Séminaire Conventions
Paris X – Nanterre / Economix
Mardi 17 Octobre 2006
L’économie des conventions est-elle hétérodoxe ?
(Pour une unification institutionnaliste de l’hétérodoxie)
Ce texte est une ébauche conçu en vue du séminaire « convention ».
Il est très imparfait. Merci, donc, de ne pas le citer
Nicolas POSTEL
Maître de conférences en Sciences économiques
USTL / CLERSE (UMR 8019)
Faculté des sciences économiques et sociales
59655 Villeneuve d’Ascq Cedex
03-20-43-45-94
2
Il n’est pas recommandé de se proclamer hétérodoxe et ce pour trois raisons.
La première est conjoncturelle et tient au rapport de force défavorable que l’hétérodoxie
entretient aujourd’hui avec l’orthodoxie néoclassique dans l’éternelle lutte d’influence et de
placement à laquelle se livrent les scientifiques de l’économie (et des autres sciences).
La seconde est épistémologique. Il est en effet attristant de se définir uniquement au regard de
ce contre quoi on lutte. Etre orthodoxe a un sens, au moins sur le plan religieux. Cela signe
une forme de conservatisme relativement à un dogme que l’on juge injustement remis en
question. Etre hétérodoxe, en revanche, ne signifie rien de très positif, sinon un agacement
face à la stabilité du courant dominant. Le mot donne une unité de façade à une posture qui
est simplement « critique ». L’hétérodoxie en économie est ainsi une majorité qui, au fond,
n’a pas réussi à renverser un mode d’analyse économique pourtant complètement dépassé par
ses propres résultats
1
. Ainsi ce dire hétérodoxe c’est finalement, jour après jour, ressasser son
échec.
La troisième raison est liée à la déviance qui ne peut que toucher un courant qui peine à se
définir autrement que de manière négative : il génère des puristes ou des intégristes qui
« savent » qui est « véritablement » hétérodoxe et qui ne l’est pas. C’est un lieu commun que
de constater que l’hétérodoxie, en France et dans le monde, passe plus de temps en luttes
intestines stériles qu’à faire front commun devant l’orthodoxie. Etonnamment, l’ambiance
« citadelle assiégée » sied mieux à l’hétérodoxie qu’à l’orthodoxie, ce qui dit assez l’étrange
situation de ce paradigme qui ne dit pas son nom.
Et pourtant il existe bien un courant d’analyse économique qui partage une même
méthodologie, une même conception du processus économique, une même définition de
l’économie
2
. C’est ce que nous chercherons à montrer dans une première partie dans laquelle
nous cherchons à dresser les jalons d’un courant d’analyse économique non standard qui est
finalement moins éclatée que ne le laisse à penser le terme « hétérodoxe », et qu’il nous
semble possible de rassembler sous le vocable « institutionnaliste »
Face à ce courant l’école des conventions occupe une position bien singulière. Ce courant
d’analyse a en effet choisit la difficulté en se positionnant clairement du côté de la critique de
l’économie dominante, mais ne recueille pourtant que très peu d’égard de la communauté
hétérodoxe, tendance « canal historique », qui voit en elle le véritable cheval de Troie de
l’orthodoxie, du libéralisme, voire de la dictature morale
3
. Sans doute est-ce que le
positionnement théorique, revendiquant l’individualisme méthodologique ainsi que l’extrême
sophistication de ces analyses rendent le message conventionnaliste difficilement audible
4
.
Pourtant nous chercherons à montrer, dans une seconde partie que la démarche des
conventionnalistes s’insère dans le champ hétérodoxe définit dans la première partie, et
l’enrichit sur le point précis de la dynamique des règles.
Le programme de recherche de l’EC est ainsi analysé comme étant la pierre angulaire d’une
théorie complète de l’institution. Une pierre angulaire qui ne trouve sa place et sa légitimité
que dans le cadre hétérodoxe, et qui finalement, tout comme les autres courants
« hétérodoxes » (marxiste, post-keynésien, régulationniste ou adeptes des thèses de
Perroux…), ne vaut qu’en cela qu’elle est participe de l’institutionnalisme. Le temps est peut
1
On pense bien sûr au fameux théorème de Sonnenshein [1972].
2
Nous devons la formulation claire de cette conviction à Marc Lavoie [1992, 1992b, 2006]
3
On aura reconnu ici les trois critiques forts peu amènes que formulent Amable et Palombarini [2005] dans leur
« brulot » anti convention. L’urgence de cette production polémique, et son caractère vindicatif, dit assez que
pour certains hétérodoxes il faut toujours mieux « flinguer » ses fragiles amis que de lutter contre ces solides
ennemis.
4
Le moins que l’on puisse dire est que le délicat et méritoire effort de construction d’un manifeste à cinq mains,
en ouverture des deux volumes cents exposant la vigueur de la démarche de l’économie des conventions
(Eymard Duvernay [2006]), souffre d’une forme d’ésotérisme surprenant pour les non initiés.
3
être venu de revendiquer cette étiquette générale, avant d’en venir à des précisions inaudibles
en dehors du microcosme français de l’hétérodoxie.
I- Pour une définition du champ hétérodoxe
Marc Lavoie, dans son article et son ouvrage
5
, pointe quatre éléments qui définissent selon lui
des points d’accords entre hétérodoxes : réalisme contre instrumentalisme, organicisme contre
individualisme méthodologique, production contre échange, rationalité procédurale contre
rationalité absolue. Je partage cette série d’opposition mais elle me parait incomplète, et, par
formation, j’aimerais souligner à quel point cette convergence d’analyse peut mobiliser une
série de grands auteurs qui forment une sorte de lignée à même de porter un courant
hétérodoxe.
11- Une économie de production contre une économie d’échange pure
Paradoxalement, les premiers hétérodoxes me paraissent être les classiques ! Deux grandes
idées classiques sont essentielles : l’efficacité du marché comme mode d’organisation de
l’économie et la théorie de la valeur travail. Sur le premier point je ne m’étendrais pas, mais il
me semble clair que pour Marx, comme pour Keynes, en termes d’efficacité, la primauté du
mode d’organisation marchand sur un mode d’organisation centralisé est reconnue. On sait
que Marx considère le capitalisme comme un moment nécessaire de l’histoire, de par le
processus d’accumulation et de décuplement de la puissance productive qu’il met en œuvre.
On sait que Keynes n’envisage à aucun moment qu’un Etat puisse se substituer à l’intuition et
l’esprit sanguin et avisé d’un entrepreneur qui reste le mieux à même de percevoir les
opportunités de profit et doit ainsi guider l’économie sur la voie de la croissance
6
. Le grand
enseignement de Smith, dans sa critique des mercantilistes, portant sur le formidable
dispositif informationnel que représente le marché en termes de besoins sociaux par rapport à
la décision d’un souverain même éclairé, me semble une leçon encore valable aujourd’hui
7
.
Le second point est plus délicat, sauf si plutôt que de se pencher sur la nature exacte de la
théorie de la valeur travail, on se limite à signaler l’existence d’un lien de causalité entre coût
de production et formation des prix. C’est me semble-t-il la grande supériorité des classiques
par rapport aux néoclassiques que d’être parvenus à proposer une théorie de la formation des
prix certes imparfaite mais pas parfaitement vide. Les difficultés que rencontre Ricardo face à
la théorie de la valeur travail, difficultés reprises et « résolues » par Sraffa, sont d’un autre
niveau d’achèvement que le pur et simple échec de la théorie de l’équilibre général sur ce
point (Sonnenschein 1972). Le principe d’une économie « dominée » par la production et en
ce sens fondée sur une détermination de la valeur dans la sphère productive plutôt que dans le
jeu de l’échange entre individu est essentiel et, commun, me semble-t-il à l’ensemble des
hétérodoxes. Ce n’est qu’à partir de cette hypothèse qui distingue économie de production et
économie d’échange, et que l’on peut prendre en compte la dimension proprement sociale et
collective du processus économique. L’ancrage collectif du processus économique procède du
fait que nos économies soient des économies de production. Cette dimension est bien sûr
absente du paradigme oclassique qui, précisément, ne peut plus envisager le collectif qu’en
dehors de l’économie
8
.
5
Lavoie, op. cit.
6
Avec l’aide de la vision du savant (Fitzgibbons [1989])
7
On pense en particulier au célèbre texte sur la gravitation des prix de marché qui signe véritablement la force
informative du marché. Ce point est remarquablement commenté par Foucault [2004].
8
C’est le sens ultime du théorème d’Arrow : Lengaigne et Postel [2002]
4
12- Une économie capitaliste et non une économie de marché
Après la distinction économie de production/économie d’échange, la seconde grande
distinction me semble tenir à l’opposition conceptuelle entre économie de marché (ce
qu’auraient dit les classiques) et économie capitaliste. Cette distinction est au cœur de
l’analyse de Marx. Sans vouloir ici rouvrir de vaines polémiques, la parenté d’analyse quand
au fonctionnement concret du système qu’ils décrivent est patente entre Marx et les
classiques. L’apport de Marx se situe moins dans l’analyse fonctionnelle que dans la
compréhension sociale du phénomène et dans sa posture antinaturaliste. Sans Marx on ne peut
penser ni l’exploitation (entendue comme un processus systémique et général d’extorsion de
la valeur et non pas comme un rapport interindividuel) ni le concept de capitalisme. Il me
semble qu’être hétérodoxe cela signifie que l’on a acté cette réflexion de Marx et que l’on
accepte l’idée que notre système de production est capitaliste, c'est-à-dire marqué par
l’exploitation et la primauté du capital sur le travail au sein du « rapport salarial ». Sous cette
définition large il existe de nombreuses formes, plus ou moins dures socialement, de
capitalisme, et l’hétérodoxie se consacre précisément à l’étude des mutations du capitalisme.
Ce concept de mutation dit assez que l’on peut engranger l’apport de Marx, sans pour autant
adopter le principe du matérialisme historique et une vision déterministe de l’histoire. Mais on
n’analyse pas le capitalisme sans emprunter, consciemment ou non, aux analyses de Marx.
13- Une économie monétaire et non une économie réelle
Le troisième clivage tient, bien sûr, à la nature monétaire ou réelle de l’objet étudié. C’est
que se situe le grand apport de Keynes. Les hétérodoxes dénoncent le caractère fallacieux de
la loi de Say, et ce en raison de la nature monétaire de l’économie. L’attachement des
hétérodoxes aux grands principes de la théorie de la demande effective est sans doute à
géométrie variable. Pourtant il me semble que l’explication analytique la plus convaincante de
l’existence de chômage involontaire est bien celle que Keynes propose, et que cette
explication suppose le renoncement à l’existence d’une économie « réelle » qui se déploierait
sous l’économie d’apparence monétaire. En ce sens, la théorie keynésienne n’est pas à la
recherche de « fondements micro » : elle est macro-fondée sur le primat du fait monétaire, et
cela lui suffit amplement. La recherche de micro fondements procède en général d’une
négation de ce macro fondement
9
. Cela ne signifie pas que l’univers macroéconomique
keynésien ne présuppose pas une représentation sociale et une vision de l’action des agents,
comme nous le verrons, mais simplement que l’explication causale se situe exclusivement au
niveau macroéconomique chez Keynes.
La théorie de Keynes, n’est évidemment pas compatible avec la théorie classique dont elle
présente une critique radicale, mais elle peut être conçue comme un dépassement, par
identification de la contrainte de bouclage macroéconomique
10
. La dimension monétaire de la
théorie keynésienne est par ailleurs l’autre face de sa dimension temporelle. Si la monnaie
apparaît comme indépassable, c’est qu’elle supporte la disjonction temporelle entre la
9
Je précise à toutes fins utiles que les modèles pseudo keynésiens des « néokeynésiens » fondés sur des « market
failures » informationnelles, voire sur des « défauts de coordination » n’entrent pas dans le champ ainsi dessiné.
Leurs modèles peuvent être essentiels et intéressants, mais ils choisissent pour expliquer l’apparition du chômage
une marche non keynésienne compatible avec l’existence d’une loi de Say et avec la dichotomie
réelle/monétaire. Dés lors que l’on cherche à rendre compte de l’absence de plein emploi en se fondant
exclusivement sur des hypothèses micro et des questions d’ajustement marchand, on s’écarte de la voie
hétérodoxe. Sur ce point je suis Cordonnier [2006]
10
Par ailleurs, comme l’a justement fait remarquer Cartelier [1995], la théorie keynésienne est clairement une
mise en lumière de la domination du salarié dans la relation salariale : ce dernier est contraint par les choix des
entrepreneurs (et donc indirectement par celui des rentiers-capitalistes…).
5
décision de production et l’écoulement des produits, ou entre la décision d’investir et la
reconstitution de l’épargne. En ce sens l’incertitude chez Keynes est un phénomène central,
mais un phénomène qui ne se conçoit que s lors que l’on accepte le principe d’une
économie monétaire. Cette précision n’est pas anodine, puisqu’il peut bien sur se produire des
défauts ou des problèmes de coordination en dehors de cette dimension monétaire liée au
processus de production, mais on est dans ce cas en dehors de la perspective keynésienne.
14- Une économie institutionnalisée
Ces trois premiers points permettent de définir une économie monétaire et capitaliste de
production. C’est le cadre des recherches hétérodoxes. Dans ce cadre les économistes se
heurtent, en raison de la nature même de leur objet à l’existence d’institution. C’est
évidemment le cas des keynésiens. C’est aussi le cas des marxistes, au moins si l’on accepte
de souligner que le rapport salarial est une institution. C’est enfin le cas aussi pour les
classiques. Ainsi lorsque Smith raisonne sur le prix « naturel » des produits, il se réfère à une
situation socioéconomique précise. Le prix naturel est, de toute évidence, un prix
« institutionnel ». Plus encore lorsque Ricardo raisonne autour du principe de seuil de
subsistance, il insiste précisément sur la dimension institutionnelle et donc variable de ce
niveau
11
. La théorie de la rente est, une fois encore, le fruit d’un dispositif institutionnel
particulier. Hume lui-même qui fait la jonction entre univers mercantiliste et classique et sera
admiré par Keynes, souligne dans son texte sur l’argent la dimension institutionnelle de la
théorie quantitative de la monnaie. Pour ces grands auteurs l’économie est évidemment
institutionnalisée et marquée par l’existence de références, représentations, repères, sociaux
non marchands.
Pourtant aucun d’eux ne prend véritablement « au sérieux » cette dimension institutionnelle
du processus économique. Pour les classiques, les institutions sont en quelque sorte
surdéterminées par des processus naturels, et leur analyse est conçue comme « comprise »
dans l’analyse de système « naturel » de marché. Pour Marx, les institutions ne sont d’une
certaine manière que des artefacts d’une histoire dominée par des nécessités là aussi naturelles
ou transcendantes. Selon Keynes les institutions peuvent être conçues dans un objectif précis
de politique économique, et sont d’une certaine manière des outils de stabilisociale ou des
outils manipulables par l’homme d’Etat
12
. Autrement dit aucun de ces auteurs ne prend au
sérieux le phénomène institutionnel qui a pour caractéristique de ne dépendre ni d’une
nécessité d’ordre naturel ni d’une décision rationnelle individuelle. Aucun de ces auteurs ne
se pose sérieusement la question de savoir ce qu’implique le fait que l’économie soit
suspendue à des règles contingentes
13
.
C’est là que commence l’innovation majeure des sciences économiques de ces dernières
années. Il y eu certes des précédents, chez les institutionnalistes américains (Veblen,
Commons, Mitchell) ou l’école historique allemande, mais la résurgence de l’intérêt des
économistes pour les institutions est évidente ces dernières années. Elle est sans doute liée à la
crise qui fait ressortir la nécessité de comprendre comment fonctionne l’économie en dehors
de la mécanique de l’équilibre. Cette prise en compte existe dans le champ orthodoxe, à
11
Ricardo [1817]. Voir sur ce point le commentaire éclairant de Philipson [1995]
12
Postel [2006]
13
On objectera, bien sûr, que cette assertion est très provocatrice au regard de l’importance que Keynes donne
aux conventions dans son analyse. L’analyse du background philosophique de l’analyse keynésienne laisse
cependant clairement percevoir un Keynes, platonicien ou burkéen, persuadé du rôle éclairant des savants en
politique et des modes de gouvernement « technocratique » imposant les institutions « adéquates », plutôt que
soucieux de la plasticité des institutions et de leur nature intrinsèquement et indépassablement contingente. Il est
sur ce point moins wittgensteinien que platonicien (Fitzgibbons [1989], O’Donnel [1989]). Ce point est défendu
plus longuement dans Postel [2005]
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