l’écrivain Ernesto Sabato. Son mandat était à l’origine
limité à six mois mais il fut étendu à neuf. Le décret l’instituant précisa qu’elle avait
compétence pour recevoir des dénonciations et des preuves, les transmettre au juge compétent
et enquêter sur le destin des disparus ainsi que sur celui de leurs enfants39. La commission se
dota d’une juridiction pour écouter les victimes. Elle avait un accès direct aux détenus dans
les prisons. Sa fonction d’enquête relevait quasiment de la justice cependant, elle ne portait
aucun jugement sur les faits relevant de la compétence du pouvoir judiciaire. La CONADEP
bénéficia de la coopération d’organisations internationale (Organisation des Nations Unies) et
régionale (Organisation des Etats Américains) et de nations étrangères qui envoyèrent
notamment des experts afin d’aider à l’identification des restes humains découverts dans les
38
Truche (Pierre), « vivre ensemble avec des criminels contre l’humanité ? » in Cassin (Barbara), Cayla
(Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p. 178
39
Décret 185 du 15 décembre 1983
26
fosses communes. En outre, certaines associations nationales participèrent aux initiatives de la
commission comme les Abuelas de Plaza de Mayo, dont le but était de retrouver les enfants
des disparus, qui aidèrent à la création d’une banque de données afin d’identifier et de
restituer ces enfants à leur famille.
Si l’action de la CONADEP participa à la mise en œuvre des procès en ce qu’elle
fournit au système judiciaire un grand nombre d’informations décisives, le résultat le plus
célèbre de son action fut la production du rapport Nunca Mas, « plus jamais». En effet, ce
rapport synthétisait les informations collectées par la commission. Il procédait à une
description minutieuse des centres clandestins et du système répressif, appuyés par de solides
témoignages. Le rapport fit état de 340 centres de détention clandestins, 8960 cas de
disparitions et environ 1500 militaires impliqués dans la répression. Cependant, les noms des
militaires ne furent pas rendus publics afin d’éviter une probable insurrection populaire. Les
8960 cas de disparitions firent écho aux 25 000 «subversifs » décrétés par le gouvernement
militaire et aux 350 condamnés seulement par la justice militaire. On se rendait alors compte
des exagérations des militaires et de leur ample vision de la catégorie des « subversifs ». La
fin du rapport fournissait un ensemble de recommandations au gouvernement sur les mesures
économiques et sociales à adopter, sur la nécessaire prise en charge psychologique des
victimes et enfin, sur l’importance de déclarer les disparitions forcées crime contre l’humanité.
Quarante mille exemplaires du Nunca Mas furent publiés le 20 septembre 1984. Ils
s’écoulèrent en quarante-huit heures seulement. Ce rapport devint un véritable best-seller, il
fut traduit en plusieurs langues et publié sous une version simplifiée pour atteindre un public
plus jeune.
La vérité dévoilée par ce rapport était un facteur de réconciliation. Désormais,
l’opinion publique nationale et internationale connaissait les violations des droits de l’homme
perpétrées sous le régime militaire. Ceci était d’autant plus important que cette vérité avait
toujours été refusée voire niée par les responsables de ces violations. Comme le soulignait
Michael Ignatieff, « tout ce qu’une commission de vérité peut faire, c’est réduire le nombre de
mensonges qui peut circuler sans remise en cause de la parole publique. En Argentine, son
travail a rendu impossible de prétendre, par exemple, que les militaires n’ont pas jeté de leurs
hélicoptères des hommes à moitié morts dans la mer ». 40 Le rapport permit donc la
construction d’une mémoire sociale de la répression. Or, le récit pouvait être partiel et partial.
Certes, le Nunca Mas permit de rompre avec la théorie des excès en mettant en évidence
40
Ignatieff (Michel), cité dans Lax (Ilan), « le témoignage d’un commissaire », in Cassin (Barbara), Cayla
(Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p.297
27
l’existence d’un « système de terreur institutionnalisé » ; il était en effet précisé qu’ « aucun
excès n’a[vait] été commis, les droits de l’homme ont été violé de manière organique et
étatique par les forces armées ».41 Cependant, la théorie des deux démons restait présente. En
effet, ce rapport partageait la responsabilité entre deux types de terrorisme (étatique et
guérilléro), mis sur le même plan. D’après cette version, le peuple argentin semblait être pris
entre deux tenailles ce qui omettait la responsabilité de plusieurs secteurs de la société. En
outre, cette vision instaurait un regard démonisant sur le militantisme de l’époque. Enfin, le
Nunca Mas donna officiellement naissance à la catégorie de disparu ; ce dernier devenait une
victime innocente dont l’identification politique et sociale était évacuée ainsi que le soulignait
Pilar Calveiro dans Pouvoir et Disparition.
La commission d’enquête non judiciaire argentine eut donc un rôle positif dans la
réconciliation dans la mesure où elle permit à la société de récupérer son passé. La conscience
du passé étant un premier pas vers un « nous» social, la CONADEP permit ainsi de rétablir un
précaire contrat social à propos du passé42. Cependant, comme nous l’avons souligné, la vérité
officielle n’était pas une vérité historique mais une vérité partiale inscrite dans un contexte de
transition démocratique. Malgré cela, la stratégie d’Alfonsin au sujet de la commission
d’enquête sur les disparus fut donc un succès puisqu’elle permit un compte-rendu au sujet des
disparitions, qu’elle fit office de refuge pour les victimes et les familles des disparus dans
l’appareil d’Etat et qu’elle favorisa ainsi une amélioration des relations avec les associations
des droits de l’homme.
Les commissions d’enquête non judiciaires en permettant l’accès à la vérité ont un rôle
important dans le processus de réconciliation. La commission sud-africaine était elle-même la
réconciliation en actes. Cependant, toutes les commissions ne mettent pas en œuvre des
« infra-justices » comme la TRC. La CONADEP, par exemple, n’était pas la justice mais en
constituait une partie seulement, l’autre partie se caractérisait par l’établissement d’une justice
pénale rétroactive.
B- Le jugement aux juntes: une justice pénale rétroactive
41
Comision Nacional sobre la Desaparicion de Personas, Nunca Mas, Buenos Aires, Eudeba, 1984, p.10
Funes (Patricia), « memorias de la dictaduras en America Latina : acerca de las comisiones de verdad en el
cono sur, in Flier (Patricia), Groppo (Bruno) dir., La imposibilidad del olvido, La Plata, Al margen, p.57
42
28
Le jugement aux juntes était le point phare de la politique de justice d’Alfonsin. Il
permettait de répondre au besoin de justice des victimes et de l’ensemble de la société.
Cependant, leur mise en œuvre rencontra des obstacles juridiques et politiques (1) qui ont pu
néanmoins être dépassés et laissé place à une justice qui se voulait hautement symbolique (2).
1- Les obstacles juridiques et politiques au jugement
Les obstacles juridiques aux jugements venaient essentiellement du principe « nullum
crimen nulla pena sin lege praevia », principe de non rétroactivité de la loi pénale, inscrit
dans l’article 18 de la Constitution argentine. Il stipulait qu’on ne pouvait condamner
quelqu’un pour un acte qui, au moment des faits, n’était interdit par aucune loi. Ce principe,
combiné à l’article 2 du code pénal argentin qui précisait que, en présence de deux normes
régissant un même délit, la moins sévère devait être appliquée à l’accusé, empêchait
l’abrogation de la loi d’amnistie. Par ailleurs, le nouveau régime démocratique prônait, par
définition, le respect de l’Etat de droit et ne pouvait donc déroger au principe de légalité.
Cependant, une solution à cet obstacle se dessina : outre le fait de prouver que la loi
d’amnistie violait le principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant la loi (article 16 de
la constitution), on allait s’extraire de la philosophie positiviste du droit et chercher la réponse
dans le jusnaturalisme. En effet, alors que la validité d’une loi selon le juspositivisme découle
du respect de la norme supérieure,
les avocats du jusnaturalisme insistent sur le lien
nécessaire entre le droit et la morale. Ils plaident pour la reconnaissance de principes
universelles et immuables propres à la nature humaine. Cet argument permit donc de remettre
en cause la validité de la loi d’amnistie puisqu’elle ne respectait pas certaines valeurs morales.
De surcroît, c’était la légitimité du régime militaire dans son ensemble qui fut mise en jeu ce
qui souligna que le système démocratique d’Alfonsin était discontinu par rapport au régime
militaire. Cependant, si l’obstacle de la loi d’amnistie était surmonté, il n’en était pas de
même pour celui du privilège de juridiction accordé aux militaires. En effet, le code de justice
militaire, qui attestait d’une juridiction spéciale pour les militaires, avait été établi dans la
période démocratique précédent la dictature et dont le régime actuel se prévalait. Néanmoins,
un compromis entre les partis fut décidé et aboutit à la sanction de la loi 23.049 qui permit la
révision des décisions de la Cour Suprême des Forces Armées par la juridiction civile.
Ces obstacles juridiques dépassés, les jugements aux juntes allaient pouvoir
commencer. Neufs responsables des trois premières juntes furent cités à comparaître : les
généraux Videla, Galtieri, Agosti, Viola, et les amiraux Massera, Lambruschini, Anaya ainsi
29
que les brigadiers Graffigna et Lami Dozo. Cependant, le fait que la quatrième junte dirigée
par le général Bignone ne soit pas jugée provoqua des oppositions. D’autre part, un autre
obstacle aux procès, obstacle politique cette fois, fut celui posé par la juridiction militaire qui
se déclara dans l’impossibilité de procéder au jugement des neufs accusés. Après l’extension
de quatre-vingt dix jours qui lui avaient été octroyés, le Conseil Suprême des forces armées
envoya un rapport à la chambre fédérale d’appel dans lequel il dénonçait un manque de
preuves contre les imputés et revendiquait la nécessité d’une investigation plus complète et
donc d’une extension supplémentaire de temps. Le rapport concluait : « Comme résultat des
études réalisées jusque là, les décrets, directives, ordonnances qui régulèrent l’activité
militaire contre la subversion sont, tant en ce qui concerne leur contenu que leur forme,
irréprochables»43. Cette conclusion fut considérée comme une provocation par une majeure
partie de la société civile et ce, d’autant plus, qu’elle fut envoyée le 25 septembre 1984, c’està-dire, le lendemain de la publication du Nunca Mas révélant les horreurs commises sous le
régime militaire. Le 4 octobre 1984, l’institution de juridiction militaire transmit donc le
dossier relatif aux neufs accusés à la chambre fédérale civile. Ce point marqua l’échec d’un
élément clef de la politique d’Alfonsin qui était d’utiliser les tribunaux militaires comme filtre
afin d’assigner les responsables de violations des droits de l’homme.
Pour que le « grand jugement » puisse commencer, il fallut évincer un autre obstacle :
la partialité de la justice. Alfonsin procéda donc à la destitution des juges de la Cour Suprême
de l’ancien régime afin d’assurer son impartialité.
Enfin, une autre difficulté de ce procès résidait dans la nature des chefs d’inculpation.
En effet, le décret 158 du 15 décembre 1983, ordonnait le jugement des principaux
responsables du régime militaire pour homicides, tourments, privation illégale de liberté et
vols. Le crime de disparition forcée ne pouvait faire partie des chefs d’accusation car il n’était
pas reconnu par la loi. D’autre part, juger pour le crime d’homicide était rendu difficile car
cette catégorie juridique requérait la présence des corps, rendue caduque par les pratiques de
disparition forcée.
Malgré ces obstacles juridiques et politiques, le « grand jugement » eut lieu du 22 avril
1985 au 9 décembre de la même année. Ce jugement permit une justice restrictive mais
symbolique.
43
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p 131
30
2- Le « jugement du siècle » : une justice symbolique
Le jugement aux juntes s’inscrivait dans une conception préventive de la justice. En
effet, juger les plus hauts responsables du régime militaire permettait de condamner les
actions passées et de dissuader leur réitération. La justice dans son aspect préventif ne
s’effectuait donc pas tant par rapport au passé que dans un souci de garantie de l’avenir.
Alfonsin refusait un procès pouvant déstabiliser le processus démocratique, c’est d’ailleurs
pour cela qu’il n’y eut aucune retransmission direct du jugement. Seules les images étaient
dévoilées au public. On pouvait toutefois connaître le contenu des séances grâce aux
journalistes présents. La démocratie était jugée trop faible pour supporter les récits des
différents témoignages. Néanmoins, la lecture de la sentence par sa portée symbolique fut
retransmise en direct par la télévision et la radio.
Malgré les restrictions de publicité de ce procès, dues à la nécessité de garantir la
pacification sociale, sa portée symbolique fut considérable. En effet, il permit de rompre avec
l’impunité autodécrétée par les militaires et ainsi, de répondre au besoin de justice des
victimes. Les principaux arguments derrière lesquels s’abritait la défense furent balayés. Tout
d’abord, les accusés furent reconnus responsables, et ce, bien qu’ils invoquaient n’avoir ni
torturé ni tué de leurs mains propres. Certains furent donc déclarés coupables au nom du
concept d’auteur indirect puisqu’ils utilisaient les auteurs directs comme de simples
instruments interchangeables dans la machine anonyme de la répression. D’autre part,
l’argument d’Etat de nécessité justifiant de sauver la patrie du terrorisme fut également rejeté
par la Cour Suprême. En effet, les conditions de l’état de nécessité étaient les suivantes : le
mal prévenu devait être plus grand que le mal causé ; l’action menée devait effectivement
prévenir le mal attendu ; il ne devait pas exister d’autres moyens moins dommageables et
aussi efficaces. La cour considéra que les première et dernière conditions n’avaient pas été
remplies. En outre, elle rejeta également l’argument de la légitime défense. D’après l’article
34 du code pénal argentin, la légitime défense ne pouvait être invoquée que si l’agression était
illégitime, les moyens employés pour y faire face, rationnels et, si la personne se défendant ne
provoquait pas l’autre personne. La cour estima que les phénomènes de disparitions, de
séquestration, de torture, et d’assassinat, une fois l’agression terminée, ne remplissaient pas
les critères du principe de rationalité des moyens employés. Par ailleurs, à l’invocation d’une
« guerre sale », c’est-à-dire non conventionnelle « contre un ennemi sans patrie » justifiant la
dérogation des règles juridiques et morales classiques et légitimant les abus aux droits de
l’homme, la cour répondit que, même en état de guerre, un droit interne, international ou
31
naturel prévalait 44 . Enfin, la sentence des juges s’accordait avec la thèse centrale de
l’accusation puisqu’elle réfutait la théorie des excès en établissant qu’en Argentine il y avait
eu un plan criminel. Les arguments militaires étaient donc mis à mal. Le jugement faisait écho
au document final qui justifiait l’amnistie par le service rendu à la nation dans la lutte contre
le terrorisme, service lui-même découlant du décret de Luder demandant aux forces armées
« d’annihiler la subversion » ce qui fut démenti par l’intéressé : le terme « annihiler » ne
signifiait pas la mise en œuvre de telles atrocités45. La sentence mit donc les responsables
militaires face à leurs multiples négations et rendirent caduques leurs croyances en un unique
jugement divin.
Ce jugement avait ainsi une valeur symbolique exceptionnelle. En effet, «le simple fait
que les commandants tout-puissants, qui se prenaient pour des dieux, aient eu à répondre de
leurs actes devant la justice dans un procès où ils n’apparaissaient non comme de grands
assassins mais comme un ramassis de bureaucrates médiocres, vils et voleurs, a porté un coup
extraordinaire à cette aura d’omnipotence » ainsi que l’estima Pilar Calveiro46. Hugo Vezzeti,
quant à lui, considérait le défilé des chefs militaires comme accusés comme une scène
fondatrice de la démocratie argentine, une véritable « opération sur la mémoire collective »
car c’était l’« occasion inédite de la reconstruction d’un discours public sur des sujets qui
avaient été cachés à la connaissance et à l’opinion 47 ». Ce procès fut le lieu de la
manifestation publique de la loi face à des actes relevant d’un pouvoir discrétionnaire. Le
crime et l’illégalité dans la gestion de l’Etat étaient répudiés ainsi que le sentiment d’impunité
des accusés. Ce jugement souligna l’égalité juridique des militaires ce qui était essentiel pour
les victimes. La perception d’horreur issue des témoignages était compensée par la sensation
de justice48.
Si certains, comme le philosophe Pierre Bouretz, estiment que la sanction est moins
importante que le rituel et la symbolique des procès, il n’en reste pas moins que les
associations des droits de l’homme éprouvèrent une grande déception à propos de la
44
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p.249
Le décret 261 du 5 février 1975 ordonnait d’ « exécuter les opérations militaires nécessaires pour neutraliser
et/ou annihiler l’action des éléments subversifs qui agissent dans la province de Tucuman » ; le décret 2772 du 6
octobre 1975 ordonnait d’ « exécuter les opérations militaires et de sécurité nécessaires afin d’annihiler l’action
des éléments subversifs dans tout le territoire du pays ».
46
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, Paris, La Fabrique, 2006, p.
207
47
Vezzeti (Hugo) cité dans, Armony (Victor), L’énigme argentine, Images d’une société en crise, Boisbriand
(Québec), Athéna, 2004, p. 69
48
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, Buenos Aires,
Planeta, 1995, p.134
45
32
sentence49. Le 9 décembre 1985, les six juges rendirent leur verdict. Le général Videla et
l’amiral Massera furent condamnés à la réclusion à perpétuité. Les généraux Agosti, Viola et
l’amiral Lambruschini furent assujettis respectivement à des peines de 4 ans et demi, 17 ans et
8 ans de prison. Enfin, le général Galtieri, l’amiral Anaya, et les brigadiers Graffigna et Lami
Dozo, furent acquittés Les associations estimèrent que la sanction pénale était
disproportionnée eu égard à la gravité du délit. Ceci s’expliquait par le fait que les magistrats
ne jugèrent pas par leur intime conviction mais par les preuves tangibles dont ils bénéficiaient.
En outre, les crimes commis par chaque junte furent considérés indépendamment de ceux
commis par les autres juntes. Enfin, ce jugement s’inscrivait également dans une stratégie
différente de celle du président : le point 30 du verdict soulignait la nécessité de ne pas
reporter la faute uniquement sur ces hauts responsables et pour cela, de continuer les enquêtes
pour découvrir et punir les auteurs des séquestrations, tortures et homicides.
Ainsi, le jugement aux juntes revêtit une importance morale considérable et fut donc
un élément principal de la légitimité du gouvernement. Comme l’énonçait l’avocat de la partie
civile, Julio Cesar Strassera, ce procès fut utile tant pour le gouvernement que pour les forces
armées et les associations de victime : « Ce jugement et cette condamnation sont nécessaires
pour la nation argentine qui a été offensée par des crimes atroces. Cette atrocité même rend
monstrueuse la simple hypothèse de l’impunité. […]Ce jugement et ces condamnations sont
également importants et nécessaires pour les forces armées. Ce processus n’a pas été engendré
contre elles, mais contre les responsables de leur conduite dans la période 1976-1982. Ce ne
sont pas les forces armées qui sont sur le banc des accusés mais des personnes concrètes et
déterminées. [ …]Enfin, ce jugement et cette condamnation sont importants et nécessaires
pour les victimes qui réclament et les survivants qui méritent cette réparation » 50. Malgré les
obstacles politico-juridiques rencontrés, le procès aux juntes permit de répondre au besoin de
justice pénale et symbolique des victimes et de la société.
La politique de justice d’Alfonsin s’inscrivait donc au croisement des réalités
politiques et des impératifs moraux, éthiques et juridiques impliquant de sanctionner les
violations des droits de l’homme. La stratégie mise en œuvre par ce président a su dépasser le
clivage entre démocratie et justice en période de transition démocratique grâce à une
49
Bouretz (Pierre), cité dans Joinet (Louis) dir., Lutter contre l’impunité, op.cit., p.25 ; « les victimes ne
demandent effectivement pas un châtiment, une punition, elles ne réclament pas une réparation ; elles attendent
la reconnaissance publique, la médiation du procès comme moyen de transformer l’individuellement ressenti en
socialement arrivé, le vécu en discours ».
50
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p.181
33
conception préventive de la justice. Les deux axes majeurs de sa politique étaient la création
de la Commission Nationale sur les Disparitions visant à rétablir la vérité à leur égard, et le
jugement aux juntes, symbole de l’existence d’une justice pénale rétroactive pour les
responsables des crimes passés. Vérité et justice faisait donc partie de la politique d’Alfonsin
qui semblait donc être facteur de réconciliation nationale. Or, la stratégie initiale du président
rencontra quelques difficultés qui l’amenèrent à modifier sa politique de justice.
34
Chapitre 2 - Les difficultés de cette politique de justice transitionnelle
La stratégie initiale de justice du président Alfonsin rencontra quelques difficultés
inhérentes à sa qualité de justice transitionnelle. En effet, l’inscription de cette politique de
justice dans un contexte de transition démocratique fut à l’origine de la promulgation des lois
dîtes d’« amnistie » visant à assurer non la réconciliation nationale sinon la pacification
sociale ce que nous verrons dans une première section. D’autre part, cette adaptation de la
politique de justice fut l’un des facteurs de son bilan mitigé que nous analyserons dans une
seconde section.
Section 1 - Une « in-justice » au nom de la pacification sociale : les lois
d’amnistie
Le 29 décembre 1986, la loi 23 492 dîtes « loi de point final » fut adoptée. Elle fixait
un délai au-delà duquel il ne serait plus possible de faire appel à la justice pour les crimes
commis sous la dictature. Six mois plus tard, le 9 juin 1987, la loi 23 521 empêchant les
jugements pour les militaires ayant simplement exécuté des ordres émanant de leurs
supérieurs hiérarchiques, était sanctionnée. Ces lois représentaient un obstacle à la justice,
entendue dans son sens pénal et mettait donc en place un régime d’ « in-justice ». Ces lois,
dîtes d’ « amnistie », bien qu’elles fussent la matérialisation de la stratégie de justice
restrictive dont faisait état Alfonsin dès sa campagne électorale (A), ont néanmoins été
promulguées dans un contexte menaçant la démocratie (B).
A- Les lois d’amnistie comme stratégie politique initiale d’Alfonsin
Les lois de point final et d’obéissance due faisaient partie de la politique de justice
initiale du président visant à établir une justice restrictive afin, entre autres, de favoriser la
réconciliation nationale (1). On peut néanmoins s’interroger sur la nécessité d’amnistier au
nom de l’obéissance due pour favoriser une telle réconciliation (2).
1- Une justice restrictive et circonscrite
Les lois de point final et d’obéissance due, visant à circonscrire les jugements, ont été
considérées par certains secteurs de la société argentine et par la communauté internationale
35
comme une trahison par Alfonsin de sa politique initiale. Or, ces lois s’inscrivaient
directement dans la stratégie initiale du président relative aux crimes passés. En effet, dès sa
campagne électorale, celui-ci avait fait part de son désir de limiter les jugements tant
temporellement que quantitativement : tous les auteurs de crimes ne seraient pas sanctionnés.
Il l’expliquait ainsi dix ans plus tard, dans le prologue de l’ouvrage de Carlos Nino : « Notre
objectif ne pouvait être le jugement et la condamnation de tous ceux qui, d’une manière ou
d’une autre avaient violé les droits de l’homme, car cela était irréalisable, mais d’atteindre un
châtiment exemplaire qui préviendrait la réitération de faits similaires dans le futur51. »Ceci
participait de sa vision restrictive et préventive de la justice. Des procès symboliques
suffiraient à sanctionner le mal passé, à prévenir d’éventuels crimes d’une telle nature, et, à
satisfaire le besoin de justice des victimes et de la société. Sa conception de la justice se
comprenait au regard de la nécessité de pacification sociale, puis de réconciliation permettant
la construction d’une nation unie qui irait de pair avec le processus démocratique en cours.
Cependant, les juges s’opposèrent à cette vision restrictive de la justice. L’alinéa 30 de
la sentence du « grand jugement » étudié précédemment, incitait à l’instruction de procès
contre les officiers supérieurs car certains connaissaient l’illégitimité du système et ne
pouvaient donc bénéficier de l’excuse d’erreur autour de la légitimité des ordres. « La
sanction à ceux qui donnèrent les ordres n’exclut en rien la responsabilité criminelle de ceux
qui les ont accomplis, de ceux qui séquestrèrent, torturèrent ou assassinèrent »52. Les chefs de
zone, de sous-zone et les responsables des opérations pouvaient donc être traduits en justice.
Face aux nombreux procès qui se dessinaient, le ministre de la défense émit une directive le
23 avril 1986 à l’attention du Conseil Suprême des Forces Armées au sujet des jugements des
officiers en cours : Il fallait les accélérer en tenant compte du principe d’obéissance due. Seuls
les officiers ayant capacité de décision pourraient être accusés. Ces instructions provoquèrent
une opposition sociale et une crise politique importante. Les juges de la chambre fédérale
civile réagirent également avec hostilité : certains comme le juge Toriasco démissionnèrent.
Le 11 juin 1986, lors d’une conférence de presse, Alfonsin précisa les instructions en
affirmant que les absolutions ne concerneraient pas ceux qui avaient commis des actes atroces
ou aberrants.
Néanmoins, malgré ces instructions, et face à la quantité de causes ouvertes (près de
6000 jugements concernant environ 600 militaires), et au temps que cela nécessitait, le
gouvernement rédigea la loi 23 492 de caducité de l’action pénale dîtes « loi de point final »
51
52
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p 21
Ageitos (Stella Maria), Historia de la impunidad, op.cit, p 188
36
adoptée par le parlement le 29 décembre 1986. Elle limitait la période d’admissibilité de
nouvelles poursuites contre les officiers impliqués de crimes durant la répression militaire à
60 jours. Elle était motivée par « la nécessité d’atteindre la concorde sociale et d’éviter que
sur tout un groupe pèse un état de suspicion générale »53 . Déjà, quelques semaines plus tôt, le
5 décembre 1986, Alfonsin avait fait part de l’avènement du temps de la « réconciliation »
entre civils et militaires. Cette nécessité de reconstruire la nation justifiait à ses yeux
l’amputation de la temporalité judiciaire, les procès étant longs et impliquant une forte charge
émotive. Cependant, la loi reçut un accueil très défavorable au sein de la société nationale et
internationale. Elle fut considérée comme une loi d’oubli et de pardon puisqu’elle impliquait
un certain renoncement à l’action pénale. D’après Carlos Nino, conseiller du président
Alfonsin à l’époque, l’objectif de la loi était d’accélérer les jugements et ne visait pas
l’absolution des inculpés. Le décret du 23 janvier 1987 sanctionné par Alfonsin et ordonnant
au procureur général d’élever les charges contre tous ceux qui se trouvaient impliqués par la
loi 23 049, en était la preuve.
Face à la pression de la limite temporelle issue de cette loi alliée à celle des
organisations des droits de l’homme, les juges accélérèrent les procès. Entre 140 et 180
officiers furent traduits en quelques semaines devant les tribunaux civils. Si cet activisme
judiciaire contentait en partie les associations de droits de l’homme, il n’en était pas de même
pour les militaires dont l’opposition atteignait son apogée comme nous le verrons dans la
sous-section suivante. Une autre loi fut donc sanctionnée le 6 juin 1987: la loi 23 521 sur
l’obéissance due. Elle s’inscrivait dans la théorie initiale d’Alfonsin sur les niveaux de
responsabilité. En effet, deux jours après son accession au pouvoir, lors de son premier
discours à la nation argentine, le président annonçait : « Notre communauté est disposée à
contempler avec d’autres critères la situation spéciale de ces membres des forces armées et de
sécurité qui se limitèrent à agir en obéissance d’ordres supérieurs […] On doit admettre que
dans les circonstances exceptionnelles de la lutte contre le terrorisme, on a agit dans un
contexte de confusion et de coercition, étant donné l’intense propagande militaire inspirée de
la doctrine de sécurité nationale qui a pu faire croire, à qui n’avait pas la capacité
décisionnelle que les ordres reçus étaient légitimes ; en même temps, souvent, on agissait sous
des pressions irrésistibles de diverses natures54 . » Cette loi stipulait que les personnels de
troupe (des officiers subalternes jusqu’au lieutenant colonel) ainsi que les officiers supérieurs
(sauf preuve du contraire apportée dans les 30 jours suivant la promulgation de la loi), ne
53
54
Loi 24 092, loi de point final du 29 décembre 1986.
Discours du 13 décembre 1983 cité dans Ageitos (Stella Maria), Historia de la impunidad, op.cit, p 145
37
pourraient être condamnés pour les crimes commis sous la dictature. La loi d’obéissance due
fut considérée comme une amnistie autorisée par la constitution et donc, déclarée
constitutionnelle le 22 juin 1987 par la Cour Suprême. Elle s’inscrivait dans la vision
restrictive et préventive de la justice d’Alfonsin en évitant que trop de militaires ne soient
traduits en justice et en permettant à la majorité des militaires de se réinsérer dans le
processus démocratique. Cependant, elle représentait pour certains secteurs de la société civile
notamment les associations des droits de l’homme, l’avènement de l’impunité pour les
militaires qui n’étaient pas tenus par l’article 16 de la constitution établissant l’égalité des
citoyens devant la loi.
Ainsi, les lois de point final et d’obéissance due s’inscrivaient dans la stratégie
politique initiale d’Alfonsin et dans sa vision préventive et restrictive de la justice. La
réconciliation nationale passait pour le gouvernement par la sélectivité de la sanction et la
réinsertion de bons nombres de militaires dans la nouvelle société démocratique. Cependant,
ces lois posèrent certains problèmes éthiques notamment celle sur l’obéissance due : était-ce
nécessaire pour favoriser la réconciliation nationale d’amnistier au nom du principe
d’obéissance aux ordres ?
2- Amnistier au nom de l’obéissance due
L’amnistie se définit juridiquement, selon Carlos Rodriguez Mejia, comme « toute
mesure juridique de droit interne prise par un Etat dans le but d’enlever à certains actes leur
caractère délictueux, de sorte que les auteurs ou complices ne puissent pas faire l’objet de
procédures judiciaires ou encourir une peine quelconque, d’éteindre, s’il y a lieu toute
procédure judiciaire en cours, et dans les cas ou des peines sont déjà prononcées ou en cours
d’exécution, d’en suspendre l’effet ou l’application ». 55 D’après le droit international des
droits de l’homme, l’amnistie ne peut s’appliquer aux crimes contre l’humanité,
imprescriptibles 56 . Cependant, si l’on se place d’un point de vue gouvernemental, la
dépénalisation de certains actes peut être considérée comme une technique de réconciliation
55
Mejia (Carlos Rodriguez), « l’amnistie, la grâce et toute autre mesure similaire », in Commission Nationale
Consultative des Droits de l’Homme, Commission Internationale de Juristes, Non à l’impunité, oui à la justice,
op.cit, p.177
56
Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité adoptée par
l’Assemblée Générale de l’ONU dans sa résolution 2391 du 26 novembre 1968
38
nationale. En effet, « c’est de politique qu’il s’agit » 57 . Les crimes contre l’humanité ne
relèveraient pas de la morale kantienne prônant autonomie du sujet et universalité de la loi
morale, mais de la politique aristotélicienne selon laquelle il n’existe pas d’idiotie politique.
Ce dilemme entre politique et morale, politique et droit international des droits de l’homme se
pose particulièrement pour la question de l’amnistie des crimes contre l’humanité au nom de
l’obéissance due.
Le droit international des droits de l’homme est limpide : rien ne justifie l’amnistie des
crimes contre l’humanité y compris le devoir d’obéissance ! La catégorie de crimes contre
l’humanité fut crée à l’occasion du procès de Nuremberg contre les responsables nazis.
L’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité fait partie du jus cogens, c’est-à-dire des
normes de droit auxquelles aucun Etat ne peut déroger car ils sont inhérents à la personne
humaine et est également inscrite dans la Conventions sur l’imprescriptibilité des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité58. La condamnation d’Eichmann, bureaucrate nazi en
charge de la logistique des « convois de la mort » fut à l’origine du discours dominant actuel
selon lequel le principe d’obéissance aux ordres ne justifie pas la participation à la
commission de crimes contre l’humanité59. La loi argentine viole donc le jus cogens et le droit
international des droits de l’homme. La Commission Internationale des Droits de l’Homme
estima dans son arrêt n° 28 de 1992 qu’elle violait la Convention Américaine des Droits de
l’Homme étant donné qu’elles ne respectaient pas l’imprescriptibilité des crimes contre
l’humanité. En violant cette convention régionale qu’elle ratifia le 5 avril 1984 par la loi 23
057, l’Argentine violait également la convention de Vienne affirmant la primauté des traités
internationaux sur le droit interne. Face au principe de légalité internationale lié à celui de la
morale, comment comprendre alors l’amnistie de tels actes au nom de l’obéissance due ?
La réponse se trouve dans la nécessité de refonder le pacte social, de restaurer le
« vouloir vivre ensemble » caractéristique d’une nation selon la conception de Renan. Le
principe d’obéissance due pourrait alors permettre la réintégration des auteurs de graves
crimes effectués dans un contexte particulier. Prenons le cas du processus de justice
transitionnelle qui eut lieu en Afrique du Sud. La commission vérité et réconciliation octroyait
l’amnistie aux auteurs d’atteintes aux droits de l’homme sous trois conditions : qu’ils fassent
le récit complet de la nature et de l’étendues des violations commises ; que l’acte ait été
57
Cassin (Barbara), Cassin (Barbara), Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation
Réparation, op.cit., p. 43
58
Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité adoptée par
l’Assemblée Générale de l’ONU dans sa résolution 2391 du 26 novembre 1968
59
Arendt (Hannah), Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, St-Amand, Gallimard, 2001, 484 p.
39
proportionnel à son objectif politique ; que l’acte soit politiquement motivé. C’est la dernière
condition qui nous intéresse à présent. En effet, on ôtait à l’acte de violation des droits de
l’homme sa qualité juridique spécifique s’il avait été effectué dans un contexte spécifique. Le
crime jugé n’était donc pas le crime d’apartheid mais celui commis dans le contexte de
l’apartheid. « C’est le corps social dans son ensemble qu’il s’agi[ssai]t de guérir, tout le
monde étant réputé coupable et victime d’une même passion pour la guerre civile »60. Le
principe d’obéissance due était pris en compte dans l’octroi de l’amnistie puisqu’il s’inscrivait
dans un contexte particulier, ce qui allait à l’encontre de l’héritage de Nuremberg. La
procédure de la commission sud-africaine était ainsi contraire à l’esprit du droit international
des droits de l’homme puisqu’elle instaurait un régime d’impunité pour des auteurs de crimes
contre l’humanité. Mais, la possibilité de fonder un contrat social empirique en contrepartie de
l’aveu des crimes semblait primer sur le droit international. Le droit positif fut sacrifié au nom
de la reconstruction d’un espace politique assaini, la justice particulière abandonnée au profit
de la restauration d’une justice générale, d’une justice restauratrice. Qu’en est-il de l’amnistie
argentine ? Le devoir d’obéissance était-il à intégrer dans un contexte particulier justifiant
sinon excusant les crimes commis ?
La loi du 6 juin 1987 précisait que seules les personnes ayant occupé les plus hauts
rangs de la hiérarchie militaire et ayant capacité de décision pourraient être poursuivies en
justice. Les autres seraient donc amnistiées au nom du principe d’obéissance aux ordres. Ce
dernier était en effet inscrit dans l’article 34 du code pénal argentin et dans l’article 514 du
code militaire : si un délit était commis, l’unique responsable était le supérieur à partir du
moment où ses ordres étaient légitimes. Cette discipline, ce principe de prééminence de
l’autorité hiérarchique sur la conscience individuelle de chaque soldat était à la base du
fonctionnement de l’institution militaire. Suffisait-il pour autant à légitimer l’amnistie au nom
de l’obéissance due ? Tout comme pour le cas sud-africain, un élément important à prendre en
compte dans cette réflexion est le contexte spécifique. En effet, il convient de rappeler
qu’outre les lois militaires dégageant de toute responsabilité les personnes recevant les ordres,
et de la sévère sanction pour insoumission, les phénomènes de bureaucratisation et de routine
banalisaient les atrocités. D’une part, la propagande justifiant l’action répressive par
l’existence d’une menace terroriste subversive pesait sur les consciences individuelles.
D’autre part, chaque exécutant faisait partie d’un engrenage complexe. Pilar Calveiro proposa
60
Cassin (Barbara), Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph), « Présentation » in Cassin (Barbara), Cayla
(Olivier), Salazar (Philippe-Joseph), dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p. 19
40
une interprétation de leur rôle : « Je crois plutôt qu’ils ont été les rouages d’une machine
qu’ils ont eux-mêmes construite et qui les a dépassé, les entraînant dans une dynamique de
bureaucratisation, de systématisation et de banalisation de la mort, qui n’était pour eux qu’une
liste de tâches confiée à leurs services61. » Elle expliquait ensuite l’importance de la norme :
« C’est la normalité de l’obéissance, la normalité du pouvoir absolu sans appel et arbitraire, la
normalité de la torture, la normalité de la disparition »62. Enfin, cette dernière citation nous
permet de comprendre l’importance du contexte argentin sur les « bourreaux » : « Envisager
les liquidateurs comme une composante du cadre social quotidien ne revient pas à nier leur
responsabilité mais simplement à les replacer dans un contexte qui implique et interroge la
société dans son ensemble 63 . » Elle poursuivait : « Les liquidateurs étaient des hommes
comme vous et moi, ni plus, ni moins ; des Monsieur Tout-le-monde de cette société […] Et
c’est bien là le drame. Toute la société a été victime et victimaire. Toute la société a souffert
et a elle-même au moins une part de responsabilité64. »
Ainsi, c’est au regard de la pression sociale exercée par la doctrine nationale de
sécurité et du rôle des militaires dans la machine répressive que l’on peut comprendre le
principe du devoir d’obéissance comme fondement de l’amnistie permettant la réconciliation
nationale. Si ce principe, raison juridique à cette politique d’injustice fondamentale puisqu’il
fait échapper à la loi pénale le coupable d’un grave crime contre les droits de l’homme, peut
se comprendre en tenant compte de l’atmosphère générale de pression et de propagande de la
dictature, il n’en reste pas pour autant pour autant justifiable moralement, surtout aux yeux
des associations des droits de l’homme. La loi sur le devoir d’obéissance aux ordres fut à
l’origine du ressentiment éprouvé par une partie de la société civile que nous évoquerons dans
la section suivante.
Si les lois d’amnistie s’inscrivaient dans la lignée de la politique de justice initiale du
président Alfonsin, il n’en reste pas moins que leur promulgation fut accélérée par la menace
militaire.
B- Préserver la démocratie naissante face à la menace militaire
61
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, op.cit, p. 54
Ibidem, p.184
63
Ibid., p.184
64
Ibid., p. 198
62
41
Le poids traditionnel des militaires en Argentine (1) permet d’expliquer leur réaction
face aux jugements des crimes commis sous la dictature, et le contexte d’adoption des lois
d’amnistie (2).
1- Le traditionnel poids des militaires en Argentine
D’après l’analyse de Carlos Nino, nous pouvons distinguer trois périodes depuis la
création de la nation argentine. La première, allant de la révolution de mai de 1810 jusqu’à la
période constitutionnelle des années 1860, se caractérise par la présence de chefs caudillistes
autoritaires notamment par la dictature sanglante de Juan Manuel de Rosas de 1828 à 1852.
La seconde période s’étend des années 1860 jusqu’en 1930. Des tendances autoritaires
peuvent également être décelées. Enfin, la dernière période irait de 1930 jusqu’à la fin du
régime des juntes militaires et est définit par une instabilité économique, sociale et politique
croissante favorisant l’avènement de nombreux coups d’Etat militaires. Le rôle des militaires
sur la scène politique est plus important durant la première et la dernière période historique.
Comment peut s’expliquer ce poids considérable des militaires en Argentine ?
Le poids des militaires dans la vie politique vient de la fascination historique de la
société argentine pour les chefs autoritaires, « personnages puissants et charismatiques qui
sont à même d’apporter des solutions rapides et efficaces aux grands problèmes collectifs »65.
Un exemple de ce type de personnage se retrouve dans la figure du « caudillo » incarné par
exemple par Juan Manuel de Rosas. La partie conservatrice de la société argentine voyait
donc d’un bon œil cette institution à même de rétablir l’ordre et de défendre les institutions
sociales traditionnelles. Les multiples coups d’Etat furent donc bien accueillis par la
population. Chaque prise de pouvoir était justifiée comme répondant à une nécessité politique :
« le coup de 1930 [était] effectué dans le but d’évincer la « démagogie électoraliste » des
radicaux ; celui de 1943, pour en finir avec « la fraude et la corruption » des conservateurs ;
celui de 1955, pour abolir le « totalitarisme » des péronistes ; ceux de 1962 et 1966, pour
mettre fin au « désordre » des radicaux ; celui de 1976, pour combler le « vide du pouvoir »
laissé par les péronistes. Dans tous les cas, il s’agissait de sauver la nation et de la remettre sur
les voies de son destin »66. En plus de cette nécessité politique, les prises de pouvoir des
militaires répondaient à l’aspiration d’une majorité de la population au rétablissement de
65
Armony (Victor), L’énigme argentine, Images d’une société en crise, Boisbriand (Québec), Athéna, 2004,
p.26
66
Ibidem, p.53
42
l’ordre social. « Les militaires se sont ainsi systématiquement posés en sauveurs de la patrie,
ou, du moins, des classes dominantes », classes conservatrices qui voyaient en eux un pilier
fondamental de la société67. Les objectifs principaux du coup d’Etat du 24 mars 1976 étaient
ainsi de ramener l’ordre et la sécurité face à la « menace subversive », de moderniser l’Etat et
l’économie et enfin, de rétablir les valeurs morales chrétiennes traditionnelles. Dans le
contexte de crise sociale et économique qui sévissait, les militaires furent accueillis, une fois
de plus, comme les sauveurs de la nation. Les militaires venaient défendre les valeurs
nationales face au péril communiste. Leur action s’inscrivait donc dans le cadre d’une guerre
juste et utile à la patrie. Forts de leur croyance en la légitimité de leur intervention et de leur
poids traditionnel dans la société, les militaires n’envisageaient pas d’autres jugements que le
jugement divin. L’institution militaire bénéficiait en effet de privilèges importants la
distinguant du reste du corps social : elle contrôlait bon nombre de services publics
(météorologie, aviation civile, lycées…) ; son budget représentait une part considérable des
dépenses publiques ; de plus, les militaires bénéficiaient d’un droit de véto sur les questions
de sécurité interne ; ils avaient aussi de nombreux avantages sociaux comme l’accès à des
résidences secondaires, des clubs et lieux de vacances privés, une retraite anticipée, et de
hauts salaires. Enfin, les militaires étaient exemptés de juridiction ordinaire ce qui participait à
leur sentiment de se situer hors de la société.
Ainsi, face au poids politique et social passé des militaires, leur exclusion à court ou
moyen terme de la vie politique semblait inconcevable. En ce qui concerne spécifiquement la
dictature installée en 1976, les militaires se pensaient hors d’atteinte d’une justice civile étant
donnés les privilèges dont ils jouissaient et la légitimité de leur intervention. Cette perception
de leurs rôles engendrera des réactions de violences de leur part face aux jugements postdictatoriaux.
2- Le contexte d’adoption des lois d’amnistie
Si les lois d’amnistie étaient la matérialisation de la stratégie politique initiale
d’Alfonsin, il n’en reste pas moins que le contexte d’agitation militaire joua un rôle dans leur
promulgation. En effet, imprégnés de la doctrine de la sécurité nationale, les militaires
réagirent de manière très négative face à la mise en œuvre des procès.
67
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, op.cit, p. 27
43
« Personne ne doit se défendre d’avoir gagné une guerre juste »68. Cette revendication
de Massera exprimée lors du jugement aux juntes résumait la perception des procès par
l’ensemble des forces armées. Ces dernières restaient sous l’emprise de la doctrine de la
sécurité nationale légitimant la répression face à la menace subversive. Videla se déclarait luimême convaincu d’avoir accompli une mission hautement morale, celle de rayer l’existence
des ennemis de la patrie et de dieu. Comme nous l’avons vu précédemment, la défense des
militaires consistait à se prévaloir du décret de Luder de 1975 ordonnant « l’anéantissement
de la guérilla ». La nation devait donc manifester sa reconnaissance à l’égard du sauveur
puisque, d’après le général Caridi, « l’anéantissement de la guérilla était l’unique solution
possible pour préserver l’existence de la nation »69. Videla affirma également être accusé de
quelque chose dont il était fier : la victoire contre la « subversion ». L’institution militaire,
forte de cette idéologie, considérait les jugements comme intolérables et ayant pour but de
détruire les forces armées. Ils voyaient en eux une nouvelle manifestation de la guerre contre
la subversion. La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes, qui avait fourni un
nombre considérable d’information aux magistrats, était quant à elle, perçue comme un centre
de création de preuves. « C’était [au sens de Videla] les forces armées que l’on jugeait, et il ne
s’agissait donc pas d’analyser des actes individuels mais une initiative purement
institutionnelle »70.
Le fossé entre les attentes de reconnaissance des militaires et la réalité des procès
intentés contre les hauts responsables ainsi que les officiers subalternes fut à l’origine
d’insurrections et de menaces militaires. Déjà lors des procès aux juntes, les témoins, avocats
de la partie civile et magistrats étaient victimes de menaces ; ces derniers recevaient
notamment des cartes anonymes avec une plume blanche, symbole de lâcheté. Des attentats à
la bombe avaient lieu dans la capitale fédérale. Face à cette crise sociale et à des rumeurs de
coup d’Etat, le président appela, le 23 avril 1985, à un rassemblement en soutien de l’ordre
constitutionnel. La menace militaire était réelle. Entre septembre et octobre 1985, on recensa
37 attentats à la bombe71. Le 21 octobre 1985, Alfonsin décréta l’état de siège. Six membres
des forces armées furent détenus. C’est dans ce contexte d’agitation politique que fut adoptée
la loi de point final. Puis, face à l’activisme judiciaire et au jugement des officiers subalternes,
les tensions augmentèrent. Elles se concrétisèrent dans les évènements de la « semaine
68
Ageitos (Stella Maria), Historia de la impunidad, op.cit, p.179
Général Dante Caridi cité dans, Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit, p. 118
70
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, op.cit, p. 174
71
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit, p.12
69
44
sainte » de 1987. Le 14 avril, l’officier de renseignement Barreiro était cité à comparaître pour
crimes de torture. Devant son refus, la chambre fédérale de la province de Cordoba ordonna
sa capture. Or, il rejoignit l’école d’infanterie de « Campo de Mayo », et fut soutenu par deux
cents partisans. Le colonel Aldo Rico prit la tête de ce groupe qui se déclara en état de
rébellion. De là naquit le mouvement des « carapintadas » appelés comme cela en raison de
leur visages peints en noir de style commando. Ils réclamaient la clôture du processus
d’inculpation des militaires au nom de « la dignité et [de] l’honneur des Forces armées »72.
Les militaires se concevaient comme appartenant à un corps alors que les jugements faisaient
comparaître des individus. Ils exigeaient également la démission du chef d’Etat-major, Rio
Erenu, qui n’avait pas su défendre l’armée face aux jugements civils et à la réduction du
budget étatique consacré à l’armée. Des manifestations en soutien de la démocratie
rassemblèrent des milliers de personnes. Les principaux leaders politiques et sociaux
soutenaient également ce régime. Face au climat de tension engendrée par cette situation,
Alfonsin se rendit, le 19 avril, sur les lieux de l’insurrection afin de rencontrer le colonel Aldo
Rico. Peu avant, il déclara à la foule réunit place de Mai dans un discours chargé d’émotion:
« Ce que nous risquons est beaucoup plus qu’un absurde coup d’Etat ; nous risquons le futur
de nos enfants ; nous risquons l’effusion de sang entre frères. C’est pour cela que j’ai décidé
d’aller personnellement dans quelques instants au « Campo de Mayo » pour exiger la
reddition des rebelles… Je vous demande de m’attendre ici et si Dieu le veut, je reviendrais
rapidement avec des solutions pour que chacun de nous puisse rentrer à son foyer, embrasser
ses enfants en leur disant que nous avons garanti leur liberté pour le futur73 ». Il revint et
déclara solennellement au balcon de la Casa Rosada : « la maison est en ordre. Joyeuses
Pâques » 74 . Le président fut alors acclamé comme le héros de la démocratie. Bien qu’il
affirmât n’avoir rien négocié avec les mutins, deux jours plus tard, le chef d’Etat-major fut
renvoyé et, le 14 mai, le projet de loi sur l’obéissance due déresponsabilisant tous les officiers
au-dessous du grade de lieutenant-colonel, était transmis au parlement. D’autres insurrections
eurent lieu : deux à l’initiative des militaires, le 20 janvier et le 2 décembre 1988 dirigées par
Aldo Rico et Ali Seineldin ; elles échouèrent ; le gouvernement fit savoir qu’aucun autre
projet de loi à ce sujet ne serait promulgué ; puis, le 23 janvier 1989, face à des rumeurs d’un
coup d’Etat militaire, un attentat du mouvement d’extrême gauche « tous pour la patrie » eut
lieu. Les violences dues au procès étaient donc importantes.
72
Armony (Victor), L’énigme argentine, Images d’une société en crise, op.cit., p 79
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p.153-154
74
Ibidem, p.154
73
45
Ainsi, peu importe que la loi sur l’obéissance due ait été négociée ou non par Alfonsin
avec les militaires, le fait est que sa promulgation résultait de la menace même pour la
démocratie qui existait à l’époque. Il en allait de même pour la loi de point final. Revenant sur
cette période, Alfonsin déclara: « Plusieurs fois, je me suis demandé si, pour défendre la
cause des droits de l’homme qui avaient été violé dans le passé, je ne mettais pas en jeu les
droits de l’homme de l’avenir. C’est-à-dire, si je n’étais pas en train de mettre en danger la
stabilité de la démocratie et, par conséquence, la stabilité de ses citoyens » 75 . Il affirma
ensuite : « Cela ne me procura pas de joie d’avoir promulgué ces lois, puisqu’elles laissaient
en liberté ou éloigné de persécution pénale beaucoup de responsables de violations des droits
de l’homme, mais, j’ai la sérénité de savoir que nous avons agi du meilleur moyen possible
pour préserver des valeurs supérieures et des objectifs plus importants et transcendants76. »
Si la volonté de restriction de la justice répondait initialement à la nécessité de
favoriser la réconciliation nationale, leur promulgation, quant à elle, tendait d’abord à
permettre la pacification nationale. Cependant, si les menaces politiques à l’encontre de la
démocratie s’apaisèrent, les tensions sociales se ravivèrent avec la promulgation de ces lois et
furent un facteur du bilan mitigé de la politique de justice d’Alfonsin que nous pouvons
établir.
Section 2 : Un bilan mitigé de cette politique de justice
« Il n’existait pas […] une formule préétablie sur la meilleure manière d’affronter les crimes
du passé. Chaque société doit élaborer sa propre réponse, en accord avec ses conditions
particulières et ses caractéristiques politiques et sociales, et, nous, nous le fîmes dans un
contexte latino-américain dans lequel la nuit des dictatures commençait à se terminer et la
lumière des transitions démocratiques et la récupération des libertés citoyennes
apparaissaient »77. Alfonsin
Le bilan de la politique de justice menée par Alfonsin est mitigé. En effet, certes, cette
politique a connu un relatif succès à l’échelle gouvernementale puisqu’elle permit de concilier
l’impératif de démocratie et de justice, et, de mettre en œuvre les éléments essentiels à la
réconciliation nationale à savoir le rétablissement de la vérité et l’instauration d’une justice
75
Ibid., p.12
Ibid., p.22
77
Ibid., p.10
76
46
symbolique essentielle à la réconciliation dans un cadre social ne favorisant pas la justice (A).
Néanmoins, la promulgation des lois d’obéissance due et de point final ont été à l’origine du
ressentiment éprouvé par une partie de la société civile et faisant obstacle à la réconciliation
nationale (B).
A- Un relatif succès à l’échelle gouvernementale
Le fait qu’Alfonsin ait pu rétablir la vérité et permettre l’avènement d’une justice
pénale pour les responsables militaires, malgré son caractère restrictif, peut être considéré
comme un relatif succès à l’échelle gouvernementale si l’on tient compte des difficultés d’une
justice rétroactive dans ce contexte de transition (1) et des difficultés liées au cadre plus
général de la structure sociale argentine (2).
1- Les difficultés d’une justice rétroactive dans le contexte argentin
Prob. (JR) = p (Cc x Dj x A x C x Iv x R x Ld)
N (Cn x T x IA x D x CP)
Cette formule élaborée par Carlos Nino tend à expliquer la probabilité du succès de la
justice rétroactive durant le processus de démocratisation. Au numérateur se trouvent les
facteurs favorisant une telle justice, soit : la nature coactive du processus de transition (Cc), la
discontinuité juridique (Dj), l’atrocité des faits (A), la quantité absolue et relative des crimes
(C), l’identification sociale avec les victimes des abus (Iv), la restriction des jugements (R), le
leadership (Ld). Les obstacles à ce type de justice, au dénominateur, sont : la nature
consensuelle de la transition (Cn), le lapsus de temps entre les faits et les jugements (T),
l’identification sociale avec les auteurs des crimes (IA), la diffusion des responsabilités (D), et
enfin, la cohésion entre les acteurs du processus démocratique (CP). Nous reprendrons les
points les plus pertinents de l’analyse de Nino afin d’expliquer la politique d’Alfonsin relative
à la justice rétroactive.
Tout d’abord, la nature de la transition peut constituer un facteur négatif à la mise en
œuvre de procès pour atteintes aux droits de l’homme. Bien que la transition argentine se soit
effectuée sous le mode de la rupture, ce qui favorise en général l’avènement d’une justice
rétroactive de par la nouvelle balance de pouvoir bénéficiant aux démocrates, la fait que cette
rupture soit due à l’effondrement du régime militaire rendait difficile le « monopole de la
47
violence physique légitime » par le gouvernement pourtant nécessaire au bon déroulement de
la justice.
D’autre part, le statut juridique du processus démocratique fut également un obstacle à
la justice rétroactive. Si le système juridique du passé pouvait être contourné, il n’en reste pas
moins que le nouveau régime démocratique argentin se devait de respecter la constitution
démocratique de 1853 y compris l’article 18 stipulant la non-rétroactivité de la loi pénale. La
loi d’autoamnistie militaire s’opposait donc à tout jugement des crimes commis pas l’Etat
terroriste. Cependant, et comme nous l’avons souligné auparavant, la loi fut contournée car
considérée comme non valide au regard de certaines valeurs fondamentales.
En outre, il convient de souligner le rôle de l’identification de la société avec les
victimes et les auteurs d’atteintes aux droits de l’homme dans le soutien à une justice de type
rétributive. En effet, le fait qu’une certaine partie de la société civile argentine se distinguait
des victimes, jugées comme appartenant aux groupes les plus radicalisés de dissidents, et
légitimait la répression au regard de l’importance des actions terroristes antérieures au coup
d’Etat militaire, ne facilitait pas la tenue de procès à l’encontre des acteurs de l’ancien régime.
Et ceci d’autant plus que la responsabilité face aux atrocités commises était partagée entre la
majorité des secteurs de la société civile : la presse, l’église, certains groupes économiques,
associations professionnelles ou culturelles étaient complice des agissements militaires tant
par action que par omission.
La cohésion des acteurs du processus démocratique à propos de la politique de justice
facilite sa mise en place. Or, dans l’Argentine post-dictatoriale, cette cohésion était faible :
alors que les partis de droite étaient opposés à toute enquête et jugements, le parti péroniste
soutenait le président lorsque la démocratie était en danger mais rejetait la CONADEP et les
lois de circonscription des jugements. La faiblesse du soutien politique à la justice rétroactive
et notamment au « grand jugement » peut être apprécié au regard de l’opinion d’un des six
juges s’exprimant au sujet des critiques à la sentence finale : « Nous acceptons qu’il y ait des
critiques. Depuis le début de ce jugement il y a des critiques. Mais ceux qui disent maintenant
que la sentence est faible ne prennent pas en compte que ce jugement, nous avons eu à le
porter contre vents et marées, au milieu du silence de la majeur partie de la classe politique
[…]. »78
Enfin, Nino mentionne quelques facteurs pouvant altérer le bon fonctionnement d’une
justice rétroactive et dont le président Alfonsin semble avoir tenu compte : l’importance d’une
78
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p.28
48
durée limitée des jugements en raison de l’essoufflement du soutien de l’opinion publique
(comme cela se produisit en Argentine après 1986) ; le rôle d’une publicité restreinte afin de
bénéficier du soutien de la société sans pour autant irriter l’institution militaire (c’est dans cet
esprit que le président permit la diffusion des images du jugement aux juntes mais sans le
son) ; l’impartialité de la justice, pré-requis au bon fonctionnement de celle-ci et lui assurant
une certaine crédibilité (le jugement du terrorisme tant de gauche comme de droite peut
s’interpréter à la lumière de ce critère) ; une responsabilité circonscrite garante de la mise en
place effective d’une telle justice.
Ainsi, l’ensemble de ces facteurs permet de comprendre les raisons de la mise en place
d’une justice rétroactive restrictive et limitée dans le temps par Alfonsin. A cela s’ajoute le
rôle du vecteur « temps ». En effet, la politique de justice était intégrée dans un contexte plus
large d’impératif démocratique et d’urgence économique. Des raisons politiques, juridiques et
de faisabilité concrète empêchaient donc l’avènement d’une justice rétroactive pour tous les
responsables d’atteintes aux droits de l’homme et pouvait expliquer l’adoption de mesures
d’exception à la norme juridique telles que les lois de point final et d’obéissance due. Comme
l’énonçait Pilar Calveiro, « au-delà des peines symboliques, au-delà du fait que seules les
juntes ont été jugées, au-delà des lois de point final et d’amnistie qui ont par la suite été votées,
au-delà du fait que tous les protagonistes sont des hommes qui continuent d’appartenir aux
forces armées, qui poursuivent leur carrière comme si rien ne s’était passé, le procès fut le
coup le plus sérieux porté au pouvoir de liquidation.79 »
Malgré les difficultés liées à la mise en place d’une justice rétroactive, Alfonsin a su
permettre l’instauration d’un châtiment pour les hauts responsables et a ainsi participé au
développement d’un sentiment de justice, nécessaire à la réconciliation nationale. Ceci était
d’autant moins aisé que les caractéristiques de la structure sociale argentine facilitaient plutôt
l’« in-justice ».
2- Une structure sociale favorisant l’ « in-justice »
Afin de mieux comprendre la politique de justice menée par Alfonsin, il convient de la
replacer dans le cadre social argentin. Les principales tendances sociales de l’Argentine sont
le dualisme idéologique, le corporatisme et l’anomie. La première tendance révèle la
79
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, op.cit, p. 207
49
prégnance de deux idéologies : l’idéologie libérale et l’idéologie conservatrice. Alors que la
première prône le sécularisme, l’ascension sociale en fonction du mérite, critique la tradition
et met en cause la légitimité des groupes corporatistes, la seconde au contraire, se prévaut
d’une conception organique de la société, défend les institutions sociales traditionnelles et
juge les groupes corporatistes essentiels au bon fonctionnement de la société. L’idéologie
conservatrice, majoritaire dans la société argentine effrayée par le menace révolutionnaire
communiste, soutenait la doctrine de sécurité nationale. Le corporatisme peut se définir à la
fois comme un moyen de contrôle de certains secteurs sociaux à travers l’appareil étatique
mais aussi comme la forme par laquelle des groupes d’intérêt vont faire parvenir leurs
opinions dans l’appareil étatique afin d’influencer ses décisions et d’obtenir une protection
spéciale. Les principales corporations argentines étaient l’Eglise et les forces armées. Ces
dernières, comme nous l’avons remarqué dans la section précédente bénéficiaient d’une
position de prééminence dans la société, elle-même liée à la tendance conservatrice de la
communauté argentine. Le rôle des militaires de « sauveurs de la nation » face à la subversion
communiste, les privilèges spéciaux dont ils jouissaient dont notamment celui de juridiction
spéciale rendaient d’autant plus difficile leur comparution devant un tribunal civil. Enfin, la
dernière tendance, l’anomie, caractérise le penchant vers l’illégalité et la non-exécution des
normes sociales. Elle pouvait, par exemple, prendre la forme de fraude électorale dans la
période 1853-1930, d’usages permanents de coup d’Etat pour conquérir le pouvoir politique,
ou de corruption, d’évasion fiscale, de marché noir,…Ce phénomène politico-social est lié à
la tendance corporatiste puisque le fait de donner à un groupe particulier des privilèges
spéciaux et extra-légaux défie l’état de droit et provoque l’anomie. Les militaires estimaient
donc n’avoir aucun compte à rendre. Ainsi, ces caractéristiques sociales ont constitué le
scénario facilitant l’avènement du régime répressif en 1976, et, ont contribué aux difficultés
de mise en œuvre des politiques de justice post-dictatoriale. Cette structure sociale est, en
effet, un élément explicatif de l’impunité récurrente en Argentine face aux atteintes aux droits
de l’homme.
Cependant, la politique d’Alfonsin permit de contrecarrer ces tendances et de rompre
avec la norme, non écrite mais respectée, de l’impunité. « Pour la première fois dans l’histoire
de l’Amérique latine, des dictateurs militaires furent jugés et condamnés » notait le journaliste
Carlos Gabetta80 . La justice et la légalité agissait contre le terrorisme d’Etat. La prise de
conscience sociale à propos des éventuelles conséquences de l’autoritarisme et le rejet du
80
Gabetta (Carlos), « pressions militaires et échec économique : la démocratie argentine en liberté surveillée »,
Le monde diplomatique, avril 1987, p 13
50
modèle social organique ayant favorisé l’existence de violations des droits de l’homme
minimisaient la possibilité d’un consensus à propos d’une future intervention militaire. Sa
politique transmettait donc un message : on ne pourrait plus, dorénavant, violer impunément
les droits fondamentaux de l’homme, des enquêtes seraient mises en œuvre, la vérité rétablie
et des responsables sanctionnés. Alfonsin avait donc concrétisé son désir initial de justice
préventive. Certes, ainsi que l’énonça Carlos Gabetta en évoquant les lois d’amnistie, il y eu
des erreurs : « confronté au danger d’un coup d’Etat militaire, le gouvernement s’est trouvé
dans l’obligation de prendre des mesures lamentables ». Cependant, il poursuivait : « Ou et
quand un civil sans armes a-t-il pris de semblables décisions à l’encontre de ceux qui
détiennent chars et avions ? Qui a jamais puni des généraux coupables de semblables atrocités
dans de nombreux autres pays aujourd’hui ? » Selon lui, Alfonsin aurait permis « ce bien
suprême de l’homme qu’est la liberté, la transition historique vers la démocratie ». Enfin, il
conclut avec emphase : « Je pense que le président Alfonsin passera dans l’histoire de notre
pays comme un paladin de la liberté, du dialogue et des droits de l’homme 81».
Au regard des difficultés liées à l’instauration d’une justice pénale rétroactive dans le
contexte de transition démocratique et notamment à la structure sociale favorisant l’impunité,
la politique d’Alfonsin peut être considérée comme un relatif succès. A Huntington qui
affirmait que « les efforts pour poursuivre et punir en Argentine ne servirent ni la justice ni la
démocratie, et, en échange, produisirent un chaos moral et politique »82, on peut opposer le
rôle de la CONADEP dans l’établissement de la vérité, et du jugement aux juntes dans
l’avènement d’une justice symbolique. Cependant, nous pouvons comprendre l’affirmation du
politologue si, en se référant à « un chaos moral et politique », il faisait allusion au
ressentiment éprouvé par une grande partie de la société civile.
B- Une politique de ressentiment
Malgré le succès relatif de la politique d’Alfonsin, celle-ci engendra un profond
ressentiment chez une partie de la société civile constituée notamment des associations de
victimes et de défense des droits de l’homme. En effet, ce secteur de la société était partisan
d’une justice absolue (A), et ainsi en opposition croissante avec la politique du président (B).
81
Sabato (Ernesto), « Au-delà des difficultés de l’alternance ; un bien absolu : la reconquête des libertés », Le
monde diplomatique, Novembre 1987, p. 24
82
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit, p 180
51
1- Pour une justice absolue
Les associations de victime et associations de défense des droits de l’homme étaient
partisanes d’une justice absolue, c’est-à-dire d’une justice issue du droit international des
droits de l’homme et donc, incompatible avec celle mise en œuvre sous la présidence
d’Alfonsin.
Elles invoquaient la convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des
crimes contre l’humanité de 1968 rejetant toute possibilité d’amnistie. De surcroît, d’autres
instruments internationaux placent les droits de l’homme sous la garantie des voies
judiciaires : les articles 8 de la Déclaration Universelle de Droits de l’Homme (DUDH), 18 de
la déclaration américaine (DADH), 13 de la Convention européenne (CEDH), 2 du Pacte des
droits civils et politiques (PIDCP) et 25 de la Convention américaine (CADH). Les
instruments internationaux des droits de l’homme consacrent, donc, en cas de la violation de
ces droits, un droit de l’homme à la justice. Par conséquent, le déni de justice est une
infraction aux obligations internationales d’autant plus quand ce sont les droits de l’homme
les plus fondamentaux qui ont été violés. Le tribunal permanent des peules, instance non
gouvernementale indépendante et à vocation internationale, est un tribunal d’opinion
cherchant à « interpeller la conscience et l’intelligence des hommes ». Il a tenu une session
finale, le 25 avril 1991 sur l’impunité des crimes contre l’humanité en Amérique Latine au
cours de laquelle il estima que « les mesures de pardon et d’oubli sous les formes d’amnisties
publiques […] violent, [entre autres], les obligations suivantes des Etats conformément au
droit international » : obligation générale de rechercher et de punir les violations des droits de
l’homme selon le droit international coutumier ; obligation générale de respecter et de garantir
les droits de l’homme selon le droit international conventionnel (article 2 du PIDCP ; article 1
de la CADH) ; obligation spécifique de réprimer la torture( article 4 de la Convention sur la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations Unies ;
article 6 de la Convention Interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture).
D’après ce tribunal, les mesures d’impunité violaient donc un ensemble de droits de l’homme
dont le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique; le droit à l’égalité devant la loi et
la non-discrimination dans son application ; le droit à un recours judiciaire effectif; droit à un
jugement équitable et le droit à la connaissance de la vérité83 . Le tribunal permanent des
83
Le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique est inscrit dans les articles 6 de la DUDH, 16 du
PIDCP, 3 de la CADH ; le droit à l’égalité devant la loi et la non-discrimination dans son application sont
reconnus par les articles 7 de la DUDH, 26 du PIDCP, 24 de la CADH ; le droit à un recours judiciaire effectif
52
peuples jugea donc l’Argentine « responsable de violation des obligations qui [lui] incombait,
conformément au droit international de juger et de punir les violations graves et systématiques
des droits humains fondamentaux, constitutives de crimes contre l’humanité » et la déclara
« coupable de violation du droit humain fondamental à la justice »84.
Les associations de victimes et des droits de l’homme se prévalaient donc des normes
du droit international. Elles éprouvaient un profond sentiment d’injustice et de rébellion qui
les empêchaient de tourner la page. En effet, « avec quelle légitimité une société pourrait-elle
exiger le respect de ses lois et punir ceux qui les violent si elle accorde l’impunité à ceux qui
ont commis des crimes particulièrement atroces tels que ceux commis sous la dictature ?85 ».
Le secteur de la société favorable au droit international des droits de l’homme, avait une
conception rétributive de la justice. Chaque responsable de crimes, peu importe leur grade
dans la participation à celui-ci, devait être puni. Cela correspondait à une vision kantienne du
châtiment : même si la société se trouvait au bord de la dissolution, elle avait le devoir de
punir jusqu’au dernier coupable. Or, cette justice absolue était difficilement conciliable avec
la temporalité démocratique, avec le présent de la consolidation démocratique argentine.
Ainsi, cette conception absolue de la justice issue du droit international des droits de
l’homme était en contradiction avec la justice préventive mise en place par Alfonsin. Ces
antagonismes permettent d’expliquer l’opposition croissante d’un secteur de la société civile à
la politique de justice transitionnelle du président.
2- Une opposition croissante à la politique d’Alfonsin
Pendant la campagne électorale, les associations des droits de l’homme soutenaient
vivement Alfonsin, engagé dans ce domaine puisqu’il participa à la fondation de l’APDH et
promettait la justice à propos des atrocités passées. L’annulation de la loi d’autoamnistie
militaire témoignait du sérieux de son engagement. Or, si Alfonsin tenait ses promesses et
était prêt à rendre justice, sa conception de la justice, comme nous venons de la voir, différait
est inscrit dans les articles 8 de la DUDH, 2 du PIDCP, 25 de la CADH ; le droit à un jugement équitable est
reconnu par les articles 10 de la DUDH, 14 du PIDCP, 8 de la CADH ; le droit à la connaissance de la vérité par
le droit international coutumier et les article 32 du protocole 1 de 1977 additionnel aux conventions de Genève
de 1949.
84
Tribunal permanent des peuples, L’impunité des crimes contre l’humanité en Amérique Latine, Bogota,
tribunal permanent des peuples, 1991
85
Groppo (Bruno), « Traumatismos de la memoria y imposibilidad del olvido en los paises del Cono Sur », in
Flier (Patricia), Groppo (Bruno) dir., La imposibilidad del olvido, op.cit., p.13
53
de celle des associations des droits de l’homme. L’opposition entre ces associations et le
gouvernement ne cessa donc de s’accroître jusqu’à atteindre un point de non retour.
Si les groupes des victimes et des droits de l’homme était favorables à l’idée de procès
et d’une commission d’enquête sur les disparus, leur vision se distinguait cependant de celle
d’Alfonsin et notamment de la « théorie des deux démons ». En effet, ils considéraient que la
répression militaire était tellement disproportionnée par rapport aux actions terroristes
précédant le coup d’Etat qu’elle ne pouvait constituer le revers de ces actions. Mettre sur le
même plan ces deux terrorismes revenait à « démoniser » l’action militante et à atténuer les
atrocités étatiques. Par ailleurs, ces groupes estimaient que la commission d’enquête devait
être parlementaire afin que chaque parti politique représenté à l’Assemblée, que chaque
catégorie représentante du peuple puisse émettre son opinion et réfléchir sur les faits passés.
Ceci conduirait, d’après eux, à un véritable débat favorisant la remise en question de chacun
et le progrès de la démocratie. La nature exécutive de la CONADEP permet de rendre compte,
entre autres, du refus d’Adolfo Perez Esquivel d’y participer. Cependant, au fur et à mesure
des investigations, les associations de victimes et de droits de l’homme réalisèrent le sérieux
du travail fourni et y apportèrent leur collaboration. Quant aux procès, les organisations des
droits de l’homme se sont montrées déçues d’une part par le fait qu’en première instance les
responsables des crimes commis sous la dictature n’aient pas été jugés par une juridiction
civile alors que les actes commis n’étaient pas propres à l’armée, et que ce privilège de
juridiction constituait une atteinte à l’article 16 de la constitution affirmant l’égalité devant la
loi des citoyens, et d’autre part, par la sentence du jugement aux juntes. En effet, les
condamnations s’éloignèrent des requis de la partie civile. Si le général Videla, l’amiral
Massera furent condamnés à la réclusion à perpétuité comme la partie civile le souhaitait, il
n’en fut pas de même pour les autres accusés. Les généraux Agosti, Viola et l’amiral
Lambruschini, au lieu d’être également condamnés à perpétuité, furent assujettis
respectivement à quatre ans et demi, dix-sept ans et huit ans de prison. Enfin, le général
Galtieri, l’amiral Anaya, et les brigadiers Graffigna et Lami Dozo, au lieu de bénéficier d’une
peine de prison comprise entre dix et quinze ans furent acquittés. La faible quantité de délits
pris en compte justifie cette différence. Les magistrats ne condamnèrent pas les accusés avec
leurs intimes convictions mais avec les preuves disponibles. La légèreté des condamnations eu
égard aux attentes des associations de victimes et des droits de l’homme explique leur
réaction négative. Adriana Calvo de Laborde, séquestrée et torturée sous l’ancien régime
après la lecture de la sentence s’indignait : « Qu’est-ce que je pense de la sentence ? Une
54
honte, une honte !86 ». A l’annonce du second acquittement, Hebe de Bonafini, présidente de
l’association « Mères de la place de Mai » réunissant les parents de détenus-disparus, mit son
foulard blanc en signe de protestation, et quitta la salle. Si la disproportionnalité de la sanction
au égard à la gravité du délit était considérée par ces associations comme une mesure
d’impunité, les lois de point final et d’obéissance due, circonscrivant les jugements étaient,
quant à elles, synonymes de l’avènement d’une période d’impunité. Leur promulgation
entraîna une forte opposition du mouvement des droits de l’homme et marqua la rupture de
leurs relations avec le gouvernement.
Ainsi, aux yeux de ce mouvement, l’Etat n’avait pas assumé son rôle d’Etat justicier,
d’Etat garant de la justice. Si la volonté de rendre justice et de ne pas faire abstraction du
passé démontrée par Alfonsin lui avait valu le soutien des associations des droits de l’homme,
leur vision de la justice différait. L’opposition entre leurs deux conceptions culmina et trouva
son apogée dans les lois dîtes d’ « amnistie ». Le secteur de la société influencé par ces
associations ressenti un profond sentiment d’impunité et d’injustice, qui l’entraîna dans une
logique de ressentiment nuisible à la réconciliation nationale.
Le bilan de la politique d’Alfonsin était donc mitigé au regard de la réconciliation
nationale. Les succès de la CONADEP et du jugement aux juntes permettant vérité et justice
symbolique n’avaient pourtant pas compensé le profond ressentiment éprouvé par une partie
de la société civile suite à la promulgation des lois de point final et d’obéissance due.
La politique transitionnelle d’Alfonsin a réussi ses deux objectifs principaux: assurer
la transition démocratique et rendre justice. Aux défauts que présentait une justice pénale
rétroactive totale, le président a substitué une justice préventive, restrictive et symbolique. Il a
par ailleurs favorisé l’accès à la vérité à travers la commission nationale d’enquête sur les
disparus et son rapport Nunca Mas. Cependant, les insurrections militaires ont conditionné
l’adoption des lois de point final et d’obéissance due entraînant une logique de ressentiment
chez une partie de la population. Ainsi, la politique de justice transitionnelle du président a
certes, favorisé la pacification sociale, mais n’a pas permis la réconciliation nationale. Les
politiques menées par ses successeurs seront-elles à même de permettre une telle
réconciliation ?
86
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p. 303
55
PARTIE II –
« IN-JUSTICE » ET RECONCILIATION :
DE MENEM A KIRCHNER
Elu en mai 1989, Carlos Menem axa sa politique de justice sur la « réconciliation
nationale » et accorda le pardon étatique aux personnes condamnées sous la présidence
d’Alfonsin. Etait-ce pour autant une politique de réconciliation ? L’oubli et le pardon sont-ils
favorables à la réconciliation nationale ? Une analyse de la commission sud-africaine nous
éclairera dans cette réflexion. D’autre part, nous nous interrogerons sur les facteurs
empêchant une telle réconciliation en Argentine. Cette « non-réconciliation » se traduit par
une importante demande sociale de justice qui sera prise en compte par l’arrivée, en 2003, de
Kirchner au pouvoir. Sa politique de justice, se voulant opposée à celles de ses prédécesseurs
sera-t-elle à même de permettre la réconciliation nationale ?
56
Chapitre 1 : Oublier, pardonner, se réconcilier
Comment parvenir à une réconciliation nationale ? Est-il nécessaire d’oublier et de
pardonner pour se réconcilier ? Nous étudierons en premier lieu, dans ce chapitre, les
politiques de réconciliation de Menem et d’Afrique du Sud, puis, dans une seconde section,
les caractéristiques argentines empêchant une telle réconciliation.
Section 1 : Des politiques de réconciliation
Dans cette section nous analyserons tout d’abord la politique de réconciliation mise en
œuvre par Menem, que nous comparerons avec celle établie dans l’Afrique du Sud postapartheid.
A- La politique de Menem : grâces et réconciliation nationale
Le 14 mai 1989, Carlos Menem fut élu président de la République face au candidat de
l’Union Civile Radicale : Eduardo Angeloz. Dans le contexte de crise économique et sociale
qui sévissait, l’hyperinflation atteignant près de 200 % par mois, le candidat péroniste se
présenta comme le sauveur de la nation. Il promit bien-être social et distribution richesse
grâce à une « révolution productive » accompagnée d’une forte augmentation des salaires. Par
ailleurs, sa personnalité et sa manière de faire de la politique changeait du tout au tout avec
celle d’Alfonsin. A la rigueur cartésienne du président sortant, s’opposait l’insouciance et la
proximité illusoire du nouveau candidat péroniste avec la population. Menem, nouait en effet,
un lien affectif, quasi religieux avec la société. En outre, la crise de la Semaine Sainte de 1987,
porta un coup à l’image d’Alfonsin : il fut soupçonné de compromission éthique et de
mensonge puisque lors de son discours de Pâques, il nia avoir fait des concessions aux
militaires alors que quelques jours plus tard, il fit connaître la loi d’obéissance due et destitua
le chef d’Etat-major ainsi que l’avaient exigé les mutins. Ainsi, ces facteurs politiques,
économiques et sociaux expliquèrent la victoire du candidat péroniste aux élections
présidentielles. Dès son occupation des fonctions présidentielles, Menem gracia les personnes
condamnées ou en cours de jugements pour les crimes commis sous la dictature. S’il justifiait
ces mesures par l’impératif de réconciliation nationale (1), l’ensemble de la population les
considérait comme de véritables mesures d’impunité (2).
57
1- Une politique d’oubli et de pardon au nom de la réconciliation
« Le passé n’a plus rien à nous apprendre. Nous devons regarder en avant, nos yeux
fixés sur l’avenir. A moins que nous n’apprenions à oublier, nous nous transformerons en
statue de sel » 87.Menem
Lors de son accession au pouvoir et face à certaines rumeurs selon lesquelles il
signerait prochainement des décrets d’indulgence pour les militaires et les membres des
mouvements terroristes, Menem affirma que le processus de justice suivrait son cours.
Cependant, le 6 octobre 1989, soit trois mois après sa prise de fonction, le Président annonça
la promulgation de trois décrets qui gracièrent environ quatre cents personnes. Ces décrets
concernaient trois catégories de personnes : les membres des forces de sécurité et des forces
armées accusés de terrorisme d’Etat ; les membres des mouvements guérilléros accusés
d’actes terroristes au cours de la décennie de 1970 ; les militaires qui se rebellèrent contre le
gouvernement démocratique entre 1987 et 1988, y compris les colonels Rico et Seineldin.
Seul l’ancien général Suarez Mason, extradé des Etats-Unis pour abus aux droits de l’homme
fut exclu de ces grâces en vertu du traité d’extradition. La constitutionnalité de ces grâces
semblait douteuse pour certains : si l’article 86 de la Constitution Argentine permettait au
président de ratifier des indulgences, cela ne pouvait se faire qu’en cohérence avec l’article 95
qui interdisait de s’ingérer dans des procès en cours. L’année suivante, le 29 décembre 1990,
Menem gracia un autre groupe de personnes : ceux qui avaient déjà été condamné pour
violations des droits de l’homme tels que Videla, Massera, Agosti, Viola, …
L’aspect juridique de ces décrets posait problème puisqu’ils libéraient des personnes
qui n’avaient pas encore été condamnées. Néanmoins, la Cour Suprême approuva la
constitutionnalité des indulgences. Contrairement aux lois de point final et d’obéissance due,
d’après Carlos Nino, ces mesures n’étaient pas politiquement nécessaires puisqu’il y avait peu
de pressions sociales pour libérer les plus hauts responsables des violations des droits de
l’homme. Pour certains, ces mesures de grâces furent le résultat d’une alliance entre élites
politiques et économiques. La politique ménémiste, privatisant la plupart des entreprises
publiques, témoigna à leurs yeux, d’une volonté de satisfaire les élites au détriment des
classes moyennes et populaires. Néanmoins, Menem justifia ces décrets par l’avènement de la
nécessaire « réconciliation nationale » que seuls l’oubli et le pardon pouvaient établir :
87
Cité par Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit., p.110
58
« Laisser derrière nous ces sombres évènements n’est pas un acte de condescendance
irresponsable. C’est plutôt la condition que nous devons remplir afin de devenir unis dans la
solidarité, comme un seul peuple, sans la division en deux factions dans laquelle veut nous
entraîner notre passé. Ce n’est qu’après que nous ayons reconstruit ce front uni que nous
pourrons regagner l’énergie dont nous avons besoin pour être une véritable nation avec une
véritable destinée. L’idée centrale de ce temps est la réconciliation nationale…L’autorité
exécutive nationale tentait de cette façon de créer les conditions et le scénario nécessaires à la
réconciliation nationale, le pardon mutuel et l’unité nationale88. »
Comment fut accueillie cette vision ménémiste de la réconciliation au sein la société
civile?
2- Une politique d’impunité
« L’impunité représente le triomphe du mensonge, du silence et de l’oubli. Elle viole et
empoisonne la mémoire des individus et des communautés. » Geneviève Jacques89
Des milliers de personnes manifestèrent en opposition aux grâces de Menem alors que
très peu participèrent au défilé de la réconciliation nationale proposé par le gouvernement le 9
juillet 1990. Ce rejet des décrets d’indulgence par 75 % de la population s’explique par le fait
qu’ils furent considérés comme l’avènement d’une période d’impunité90.
L’impunité au sens juridique du terme se définit par une absence de sanction en
réponse à la violation d’une règle de droit préétablie. Cependant, le concept d’impunité se
caractérise également par sa dimension pluridimensionnelle : l’impunité est liée au domaine
moral, éthique et politique. Elle peut être mise en œuvre pour rétablir la coexistence pacifique
entre les êtres humains dans une société (aspect moral) et également pour répondre à un souci
de paix sociale (aspect politique). Un aspect fondamental de ce concept est son lien avec
l’oubli. En effet, comme l’affirmait Geneviève Jacques dans la citation précédente, impunité,
mensonge, silence et oubli vont de pair. La grâce implique d’une part, le fait de renoncer à
juger devant les tribunaux mais également de renoncer à chercher la vérité. C’est pour cela
que l’une des missions principales des organismes de droit de l’homme luttant contre
l’impunité est la quête de la vérité. Les décrets d’indulgence signés par Menem furent
88
Décret de grâce de Menem (cité dans) Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit., p.130
Jacques (Geneviève) cité dans Joinet (Louis) dir., Lutter contre l’impunité, op.cit, p.9
90
Selon les estimations de Valdez (Patricia), « Tiempo optimo para la memoria », in Flier (Patricia), Groppo
(Bruno) dir., La imposibilidad del olvido, op.cit.
89
59
considérés par l’opinion publique argentine, spécifiquement par celle des associations de
droits de l’homme comme la reconnaissance officielle de l’impunité. Les organismes de droits
de l’homme estimaient que la période d’impunité avait déjà commencé avec les lois de points
final et d’obéissance due promulguées par Alfonsin. Cependant, il convient de signaler tout de
même que ces lois ne remettaient pas en cause la sentence des jugements passés et
permettaient bien qu’avec des restrictions importantes, le procès d’autres responsables
militaires. Alfonsin, se trouva lui-même très affligé de la politique de justice menée par
Menem qu’il considérait comme un véritable « retour en arrière » 91 . Les grâces étaient
assimilables à des mesures d’impunité dans le sens où, d’une part, elles annulaient
l’accomplissement de la peine pour des personnes déjà jugées et empêchaient le jugement de
personnes pas encore condamnées, se révélant ainsi être de véritables mesures d’amnistie
individualisée, et d’autre part, dans le sens où elles faisaient obstacle à l’établissement de la
vérité. Certes, le rapport de la CONADEP ainsi que les jugements perpétrés sous le mandat
d’Alfonsin avaient permis d’établir une vérité historique, mais celle-ci ne pouvait plus
désormais être complétée par les jugements qui étaient en cours où à venir avant les décrets de
Menem. Les associations luttant pour l’établissement de la vérité au sujet des violations des
droits de l’homme se retrouvaient donc isolées face à ce processus d’amnésie collective qui se
mit en place.
Les conséquences du phénomène d’impunité sont néfastes pour l’ensemble de la
société. D’une part pour la démocratie qui se voit affaiblie puisque l’état de la justice va de
pair avec le processus de démocratisation. Les populations peuvent éprouver une crise de
confiance dans le corps social naissant. Luis Perez Aguirre, utilisait à ce propos l’expression
de « cancer du corps social » en référence à cette crise de confiance pouvant se mettre en
place. La crise de confiance jouait surtout à l’égard de la corporation militaire : comme
beaucoup d’anciens tortionnaires ou commanditaires des violations conservaient leur fonction
dans cette institution, celle-ci pouvait être considérée comme une « confrérie du déshonneur »
dans le sens où tous les militaires étaient soupçonnés de telles violations en l’absence de
jugement 92 . D’autre part, une autre conséquence de l’impunité a trait à l’absence de
prévention qui est une des fonctions principales de la justice. L’impunité nuit ainsi à la justice
et à l’égalité des personnes devant la loi et annule l’effet fondamental de dissuasion de la loi
91
Cité dans Decaux (Emmanuel), « droit international et expériences nationale », Commission
Consultative des Droits de l’Homme, Commission Internationale de Juristes, Non à l’impunité, oui à
op.cit., p 44
92
Selon Aguirre (Luis Perez), « conséquences de l’impunité sur la société », in, Commission
Consultative des Droits de l’Homme, Commission Internationale de Juristes, Non à l’impunité, oui à
op.cit., p 122
Nationale
la justice,
Nationale
la justice,
60
pénale. Selon Emmanuel Decaux, expert en droit international, « la tolérance concernant les
violations passées des droits de l’homme ne crée pas un climat propice à une amélioration des
pratiques au sein d’entités intouchables qui constituent un Etat dans l’Etat comme l’armée ou
la police 93 » comme nous le verrons dans la section suivante. Au lieu de favoriser la
réconciliation nationale, l’impunité détruit donc le tissu social : les organismes de droits de
l’homme sont isolés, les militaires sont soupçonnés à titre égal de violations des droits de
l’homme et les victimes se sentent abandonnées et vulnérables. Certaines doivent endurer
l’expérience de croiser leur bourreau, expérience décrite comme très traumatisante. Ainsi que
s’interroge Bruno Gruppo dans La imposibilidad del olvido, « Comment accepter que des
criminels comme Massera ou Aztiz, déclarés coupables et condamnés par la justice soient en
liberté ? Comment vivre dans un pays dans lequel des personnes qui ont été torturées courent
le risque de croiser leur tortionnaire au coin de la rue à n’importe quel moment ? Comment
vivre dans un pays dans lequel la majorité de ceux qui participèrent à la répression et aux
violations des droits de l’homme ont pu continuer tranquillement leur carrière et occupent de
nos jours des postes à responsabilité ? 94».
Ainsi, justifiés par Menem comme mesures permettant la réconciliation nationale, les
grâces ont été accueillies comme de véritables mesures d’impunité par la société dans son
ensemble. Les Organismes des Droits de l’Homme déclarèrent ainsi quelques jours après la
promulgation des premiers décrets : « les indulgences eurent la vertu de faire saigner de
nouveau les blessures qui peu à peu avaient cessé d’être si douloureuses95. » Une politique
basée sur l’oubli et de pardon, peut-elle favoriser la réconciliation nationale?
B- Afrique du Sud : une politique de pardon
Face aux crimes perpétrés sous l’apartheid, le gouvernement sud-africain mit en place
une commission, la « Truth and Reconciliation Commission » que nous avons déjà évoquée
dans la partie consacrée au rôle des commissions non judiciaires dans la réconciliation. Au
regard d’une analyse de la commission sud-africaine et de la politique de pardon mise en
place en son sein, nous nous interrogerons sur la nécessité du pardon et de l’oubli dans le
93
Cité dans Decaux (Emmanuel), « droit international et expériences nationale », Commission Nationale
Consultative des Droits de l’Homme, Commission Internationale de Juristes, Non à l’impunité, oui à la justice,
op.cit., p.42
94
Flier (Patricia), Groppo (Bruno) dir., La imposibilidad del olvido, op.cit., p. 10
95
« Nuestra respuesta frente a los fundamentos de los decretos de indultos ». Documento de los Organismos de
Derechos Humanos de Argentina. Buenos Aire, du 13 octobre 1983
61
processus de réconciliation nationale (1). Nous aborderons ensuite le rôle de la vérité dans ce
processus (2).
1- Pardon et oubli : conditions de la réconciliation ?
Menem fit du pardon une condition de la réconciliation, pardon qu’il inscrivit dans
l’exercice de son droit de grâce, droit régalien au-dessus des lois, exception au juridicopolitique au sein même du juridico-politique comme l’explique le philosophe Jacques Derrida.
Cependant, pour certains philosophes, notamment pour Kant, le pardon est incompatible avec
tout ordre juridique. Le droit de gracier « est de tous les droits du souverain, le plus délicat, la
plus glissant, le plus équivoque 96 . » En effet, le souverain pourrait agir injustement et
l’impunité qui découle de cette mesure serait alors « la plus grande injustice envers les
sujets97. » Pour Spinoza et Hegel, « dans un Etat sain, où la justice est sauvegardée, chacun
est tenu, s’il veut se montrer juste, de porter devant le juge les injustices ». 98
Néanmoins, dans un contexte de transition démocratique, l’institution judiciaire n’est
pas toujours à même de juger de manière adéquate les auteurs de violations des droits de
l’homme. Dans une logique politique, le pardon peut être requis pour le bien de la nation,
pour la pacification sociale ainsi que l’exprimait le président de la commission Vérité et
réconciliation sud-africaine, Desmond Tutu : « C’est de la realpolitik cette affaire de pardon.
Ce n’est pas une chose qui se situe seulement dans le domaine de la religion ou du spirituel.
[…] Si nous n’avions pas offert l’amnistie, l’Afrique du Sud serait en flammes aujourd’hui
[…] le choix de l’amnistie a été le produit d’un arrangement, d’un accord
politique » 99 . Cependant, si le pardon pouvait s’avérer nécessaire dans le contexte de
transition démocratique en Afrique du Sud, il l’était beaucoup moins en Argentine six ans
après la chute de la dictature militaire, aucune pression sociale intense n’était exercée en
faveur des indulgences.
Un des facteurs de l’acceptation de la politique sud-africaine de pardon pouvait venir
de sa légitimation spirituelle. Le pardon de Tutu, comme l’explique Sandrine Lefranc, est le
produit d’une rencontre entre un lexique religieux autour du concept de pardon et un lexique
juridique centré sur l’amnistie. En revanche, même si Menem en liant le pardon à des
96
Derrida (Jacques), Pardonner l’impardonnable et l’imprescriptible, op.cit, p.41
Kant (Emmanuel), cité par Lefranc (Sandrine), Politiques du pardon, op.cit., p.171
98
Spinoza (Baruch de), cité par Lefranc (Sandrine), ibidem, p.172
99
Cité par Lefranc (Sandrine), ibid., p.181
97
62
préceptes moraux, engendrait une certaine moralisation de la politique, son impact était
moindre que celui du pardon chrétien de la « Truth and Reconciliation Commission ».
Si le pardon chrétien requiert un examen de la conscience, le repentir au sujet du mal
commis, l’intention ferme de ne pas récidiver et l’expiation de la faute devant Dieu et les
hommes, le pardon sud-africain ne répondait qu’en partie aux exigences chrétiennes. En effet,
le repentir du coupable n’était pas requis dans le processus de pardon sud-africain. Néanmoins,
le fait que l’auteur des crimes ait eu à se présenter de son plein gré devant la Commission et à
avouer ses fautes devant la communauté humaine, ceci impliquant une prise de conscience de
ses actes, pouvait être assimilé à l’examen de conscience et l’expiation des fautes de la
religion chrétienne. Le pardon ménémiste, en revanche, ne répondait pas du tout aux critères
religieux, notamment à un aspect très important pour les victimes : la demande de pardon. Le
philosophe Jankélévitch, d’origine juive s’interrogeait à propos du génocide nazi : « Comment
pourrions-nous pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon ? […] Le pardon ! Mais
nous ont-ils jamais demandé pardon ?100 ».
Un autre aspect qui pourrait expliquer le relatif succès de la politique de pardon et de
réconciliation sud-africaine réside dans la conception individualisée du pardon. Le choix
impossible entre pardonner et oublier au nom de la réconciliation et de la stabilité politique, et
poursuivre et punir au nom de la justice était dépassé par l’octroi de pardons. Deux conditions
étaient nécessaires pour être amnistié : l’acte, l’omission ou l’infraction devaient être associés
à un objectif politique et commis au cours des conflits passés entre le 1er mars 1960 et le 10
mai 1994 ; le demandeur devait effectuer une révélation complète de tous les faits pertinents
relatifs au crime. A l’inverse, les responsables de violations des droits de l’homme graciés par
Menem, n’eurent aucune condition à remplir, aucune vérité à révéler, ni aucune demande à
effectuer.
D’autre part, il convient de souligner le rôle essentiel de la sanction dans le pardon,
aussi paradoxal que cela puisse paraître. Le pardon sud-africain n’était pas dénué de sanction :
celle-ci résidait dans le fait pour l’auteur d’avouer ses crimes et de demander pardon devant la
communauté humaine. La honte ressentie par l’auteur des crimes était le châtiment de la TRC.
Or, cette sanction sociale n’existait pas dans la conception ménémiste du pardon. Par ailleurs,
contrairement à Menem, Tutu ne prônait pas l’oubli dans la réconciliation. Le pardon n’est
pas oubli, il n’efface pas la dette de culpabilité ainsi que l’explique Sandrine Lefranc. Le
pardon de la commission sud-africaine était issu de la conception chrétienne qui prône le
100
Jankélévitch (Vladimir) cité dans Derrida (Jacques), Pardonner l’impardonnable et l’imprescriptible, op.cit.,
92 p.
63
pardon mais pas l’oubli. De même, dans le processus amnistiant sud-africain tout comme dans
les décrets ménémistes, le pardon de la victime n’était pas requis. Cet ultime aspect posait
problème pour bon nombre de philosophes. En effet, pour Kant par exemple, le souverain ne
devait en aucun cas avoir le droit d’accorder la grâce pour un crime commis qui ne le visait
pas ; le pardon ne devait être permis que par la victime elle-même. Paul Ricœur considérait
quant à lui, comme « abus de la mémoire » toute tentative de réconciliation consistant à
pardonner ou à demander pardon au nom d’un collectif de victimes ou de bourreaux 101 .
Cependant, comme nous l’avons vu, certains contextes notamment de transition démocratique,
pouvaient rendre nécessaire le pardon d’un tiers. Au sein de la TRC, l’auteur de crimes
n’avait donc pas besoin du pardon de la victime pour être pardonné, amnistié. Le rapport de la
Commission Vérité et Réconciliation concluait ainsi : « La réconciliation n’implique pas
nécessairement le pardon, cela implique un minimum de volonté de coexister et de travailler
la gestion pacifique des différences persistantes »102.
Ainsi, la TRC nous apprend qu’oubli et pardon des victimes ne sont pas nécessaires à
la réconciliation. Cependant, contrairement à la politique de Menem, afin d’être utile au
processus de réconciliation, la commission sud-africaine mit en lumière que le pardon d’un
tiers ne pouvait être accordé sans conditions. L’intérêt de la victime résidait alors notamment
dans leur reconnaissance par une institution officielle et dans leur accès à la vérité.
2- Le rôle de la vérité dans la réconciliation
« La vérité de la commission, c’est la réconciliation »103
Louis Joinet dans son ouvrage Lutter contre l’impunité souligne le rôle des
commissions d’enquête non judiciaires qui est de « laisser éclater la vérité sur les crimes
passés sans pour autant compromettre la paix » dans un contexte de transition démocratique104.
La TRC considérait ainsi la vérité comme le « chemin vers la réconciliation »105 . Quelles
fonctions réconciliatrices détient la vérité ?
101
Ricoeur (Paul) cité dans Crowley (John), Introduction au thème « pacifications et réconciliations », op.cit,
p10
102
Rapport de la commission Vérité et Réconciliation cité dans Cassin (Barbara), in Cassin (Barbara), Cayla
(Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p.38
103
Cassin (Barbara), idem, p.46
104
Joinet (Louis) dir., Lutter contre l’impunité, op.cit., p.60
105
Les affiches d’Afrique du Sud proclamaient « la Vérité : le chemin vers la réconciliation », cité dans Ross
(Amy), « Les politiques de vérité ou la vérité sur les politiques ? », Politique Africaine, op.cit., p 38
64
D’une part, comme nous l’avons souligné dans la partie précédente, la vérité fait office
de sanction. La publicité des aveux fait naître un sentiment de honte chez leurs auteurs. Le fait
d’avoir à rendre des comptes publiquement représente la sanction sociale engendrée par la
vérité qui, pour Amy Ross remplacerait l’impunité et dissuaderait les violations à venir106.
D’autre part, la vérité est réparation. Les exigences des victimes de l’apartheid étaient
doubles : elles revendiquaient des excuses de la part des auteurs de crimes et une
indemnisation matérielle qu’elles pouvaient obtenir devant le Comité réparation et
réhabilitation de la TRC. Cependant, en Argentine, la situation semblait différente : si
certaines victimes ou proches de victimes acceptaient les indemnisations financières
proposées par le gouvernement, en raison notamment de la précarité de leur situation sociale,
d’autres, comme les Mères de la place de Mai, les refusaient. En effet, elles considéraient ces
politiques de réparations matérielles comme un chantage : on leur octroyait de telles
indemnisations contre leur silence, leur recherche de la vérité. Pourquoi les victimes sudafricaines acceptaient-elles alors ces indemnisations ? Deux facteurs sont à considérer : d’une
part, la précarité de leur situation économique et, d’autre part, leur accès préalable à la vérité.
Dans l’optique de cette réflexion sur la vérité, c’est le second facteur qui nous intéresse. La
vérité devient la réparation, elle-même condition préalable aux réparations financières.
La vérité est réparation car elle permet la guérison : la vérité de la TRC était également
une vérité catharsis, l’apartheid étant considéré ici comme une maladie du corps social. En
premier lieu, la vérité des l’auteur des crimes avait un rôle psychologique considérable : elle
brisait la loi du silence en libérant des informations longtemps refusées sous le régime de
l’apartheid. Comme le souligne la préface du rapport de la TRC, « traiter du passé signifie
savoir ce qu’il s’est passé107. » En second lieu, la vérité est produite par le langage qui a des
vertus thérapeutiques. En effet, comme l’analysait B. Cassin, le langage réhumanise tant la
victime que le bourreau. La parole guérit à l’instar du mot d’ordre de la commission :
« Révéler c’est soigner ». D’autre part, la parole est indissociable d’un processus de
reconstruction politique. Elle rend aux victimes leur dignité humaine et politique. Au sein de
la TRC, les victimes pouvaient exprimer leurs souffrances, ce qui valut à la commission les
surnoms de « commission kleenex » ou encore « tribunal des larmes ». Ce qui importait donc
par ce processus de parole, c’était la reconnaissance des victimes. Cependant, si les victimes
étaient écoutées, elles n’avaient aucune prise sur la décision d’octroi de l’amnistie.
106
Ross (Amy), « Les politiques de vérité ou la vérité sur les politiques ? », Politique Africaine, op.cit, p 20
« Dealing with the past means knowing what happened », Rapport de la commission Vérité et Réconciliation
cité dans Cassin (Barbara), in Cassin (Barbara), Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité
Réconciliation Réparation, op.cit., p.43
107
65
Enfin, la vérité produite par la commission, permettait de donner un sens à la violence
telle que le soulignait Amy Ross : « Les commissions Vérité sont des lieux de conflits, des
espaces où se déroulent des luttes pour le sens à donner à la violence108. » La vérité construite
par la commission était une vérité résultant de trois entités : le tribunal, les auteurs de crimes
et les victimes. Ce n’était pas une vérité historique mais une vérité politique.
Ainsi, les victimes de l’apartheid acceptèrent le pardon d’un tiers au nom de la vérité
ce qui prouve le rôle essentiel de la vérité dans le processus de réconciliation. Cependant,
contrairement aux pardons de Menem, ici on ne pouvait parler d’impunité car l’amnistie
individuelle était accordée certes, mais en échange de la Vérité. Ainsi que l’affirma Tutu,
« c’est seulement sur la base de la vérité qu’une vraie réconciliation peut avoir lieu109 » ce
que Menem n’avait apparemment pas pris en compte accordant le pardon sans conditions.
Cette absence de vérité expliquait en partie, l’impossible réconciliation au sein de la société
argentine.
Section 2 : Argentine : les impossibles oublis, pardons, et réconciliation
En Argentine, outre la politique de pardon sans condition et d’impunité menée par le
président péroniste, deux facteurs empêchaient oubli, pardon et réconciliation nationale. Le
premier avait trait au cas particulier des disparitions que nous étudierons dans une première
partie, alors que le second était lié au retour de la mémoire et notamment au conflit de
mémoire existant entre deux secteurs sociaux, ce que nous analyserons dans une seconde
partie.
A- Le cas particulier des disparitions
Nous verrons dans cette partie que l’un des facteurs empêchant le pardon et la
réconciliation vient de la nature même du crime de disparition forcée. En effet, la
déshumanisation des victimes, la négation de leur existence par le pouvoir militaire entraînait
un désir de vérité qui, s’il n’était pas assouvi, faisait obstacle à la réconciliation (1). Les
Mères de la place de Mai, témoignaient de cette difficulté à oublier, pardonner et se
réconcilier face à de telles disparitions (2).
108
Ross (Amy), « Les politiques de vérité ou la vérité sur les politiques ? », Politique Africaine, op.cit., p 24
Tutu cité dans Lax (Ilan), « le témoignage d’un commissaire », in Cassin (Barbara), in Cassin (Barbara),
Cayla (Olivier), Salazar (Philippe-Joseph) dir., Vérité Réconciliation Réparation, op.cit, p.291
109
66
1- La négation de l’existence des disparus
La disparition forcée se caractérise par quatre éléments principaux : la privation de
liberté ; la responsabilité des agents de l’Etat ou de groupes de personnes agissant sous son
contrôle ou avec son soutien, ou, au minimum, avec son consentement ; l’absence totale
d’informations sur le sort des victimes ; le déni de responsabilité de la part de l’Etat110.
La Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU le 18 décembre 1992 énonce : « Tout acte de
disparition forcée constitue un outrage à la dignité humaine. Il est condamné comme un
reniement des buts de la Chartes des Nations Unies et comme une violation grave et flagrante
des droits de l’homme et des libertés fondamentales proclamées dans la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme, et réaffirmés et développés dans les instruments
internationaux dans ce domaine. [ …] Aucun Etat ne doit se livrer à des disparitions forcées,
les autoriser ou les tolérer. [ …] Aucune circonstance, quelle qu’elle soit , qu’il s’agisse d’une
menace de guerre, d’un état de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre Etat
d’exception, ne peut être invoqué pour justifier des disparitions »111.
Cette déclaration s’est avérée nécessaire suite aux nombreuses pratiques de
disparitions forcées employées particulièrement en Amérique latine durant les dictatures dans
le cadre de la doctrine de sécurité nationale ».Concernant l’Argentine, il convient de rappeler
que la CONADEP dans son rapport Nunca Mas recensa près de neuf mille disparus. Les
associations de victimes et de défense des droits de l’homme en revendiquaient, quant à elles,
trente mille. Pourquoi un recours massif à de telles pratiques ? Si l’on se place du point de vue
des militaires, les disparitions avaient l’avantage de cacher aux yeux de la société nationale et
internationale leurs violations des droits de l’homme et ainsi d’éviter d’éventuelles sanctions
(ruptures diplomatiques, pression internationale, manifestations de la société civile, …) Par
ailleurs, la disparition étant un « dispositif visant à l’invisibilisation sociale des personnes
pouvant rassembler ou coaliser des groupes », les responsables militaires cherchèrent à casser
110
Francis Perrin, « Droits de l’homme et disparitions », in Cultures et Conflits, « disparitions », été 1994, n° 13-
14.
111
Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’Assemblée
Générale de l’ONU, le 18 décembre 1992, par la résolution 47/133. Cette déclaration sera la base de la
Convention internationale contre les disparitions forcée ratifiée le 29 juin 2006 par le Conseil des Droits de
l’Homme de l’ONU. .
67
le corps social, en le frappant là où ils pensaient que le pouvoir terroriste s’articulait112. Ils
souhaitèrent par ce moyen casser l’émergence d’un groupe politique en détruisant les relations
sociales. Utiliser la pratique des disparitions permettait de semer la terreur chez l’adversaire
qui ne savait pas ce qu’étaient devenus ses camarades.
Ainsi, cette technique illégale de guerre suscita des interrogations chez les proches de
victimes. Comme l’explique Didier Bigo, « disparaître, c’est en premier lieu laisser tous les
autres sans nouvelles. C’est créer de l’inquiétude autour de soi. C’est générer de l’angoisse.
C’est souvent pousser les autres à rechercher à savoir ce qui s’est passé »113. La disparition
suscite donc une soif de vérité. Emilio Mignone racontait : « Un groupe d’hommes fortement
armés arrachent à notre domicile […] ma fille Monica alors âgée de 24 ans ; Nous n’en avons
plus jamais eu de nouvelles. Ainsi a-t-elle pris la place de milliers de détenus-disparus… »114
Cependant, les autorités militaires argentines s’étaient toujours refusées à admettre l’existence
de ces disparus dont la catégorie naîtra avec l’émergence du mouvement des Mères de la
place de Mai. Nous étudierons dans la sous-partie suivante le rôle des Mères dans la naissance
et la réhumanisation de cette figure de « desaparecidos ». En niant ces pratiques, les
responsables militaires firent doublement disparaître leurs victimes : d’une part en enlevant
leurs corps et, d’autre part, en ôtant leur identité. Les disparus étaient considérés comme
n’ayant jamais vécus. C’était donc une double violence qui leur était faite, à la fois physique
et symbolique. La déshumanisation des disparus venait donc de la négation de leur existence
mais également du remplacement par les militaires de leur identité personnelle par celle plus
générale de « subversif » ainsi que le montrent les propos du Général Ramon Camps : « ici,
nous sommes en train de livrer une guerre…Ce ne sont pas des personnes mais des subversifs
qui ont disparu »115. Or, ce concept de subversif était très flou ainsi qu’en témoignent ces
propos du général Videla : « Au-dessus de toute chose, il y a Dieu. L’homme est le fils de
Dieu crée à son image. Son devoir sur la Terre est de fonder une famille pierre angulaire de la
société, et de vivre dans le respect du travail fécond et de la propriété d’autrui. Tout individu
qui prétend bouleverser ces valeurs fondamentales est un subversif, un ennemi potentiel de la
société et il est indispensable de l’empêcher de nuire »116. Chaque disparu était donc relégué
au rang de «subversif» peu importe qu’il soit membre actif d’un groupe terroriste ou simple
112
Didier Bigo, « Disparitions, coercition et violence symbolique », in Cultures et Conflits, « disparitions »,
op.cit
113
Idem
114
Mignone (Emilio F.), Les disparus d’Argentine : responsabilité d’une Eglise, martyre d’un peuple, Paris, Cerf,
1990
115
Calveiro (Pilar), Pouvoir et disparitions, les camps de concentration en Argentine, op.cit., p.121
116
Ibidem, p.123
68
proche de l’un de ces membres. Pilar Calveiro soulignait que c’est la déshumanisation des
victimes qui permit à des « hommes ordinaires », militaires, d’enlever, de torturer et de tuer
leurs semblables. Dans les camps de concentration, toute référence à l’humanité de la
personne était évitée. On usait d’un code terminologique spécifique : on remplaça par
exemple le mot « torturer » par « interroger », « tuer » par « expédier », « enlever » par
« aspirer »… D’autre part, l’usage de la cagoule par les prisonniers appartenait également au
processus de déshumanisation, les militaires ainsi « ne voyaient pas le visage de leur victime,
martyrisaient des corps sans visages, infligeaient des souffrances non à des hommes, mais à
des subversifs. Il y avait là une double négation de l’humanité de la victime : face à lui-même
et face à ses tortionnaires117 ».
Enfin, le dernier aspect de la déshumanisation des disparus résidait dans le fait que les
militaires avaient effacé toute trace de ces prisonniers. Leurs corps disparaissaient soit en
étant jetés d’hélicoptères dans l’Océan Atlantique ou dans le fleuve La Plata, soit en étant
brûlés ou bien enterrés dans des fosses communes. Les restes retrouvés après la chute du
régime militaire étaient classés comme « NN », non identifiés. Le but fut alors pour les
anthropologues de « rendre un nom et une histoire à ceux qui ont été dépouillés de l’un et de
l’autre 118 . » La disparition des corps rompait le rituel mortuaire caractéristique de toute
communauté humaine. Comme l’Antigone de Sophocle, les proches des victimes souffraient
de cette ultime négation d’humanité.
La violence symbolique faite aux proches des disparus se poursuivit après la dictature
étant donné que les militaires ne reconnurent pas ces pratiques. Ils se refusèrent à donner toute
information pourtant vitale au processus de deuil des proches de disparus. Bien que, lors de la
sentence finale du jugement aux juntes, les juges aient implicitement affirmé le décès de tous
les disparus, le doute persistait pour les familles. La négation persistante de l’humanité et de
l’histoire des disparus explique donc l’impossible oubli et pardon de leur entourage, voire de
la société dans son ensemble. Ainsi en témoigne Hector Schmucler, sociologue argentin :
« Les disparus sont notre mémoire. Un mal qui existe dans le corps de la nation, dans nos
corps personnels. Une blessure avec laquelle nous vivons et qu’aucune justice ne peut
effacer »119.
Ainsi, la pratique même de la disparition forcée, allant de pair avec la déshumanisation
de la victime, empêchait le deuil et donnait lieu à une soif de vérité qui elle-même rendait
117
Ibid, p.88
Salama (Mauricio Cohen), cité dans Calveiro (Pilar), ibid., p.205
119
Schmucler (Hector), « las exigencias de la memoria », Punto de vista, 68, 2000
118
69
difficile oubli, pardon et réconciliation. Il convient à présent d’étudier en quoi le mouvement
des Mères de la place de Mai est directement issu de la pratique même des disparitions et
pourquoi il ne pouvait répondre aux exigences d’oubli, de pardon et de réconciliation de la
politique ménémiste.
2- Les « Folles » de la place de Mai : « Ni oubli, ni pardon ! »
Suite aux premières disparitions, des mères de disparus cherchèrent à localiser leur
enfant et pour cela elles allèrent porter directement réclamation auprès du gouvernement. De
longues files d’attente se formèrent ainsi dans lesquelles ces mères s’aperçurent que leurs
objectifs étaient communs : connaître la vérité sur la sort de leurs enfants. Face au silence des
instances gouvernementales, elles décidèrent alors de s’unir. Ainsi, chaque jeudi, elles se
réunissaient sur la place de Mai, ce qui leur valut leur surnom de « Madres de la Plaza de
Mayo », la place étant située face à la « Casa Rosada » où siège le gouvernement.
Leur action consistait en une marche circulaire. Ce signe de protestation était la
première forme de critique publique au régime militaire. Ce dernier répliqua d’abord par une
stratégie de stigmatisation, elles devenaient donc à leurs yeux les « folles » de la place de Mai,
tout comme les disparitions qui devenaient des folies tout droit sorties de leurs esprits
délirants. Puis, le gouvernement employa la force, les deux chefs du mouvement furent ainsi
séquestrés et s’ajoutèrent à la longue liste des disparus. Les Madres étaient coiffées d’un
foulard blanc, symbole des langes de leurs enfants. Cette marche visait donc à réclamer d’une
part au gouvernement la vérité sur leurs enfants et, d’autre part à contrer la violence
symbolique dont elles souffraient : la négation de l’humanité des disparus, la négation de leur
existence même. Les langes qu’elles portaient, leurs rondes régulières ainsi que par exemple,
la danse de certaines avec leurs maris disparus, visaient à rendre plus visibles les disparus par
leur invisibilité même, par la présence de leur absence.
Le combat de ces femmes était d’autant plus important que la plupart ne connaissait de
fonction sociale que celle de mère. Ainsi, nier l’existence de leurs enfants, c’était nier leur
propre condition de mère et ainsi, leur existence sociale. Cependant, alors qu’elles n’avaient
aucun lien particulier avec la politique avant l’enlèvement de leurs enfants, elles s’investirent
peu à peu dans la politique en reprenant le combat idéologique de leurs enfants. Elles
trouvèrent ainsi une nouvelle identité en se déclarant elles-mêmes, « filles de leurs enfants ».
Au sortir de la dictature militaire, les Madres se révélèrent intransigeantes face aux
auteurs des violations des droits de l’homme. Elles s’opposèrent donc à la sentence des
70
jugements aux juntes, jugée trop clémente. Les Madres souhaitaient en effet, une justice
rétributive, une justice qui sanctionnerait chaque auteur coupable de violations des droits de
l’homme comme le montre leur slogan « Prison à tous les génocidaires ! ». Par ailleurs, et du
fait de l’absence de vérité au sujet des disparitions forcées, elles restaient dans le doute sur la
mort de leurs enfants : elles réclamaient ainsi leur « apparition en vie » puisqu’elles les
avaient quittés vivants. Ce mouvement radical se refusait ainsi à tout compromis. Certaines
mères rejetèrent même les indemnisations proposées par le gouvernement ainsi que les
hommages et commémorations. Elles les assimilaient en effet à la volonté de faire disparaître
une seconde fois leurs enfants puisque la vérité complète ne leur avait pas été révélée. Des
divergences de position à ce sujet au sein du mouvement, donnèrent naissance à une nouvelle
faction de Mères favorables aux politiques d’indemnisations et d’hommages: les « madres de
plaza de mayo linea fundadora ».
Par ailleurs, il existait d’autres mouvements issus directement des pratiques de
disparition passées : les Grands-mères de la place de Mai (Abuelas de plaza de Mayo) et le
collectif Fils et Filles pour l’Identité et la Justice contre l’Oubli et le Silence (HIJOS). Les
« Abuelas » cherchaient à retrouver leurs petits-enfants, séquestrés avec leurs parents ou nés
dans les camps de concentration. A propos de la réconciliation elles déclarèrent : « Nous
n’acceptons pas ce concept de réconciliation avec les assassins de nos êtres chers, les
tortionnaires, violeurs, et coupables des disparitions forcées. Avec le peuple, nous n’avons pas
de problèmes. Tant que les génocidaires ne confient pas leurs crimes, ne se repentent pas, et
ne se compromettent pas à ne pas le commettre de nouveau, et ne disent pas la vérité sur le
destin des chacun des disparus et de nos petits-enfants, à qui ils les ont confiés, c’est-à-dire
toute la vérité, tant que tout cela n’a pas lieu, le mot réconciliation sera une autre farce »120.
L’association Hijos, quant à elle, réunit les enfants de disparus en quête de vérité et
d’identité. Ils rejettent les lois d’amnistie ainsi que les grâces de Menem jugées
inconstitutionnelles et immorales. Guadalupe, fille de disparue, témoigne : « La démocratie
m’a trahie parce que les assassins se promènent librement et font ce qu’ils veulent. J’ai peur
que tout puisse se reproduire une nouvelle fois et que cette fois ils s’attaquent à nous pour le
fait d’être qui nous sommes, les enfants des « subversifs » comme ils disent, et puis, qu’ils
nous fassent quelque chose… »121
120
Voir annexe 4
Fried (Gabriela), « Memorias que insisten : la intersubjetividad de la memoria y los hijos de detenidos
desaparecidos por la dictadura militar argentina (1976-1983), in Flier (Patricia), Groppo (Bruno) dir., La
imposibilidad del olvido, op.cit.
121
71
Ainsi, les Mères de la place de Mai, les Grands-mères de la place de Mai et
l’association HIJOS sont des mouvements résultants des pratiques de disparitions forcées
employées par le régime militaire. Les conséquences des disparitions semblent donc transgénérationnelles. Ces mouvements révèlent la difficulté de pardonner et de se réconcilier en
l’absence de vérité face à de tels crimes impliquant la déshumanisation des victimes.
Les caractéristiques même des pratiques de disparitions forcées représentaient, en
l’absence de vérité, un facteur empêchant la réconciliation nationale. La mémoire des proches
restait en éveil.
B- Une mémoire en éveil
Si l’oubli n’est pas nécessaire au processus de réconciliation, différentes mémoires en
conflit peuvent néanmoins troubler le processus. En Argentine, le retour de la mémoire dans
les années 1990 (1) a ravivé les antagonismes idéologiques présents sous la dictature (2).
1- Le retour de la mémoire : la rupture du pacte du silence militaire
Comme nous l’avons vu précédemment, les mémoires des victimes et celles des
militaires semblaient incompatibles. Les premières faisaient référence à une mémoire des
droits de l’homme, et exigeaient pour cela aveux et justice pour tous les coupables, et les
secondes prônaient plutôt oubli et amnésie. En parallèle, se situait la mémoire du
gouvernement centrée sur la réconciliation nationale. Le début des années 1990 coïncidait
avec un repli sur l’espace privé et le mutisme des porteurs de mémoire. Les organismes des
droits de l’homme se retrouvaient donc isolés, dépourvus d’interlocuteurs publics.
Conformément aux désirs de Menem, cela correspondait au moment de la « réconciliation
nationale », moment où les demandes de mémoire et de justice apparaissaient désormais
comme une revendication anachronique, portée par ceux qui se refusaient inlassablement à
refermer les blessures du passé, expliquait Pilar Calveiro. Cette période coïncidait selon la
théorie de Rousso avec la seconde période qui fait suite à un trouble collectif. Au cours de la
première période, on va « liquider la crise » par l’oubli, il fait ainsi allusion aux lois
d’amnistie. Le seconde verra se développer un processus d’oubli voir d’occultation, alors que,
la période suivante correspondra au retour de la mémoire, notamment par les descendants.
Enfin, la dernière libérera les mémoires par un excès de mémoire.
72
Cependant, deux évènements majeurs permirent le passage au milieu des années 1990
de la période d’amnésie à celle de retour de mémoire. Ce furent d’abord, en octobre 1994, les
confessions des capitaines Antonio Pernias et Juan Carlos Rolon qui révélèrent que la torture
était pratiquée dans le centre de détention de l’Ecole Supérieure Mécanique de la Marine
(ESMA). Le rapport de la CONADEP avait déjà dévoilé ces informations, tout comme les
procès aux juntes, néanmoins jamais aucun militaire ne l’avait avoué. Ainsi, entendre de la
bouche même des répresseurs de telles révélations ramena le thème de la dictature dans
l’espace public. Cependant, le fait qui raviva réellement la mémoire des disparus fut la
déclaration du capitaine Adolfo Scilingo, en mars 1995, qui avoua publiquement la manière
dont les membres de la marine se débarrassaient des détenus. Son supérieur, C. Mendia lui
avait expliqué le concept comme ceci : « les subversifs qui étaient condamnés à mort ou
qu’on avait décidé d’éliminer allaient voler, et ainsi, comme il y a des personnes qui ont des
problèmes, certains n’arriveraient pas à destination ». Il ajouta avoir « consulté les autorités
ecclésiastiques pour trouver une forme chrétienne et peu violente de tuer122. » Entre 1500 et
2000 disparus disparurent par ces « vols de la mort » selon ses estimations. Le pacte du
silence qui était la règle chez les militaires commençait à se rompre. Les confessions de
Scilingo représentèrent le point de départ de nouveaux témoignages sur le destin des détenusdisparus. Ainsi, le sergent Ibanez fit état de vols similaires à ceux de Scilingo. Il dénonça
l’injustice de cette méthode et précisa que les victimes n’avaient souvent rien à voir avec la
guérilla et ajouta que les officiels qui accompagnaient les vols étaient « aujourd’hui de grands
chefs militaires », ce qui renforça le sentiment d’impunité des militaires dont souffrait
l’opinion publique123.
La mémoire de certains militaires rencontra donc celle des victimes. De telles
révélations ravivèrent le désir de vérité des organismes des droits de l’homme et de la société
toute entière. Ainsi naquit le 30 avril 1995 l’association HIJOS, se définissant comme une
communauté de mémoire dont le but est de maintenir la mémoire vive pour éviter que le passé
ne se reproduise.
A ces aveux militaires mais isolés au sein de la corporation militaire, s’ajouta, le 25
avril 1995, l’autocritique publique du Général Balza, commandant en chef de l’armée,
autocritique qui contribua au retour de la mémoire de la dictature sur la scène publique. Il
déclara : « Nous ne devons pas nier davantage l’horreur vécue. La fin ne justifiait pas les
122
Cité dans Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p.
323
123
Ibidem, p. 328
73
moyens. L’armée a utilisé des méthodes illégitimes pour obtenir des informations qui allaient
jusqu’à la suppression de la vie. Je ne puis offrir que l’engagement que nous ne répèterons pas
les erreurs du passé dont j’assume toute la responsabilité institutionnelle. » Le chef de l’Etatmajor affirma que personne n’est obligé d’obéir à un ordre immoral ou en dehors des règles et
règlements militaires et demanda pardon au nom de l’institution militaire. Ce discours était
novateur puisqu’il rompait avec le postulat propre à la corporation militaire de légitimité
d’intervention de l’armée et avec la théorie des excès. Ce sont pour ces raisons, ajoutées à la
dimension hautement symbolique d’un pardon au nom de l’institution toute entière, que ce
discours frappa l’opinion publique et favorisa le retour du thème de la dictature au centre de la
société.
Ainsi, les révélations de certains membres de l’armée au sujet du sort consacré aux
détenus additionnées à la déclaration officielle de pardon du Chef d’Etat-major de l’armée
contribuèrent à la rupture de la règle du silence des militaires et au passage à une période de
retour de la mémoire. Cependant, au cours de cette période se trouvèrent confrontées deux
mémoires opposées : celles des victimes et du corps militaire qui rejetèrent, mais pour des
raisons différentes bien évidemment, les confessions de ces militaires. Comment pardonner
alors dans un tel contexte ?
2- Conflits de mémoire et impossible pardon
Les confessions de certains militaires n’ont pas été accueillies favorablement par leur
institution. Les carrières militaires des avoués se trouvèrent compromises. Mais la déclaration
qui fut la plus réprouvée fut celle du Général Balza. En effet, d’une part, en reconnaissant les
exactions commises, il trahissait la règle morale implicite de silence à ce sujet, mais c’est
surtout sa demande de pardon au nom de l’armée toute entière qui fut vivement rejetée : le
Général Balza se désolidarisait de la mémoire des militaires dans laquelle la doctrine de la
lutte contre la subversion restait très présente. Les militaires se considéraient donc comme les
héros d’une guerre contre un ennemi diffus dans le corps social : le «subversif». Ils se
ralliaient derrière la position de Massera exprimée lors du jugement aux juntes par cette
phrase: « Personne ne doit se défendre pour avoir gagné une guerre juste. Et la guerre contre
le terrorisme fut une guerre juste »124. Ainsi, Videla, lors de sa sortie de prison demanda une
124
Ibid., p. 203
74
reconnaissance officielle de l’action des militaires durant la dictature ; il réitéra cette demande
à plusieurs reprises. Il déclara même que « les forces armées ne devraient pas avoir payé mais
avoir reçu un prix pour leur combat contre la subversion »125. Face à la prégnance de cette
doctrine dans le corps militaire, les organismes des droits de l’homme se refusaient à
pardonner. Les militaires continuaient dans la voie de la négation, en refusant aux disparus
leur identité personnelle puisqu’ils les assimilaient à des « subversifs ». Les deux mémoires
restaient en conflit.
Si les aveux des militaires et notamment le discours de Balza furent considérés comme
un pas positif dans l’avènement d’une nouvelle période de mémoire et de justice par certaines
associations de droits de l’homme, elles ne les satisfirent pas pour autant toutes, à l’image par
exemple des Mères de la place de Mai qui les jugèrent comme une nouvelle hypocrisie.
D’autre part, il convient de signaler que le discours de Balza faisait référence à une culpabilité
commune à la société dans son ensemble : « en étant justes, nous verrons qu’au sujet de
l’affrontement entre les argentins, nous sommes quasiment tous coupables par action ou
omission, par absence ou excès […] Quand un corps social se compromet sérieusement, […],
il est ingénu d’essayer de trouver un seul coupable […] car la culpabilité est dans le fond dans
l’inconscient collectif de la nation126». Cette conception de culpabilité partagée sera vivement
récusée notamment par Sergio Ciancaglini et Martin Granovsky pour qui la seule culpabilité
pouvant caractériser la société argentine était son indifférence. Mais ils précisaient que cette
indifférence exprimée par l’expression « por algo sera » fut souvent le masque de la peur et ne
peut en aucun cas être assimilé à la responsabilité de ceux qui ordonnèrent les crimes127. Par
ailleurs, comme l’énonça Pilar Calveiro, si l’autocritique publique de Balza représentait un
changement dans la mémoire de la dictature du corps militaire car pour la première fois
l’institution militaire reconnaissait sa responsabilité dans l’instauration de la terreur d’Etat,
l’aveu des forces armées était loin de constituer une repentance.
Cette absence de repentance des militaires dans leur ensemble fut donc un facteur qui
contribua à l’impossibilité pour les organismes de droits de l’homme et la société civile dans
son ensemble de pardonner. En outre, le sentiment d’impunité qui résultait des lois d’amnistie
et des décrets d’indulgence de Menem ne favorisait pas le pardon. En effet, comment
pardonner sans vérité et repentance de la part des coupables ? De plus, l’augmentation du
nombre de cas de « gâchettes faciles » fit ressurgir le thème des droits de l’homme avec, au
125
Ibid., p. 322
Ibid., p. 329
127
Cette expression argentine peut se traduire par l’expression française : « Pas de fumée sans feu ».
126
75
banc des accusés, les militaires. Les exactions policières et militaires étaient ressenties par la
population comme une conséquence de l’impunité issue de ces décrets.
Ainsi, le retour de la mémoire par les aveux de certains militaires ne favorisait pas la
réconciliation et ravivait plutôt les antagonismes présents sous la dictature. La logique de
l’ennemi intérieur issue de la doctrine de sécurité nationale prévalait dans le corps militaire.
Ce conflit de mémoire couplé aux pratiques des disparitions sur lesquelles toute la lumière
n’était pas faite rendait difficile la réconciliation nationale prônée par Menem. Au contraire, la
demande sociale de justice ne cessait de faire pression.
76
Chapitre 2 : Une demande sociale de justice, symbole de l’absence de
réconciliation nationale
La politique de pardon de Menem trouvait sa justification dans l’impératif de
réconciliation nationale. Or, les caractéristiques mêmes de l’octroi du pardon national, du cas
particulier des disparitions et de la présence de mémoires en conflit rendaient difficile la
réalisation de cette réconciliation. La persistante demande sociale de justice en témoignait.
Sous Menem, cette demande s’exprimait au travers d’une justice non traditionnelle et
populaire, mais aussi d’une justice judiciaire résiduelle, ce que nous verrons dans la première
section de ce chapitre. L’arrivée au pouvoir de Kirchner, permit de rétablir le dialogue entre le
pouvoir politique et le secteur réclamant en justice grâce notamment à la mise en œuvre d’une
justice symbolique et rétributive que nous analyserons dans la seconde section.
Section 1 : Quelle justice au temps de la réconciliation ménémiste ?
Le temps de « réconciliation » décrété par le président Menem rendait presque
impossible toute tentative de poursuite judiciaire. Cependant, les demandes sociales de justice
restaient persistantes. Celle-ci s’effectua donc au moyen d’une justice non traditionnelle
notamment populaire (A) mais également d’une justice judiciaire résiduelle permise par le
droit international et les brèches judiciaires des lois d’amnistie (B).
A- Une justice non traditionnelle
Cette justice non traditionnelle se caractérisait d’une part, par une justice populaire (1),
et, d’autre part, par les « jugements pour la vérité » qui avait lieu dans l’enceinte du tribunal
judiciaire mais ne pouvait donner lieu à aucune sanction (2).
1- Une justice populaire : le rôle des « scratches » et bannissements sociaux
Le 4 janvier 2007, soit six jours après avoir été gracié, Massera fut insulté dans un lieu
public. Trois jours plus tard, ce fut au tour de Videla. Le général Ramon Camps subit le même
sort, peu après, dans une cafétéria de laquelle il fut chassé par ces cris : « assassin, nous, nous
77
ne te gracions pas128 ». Ces manifestations spontanées de réprobation témoignaient du rejet
des indulgences décrétées par Menem mais également de l’apparition d’une nouvelle forme
de justice : une justice populaire. Nous allons étudier dans cette sous-partie, le rôle des
« scratchs » et bannissements sociaux initiés par les organismes de droits de l’homme : les
Mères de la place de Mai et les HIJOS. Ce type de sanction correspond à une justice sociale
née de l’échec de la justice institutionnelle ressenti par ces acteurs sociaux.
Les Madres prônent le bannissement social des auteurs de violations des droits de
l’homme sous la dictature. Elles recommandent une attitude précise à suivre en cas de
rencontre avec un ancien tortionnaire dans un grand nombre de situations sociales : dans un
restaurant, à l’hôpital, dans le cadre de son milieu professionnel, sur la voie publique…Les
règles générales peuvent se résumer ainsi : ne jamais lui parler, informer les personnes aux
alentour de son identité, demander l’expulsion immédiate de l’ancien répresseur ; dans le cas
où les témoins ne manifesteraient pas de solidarité et ne condamnent pas l’ancien tortionnaire,
alors les Mères recommandent de quitter les lieux en condamnant les personnes présentes
pour leur indifférence. Ensuite, il faut contacter les Mères de la place de Mai, leur relater
l’incident ainsi que l’identité du supposé ancien criminel. L’association se chargera par la
suite de mener son enquête au sujet de la personne et de le dénoncer auprès de son entourage,
son milieu professionnel. Le but de la procédure vise à faire de la société une « prison à vie »
pour l’ancien criminel129. On cherche à rompre ses liens sociaux et ainsi, à l’extraire de la
communauté humaine.
Le « scratch » de l’association HIJOS correspond également à une condamnation
sociale. Cette association a été créée en 1995 dans une période de retour de la mémoire
comme nous l’avons montré dans la section 2 du chapitre précédent. Nées dans le contexte
des indulgences sanctionnées par Menem, cet organisme vise à institutionnaliser une justice
sociale à défaut d’une justice institutionnelle légalement impossible. Les Hijos se présentent
comme une communauté de mémoire dont le but est de maintenir la mémoire vive pour éviter
que le passé ne se reproduise. Pour cela, ils ont créé un nouveau mode d’action : le « scratch ».
Fonctionnant comme un tribunal populaire, le « scratch » se décompose en trois moments.
Tout d’abord, il y a la phase d’expertise dans laquelle l’association va retrouver la trace d’un
ancien militaire aujourd’hui reconverti. Il s’agit d’étudier son parcours professionnel, les
fonctions exercées sous la dictature, les centres de répression dont il était en charge ainsi que
128
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p.321
Lamant (Ludovic), « La douleur en héritage : expérimentations politiques par les enfants de disparus »,
vacarme, avril 2004, www.vacarme.eu.org/article432.html
129
78
sa profession actuelle. Il convient également de rechercher des éléments de sa vie privée tels
que son adresse et son numéro de téléphone personnel. Ensuite, les membres de l’association
se réunissent et élaborent la « table de scratch » ; c’est-à-dire, qu’à partir d’une enquête locale
auprès des habitants du quartier, ils vont décider du tracé de la manifestation en privilégiant
les lieux de mémoire de la zone. Cette phase vise aussi à créer du lien social entre voisins en
faisant s’entrechoquer les mémoires de la dictature. Enfin, la dernière phase est celle de la
manifestation : le but est de livrer au quartier le nom de l’ancien tortionnaire en scandant le
slogan : « alerte, alerte, voisins, à côté de chez vous vit un assassin 130». Le but du « scratch »
est de forcer l’auteur supposé de violations des droits de l’homme, « à déménager de quartiers
en quartiers jusqu’à la fin de ses jours »131. Cette nouvelle forme de punition morale et sociale
dépasse la dimension basique d’un tribunal populaire ainsi que l’explique Hugo Vezzeti, elle
devient une « véritable opération sur le savoir et la mémoire132 ». Le scratch agit comme une
cérémonie commémorative déployée dans l’espace de la ville et visant à signaler la
permanence du crime.
Ainsi, ce type de justice sociale révèle le manque de succès des politiques de justice en
matière de réconciliation. Les auteurs de violations des droits de l’homme, s’ils ont été
pardonnés par le gouvernement, ne le sont pas par la société civile, spécifiquement par les
associations luttant pour les droits de l’homme. L’apparition de ce type de justice populaire
témoigne de l’échec de la justice notamment dans l’une de ses fonctions qui est celle d’éviter
les vengeances personnelles. En effet, une telle justice sociale comporte des limites. La
première étant celle de l’injustice : ce processus étant issu d’acteurs sociaux engagés pour les
victimes de la dictature, la question de l’impartialité se pose grandement. D’autre part, les
acteurs sociaux, notamment les membres de l’association HIJOS et des Madres, ont une
conception absolue de la justice. Ils s’expriment sur le registre de l’émotion. Or, cette
conception de la justice ne semble pas conciliable avec la réalité politique et juridique
argentine.
Un autre type de justice non « classique » se matérialise dans les « jugements pour la
vérité » ayant lieu au sein de l’arène judiciaire mais ne pouvant établir la culpabilité des
auteurs de crimes et les sanctionner.
2- Les jugements pour la vérité
130
Idem
Id.
132
Vezzeti (Hugo), « Activismos de la memoria : el escrache », Punto de vista, 62, 1998
131
79
Les « jugements pour la vérité » sont également les témoins du besoin de justice des
associations de victimes. Ils se révèlent être un autre moyen de pallier à l’impossible justice
judiciaire pénale. Ces audiences orales et publiques ont pour but d’enquêter et de déterminer
l’identité des responsables des crimes. Ils ont lieu au sein de chambres fédérales tout comme
une justice institutionnelle sauf qu’il n’en résulte aucune sanction.
La création de ce type de jugement est due à l’initiative de Carmen Aguiar de Lapaco,
qui, grâce au soutien de diverses associations des droits de l’homme dont notamment celui de
l’APDH, a sollicité à la Chambre fédérale de Buenos Aires une enquête sur le destin de sa
fille disparue. Sa demande a été traitée par la Cour Suprême qui l’a rejetée. La voie juridique
interne ayant été épuisée, Mme de Lapaco a pu transmettre cette affaire devant la Commission
Interaméricaine des Droits de l’Homme, qui signa un accord le 29 février 2000 avec le
gouvernement argentin. Cet accord stipulait que l’Etat argentin s’engage à garantir le droit à
la vérité, et à faire en sorte que les chambres fédérales aient la compétence exclusive en la
matière. En parallèle, l’Association Pour les Droits de l’Homme de La Plata sollicita à la
Chambre Fédérale de cette ville d’enquêter sur les disparitions concernant cette juridiction. La
Chambre se donna pour mission non seulement d’enquêter sur le destin final des disparus
mais également sur toutes les circonstances ayant trait à leur disparition. L’enquête porterait
donc sur les deux mille disparitions qui eurent lieu dans cette zone. Les jugements pour la
vérité s’étendirent à d’autres régions comme Bahia Blanca, Mar del Plata, …
L’instauration de ce type de jugement témoigne du rôle actif des associations des
droits de l’homme qui se font le relais des demandes des victimes, de leur besoin de vérité.
Carolina Llorens, membre de l’association HIJOS témoignait de ce besoin : « ici en Argentine,
au niveau judiciaire, on ne peut rien faire, mais cela ne peut s’oublier, rien ne peut être tu. On
exige qu’on fasse témoigner les responsables. Puisque personne ne va les mettre en prison,
qu’ils nous disent la vérité »133. Ce type de justice sans sanction révèle le rôle essentiel de la
vérité dans le processus de justice comme nous l’avons constaté tout au long de ce mémoire.
La vérité est la première nécessité des victimes d’autant plus dans des cas de disparitions
obscures et cachées par le régime dictatorial. Nous pouvons dès lors procéder à une rapide
comparaison entre les « jugements pour la Vérité » argentins et la « Truth and Reconciliation
Commission » sud-africaine. La vérité est au cœur de ces deux instances, cependant c’est le
lien avec l’amnistie qui les sépare. En effet, contrairement à la commission sud-africaine, ici
133
Ciancaglini (Sergio), Granovsky (Martin), Nada mas que la verdad, el juicio a las juntas, op.cit., p 339
80
la vérité n’est pas condition de l’amnistie, elle en est plutôt le résultat : c’est parce qu’il y a eu
arrêt des jugements, amnistie et donc manque de vérité que ces instances de jugements vont se
créer. Cependant, comme la vérité n’est conditionnée à aucun type de récompense, il est
difficile d’obtenir sa révélation totale. Il s’avère notamment relativement ardu d’avoir une
collaboration de la part des militaires. Ces derniers s’ils se rendent au jugement, se perdent
souvent dans leurs contradictions, et ne cessent de revendiquer la justesse de la cause de la
lutte contre les « subversifs »134.
Malgré ce manque de collaboration des militaires et la difficulté d’obtenir de leur part
une vérité totale, les audiences des jugements pour la vérité, tout comme les audiences de la
TRC permettent d’assouvir le besoin de connaître et d’être écouté des victimes. Selon Marta
Vedio, secrétaire juridique de l’APDH de La Plata, ces jugements « ont généré et continuent
de générer une avancée énorme dans la conscience sociale et juridique relative aux atrocités
commises par la dictature […] Ainsi, les jugements pour la vérité remplissent dans la société
argentine de multiples fonctions : donner à des milliers de familles la satisfaction de leur droit
d’accéder à la justice et de connaître le destin de leur êtres chers ; promouvoir que la demande
de justice soit soutenue par des secteurs chaque fois plus amples, même à l’intérieur du
pouvoir judiciaire ; produire des preuves au sujet des milliers de délits qui jusque à sont restés
impunis »135.
Les « jugements pour la vérité » ouvrent ainsi la voie de la vérité. Ces lieux de dignité
et de mémoire sont le symbole d’une recherche de justice de la part d’un secteur de la société
civile. Outre par ces jugements et par les condamnations sociales abordées, les revendications
de justice se manifestaient également par une justice judiciaire résiduelle.
B- Une justice judiciaire résiduelle
Une justice rendue par des nations étrangères pourrait-elle assouvir le besoin de justice
prégnant en Argentine (1)? Les procès permis par l’exploitation de la « brèche dans
l’impunité » des lois d’amnistie permettront, quant à eux, répondent en partie à ce besoin (2).
134
Martinez (Francisco) et Wiman (Vanina), « un ex policia dijo sentirse orgulloso de haber participado en un
operativo represivo », 17 août 2005, http://www.apdhlaplata.org.ar/prensa/2005/170805.htm. L’audience de
l’ancien policier Pedro Alberto Zeballos, du 17 août 2005, devant la chambre fédérale de La Plata, montre les
contradictions du discours de cet homme ainsi que sa fierté d’avoir pu participer, le 24 novembre 1976, en tant
que chauffeur de Etchecolatz à l’arrestation d’un « subversif » : Clara Anahi Mariani.
135
Vedio (Marta), secrétaire juridique de l’APDH de La Plata, « los juicios por la verdad, camino a la justicia,
2001, http://www.abogarte.com.ar/justiciaverdad.htm
81
1- Une justice internationale et universelle ?
En matière pénale, un Etat peut juger un crime au nom de plusieurs principes : le
principe de compétence territoriale et personnelle et le principe de compétence universelle.
Traditionnellement, et selon le principe de compétence territoriale, un tribunal national
va juger un crime commis sur son territoire. Cependant, le droit rend possible le jugement de
crime commis à l’étranger au nom de la compétence personnelle : elle peut être active si l’on
juge une infraction commise à l’étranger par l’un de ses ressortissants, ou passive si
l’infraction a été effectuée à l’encontre de l’un de ses ressortissants.
Un certain nombre de jugements contre des militaires argentins ont eu lieu en Europe
au nom du principe de compétence personnelle passive car beaucoup de disparus étaient
européens. La première condamnation internationale fut ainsi celle du capitaine Astiz en 1990,
par l’Etat français pour l’enlèvement et le meurtre des religieuses Alice Domont et Léonie
Duquet. Astiz fut condamné à la réclusion à perpétuité. S’ensuivirent d’autres procès comme
ceux de sept militaires en Italie en 2000. La plupart ont été condamnés « par contumace »
c’est-à-dire en leur absence, et n’exécutent donc pas leur peine. En effet, pour cela, il faudrait
que l’Etat duquel sont originaires les inculpés, ici l’Argentine, les extrade. L’extradition est
une procédure par laquelle un Etat accepte de livrer l’auteur d’une infraction qui se trouve sur
son territoire à un autre Etat afin que ce dernier le juge. Or, les présidents Menem et De la
Rua, sous lesquels furent réclamées les extraditions les refusèrent. Malgré cela, ces jugements
à l’étranger favorisèrent la diminution du sentiment d’impunité chez les auteurs d’atteintes
des droits de l’homme, puisqu’ils sont avertis qu’ils ne peuvent se déplacer dans tous les pays
et ainsi, prennent conscience du caractère réprimable de leurs actes. D’autre part, initiés dans
les années 1990, ces jugements à l’étranger, dont l’impact dans la conscience collective n’est
pas négligeable, ont également contribué à la période de « retour de la mémoire » étudiée
précédemment.
Il existe un autre principe permettant de juger des crimes à l’étranger et ceci, sans lien
nécessaire entre l’acte commis et l’Etat faisant valoir sa compétence : c’est le principe de
compétence universelle. Ce principe permet de juger le présumé coupable sur le territoire de
l’Etat sur lequel il est arrêté et cela peu importe le lieu d’infraction, la nationalité des auteurs
et des victimes. Il a inspiré la règle « aut dedere, aut judicare » : soit extrader, soit juger.
L’idée de compétence universelle est apparue en 1625 avec le théoricien hollandais Grotius,
l’un des pères fondateurs du droit international public. Selon lui, une infraction au « droit des
gens » (nom initial donné au droit international), relève de la compétence de chaque Etat. Le
82
premier crime sanctionnable était le plus fréquent : la piraterie en haute-mer, rendu célèbre
notamment avec l’affaire Lotus dans les années 1920. Ensuite, ces crimes furent étendus à la
traite des blanches, puis, après la seconde guerre mondiale, au génocide, à la torture,
l’apartheid, et à tous ce qui est inclus par le droit public international dans la catégorie de
crime contre l’humanité. Le principe de compétence universelle est inscrit dans les
conventions de Genève de 1949. Les Etats pour en revendiquer l’exercice doivent l’intégrer
dans leur législation nationale. Le principe de compétence universelle fut appliqué
concrètement dans la célèbre « affaire Pinochet ». Ce dernier fut arrêté à Londres le 16
octobre 1998 pour des cas de tortures, meurtres et disparitions forcées commis entre 1973 et
1990. Au Chili, sous couvert de lois d’autoamnistie, il n’était pas possible d’initier d’actions
pénales. Le juge d’instruction espagnol, Balthazar Garzon, au nom du principe de compétence
universelle lança donc un mandat d’arrêt international contre le Général Pinochet. Se posa
ensuite le problème de l’immunité diplomatique, qui fut néanmoins rejetée par la chambre des
Lords britanniques. En mars 2000, Pinochet fut considéré non apte médicalement pour
supporter un procès, il fut donc renvoyé libre au Chili. Cependant, son arrestation constitue un
avertissement aux auteurs de violations des droits de l’homme ; le principe de compétence
universelle à donc également une mission préventive. Deux autres pays sont connus pour
appliquer le principe de compétence universelle : la Belgique et les Etats-Unis. La Belgique a
inclus ce principe dans son droit interne avec une loi de 1993 amendée en 1999. Quatre
rwandais ont ainsi été jugés et condamnés pour crime contre l’humanité en juin 2001. Aux
Etats-Unis, deux lois mettent en application ce principe: l’ « Alien Tort Claim Act » de 1789,
selon laquelle une plainte peut être déposée par des citoyens non américains pour violation de
la loi des nations qui inclut les crimes de génocide et de guerre, les crimes contre l’humanité
ainsi que les tortures, les exécutions sommaires, les traitements cruels inhumains et
dégradants, les disparitions et l’esclavage ; le « Torture Victim Protection Act » de 1992
permet quant à lui, à des non nationaux de porter plainte pour tortures et exécutions
sommaires. Ainsi, le général argentin Suarez-Mason, fut condamné pour meurtres, tortures et
disparitions. Les dommages et intérêts des victimes s’élèvent à presque quatre-vingt dix
millions de dollars. L’essor de la compétence universelle en matière pénale est du à
l’activisme du juge Garzon. En mars 1996, une plainte fut déposée par l’ « Union progresista
de fiscales » d’Espagne contre la junte militaire argentine. La question militaire s’externalisait.
En 2000, des mandats d’arrêts internationaux furent lancés contre quarante-huit militaires
argentins. Ainsi, le principe de compétence universelle peut être un facteur d’impulsion des
tribunaux nationaux comme ce fut le cas au Chili : après l’arrestation de Pinochet, la
83
jurisprudence nationale a contribué à saper l’impunité notamment avec l’arrêt du 7 janvier
1999 relatif à l’affaire Parral. D’autre part, si tous les pays exerçaient cette compétence, le
refus d’asile pour les criminels pourrait transmettre un message d’avertissement et de
prévention. Cependant, chaque pays n’applique pas ce principe ce qui limite son efficacité. En
effet, juger les ressortissants d’un autre Etat sans lien entre l’acte commis et cet Etat peut
entraîner des conséquences diplomatico-politiques non négligeables. D’autre part,
l’augmentation du nombre d’affaires à traiter peut limiter la justice comme c’est le cas en
Belgique.
Les jugements à l’étranger qu’ils soient au nom de la compétence personnelle passive
ou du principe de compétence universelle, ont contribué à externaliser la question militaire.
Dans un contexte de politique d’impunité et d’oubli en Argentine, ces jugements favorisaient
le retour de la mémoire. Un message était transmis : l’amnistie et l’impunité se limitaient au
territoire national. Cependant, ces justices étrangères rencontraient des problèmes dus au
manque de coopération des Etats, ce qui rendait notamment les enquêtes difficiles. Ainsi
Menem a toujours refusé de collaborer et rejeté les extraditions au nom du principe de
territorialité. En 1996, suite à l’investigation du juge Garzon contre des militaires argentins,
Menem le disqualifia en le traitant de « juge vedette ». Sa politique en la matière fut suivie par
son successeur, le président De la Rua qui, en 2001, signa un décret empêchant les
extraditions. Cette attitude peut se justifier par le refus d’ingérence des justices étrangères
dans la politique nationale de justice et de réconciliation.
Ainsi, si les jugements à l’étranger peuvent permettre de répondre au besoin de justice
des victimes, ils ne sont néanmoins qu’un palliatif comme le met en lumière Louis Joinet :
« Une justice rendue par des tribunaux nationaux est toujours à privilégier et, par conséquent,
doit être la règle, car, toute solution, pour être durable, doit être enracinée dans le pays luimême. Par sa force symbolique, une justice nationale restaurée jugeant ses propres
ressortissants, écoutant les victimes sans polémique ni suspicion d’atteinte à la souveraineté
nationale ou d’ingérence, sans interférence avec la politique étrangère et ses compromis ne
peut que faciliter la crédibilité d’un processus de conciliation puis de réconciliation
nationale136. »
Seule la justice nationale, intégrée dans le contexte politique, économique et sociale du
pays peut permettre une réelle réconciliation nationale. En ce qui concerne l’Argentine, ces
jugements contribuèrent à l’essor de la mémoire et à la lutte contre les politiques ménémistes
136
Joinet (Louis) dir., Lutter contre l’impunité, op.cit., p50
84
d’oubli. Cependant, même dans ce temps de « réconciliation », il existait des cas permettant à
la justice nationale de s’exercer : les procès pour appropriation illégale de mineurs.
2- Une brèche dans l’impunité : les procès pour appropriation illégale de mineurs
L’appropriation illégale d’enfants est l’un des aspects les plus horrifiants de la
dictature d’après Alfonsin137. Près de cinq cent enfants sont supposés avoir disparu et avoir
été appropriés sous le régime militaire. En effet, les détenus étaient parfois enlevés et
séquestrés avec leurs enfants. Certaines détenue-disparues enceintes ont donné naissance dans
ces camps de concentration et, très souvent, l’identité de leurs bébés a été falsifiée. Les
« Grands-mères de la place de Mai », « Abuelas de Plaza de Mayo », association qui a pour
but de récupérer ces enfants et de les rendre à leurs familles, dénoncent l’existence d’un plan
systématique d’appropriation d’enfants. Plusieurs faits justifient l’existence de ce plan à leurs
yeux : le grand nombre d’enfants séquestrés et de femmes enceintes détenues ; l’existence de
plusieurs maternités clandestines (Campo de Mayo, ESMA, …) ; la présence de listes de
familles de militaires en mal d’enfants. Les nourrissons étaient soit rendus à leur famille, soit
abandonnés auprès de voisins de la famille d’origine ou auprès d’orphelinats comme NN (non
identifiés), soit vendus ou donnés à des familles collaborant avec le régime militaire. Dans ces
derniers cas, on procédait à la disparition de ces enfants : en annulant leur identité, on les
empêchait de vivre avec leur famille légitime et de bénéficier des droits et libertés dont
chacun doit être en mesure de jouir. L’Organisation Non Gouvernementale « Abuelas de
Plaza de Mayo » cherche d’une part à localiser et à restituer à leur famille légitime les enfants
séquestrés et d’autre part, à créer les conditions nécessaires pour que ces faits ne se
reproduisent pas. Elles ont donc un rôle important dans le processus de justice en relation
avec les disparitions d’enfants et sont partisanes d’une sanction pour tous les coupables. Elles
accomplissent leur mission en menant des enquêtes sur les adoptions de l’époque, en rendant
visite aux juges pour enfants, aux orphelinats ; elles reçoivent également des dénonciations
individuelles. A ce jour, elles ont réussi à localiser soixante-dix sept enfants disparus. Selon
les cas, elles vont faire appel devant la justice. Si par exemple, les parents adoptifs suspectent
l’origine douteuse de leur enfant, et qu’ils se rendent volontairement devant l’association, en
général, un accord à l’amiable est passé et il n’est donc pas nécessaire d’engager une action
judiciaire. Or, si ce n’est pas le cas et si la famille d’adoption se révélait être au courant des
137
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit., p 16
85
pratiques d’appropriation d’enfants du régime militaire, les parents de l’enfant vont alors
intenter un procès devant la justice. Le code pénal argentin reconnaît plusieurs délits qui
permettent
l’ouverture de causes pour appropriation illégale d’enfants : le délit de
soustraction de mineurs (art. 146) ; le délit de suppression d’Etat civil (art. 139) ; le délit de
falsification idéologique de documents (art. 292 et 293) ; le délit de privation illégale de
liberté (art. 142). Ces délits sont reconnus et utilisés dans les procès pour appropriation
d’enfants car le délit pour disparition forcée n’existe pas dans le code pénal argentin. Ces
délits sont des délits permanents et donc ne peuvent se prescrire. D’autre part, la loi
d’obéissance due précise que sont exclus du régime mis en place par cette loi les délits de
substitution d’Etat civil, de soustraction et d’occultation d’identité. Cette exception peut
s’expliquer par la nécessité de la vérité et de la restitution d’identité concernant ces « disparus
vivants 138».
Ainsi, les procès intentés au milieu des années 1990 pour ces causes représentent une
véritable « brèche dans l’impunité » tel que l’énonce Maurizio Mateuzzi139. Cependant, les
procès posent problème dans le sens où l’on observe une certaine résistance du pouvoir
judiciaire à restituer à leurs véritables parents des adolescents vivant dans de « bonnes et
optimales conditions économiques et sociales ». Cette vision partiale rend difficile voir
impossible une telle restitution. D’autre part, le processus judiciaire est très long ce qui accroît
la difficulté pour les enfants appropriés de connaître et d’accepter leur « nouvelle » identité.
Par ailleurs, le cas de Carmen Gallo Sanz, usurpée sous l’identité de Maria de las Mercedes
Fernandez est révélateur de la difficulté de la justice à condamner les coupables. Le 30 mars
2004, soit vingt-sept ans après le ravissement de l’enfant, les deux responsables sont
condamnés à sept ans de prison par le tribunal fédéral de La Plata. C’est une condamnation
historique car malgré les nombreux procès intentés pour ces causes d’appropriation d’enfants,
jamais encore un responsable n’avait été condamné.
Les procès pour appropriation illégale de mineurs, les jugements à l’étranger, les
jugements pour la vérité et les condamnations populaires sont révélateurs du désir de justice
d’une partie de la société argentine, et ainsi, de l’absence de réconciliation nationale.
L’arrivée au pouvoir de Kirchner permettra-t-elle d’assouvir leur besoin de justice et d’établir
une telle réconciliation ?
138
139
http://www.abuelas.org.ar
Mateuzzi (Mauricio), « une brèche ouverte dans le mur de l’impunité argentine », RISAL, 6 avril 2004
86
Section 2 : Une justice totale : l’arrivée de Kirchner au pouvoir
« La mémoire n’est pas faite pour rester dans le passé, elle doit nous éclairer afin de
pouvoir engendrer et construire le futur. Il est important de rappeler qu’il est impossible de
construire une démocratie réelle et participative sur l’impunité. Alors que de nombreuses
années ont passé, il existe maintenant, et depuis peu, un droit à la vérité et à la justice, ainsi
qu’un besoin urgent de déterrer l’impunité tant du passé récent que de l’actualité. »140
Nestor Kirchner assuma ses fonctions de président le 25 mai 2003. Ce péroniste de
centre gauche arriva au pouvoir au lendemain d’une forte crise sociale, économique et
politique. En effet, confrontée à une hyperinflation, à la montée du chômage et aux faillites de
nombreuses banques, la population argentine manifesta son mécontentement notamment en
tapant sur des casseroles, ce qui leur a valu le nom de « cacerolazos », et en scandant « que se
vayan todos » : « qu’ils s’en aillent tous », en faisant allusion aux hommes politiques.
Dépassé, le président Fernando de la Rua, démissionna, tout comme le fit une semaine plus
tard son vice-président Rodriguez Saa. La classe politique était ainsi totalement décrédibilisée.
Le gouvernement du président suivant, Roberto Duhalde, ramena une certaine stabilité,
cependant, lorsque Kirchner accéda au pouvoir, le peso argentin connaissait tout de même une
importante dévaluation et le pays était en cessation de paiement de la dette publique. Il
devenait ainsi essentiel pour Kirchner d’adopter une politique économique et sociale efficace
mais surtout de rétablir de lien entre la politique et la société et pour cela, de réaffirmer l’Etat
de droit, et donc de mettre un terme à la politique d’impunité. Il mit donc en œuvre une
politique de justice symbolique et rétributive que nous analyserons dans une première partie.
Nous nous interrogerons dans une seconde partie, sur les conséquences éventuelles de sa
politique sur la réconciliation nationale.
A- Une justice symbolique et rétributive.
La politique de justice de Kirchner cherche à se distinguer des politiques passées en
accentuant la nécessité de lutter contre l’oubli et l’impunité. Pour cela, il met en place une
politique de justice symbolique (1) et rétributive (2).
140
Adolfo Perez Esquivel cité dans Morselin (Cristiano), « la lutte contre l’impunité progresse en Amérique
Latine », Réseau d’Informations et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL), 19 août 2005
87
1-Une politique contre l’oubli : une justice symbolique
Kirchner a cherché à se démarquer de la politique de ses prédécesseurs,
spécifiquement de celle d’oubli et de réconciliation revendiquée par Carlos Menem. Sa
politique s’inscrit dans un contexte de retour de la mémoire comme nous l’avons souligné
dans la section précédente. Le président s’est refusé à tourner le dos à cette mémoire faisant
surface et a préféré, au contraire, légitimer son activation au travers notamment d’actes
symboliques. Ainsi, il déclara le 24 mars, date du coup d’Etat, « Jour national de la mémoire
pour la Vérité et la Justice », jour férié. Ce jour devient donc une journée de commémoration
étatique. Le 24 mars 2004 fut le symbole de son refus de l’oubli des crimes commis sous la
dictature. Ce jour là, Kirchner délogea les portraits des généraux Videla et Bignone du
Collège Militaire. Mais l’aspect lu plus important de cette journée fut l’annonce de la
transformation de l’Ecole Supérieure Mécanique de la Marine (ESMA), en musée de la
mémoire.
L’ESMA fut le principal centre de détention clandestin sous le régime militaire ; la
torture et les disparitions faisaient partie du quotidien de cet édifice. Cependant, après la chute
de la dictature, ce bâtiment retrouva ses fonctions initiales d’instruction militaire. En 1984, la
CONADEP, dans le cadre de son travail d’investigation, inspecta l’ESMA et obtint donc la
preuve que cet édifice fut bien un centre clandestin par lequel plus de cinq mille personnes
passèrent. Ainsi que l’énonce le rapport Nunca Mas, « l’ESMA n’était pas seulement un
centre clandestin de détention où s’appliquaient des tourments, elle fonctionnait également
comme l’axe opératoire d’une complexe organisation qui a même probablement prétendu
occulter à travers l’extermination de ses victimes, les délits commis en son sein 141». Le 6
janvier 1998, Menem sollicita, par le décret 8/98, le transfert des installations de l’ESMA
vers un autre édifice afin d’aménager un espace vert et de construire un monument, symbole
de l’union nationale, en lieu et place de l’ESMA. Les associations des droits de l’homme
s’opposèrent vivement à la destruction de ce lieu symbolique tout comme le fit le juge
Marinelli chargé d’examiner le décret de Menem. Il jugea qu’il était du ressort de l’Etat de
conserver ce patrimoine culturel qui pourrait notamment avoir une valeur probatoire en cas
d’éventuelles causes judiciaires à venir. En février 2001, la Cour Suprême confirma cette
décision et déclara inconstitutionnel le décret de Menem.
141
http://www.memoriaabierta.org.ar
88
Ainsi, le 24 mars 2004, Kirchner signa un accord avec le gouvernement de Buenos
Aires et s’engagea à travailler à l’aménagement d’un « espace pour la mémoire et la
promotion et la défense des droits de l’homme ». Cet espace, selon le secrétaire des droits de
l’homme de l’époque, Eduardo Luis Duhalde, contient entre autres comme objectifs la
commémoration du travail des militants et l’éducation des futures générations en mettant
l’accent sur la connaissance et la formation. Ce lieu serait, à ses yeux, le symbole majeur des
crimes d’Etats, « l’Auschwitz argentin ». Hugo Vezzeti considère quant à lui, que pour
remplir sa tâche de musée de la mémoire, l’ESMA devrait prendre en compte les différents
types de mémoires existantes (mémoire des crimes, des familles, mémoires idéologiques,
publiques, politiques, …). Ce musée serait le symbole d’une « mémoire large, inspirée de la
défense et de la promotion des droits de l’homme qui devrait être la base d’un espace national
de remémoration d’une tragédie 142». La politique de mémoire dessinée par Kirchner reçut un
accueil positif de la part des anciennes victimes et des associations des droits de l’homme143,
y compris d’un personnage représentant l’opposition radicale à toute politique de droits de
l’homme venant de l’Etat : Hebe de Bonafini, la présidente des Mères de la place de Mai.
Celle-ci, dans une carte ouverte au président déclara : « C’est vrai que nous avons lutté 27 ans
tout les jours, toutes les heures, mais sans vous, Monsieur le Président, la journée d’hier [le 24
mars 2004] n’aurait pas été possible144. »
Ainsi, cette politique contre l’oubli s’inscrit contre dans un contexte d’activisme de la
mémoire et se pose en réaction aux politiques passées, notamment en réaction aux politiques
d’oubli et de pardon revendiquées par Menem. Le cas du sort destiné à l’ESMA est le
symbole de sa politique de justice symbolique.
2-Une politique contre l’impunité
« Je viens demander pardon au nom de l’Etat pour la honte d’avoir tu pendant 20 ans
de démocratie tant d’atrocités » 145.
Ce mea culpa prononcé par le président Kirchner lors de la commémoration des vingthuit ans du coup d’état, s’inscrit dans sa volonté de démarcation par rapport aux politiques de
ses prédécesseurs. Ce pardon d’Etat fait inversement écho à celui de Menem accordé, entre
142
Vezzeti (Hugo), « Politicas de la memoria : el museo en la ESMA », Punto de vista, 79, 2004, p.4
Voir annexe 2 : entretien de Pilar Calveiro au sujet du musée de l’ESMA
144
Hebe de Bonafini, Pagina 12, 25 mars 2004, http://www.pagina12.com.ar
145
Kirchner, www. latinreporters.com, 25 mars 2004
143
89
autres, aux responsables militaires condamnés ou susceptibles de l’être. Le président
dénonçait la lâcheté d’une politique de réconciliation nationale basée sur l’impunité146. Lors
de la célébration des 31 ans du coup d’Etat militaire, le 24 mars 2007, Kirchner réitéra cette
repentance étatique : je demande « pardon au peuple argentin, aux détenus, aux grand-mères,
aux mères et fils pour avoir attendu tant d’années, pour le manque de courage, pour le manque
de responsabilité, pour le manque de courage de tant de personnes147. » Quelles peuvent être
les facteurs explicatifs de cette attitude politique de démarcation au sujet du passé dictatorial ?
Quelle politique de justice adopta-t-il ?
Tout d’abord, comme nous l’avons souligné en introduisant cette section, Kirchner
arriva au pouvoir après une crise économique et sociale de grande ampleur entraînant un rejet
des élites politiques. Il devenait essentiel alors de rétablir le lien entre politique et société
notamment à travers la restauration d’un Etat de droit dont la lutte contre l’impunité faisait
partie. D’autre part, un facteur plus personnel peut également être en jeu dans la mise en
œuvre de sa politique de justice qui est l’engagement militant passé du président. En effet,
membre des jeunesses péronistes, section située à l’extrême gauche du parti justicialiste,
Kirchner s’opposa fermement à la dictature militaire. Il fut d’ailleurs détenu sous la junte
dirigée par le général Videla. Ainsi, son engagement passé est certainement lié aux impératifs
éthiques et moraux qu’il invoque pour justifier sa politique de lutte contre l’impunité. De
surcroît, il convient de rappeler l’incessante pression pour une justice pénale totale de la part
des associations de victimes et de défense des droits de l’homme que nous avons souligné tout
au long de ce mémoire. Enfin, l’adoption d’une politique contre l’impunité s’inscrit dans un
contexte international prônant une justice pénale pour les crimes de même nature que ceux
commis sous la dictature argentine et ayant de plus en plus de poids sur l’Etat de droit et la
démocratie argentine. Ainsi, ces facteurs permettent d’expliquer les actions du président
Kirchner contre l’impunité. Il convient à présent de les préciser.
La première semaine suivant son élection, Kirchner a procédé à une purge des forces
armées et des forces de sécurité. Ce geste revêt une forte portée symbolique : l’institution
militaire n’est pas au-dessus des lois et le nouveau gouvernement est déterminé, comme il
l’avait annoncé, à en finir avec les privilèges passés dont bénéficièrent les militaires. Par
ailleurs, il cherchait à témoigner de sa volonté de s’inscrire non plus dans la « realpolitik »
mais au contraire, de se revendiquer d’une conception universelle et absolue des droits de
l’homme et de la justice. Deux mois après son arrivée au pouvoir, Kirchner abrogea donc, le
146
147
Kirchner, Clarin, 25 mars 2004, www.clarin.com
Kirchner, discours du 24 mars 2007 à Cordoba, voir annexe 3
90
25 juillet 2007, le décret anti-extradition adopté par l’ancien président De la Rua. Cependant,
cet espoir d’extradition sera peut-être compromis, ainsi que s’interroge Michel Faure dans un
article du journal « L’express », par la politique à l’égard du passé menée par Kirchner148. En
effet, le président a fait du rétablissement de la justice pénale rétroactive un des axes majeurs
de sa politique. D’autre part, il effectua également une épuration de la Cour Suprême de la
nation jugée trop « ménémiste » et ceci dans l’objectif, entre autre, de favoriser l’annulation
des lois de point final et d’obéissance due. En effet, Kirchner fit pression afin, non pas de
procéder à leur dérogation, ce qui avait été fait le 25 mars 1998 par la loi 24 952 et qui n’avait
qu’une portée symbolique importante certes, mais qui n’annulait pas les effets de telles lois,
mais tout bonnement de les annuler. L’annulation impliquait que ces lois étaient considérées
juridiquement comme n’ayant jamais existées, il en allait de même pour leurs effets. A partir
du cas des époux Poblete contre l’ancien sous-officier de la police fédérale Julio Hector
Simon, le juge fédéral Cavallo déclara, le 6 mars 2001, ces lois inconstitutionnelles. Le 9
novembre 2001, la chambre fédérale supérieure ratifia la nullité des lois d’amnistie149. A son
arrivée au pouvoir, Kirchner fit pression pour que le parlement confirme cette décision de
nullité, ce qu’il fit en août 2003. Enfin, le 15 juin 2005, la Cour Suprême déclara
l’inconstitutionnalité des lois de point final et d’obéissance due ce qui permit la réouverture
des procès contre les supposés auteurs de violations des droits de l’homme sous la dictature.
A ce propos, Kirchner déclara : « cela nous redonne foi en la justice ».
La politique menée par Kirchner revendique donc une justice de type rétributive, une
justice « juste », totale ce qui s’inscrit dans l’opposition avec la justice préventive et partielle
de ses prédécesseurs, ne jugeant ni tous les crimes, ni au moyen de toutes les sanctions.
Cependant, il convient de signaler que la mise en œuvre d’une telle politique, si elle est due en
partie aux facteurs énoncés ci-dessus, est à intégrer dans un contexte politique plus général,
favorable. En effet, contrairement à la politique menée par Alfonsin, celle-ci n’a pas à tenir
compte du principe d’urgence démocratique, le démocratie est installée depuis vingt ans et
semble stabilisée. Par ailleurs, le pouvoir militaire n’est plus une menace pour le régime, les
militaires amenés à être jugés représentent un pourcentage très faible des militaires encore en
exercice alors qu’ils représentaient l’essentiel des troupes au sortir de la dictature. Le vecteur
temps joue donc un rôle essentiel dans la mise en œuvre d’une telle justice, les conjonctures
politiques étant différentes. L’ancien président Alfonsin le soulignait d’ailleurs dans la
préface de l’ouvrage de Carlos Nino : « A quelques mois avant de fêter vingt ans de
148
149
Faure (Michel), « Qui jugera Astiz ? », l’Express, 28 août 2003
Cause n°17 768, salle 2 chambre fédérale de Buenos Aires
91
démocratie, avec les institutions consolidées et avec la subordination absolue des Forces
Armées au pouvoir présidentiel, tout avait changé. Au-delà de la crise sociale et économique
que nous avions subie, la société argentine pouvait se regarder dans la glace et observer un
changement substantiel : elle n’admettrait plus jamais le retour à un régime dictatorial. Le
changement n’était pas rien, après un demi-siècle de coups d’Etat.150 » D’autre part, dans une
lettre envoyée en août 2003 aux présidents des partis radicaux du Sénat et de la chambre des
députés, il justifiait sa politique passée notamment les lois d’amnistie qui n’étaient non pas
« bonnes » mais « nécessaires » : « la loi [d’obéissance due] avait pour but de limiter la
responsabilité à la plus haute autorité militaire ; mais, j’admets que l’urgence et l’insistance
furent conditionnées par une réalité menaçante pour la stabilité de la démocratie. Une des
choses que l’on apprend durement lors de l’exercice du pouvoir politique c’est que la
politique est, entre autres, une option entre coûts.151 » Il ajouta à propos de la politique de
Kirchner se voulant la matérialisation dans le politique de la lutte contre l’impunité inscrite
dans le secteur associatif : « Si quelqu’un doit aller en prison, la justice le décidera. Ce ne
serait rompre aucun pacte d’impunité puisque jamais il n’y en a eu. Ce serait dépasser les
faiblesses qui m’ont poussé à impulser ces lois152. » Enfin, il fit part de son émoi face à la
remise en question de sa politique de justice qui, bien qu’elle n’était pas synonyme de justice
totale, restait néanmoins un pas dans le processus de justice et dans la mise en cause de
l’impunité annoncée par les militaires durant l’effondrement du régime dictatorial : « Il a été
très douloureux d’entendre de la bouche du président cette demande de pardon « pour les
silences de la démocratie » face au terrorisme d’Etat.153 »
La politique de justice symbolique et rétributive initiée par Kirchner s’inscrit donc
dans une conjoncture politique favorable. La persévérance des victimes, le poids du droit
international des droits de l’homme, la présence de magistrats progressistes ainsi que le
monopole de l’usage de la force légitime par la pouvoir politique ont été facteurs de
l’avènement de la justice pénale pour les crimes commis sous la dictature. Cependant, nous
pouvons nous interroger : la réouverture des procès sera-t-elle synonyme de réconciliation ?
B- Une politique de réconciliation ?
150
Nino (Carlos), Juicio al mal absoluto, op.cit., p24
Ibidem, p 26
152
Ibid., p 27
153
Ibid., p 28
151
92
La politique de reconnaissance du passé se voulant en opposition avec les politiques
d’ « in-justice » pénales passées valut à celui qui n’avait été élu qu’à 22 % des voix seulement,
une importante légitimité sociale154. S’il gagna la confiance du secteur social des victimes et
des droits de l’homme opposé au pouvoir politique depuis les lois d’amnistie et les grâces de
Menem (1), on peut néanmoins s’interroger sur la capacité de sa politique de justice à
réconcilier le secteur social soutenant les victimes et celui favorable à la répression militaire
passée (2).
1- Une réconciliation entre le mouvement des victimes et l’Etat
La politique de justice menée par Kirchner semble avant tout facteur de réconciliation
entre le mouvement des victimes et de défense des droits de l’homme et le pouvoir politique.
En effet, le combat de ces associations qui se déroulait dans l’espace public aux moyens,
comme nous l’avons vu, de manifestations, de condamnations sociales, est désormais relayé
au sein de l’appareil judiciaire. Le politique a donc assumé un rôle d’entremetteur entre les
revendications sociales et la justice elle-même. La réouverture des procès signifie ainsi la fin
de l’impunité aux yeux du mouvement des droits de l’homme : les coupables seraient enfin
condamnés. D’après Silvina Negrete, employé de l’APDH de La Plata, ils permettent
également, d’une part le rejet de la mémoire collective de la théorie des deux démons, la
responsabilité au sujet des atrocités commises n’était pas partagée entre le terrorisme
guérilléro et la répression étatique, et, d’autre part, la prise de conscience des violences liées
au terrorisme d’Etat155. Par ailleurs, si la politique symbolique de Kirchner, la multiplication
des commémorations, hommages et le mea culpa étatique, valurent au président le soutien des
associations de victime et des droits de l’homme, la réouverture des procès, fut quant à elle,
synonyme de la fin de la lutte contre l’impunité. L’association Madres de Plaza de Mayo,
association de victimes la plus radicale qui s’opposait aux indemnisations, monuments
historiques en exigeant la réapparition en vie des disparus, s’est ralliée au processus de justice
pénale débutant. En effet, le 26 janvier 2006, les mères effectuèrent leur dernière marche sur
la place de Mai face à la Casa Rosada, maison du gouvernement, en soutien à leurs enfants
disparus. Cet acte symbolique s’explique par la prise en compte par le président de leur
combat et de leurs revendications. Pour Nadya, une des Madres, il n’est plus utile d’effectuer
154
Kirchner avait été élu avec 22 % des voix étant donné que son adversaire, Menem, s’était retiré au second
tour.
155
Voir annexe 4
93
ces rondes car « l’ennemi n’est plus à la présidence »156. Le besoin de justice sera, selon elles,
assouvi par la judiciarisation de leur combat tout comme leur besoin de vérité : « Nous avons
eu des succès, mais il nous manque l’essentiel : savoir ce que sont devenus nos fils et nos
filles157 ».
Ainsi, l’initiation de ce processus de justice est favorable à la réconciliation entre les
victimes et l’Etat, et à la pacification de l’espace public puisqu’elle met un terme à la loi du
Talion, à la vengeance populaire. Cependant, il convient de souligner la différence entre les
attentes des victimes et de certaines associations de défense des droits de l’homme et la
probable réalité à venir. En effet, les victimes revendiquent une justice absolue : tous les
coupables doivent être jugés et condamnés. Et les coupables à leurs yeux ne sont pas
seulement les auteurs directs ou indirects de violations des droits de l’homme, sinon les
complices et les collaborateurs du régime. Le jugement des deux dernières catégories semble
être une utopie si l’on tient compte du fait que le coup d’Etat était soutenu en 1976 par la
majorité de la société civile. D’autre part, malgré la levée du secret militaire sur les archives
de l’armée concernant la dictature en mars 2006 qui est une avancée remarquable au regard du
secret entourant la répression militaire, il ne semble pas pour autant aisé de réunir les preuves
permettant d’établir la culpabilité juridique des présumés coupables. En outre, un autre
obstacle à cette justice absolue dont se prévalent les victimes, est celui lié à l’âge des inculpés.
En effet, le code pénal argentin prévoit un régime d’aménagement des peines pour les
personnes âgées de plus de soixante-dix ans. Ce principe juridique va donc à l’encontre des
espérances des associations de victimes et de défense des droits de l’homme. Silvina Negrete
membre de l’APDH témoigne de ce désir de justice absolu : « Ce que j’espère des jugements
actuels et futurs, c’est qu’on condamne effectivement les responsables, avec prison commune,
qu’on juge et qu’on condamne également les complices militaires et civils qui ont collaboré
au processus dictatorial158. » Enfin, la lenteur des procès se révèle être une autre barrière à une
justice intégrale. Depuis la réouverture des procès, deux personnes seulement ont été
condamnées : Julio Hector Simon, sous-officier de la police fédérale au moment des faits pour
la séquestration des époux Poblete, et Miguel Osvaldo Etchecolatz, ancien commissaire de la
province de Buenos Aires. Pour certains cette lenteur est due au phénomène d’anomie
institutionnelle caractérisant l’Argentine ainsi qu’à une mauvaise volonté de la part de la Cour
de cassation. L’avocat de l’association « Grands-mères de la place de Mai » en juge l’estime
156
Dabadie (Catherine), « les mères de la place de mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires », Paris, Le
Figaro, 26 janvier 2006
157
Idem
158
Voir annexe 4
94
ainsi. « Une grande partie du retard de la justice pénale fédérale est structurelle, elle est en
lien avec un processus antique et inquisitif qui n’a jamais servi. Certains secteurs majoritaires
de la chambre de cassation profitent de ces faiblesses pour éviter d’avancer dans les causes
ayant trait aux violations des droits de l’homme, certainement par le positionnement
idéologique et social de ses membres, tant les juges que les fonctionnaires. Une réforme au
système de jugement pénal est donc urgente.159 ». Cependant face à la lenteur de la justice, le
président Kirchner a exercé une forte pression politique. Il a d’ailleurs émis un message à
l’adresse de la Cour de Cassation lors de son discours de commémoration de l’anniversaire du
coup d’Etat, le 24 mars 2007 ans son: « Cela suffit, s’il vous plait, cela suffit, jugements et
punitions, nous avons besoin que les procès s’accélèrent 160 . » Mais, face à la lenteur
persistante de cette cour, il a décidé de procéder à une modification de ses attributions afin
d’accélérer les jugements.
Ainsi, le président Kirchner en favorisant l’instauration d’une justice pénale pour les
responsables de violations des droits de l’homme commises sous la dictature a permis, de
renouer le lien avec les associations de victime et surtout de les réconcilier avec le politique
en transférant leur combat dans l’arène judiciaire. Cependant, les divergences entre les
revendications d’une justice absolue de la part des victimes, et la réalité de la justice pénale
argentine risquent de compromettre la réconciliation entre les victimes et l’institution militaire.
Pour certains, l’existence même des procès serait un facteur empêchant la réconciliation.
2- La réouverture des procès : facteur de dissensus social ?
D’après le ministre de la défense José Pampuro, entre cinq cents et mille militaires
pourraient être convoqués dans le cadre de la réouverture des procès ce qui lui provoquait,
affirma-t-il une « certaine inquiétude » tout en soulignant qu’ « au sein de la force [armée], on
savait que cela allait arriver » 161 . Cependant, la réouverture des procès n’a donné lieu à
aucune position officielle de la part de l’institution militaire. Contrairement au procès ayant
eu lieu sous Alfonsin, on ne craint pas la menace d’un coup d’Etat contre le régime
démocratique. Or, le climat général n’en est pas pour autant apaisé et favorable à une
réconciliation entre les victimes et le secteur de la société les soutenant et les militaires
appuyés aux aussi par une certaine partie de la société civile.
159
Ginzberg (Victoria), El Pais, 12/02/2007
Discours de Kirchner prononcé le 24 mars 2007 à Cordoba ; voir annexe 4
161
Dabadie (Catherine), « les mères de la place de mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires », op.cit.
160
95
La disparition le 17 septembre 2006 de Jorge Julio Lopez témoigne de ce climat agité.
Cet homme âgé de soixante-dix sept ans était le témoin clef ayant permis la condamnation à
vie de Miguel Etchecolatz, ancien directeur d’investigations de la police de la province de
Buenos Aires durant la dictature. Aux yeux du journaliste Sola et de la majeur partie de
l’opinion publique, « Etchecolatz est un des assassins les plus emblématiques du régime
génocidaire et c’est la raison pour laquelle Lopez a pu être enlevé : pour intimider les futurs
témoins ou pour empêcher sa participation à travers d’autres procès » 162 . Outre cet
enlèvement, une vague d’intimidations et de menaces ont été dirigées à l’encontre de
différents secteurs de la société en lien avec les jugements sur les crimes commis sous la
dictature. Dans un document datant du 24 octobre 2006, l’Assemblée Permanente Pour les
Droits de l’Homme, exprimait sa « profonde préoccupation ». Ces menaces avaient pour cible
des juges et avocats s’occupant des procès, des témoins et membres d’associations de droits
de l’homme, ainsi que des journalistes163. Quelques jours après avoir condamné Etchecolatz à
la prison à perpétuité, le juge Carlos Rozanski a reçu, ainsi que d’autres collègues, une lettre
dans laquelle était écrit : « Nous savons que vous, directement ou indirectement, recevez des
pressions du Gouvernement pour agir en fonction des intérêts qui ont agressé la nation et qui,
aujourd’hui, depuis le pouvoir, NE cherchent PAS justice mais vengeance. [ …] NOUS vous
SUGGERONS AVEC VEHEMENCE de ne pas céder devant ces pressions. [ …] Sachez que
notre devoir de citoyen est de contrôler que vous vous acquittiez parfaitement des fonctions
pour lesquelles vous avez été désignés. [ …] Si non, RENONCEZ !!! Sachez que cette farce
aura sa fin à n’importe quel moment et ceux qui n’ont pas honoré leur charge devront rendre
des comptes devant un tribunal particulièrement impartial »164. Par ailleurs, la Maison des
Droits Humains de Santa Fe ont dénoncé en septembre 2006, un « bombardement de tracts
d’intimidations » sur lesquels était inscrit : « Jorge Lopez disparu 30 001, qui sera le
30 002 ? 165». Ce chiffre fait écho aux trente mille disparus revendiqués par les associations de
défense des droits de l’homme. Le rapport annuel 2006 du Centre d’Etudes Légales et
Sociales (CELS) concernant l’état des droits de l’homme en Argentine faisait d’ailleurs part
de son inquiétude quant aux « essais de déstabilisation des jugements et notamment de la
162
Agence AFP en lien avec El Correo, paris, 27 septembre 2006 ; http://www.elcorreodigital.com
APDH, « ola de intimidaciones y amenazas », Buenos aires, 24 octobre 2006, http://www.apdhargentina.org.ar
164
Dandan (Alejandra), Pagina 12, 29 septembre 2006.
165
Idem
163
96
disparition de M. Lopez qui provoquaient un « effet intimidant pour les juges et les
avocats »166.
Si le cadre général entourant les jugements n’est pas synonyme de pacification, il
semble encore moins l’être de réconciliation. En effet, depuis la réouverture des procès, les
clivages inhérents à la dictature se sont ravivés. Du côté militaire, sont apparus des
rassemblements publics et des manifestations de soutien aux victimes de la « subversion »
ainsi que des revendications du terrorisme d’Etat. Le 24 mai 2006, par exemple, un
rassemblement comptant près de trois mille personnes en hommage aux militaires morts dans
la lutte contre la « subversion » eut lieu au cœur de Buenos Aires. D’autre part, en octobre de
la même année, une « commission d’hommages aux personnes mortes pour la subversion » a
vu le jour. D’autres associations telles celle des « Argentins pour la mémoire complète »
revendique l‘action militaire de la dictature. La page d’accueil de leur site internet précise :
« Notre effort est dédié aux hommes et femmes qui dans la décennie 1970 portèrent un
uniforme pour défendre la patrie. Parce que nous avons ramassé le sang de nos martyrs pour
lever le drapeau argentin et parce que nous avons un engagement auprès de nos prisonniers de
guerre [ils évoquent ici les militaires extradés pour être jugés à l’étranger, notamment Ricardo
Miguel Cavallo se trouvant en Espagne]. Pour eux, aujourd’hui, nous allumons cette flamme
de mémoire, flamme de la reconnaissance et de l’orgueil d’un peuple ; l’unique flamme qui ne
s’éteindra jamais »167. La lettre de menace adressée au juge Rozanski ci-dessus témoigne, de
surcroît, de l’assimilation qui est faîte par ces groupes entre le gouvernement actuel et les
« intérêts qui ont agressé la nation » dans les années 1970. Ceci rappelle la vision des
militaires de la CONADEP et du jugement aux juntes qui étaient, selon eux, la manifestation
de la présence du péril «subversif». La logique de l’ennemi intérieur est donc encore présente
dans certains secteurs de la société favorable à la répression militaire et est rendue publique
par la réouverture des procès. Du côté des victimes, le procédé est le même. Si leur logique de
ressentiment avait été apaisée par la certitude d’une justice pénale, le climat dans lequel elle
se déroule favorise le retour aux clivages issus de la dictature. A la disparition du témoin Julio
Lopez a fait écho une série de manifestations pour dire « Non à l’impunité et au retour des
méthodes de la dictature »168. Le pouvoir politique, quant à lui, se positionne en faveur des
victimes, ce qui lui vaut des rancœurs de la part du secteur social revendiquant le terrorisme
d’Etat. Lors, par exemple, d’un discours de commémoration de l’anniversaire coup d’Etat, le
166
Rapport annuel du CELS 2006 cité dans, Pagina 12, 20 mars 2007
http://www.memoriacompleta.com.ar
168
Agence AFP en lien avec El Correo, paris, 27 septembre 2006 ; http://www.elcorreodigital.com
167
97
31 mars 2007, Kirchner déclara à propos de Julio Lopez : « Ceux qui l’ont pris sont les
mêmes que d’habitude, et nous devons le retrouver vivant, pour les argentins, pour nous et
pour sa famille » 169 . Ainsi, le climat d’agitation autour des procès ravive les logiques
antagoniques issues de la dictature. Pour certains, le retour des jugements ne serait donc pas
favorable à la réconciliation nationale. Un article publié dans « La Nacion » estime, par
exemple, que « l’important est d’avancer vers une réconciliation qui arrivera difficilement si
on continue à ressusciter la haine » 170 . D’après les éditoriaux de ce quotidien national
conservateur, ce climat d’agitation politique empêcherait la réconciliation au nom des intérêts
d’un groupe restreint de militants171. Si un certain secteur de la société considère donc le
retour des jugements comme porteurs de haine et intégrés dans une justice « partiale »,
d’autres au contraire, récusent cette vision : « Ce que cherchent les membres d’une coalition
[…] ce n’est pas la réconciliation dont personne n’en définit les termes mais l’impunité »172.
« La réconciliation […] est une proposition de droite, tout court, parce que c’est la
consécration des privilèges et l’intouchabilité des tout-puissants » 173 . La réconciliation
revendiquée par une partie de la société serait donc synonyme d’oubli et d’impunité. Pourtant,
malgré ces clivages idéologiques au sujet des procès et de la réconciliation, il n’en reste pas
moins que la majorité de l’opinion publique est favorable aux jugements. D’après un sondage
effectué par le sociologue Enrique Zuleta Puceiro pour l’institut OPSM, 70 % estiment que les
jugements sont positifs pour le pays. La même proportion estime même que la distinction
entre différents niveaux de responsabilité n’a pas lieu d’être et s’oppose à une éventuelle
amnistie174.
Les procès donnent donc lieu à la réaffirmation de clivages politiques présents sous la
dictature militaire et empêchent donc la réconciliation nationale aux yeux de certains secteurs
de la société. Cependant, malgré le climat de menaces, les militaires ne représentent pas un
danger pour la démocratie étant donné que les plus concernés par les procès sont les retraités.
Ces procès ont donc, certes, permis la réconciliation entre les victimes et le pouvoir politique,
cependant, la réconciliation avec l’institution militaire ne pourra avoir lieu que si les logiques
de l’ennemi intérieur disparaissent.
169
Discours de Kirchner prononcé le 24 mars 2007 à Cordoba ; annexe 4
Cité dans Pagina 12 le 31 décembre 2006
171
Wainfeld (Mario), « la ofensiva contra la calidad democratica », El Pais, 22 octobre 2006
172
Wainfeld (Mario), « la ofensiva contra la calidad democratica », op.cit
173
Idem
174
Voir annexe 1
170
98
La politique de justice de Kirchner favorisant justice symbolique et rétributive permet
donc de répondre au besoin de justice des victimes et des associations de défense des droits de
l’homme. La reconnaissance de ce secteur de la société civile par le pouvoir politique favorise
une réconciliation entre ces deux types d’acteurs. La demande sociale de justice est désormais
transférée dans l’arène judiciaire ce qui diminue le ressentiment éprouvé par les victimes.
Cependant, la logique de l’ennemi intérieur prégnante chez les militaires actifs pendant la
dictature pose obstacle à la réconciliation entre victimes et bourreaux.
Le pardon ménémiste octroyé pourtant au nom de la réconciliation nationale, n’a pas
pour autant mis en œuvre ce processus. En effet, contrairement à celui de la commission sudafricaine, il n’était pas conditionné par la vérité, vérité d’autant plus importante dans le cas
des disparitions forcées. D’autre part, le conflit de mémoire persistant freine tout processus de
réconciliation. Ce conflit de mémoire reste présent à l’heure de la réouverture des procès sous
la présidence de Kirchner.
99
CONCLUSION
Le processus de justice en Argentine n’a donc pas permis une réconciliation entre
victimes et anciens bourreaux. Néanmoins, il a favorisé la pacification sociale et n’a pas fait
obstacle au processus de transition démocratique. La politique de justice transitionnelle mise
en place par Alfonsin visait à satisfaire en partie les victimes et en partie l’institution militaire.
Le procès aux juntes ainsi que le travail de la Commission Nationale sur les Disparitions de
Personnes contribuèrent à assouvir les besoins de justice et de vérité des victimes et de la
société: un plan répressif étatique basé sur la disparition forcée de personnes, la séquestration
et la torture avait bel et bien eut lieu ; l’Etat le reconnaissait officiellement. D’autre part, il
était établi désormais que de tels agissements seraient sanctionnés. En ce qui concerne les
militaires, la politique d’Alfonsin démontrait que ce n’était pas l’institution militaire dans son
ensemble qui était jugée, la majorité des exécutants étant destinée à la réinsertion dans le
processus démocratique en cours. Cependant, l’activisme judiciaire entraîna diverses
insurrections militaires qui conduisirent le gouvernement à adopter les lois de point final et
d’obéissance due. La restriction de la justice pénale engendra une logique de ressentiment du
côté des victimes : la vérité au sujet de chaque disparu n’avait pas été révélée et chaque auteur
de violations des droits de l’homme n’avait pas été jugé. Les grâces de Menem, même si elles
n’effacèrent pas l’aspect symbolique des procès précédents, annulèrent les condamnations
passées et à venir. Certes, le pardon peut être utile à la réconciliation nationale mais sous
certaines conditions comme nous pouvons le constater en étudiant la Commission Vérité et
Réconciliation sud-africaine accordant le pardon en échange de la vérité et, de la sanction
sociale d’avoir à révéler ces faits publiquement. Or, en Argentine, le pardon étatique pouvait
d’autant moins être facteur de réconciliation que la pratique des disparitions forcées
caractérisée par l’occultation rendaient d’autant plus nécessaire la vérité. D’autre part, les
militaires n’éprouvaient aucune repentance à propos de leurs agissements passés et se
référaient constamment aux clivages ayant cours sous la dictature et notamment à la logique
de l’ennemi intérieur. Ce conflit de mémoire empêchait la réconciliation entre les deux entités.
Cette non-réconciliation se traduisait par une importante demande sociale de justice : dans
l’arène institutionnelle avec les « procès pour la vérité » ; dans l’arène publique avec une
justice populaire, notamment à travers le phénomène de « scratch » ; dans l’arène judiciaire
avec les procès à l’étranger et les procès pour appropriation illégale de mineurs. Néanmoins,
l’arrivée de Kirchner symbolise, aux yeux des victimes, une rupture dans le processus d’« in-
100
justice ». Celui-ci, en dénonçant les politiques de justice passées se place de leur côté. Cette
attitude est bien évidemment favorisée par le contexte politique : la démocratie semble
durablement installée et les militaires ne représentent donc plus une menace. Kirchner fit ainsi
pression pour que la Cour Suprême sanctionne la décision d’inconstitutionnalité des lois dîtes
d’ « amnistie ». Cette décision donna lieu à la réouverture des procès à l’encontre des
criminels de la dictature. Seront-ils favorables à la réconciliation nationale ? Si les victimes se
sont réconciliées avec le gouvernement, il n’en reste pas moins que la justice absolue qu’elles
revendiquent semble improbable. D’autre part, si les militaires ne représentent plus une
menace pour la démocratie puisque la majorité des inculpés sont à la retraite, leur mémoire de
la dictature et la logique de l’ennemi interne reste intacte. La société argentine est donc
pacifiée mais la réconciliation entre victimes et bourreaux n’a pas eu lieu. La mort des acteurs
de la dictature mettra-t-elle un terme à cette opposition ? On peut en douter puisque les
mémoires antagoniques de la dictature se transmettent. L’association HIJOS et « Argentins
pour la mémoire complète » en sont les témoins. A l’Etat alors de réconcilier les mémoires.
101
ANNEXES
ANNEXE 1 : Sondage sur les procès initiés depuis la décision de la Cour Suprême
d’inconstitutionnalité des lois de point final et d’obéissance due. 1er avril 2007
ANNEXE 2 : Extraits d’un entretien avec Pilar Calveiro, détenue sous la dictature et auteur
de l’ouvrage Pouvoir et disparitions, suite à sa visite du musée de la mémoire implanté dans
les bâtiments de l’ancien centre clandestin de l’Ecole Mécanique Supérieure de la Marine
Argentine. 1er avril 2007
ANNEXE 3 : Extraits du discours du président Kirchner lors de l’acte de commémoration du
“jour national de la mémoire, pour la vérité et la justice” le 24 mars 2007 à Cordoba
ANNEXE 4 : Enquête auprès de certaines associations des droits de l’homme au sujet de leur
vision des procès actuels et de la réconciliation nationale. Mars 2007
102
ANNEXE 1 : Sondage sur les procès initiés depuis la décision de la Cour Suprême
d’inconstitutionnalité des lois de point final et d’obéissance due.
Sondage réalisé par le sociologue Enrique Zuleta Puceiro pour le Moniteur de Tendances
Economiques et Sociales élaboré par l’institut de sondages OPSM. Dirigé par Isidro Adúriz,
Matías Zaldúa et Gustavo Di Lorenzo. Ce travail a été réalisé sur un échantillon représentatif
de 1100 personnes dans 65 localités argentines. Les résultats ont été publiés dans le quotidien
“El pais”, le 1er avril 2007.
103
ANNEXE 2 : Extraits d’un entretien avec Pilar Calveiro, détenue sous la dictature et
auteur de l’ouvrage Pouvoir et disparitions, suite à sa visite du musée de la mémoire
implanté dans les bâtiments de l’ancien centre clandestin de l’Ecole Mécanique
Supérieure de la Marine Argentine. Entretien effectué par Sergio Kisielewsky pour le
quotidien El Pais; 1er avril 2007
- Qu’est-ce que vous avez ressenti quand vous êtes entrée de nouveau dans l’ESMA en
tant que survivante?
- Cette appropriation de l’édifice pour l’utiliser comme lieu de Mémoire est un fait très
important, qui consolide tout le travail extraordinaire qui se fit en Argentine. Il n’a de
parallèle dans aucun pays d’Amérique Latine. Je crois que le Jugement des militaires, les
jugements et les condamnations impliquent une reconnaissance de l’histoire. La dérogation
des lois d’Obéissance due, de Point final et l’utilisation du batiment de l’ESMA comme lieu
de Mémoire, comme part d’un processus qu’il faut valoriser, est important au niveau politique
et à tous les niveaux. En rentrant dans l’ESMA, j’ai ressenti une profonde émotion et une
reconnaissance parfaite des lieux. L’endroit me semblait familier. Je me suis revue à
l’intérieur. Mais également, la sensation de marcher était la sensation d’être dans un cimetière,
de se promener dans un cimetière [...]
–Quel changement se produisit à partir de l’acte dans l’ESMA pour les survivants de
cette horreur?
– Ce processus date de bien avant. Nous, nous avons commencé lorsque nous sommes allés à
un jugement déposer en tant que témoin à charge. Ce fut une forme de reconnaissance aux
survivants. Il y a une certaine reconnaissance sociale quand à l’heure à laquelle se condamne
les anciens commandants, mon témoignage, celui de chacun d’entre nous apparait comme une
preuve. [...] Cette société eut différents moments de reconnaissance. Avec l’ouverture de
l’ESMA comme lieu de Mémoire, les faits qui ont conduits à l’assassinat de milliers de
personne sont reconnus. Une fois reconnue la responsabilité des forces armées, il est
nécessaire de passer à la discussion politique et cela est en train de se faire, pour que certaines
clefs au sujet du sens à donner au passé nous permettent de voir ce présent. Et d’aller de
l’avant. [...]
–¿Votre livre Pouvoir et Disparition est une réponse à l’horreur?
–Moi je ne le vois pas comme une réponse théorique, il me semble que c’est un point de vue,
une tentative d’analyse de ce que représente cette expérience, en essayant de la prendre
comme une expérience personnelle mais en prenant en compte les clefs politiques qui
pourraient expliquer ce qui s’est passé.
–¿Dans quel sens “clefs politiques”?
– Les processus politiques qui rendirent possible l’existence des camps de concentration et
d’extermination en Argentine. [...] Les expériences douloureuses laissent une marque inscrite
dans le corps. Cette marque est permanente. Elle connaît peu de transformations, la marque
est ici, c’est la marque d’une blessure, la cicatrice est ici. C’est la cicatrice qui te rappelle ce
que fut la blessure. C’est ici comme cicatrice relativement fixe dans le corps. Cependant, c’est
lorsque l’on regarde la cicatrice, le moment où ça fait mal; cela renvoie à l’expérience passée.
Et chacun réélabore l’expérience de la blessure depuis le moment présent. Cela a lieu avec
n’importe quelle expérience douloureuse. Ces marques qui restent dans les corps, d’une
certaine manière, sont celles qui permettent de raviver la mémoire. Depuis les nécessités
présentes raviver la mémoire de ce qu’il fut et le reconstruire à la lumière des urgences du
présent.
104
ANNEXE 3 : Extraits du discours du président Kirchner lors de l’acte de
commémoration du “jour national de la mémoire, pour la vérité et la justice” le 24 mars
2007 à Cordoba (Argentine) http://www.presidencia.gov.ar/
« Grands-Mères, Mères, Enfants, frères, amis, camarades, détenus-disparus: depuis le
Gouvernement national [...], je veux exprimer mes sentiments, non pas seulement personnels
puisque, à cette époque de l’histoire je suis en charge de la présidence de la Patrie [...]
La première chose que je veux dire au peuple argentin depuis Cordoba, depuis le centre de
l’horreur qui fut commandé par des lâches incroyables qui se prétendent argentins, c’est la
même chose que j’ai dit dans l’Ecole Supérieure Mécanique de la Marine: je demande pardon
au peuple argentin, aux détenus-disparus, aux Grands-Mères et aux Enfants pour avoir attendu
tant d’années, pour le manque de courage, pour ne pas voir assumé la responsabilité, comme
ils disent ici, pour le courage de si peu de gens et pour la lâcheté d’autant de personne quand
par ici nous envahissait la terreur.
Cela eut lieu ici il y a un moment, [...], et j’ai du voir, toucher et palper l’horreur. Pour cela, la
première synthèse que je veux faire c’est dire à la Justice argentine, [...], que s’il vous plait,
cela suffit, jugement et punition, nous avons besoin que les jugements s’accélèrent.
Quel est le compromis de certains membres de la justice? Que se passe-t-il dans cette
Chambre de Cassation ou sont stoppés, par exemple, depuis des années des jugements qui
devraient être en cours?
Mesdames, Messieurs : […] Un autre Pouvoir nous envahit, nous demandons qu’il fonctionne.
Parce que je vais vous dire une chose : nous ne réclamons pas vengeance, nous demandons
que la Justice fonctionne, cette Justice que nos frères, nos camarades et nos amis n’ont pas eu.
Vous savez qu’il y eut des dirigeants et militaires qui aujourd’hui se cachent car ils ont peur
d’aller devant un juge et qu’ils étaient les propriétaires de la vie d’argentins engagés pour un
pays différent. Malgré la diversité et la pluralité, […], nous luttions tous et nous ne croyons
pas que nous allions vivre dans l’Argentine postérieure dans laquelle nous eûmes à vivre ; de
plus, nous rêvions de choses très différentes et nous ne baissions pas les bras, et nous ne les
baisserons jamais. […]
Je crois que nos frères et nos compagnons que ne sont pas là mais qui sont tout de même
présents, nous regardent de quelque part et doivent se sentir, au moins, en voyant leurs mères,
leurs frères et leurs enfants, absolument réconfortés en sachant que la lutte n’est pas perdue,
que chacun lutte et se bat comme il le croit et comme il le sent, mais qu’il lutte et se bat.
[…]Nous devons savoir aujourd’hui, […] que ce qui commença et arrivé ce 24 mars, non
seulement se fit parce que certains utilisèrent les armes du peuple pour tuer le peuple, mais
surtout parce que beaucoup disaient que l’ordre devait revenir de n’importe quelle manière.
[ …]
Nous devons prendre les choses avec la fermeté dont firent preuve ces héros, les grand-mères
Sonia, Estalle, Hebe, les Mères, les Enfants, qui, seuls, depuis 30 ans, commencèrent la tâche
[…]
Je ne vais pas m’étendre plus, mais je souhaiterais vous dire ceci : à ceux qui torturèrent et
tuèrent, comme Barreiro qui s’est échappé du pays, autre lâche, à ceux qui vivent en nous
menaçant, que nous n’avons pas peur d’eux, nous n’avons pas peur. [ …] Maintenant,
l’obstacle que nous avons, […] c’est la lenteur de la Justice. Je peux vous assurer, que je fais
pression, je fais pression, mais certains se font les distraits. [ …]
Pour terminer, je souhaiterais mentionner le nom du compagnon Lopez, parce que là réside la
menace, là réside la terreur, eux. Ceux qui ont enlevé Lopez ne sont pas deux ou trois distraits,
ce sont ceux de toujours et nous devons le retrouver vivant, pour les argentins, pour nous et
pour la Patrie.
.Tous ensembles comme signe que nous pouvons renverser ce mécanisme pervers qu’on nous
105
a imposé depuis un temps certain : la peur pour garantir l’impunité ».
ANNEXE 4 : Enquête auprès de certaines associations des droits de l’homme au sujet de
leur vision des procès actuels et de la réconciliation nationale
J’ai envoyé un mail en mars 2007 à différentes associations des droits de l’homme en leur
demandant leur vision des procès actuels et les conditions qui, selon elles, permettraient la
réconciliation. Les Abuelas de Plaza de Mayo et l’APDH m’ont répondue :
ABUELAS DE PLAZA DE MAYO
« Nous, les Grands-mères de la place de Mai, luttons pour la justice. Nous croyons que
sans elle, il n’y a pas de véritable pays. Nous sommes partie civile depuis longtemps dans les
jugements pour les enfants appropriés, pour la restitution de leur identité, et nous le sommes
actuellement dans le procès pour la vérité, et dans les procès qui ont lieu depuis l’annulation
des lois d’impunité.
Nous n’acceptons pas ce concept de réconciliation avec les assassins de nos êtres chers,
les tortionnaires, violeurs, et coupables des disparitions forcées. Avec le peuple, nous n’avons
pas de problèmes. Tant que les génocidaires ne confient pas leurs crimes, ne se repentent pas,
et ne se compromettent pas à ne pas le commettre de nouveau, et ne disent pas la vérité sur le
destin des chacun des disparus et de nos petits-enfants, à qui ils les ont confiés, c’est-à-dire
toute la vérité, tant que tout cela n’aura pas lieu, le mot réconciliation sera une autre farce ».
ASSOCIATION PERMANENTE POUR LES DROITS DE L’HOMME
Voici la réponse de Silvina Negrete, employée dans l’association :
« La décision d’inconstitutionnalité des lois d’obéissance due et de point final signifia
une rupture dans la politique des droits de l’homme : terminer avec une époque d’impunité
pour les crimes contre l’humanité qui eurent lieu durant la dernière dictature dans le cadre
d’un génocide. La nullité des lois permit que s’activent de nouveau les processus pénaux pour
condamner effectivement les responsables ; cela signifie abandonner le cadre juridique qui
justifia et valida les crimes passés et rendre possible les condamnations des responsables et de
leurs complices. L’Etat, en reconnaissant et réprouvant tant d’années d’impunité a réussi à
favoriser des avancées positives dans la conscience populaire en chassant la théorie des deux
démons et en implantant la notion de terrorisme d’Etat.
Ce que j’espère des jugements actuels et futurs c’est que les responsables soient
condamnés avec prison commune, qu’on juge et condamne également les complices militaires
et civils qui collaborèrent avec le processus dictatorial. Trente et un ans passèrent et cela
signifie que beaucoup de responsables sont en en train de mourir sans condamnation, ou
exécutent leur condamnation à leur domicile invoquant la maladie ou leur grand âge. Mais ils
ne pourront pas s’échapper de la condamnation sociale qui existe aujourd’hui. La nullité des
lois rend possible que soient jugés non seulement les supérieurs hiérarchiques mais aussi tous
les complices qui travaillèrent sous leurs ordres.
Les jugements réalisés ont été positifs car ils ont condamné les génocidaires, objectif
principal, mais cependant, il faut ajouter qu’il est nécessaire que les jugements s’accélèrent
car aujourd’hui beaucoup sont retardés dans les tribunaux judiciaires ou ont été archivés ; ils
ne sont pas une priorité bien que le pouvoir exécutif ait exercé des pressions à plusieurs
reprises pour que les jugements s’accélèrent et que les responsables soient condamnés. Les
militaires dans la majorité des cas, se refusent à collaborer en apportant des informations et
résistent aux changements produits au sein des forces armées.
106
Le processus de justice et de condamnation des responsables permettra d’en finir avec
l’impunité présente depuis plus de 31 ans mais la réconciliation nationale n’est pas possible.
Même avec la condamnation des génocidaires jamais il ne sera possible d’effacer de la
mémoire collective ses conséquences dont la disparition de trente mille personnes, toute une
génération de lutteurs populaires.
Il n’y aura pas de pardon ni d’oubli pour les génocidaires responsables de la dictature,
ni pour les militaires, ni pour les grands groupes économiques qui soutinrent ce plan de
domination des pays latino-américains. Jamais on n’oubliera car la mémoire est le requis
fondamental de l’interminable lutte pour la vérité et la justice. La mémoire doit arrêter d’être
un synonyme d’oubli et se convertir en synonyme de justice. »
107
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112
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION..................................................................................................................1
I- La dictature militaire : naissance, idéologie, méthodes et chute ...................................1
1. Le contexte historique préalable à la dictature. 1960-1976.......................................1
2. La doctrine de sécurité nationale et la dictature. 1976-1983.....................................3
II- Justice et réconciliation ..............................................................................................6
1. Justice et crimes contre l’humanité..........................................................................6
2. Justice de transition et réconciliation nationale ........................................................8
PARTIE I .............................................................................................................................12
JUSTICE TRANSITIONNELLE ET RECONCILIATION :.................................................12
LA POLITIQUE D’ALFONSIN...........................................................................................12
Chapitre I – Le pragmatisme politique d’Alfonsin ............................................................13
Section I - Une politique de conciliation : entre intérêts « éthico-symboliques » et
« politico-étatiques ».....................................................................................................13
A- Entre impératifs de démocratie et de justice .........................................................13
1- La vision des transitologues : la justice en arrière-plan ......................................14
2- Une justice des droits de l’homme favorable à la démocratie.............................16
B- La stratégie d’Alfonsin : pour une justice préventive ............................................18
1- Une nécessaire sanction aux violations passées des droits de l’homme..............18
2- Protéger les droits de l’homme et assurer la viabilité du système démocratique.21
Section 2 - Une politique de justice préventive..............................................................23
A- La CONADEP : la vérité sur les crimes passés.....................................................23
1- Le rôle positif des commissions d’enquête non judiciaires dans la réconciliation
.............................................................................................................................23
2- La Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes : une vérité dévoilée
.............................................................................................................................26
B- Le jugement aux juntes: une justice pénale rétroactive .........................................28
1- Les obstacles juridiques et politiques au jugement.............................................29
2- Le « jugement du siècle » : une justice symbolique ...........................................31
Chapitre 2 - Les difficultés de cette politique de justice transitionnelle..............................35
Section 1 - Une « in-justice » au nom de la pacification sociale : les lois d’amnistie......35
A- Les lois d’amnistie comme stratégie politique initiale d’Alfonsin.........................35
1- Une justice restrictive et circonscrite.................................................................35
2- Amnistier au nom de l’obéissance due .............................................................38
B- Préserver la démocratie naissante face à la menace militaire.................................41
1- Le traditionnel poids des militaires en Argentine...............................................42
2- Le contexte d’adoption des lois d’amnistie........................................................43
Section 2 : Un bilan mitigé de cette politique de justice.................................................46
A- Un relatif succès à l’échelle gouvernementale ......................................................47
1- Les difficultés d’une justice rétroactive dans le contexte argentin......................47
2- Une structure sociale favorisant l’ « in-justice » ................................................49
B- Une politique de ressentiment .............................................................................51
113
1- Pour une justice absolue....................................................................................52
2- Une opposition croissante à la politique d’Alfonsin...........................................53
PARTIE II – .........................................................................................................................56
« IN-JUSTICE » ET RECONCILIATION :..........................................................................56
DE MENEM A KIRCHNER ................................................................................................56
Chapitre 1 : Oublier, pardonner, se réconcilier ..................................................................57
Section 1 : Des politiques de réconciliation...................................................................57
A- La politique de Menem : grâces et réconciliation nationale...................................57
1- Une politique d’oubli et de pardon au nom de la réconciliation ........................58
2- Une politique d’impunité ..................................................................................59
B- Afrique du Sud : une politique de pardon ............................................................61
1- Pardon et oubli : conditions de la réconciliation ?..............................................62
2- Le rôle de la vérité dans la réconciliation ..........................................................64
Section 2 : Argentine : les impossibles oublis, pardons, et réconciliation.......................66
A- Le cas particulier des disparitions.........................................................................66
1- La négation de l’existence des disparus .............................................................67
2- Les « Folles » de la place de Mai : « Ni oubli, ni pardon ! » ..............................70
B- Une mémoire en éveil ..........................................................................................72
1- Le retour de la mémoire : la rupture du pacte du silence militaire ......................72
2- Conflits de mémoire et impossible pardon.........................................................74
Chapitre 2 : Une demande sociale de justice, symbole de l’absence de réconciliation
nationale...........................................................................................................................77
Section 1 : Quelle justice au temps de la réconciliation ménémiste ? .............................77
A- Une justice non traditionnelle...............................................................................77
1- Une justice populaire : le rôle des « scratches » et bannissements sociaux.........77
2- Les jugements pour la vérité .............................................................................79
B- Une justice judiciaire résiduelle............................................................................81
1- Une justice internationale et universelle ?..........................................................82
2- Une brèche dans l’impunité : les procès pour appropriation illégale de mineurs 85
Section 2 : Une justice totale : l’arrivée de Kirchner au pouvoir ....................................87
A- Une justice symbolique et rétributive. ..................................................................87
1-Une politique contre l’oubli : une justice symbolique .........................................88
2-Une politique contre l’impunité..........................................................................89
B- Une politique de réconciliation ? ..........................................................................92
1- Une réconciliation entre le mouvement des victimes et l’Etat ............................93
2- La réouverture des procès : facteur de dissensus social ? ...................................95
CONCLUSION ..................................................................................................................100
ANNEXES.........................................................................................................................102
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................108
TABLE DES MATIERES ..................................................................................................113
RESUME ET MOTS CLEFS .............................................................................................115
114
RESUME ET MOTS CLEFS
Face aux violations massives des droits de l’homme perpétrées sous la dictature
argentine (1976-1983) et aux aspirations de justice d’une partie de la population, le politique
se devait de fournir une solution. Néanmoins, cette solution ne devait pas non plus faire
obstacle au processus de transition démocratique. Comment s’est effectuée la justice
transitionnelle en Argentine ? Quel a été son impact sur la réconciliation nationale ?
La politique de justice d’Alfonsin était axée sur la prévention. Il créa ainsi une
Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes visant à rétablir la vérité à ce propos.
En outre, il souhaitait porter la culpabilité des atrocités passées principalement sur les hauts
responsables afin d’aider l’ensemble des membres du corps militaire à se réinsérer dans le
processus démocratique en cours. Néanmoins, les magistrats du « grand jugement » aux juntes
militaires ne le concevaient pas ainsi. Face à leur activisme judiciaire, certains militaires
menacèrent la démocratie. C’est dans ce contexte troublé que furent adoptées les lois de point
final et d’obéissance due dîtes d’ « amnistie ». Si la politique d’Alfonsin peut être considérée
comme un relatif succès, elle engendra néanmoins une logique de ressentiment nuisible au
processus de réconciliation nationale.
Le président suivant, Menem, gracia les personnes condamnées ou en cours de
jugement. L’heure était à la réconciliation nationale. Or, il convient de s’interroger sur le rôle
de l’oubli et du pardon dans la réconciliation. Ce questionnement se fera en comparaison avec
le processus transitionnel sud-africain. En Argentine, la prévalence de la logique de
ressentiment peut s’expliquer par le caractère particulier des disparitions, et par la période de
retour de la mémoire des années 1990. La demande sociale de justice symbolisait l’absence de
réconciliation nationale. Néanmoins, l’arrivée de Kirchner au pouvoir permit de répondre à
cette demande. Il convient de s’interroger sur l’impact sur la réconciliation nationale de la
décision d’inconstitutionnalité des lois d’amnistie et de la réouverture des procès à l’encontre
des responsables de crimes commis sous la dictature.
Mots-clefs : Argentine ; Dictature militaire ; Justice ; Réconciliation ; Impunité ; Alfonsin ;
Kirchner
115
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