PHILOSOPHIE
Un barbare
parle du socialisme
C'est lui le grand timonier de la nouvelle nef des fous. Le maître à penser des
«
Vincennois », de la lumpen-intelligentsia et de ce qui reste de l'ultra-gauche.
Le théoricien des « dérives », des « pulsions
des « dispositifs
Des mots baro-
ques pour dire un projet politique qui se sépare du marxisme, jette aux orties le
socialisme et son cortège de moralisme, de ressentiment, de mauvaise cons-
cience. Une démarche originale qui croit bon d'évacuer tous les modèles légués
par ce qu'on appelle « mouvement ouvrier ». Le patron exploite le prolétaire ?
Sans doute, mais le prolétaire « jouit » aussi de son oppression. Faut-it critiquer
le capital, le condamner, faire son procès ? Mieux vaut, selon Jean-François
Lyotard, reconnaître ses « intensités -, ses « flux libidinaux — Nietzsche aurait
dit son « innocence
Ce qui ne va pas, on le devine, sans de sérieux risques
politiques, à commencer par celui de perpétuer l'ordre établi.
Le cours de cette année (*) devrait clarifier les choses. Le thème en est : « Recher-
ches sur un espace, un temps et une logique des ruses ». Concrètement : l'analyse
de la notion de « rapport de forces » à partir des procédés du discours sophis-
tique, de la logique mégarique et de l'histoire de Thucydide. A l'horizon, l'ambition
monumentale de constituer un champ politique qui enfin puisse échapper aux sché-
mas et aux habitudes de l'Occident platonicien. Et chemin faisant une foule
d'études de détail, sur Mao par exemple ou sur la bande à Baader. D'où les ques-
tions qui suivent, en marge du cours proprement dit, et qui ne sont pas, on
va le voir, de celles que d'ordinaire on pose aux philosophes. Les questions
politiques qui scandent silencieusement les textes, même si elles n'apparaissent
pas toujours en clair. Grossièrement : la vieille alternative vaut-elle toujours,'
et à éliminer le socialisme, ne risque-t-on pas de ressusciter la barbarie ?
Vous avez été militant pendant la guerre
d'Algérie à Socialisme ou Barbarie. Et
voilà qu'il se trouve des détracteurs pour lire
vos
derniers livres comme les catéchismes
d'un nouveau fascisme. Concrètement,
comment vous situez-vous aujourd'hui par
rapport au marxisme et à la tradition socia-
liste en général ?
JEAN-FRANÇOIS LYOTARD. —
Je voudrais
poser le problème dans une autre perspective.
Il est en train de se passer
une
e
chose »
de
grande importance dont le marxisme ne permet
plus de rendre compte et qui suffit à déplacer
la problématique même dans laquelle et sur
laquelle le mouvement ouvrier s'est construit,
développé, institutionnalisé. Quelle est cette
«
chose » mystérieuse ? Nietzsche l'appelait
e
décadence ». On pourrait dire aussi bien
«
mouvement de scepticisme ». Toujours est-il
qu'elle atteint le mouvement ouvrier, le mouve-
ment révolutionnaire, la politique de la
gau-
che ».
Inutile de dénombrer les motifs de
douter qui s'accumulent depuis des décennies.
De douter de la consistance d'un autre choix
que le capitalisme. La reconstitution continuelle
des critiques et des organisations critiques se
fait en réaction à cette décadence : on désire
lui opposer un emplacement de discours, d'ac-
tion, qui lui résiste. Il y a quelque chose de
désespéré dans cette résistance ; elle fait partie
de la décadence, comme le remède de la
maladie. Aucun des alibis proposés (socialisme,
communisme, trotskisme, tiers - mondisme,
maoïsme.., j'en passe) n'est moins compromis
avec le pouvoir et la terreur que le capita-
lisme : question d'échelle.
Les mêmes adversaires concluent : s'il n'y a
pas d'alternative,
alors vive le capitalisme !
J.
-
F. L.
Grande stupidité et petite inf a-
(*) Paris VIII-Vincennes, le jeudi à 19 heures.
mie. La question réaffirme en elle-même le
privilège exclusif de l'alternative : ou bien la
critique du capital, ou bien son éloge. Sa rude
simplicité, amicale ou diffamatoire, couvre et
maintient l'essentiel : pas de politique sans
manichéisme, sans un bien et un mal. Marx
était plus malin quand il montrait le bien du
capital : sa force de destruction. Pas besoin
de l'être beaucoup pour dire les maux qu'ont
causés les divers prétendants à sa succession,
pourtant bien intentionnés (impossible de les
résumer d'un mot). Toutes ces disputes (entre
autres, celles qui ont lieu en France entre
P.C. et P.S.) n'intéressent personne que les
militants.
Qu'est
-
ce qui
intéresse les gens, selon vous ?
J.
-
F. L.
Par exemple, la décadence de
la valeur de l'idée
d'unité,
l'apparition et l'ac-
tion, partout dans le monde, de l'idée de sin-
gularité. On essaie, à gauche, de faire une place
à Ces «
revendications ; mais, en faisant des
revendications, on efface l'important : des sin-
gularités affirmées pour elles-mêmes. Ainsi,
dans le «
Nous voulons être reconnues »
des
prostituées, il y a bien sûr une revendication
de type catégoriel : «
Nous voulons être proté-
gées par la loi. »
Mais il y a autre chose,
un scandale, qui est la décadence de l'idée du
corps féminin, et donc du « corps » social
Nous voulons qu'on admette le plaisir de
la prostitution. »
Que peut dire et faire de ce
plaisir le Programme commun », et même
une quelconque organisation révolutionnaire,
dont la finalité reste toujours universaliste, uni-
fiante ? L'écraser, le transcrire en revendication
de catégorie, en partie d'un tout. Il en va de
même des mouvements nationalitaires car on
ne peut jamais dire : nous sommes tous des
Basques,
etc.
Et cela même est très angoissant
pour
des esprits formés selon l'héritage gree,
bourgeois, socialiste du citoyen. Là encore on
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19 janvier 1976
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