A
SPECTS
S
OCIOLOGIQUES
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Qu’arriverait-il si, plutôt que de se satisfaire d’une caractérisation en
termes d’objets, l’on tentait de définir la pensée politique sur un mode
plus formel, comme un certain « art d’écrire » qui serait susceptible de
« parler » plusieurs discours mais qui demeurerait sans idiome propre ? Il
s’agit là, bien sûr, d’une célèbre intuition de Leo Strauss, mais détournée
de son but premier et considérablement enrichie par des penseurs comme
Claude Lefort (1972; 1992) et Sheldon Wolin (1960; 1981). Il faudrait
dès lors chercher la pensée politique au niveau de la performance
proprement dite, c’est-à-dire dans les stratégies plus ou moins obliques
grâce auxquelles un discours atteste de sa légitimité de « chose dite »,
tente de justifier le partage entre son dedans et son dehors, entre ce qu’il
dit et ce qui le fait parler. La pensée politique ne serait donc pas tant à
concevoir comme un ensemble de propositions portant sur un domaine
d’objets précis (le Pouvoir, le Prince, la Cité, etc.) - une théorie de la
politique, si l’on veut - que comme un politique de la théorie. Une
pensée politique au sens littéral du terme.
Cette définition de la pensée politique comme « art d’écrire » est
plus opératoire qu’elle ne pourrait le sembler à première vue.
Concrètement, on en peut tirer trois conséquences. Premièrement, elle
suggère que c’est à l’endroit précis où, dans une œuvre donnée, viennent
se rencontrer deux discours aux prétentions concurrentes que les traces
du travail de la pensée politique seront les mieux visibles. À ces
intersections, en effet, l’art d’écrire passe à l’avant-plan car il ne s’agit
plus simplement de « parler » un discours « de l’intérieur » (pour ainsi
dire), mais de mettre en rapport deux discours qui tendent à s’anéantir
mutuellement. Les procédés par lesquels l’auteur cherche, dans l’instance
même de son écriture, à atteindre une sorte d’équilibre tendu deviennent
alors sensibles, palpables, puisque eux seuls peuvent maintenir l’unité du
propos
3
.
Deuxième conséquence, cette définition de la pensée politique
comme art d’écrire nous permet d’identifier un dispositif discursif par
lequel elle se démarque : celui de la nécessité. Au risque de paraître trop
schématique, on dira que ce qui singularise ce mode particulier d’écriture
qu’est la pensée politique, c’est qu’elle paraît portée par la tentative de
3
C’est, par exemple, en examinant comment les philosophes juifs et musulmans des X
e
et
XI
e
siècles ont aménager le conflit mortel entre, d’un côté, le discours de la Révélation et,
de l’autre, celui de la métaphysique grecque que Leo Strauss est parvenu à mettre en
lumière l’enjeu éminemment politique qui structure l’ensemble de leurs œuvres – et, du
même coup, l’importante filiation platonicienne que tend à masquer un propos d’apparence
aristotélicienne. Sur cette question, cf. Leo Strauss (1988 : 136-142).