Politique de Sachlichkeit - Faculté des sciences sociales

Aspects Sociologiques, volume 10, n
o
1, février 2003
Politique de Sachlichkeit
M
AX
W
EBER ET LA PENSÉE POLITIQUE
Augustin Simard
Même le déploiement dans toutes les
dimensions est une demande de salut,
s’il est pen jusqu’au bout de sa
négativité.
Siegfried Kracauer (1996 : 31)
Le présent article veut contester le partage de l’œuvre de
Weber entre, d’une part, sa pensée politique et, d’autre part,
son travail sociologique. Envisageant la pensée politique
comme un certain « art d’écrire », nous nous efforcerons de
préciser l’espace qu’elle occupe chez Weber, en examinant
l’articulation incertaine entre deux plans d’intelligibilité
mutuellement exclusifs : la philosophie politique et les sciences
sociales positives. À partir d’un article de 1917, nous
analyserons plus spécifiquement la tension entre deux trames
argumentatives opposées - l’impératif machiavélien et la « cage
d’airain » - et la stratégie par laquelle cette tension est
aménagée, avec plus ou moins de succès, à l’intérieur d’une
« politique de l’objectivité ».
***
On ressent toujours un certain embarras lorsqu’il s’agit d’aborder la
pensée politique de Weber. Cet embarras, cette véritable gêne découle en
fait d’un problème « méthodologique » qui, pour paraître banal à prime
abord, engage rien de moins que la caractérisation de ce qu’est devenue
Je tiens à remercier les professeurs Pierre Bouretz et Philippe Despoix. Le présent article
doit beaucoup à leurs remarques, leurs discussions et leurs travaux respectifs.
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la pensée politique depuis la seconde moitié du XIX
e
siècle - c’est-à-dire
depuis la constitution du régime discursif spécifique des sciences
sociales. Un problème que l’on peut ramener à cette unique question : où
situer la part de la pensée politique à l’intérieur une œuvre qui s’inscrit
explicitement à l’enseigne de ces nouvelles sciences ?
Une première réponse à cette question est celle, classique, qui
procède via negativa en distinguant nettement objectivité de
l’entendement sociologique et engagement politique, scholarship et
partisanship si l’on veut. La pensée politique de Weber viendrait donc
qualifier tout cet ensemble foisonnant d’articles, de conférences et
d’interventions qui ne cadrent pas avec le profil d’un authentique
fondateur de scientificité. Selon cette première réponse, la caractéristique
essentielle de la pensée politique wébérienne est donc d’être
inessentielle, périphérique, accessoire et, par conséquent, uniquement
digne d’un intérêt biographique. Certes, on a contesté, dès l’ouvrage de
Christoph Steding, Politik und Wissenschaft bei Max Weber (1932), ce
traitement sommaire réservé à la pensée politique de Weber, en affirmant
qu’elle constituait au contraire le foyer véritablement déterminant de ses
travaux sociologiques et que ceux-ci devaient être envisagés comme
l’expression sublimée de positions politiques. Or, en dépit d’un
changement dans l’importance relative des termes, il semble que soit
demeuré intact le postulat d’un partage de l’œuvre de Weber entre, d’un
côté, les travaux sociologiques et, de l’autre, la pensée politique.
Dans une optique plus philosophique, les études classiques de
Löwith (1993), de Strauss (1986) et de Hennis (1997) ont mis en doute ce
partage commode. Ils ont tenté de rendre compte d’une solidarité
profonde entre les deux pôles de l’œuvre wébérienne à partir d’une
posture philosophique et existentielle plus radicale. Ce faisant, chacun
s’efforçait de l’inscrire dans la continuité d’une longue tradition de
pensée : Hennis, notamment, voulait faire de Weber un digne héritier de
la tradition occidentale de la philosophie pratique, tradition animée,
depuis Aristote, par la recherche des conditions dans lesquelles
l’humanité peut honorer son telos propre
1
.
Il y a bien sûr quelque chose d’insatisfaisant dans cette approche, et
mon propos sera aujourd’hui de tenter d’y remédier. En effet, cette
1
Cf. l’ouvrage lèbre de Wilhelm Hennis (1997 : 48, 59) entre autres. Pour Strauss, il
s’agit bien sûr d’une tradition « négative » puisque Weber apparaît comme celui qui conduit
à son terme ultime le mouvement immanent à la pensée politique moderne, impulsé par
Machiavel.
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approche « philosophique » semble forcée, si elle veut ménager la
crédibilité de ses hypothèses, de minimiser le choix conscient effectué
par Weber lui-même en faveur d’une science sociale strictement positive
et, corrélativement, son abandon du mode d’interrogation propre à la
philosophie
2
. J’aimerais, au contraire, suggérer qu’une analyse
satisfaisante de la pensée politique de Weber doit non seulement tenir
compte de cet abandon, mais en faire également un enjeu central. Une
telle analyse devra, avant tout, s’attacher à saisir la pensée politique
wébérienne dans l’instance d’une écriture en constante (et difficile)
négociation avec deux « économies générales de la vérité »
diamétralement opposées. Par le biais d’une relecture de l’essai
Wahlrecht und Demokratie in Deutschlandécrit par Weber à l’été 1917
j’aimerais mettre à l’épreuve cette intuition et en mesurer la
productivité.
Dans un premier temps, je préciserai rapidement ce qu’il faut
entendre par « pensée politique », et de quelle manière celle-ci s’est
transformée sous l’impact du discours des sciences sociales. Cela nous
permettra de faire ressortir la position singulière que Weber occupe dans
le cours de ces transformations. Ensuite, j’examinerai plus concrètement
la façon dont cette singularité se répercute dans les écrits de Weber sur la
démocratie allemande.
I
Pour une large part, les difficultés auxquelles se heurtent les
approches « philosophiques » de la pensée politique de Weber tiennent à
l’extrême rigidité des catégories dont elles usent pour atteindre leur
objet : on tente d’abord laborieusement de circonscrire un domaine
spécifique de problèmes, un ensemble de questions pérennes, que l’on
utilise ensuite comme critère distinctif de la pensée politique. Ainsi, on
conclut à un déclin de la pensée politique lorsque, au cours du XIX
e
siècle, ces questions sont, une à une, détrônées par l’ambition de
nouvelles sciences en voie de cristallisation. Sur une rive donc, le vieux
« continent » de la philosophie politique ; sur l’autre, le champ vaste et
lisse des sciences sociales. Selon ses humeurs et ses sympathies - c’est-à-
dire de façon purement abstraite - on situera Weber ici ou là.
2
En d’autres termes : on est porté à oublier le fait massif que Weber n’était absolument pas
un philosophe, mais un historien comparatiste, un juriste, un économiste et, enfin, un
sociologue.
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Qu’arriverait-il si, plutôt que de se satisfaire d’une caractérisation en
termes d’objets, l’on tentait de définir la pensée politique sur un mode
plus formel, comme un certain « art d’écrire » qui serait susceptible de
« parler » plusieurs discours mais qui demeurerait sans idiome propre ? Il
s’agit là, bien sûr, d’une célèbre intuition de Leo Strauss, mais détournée
de son but premier et considérablement enrichie par des penseurs comme
Claude Lefort (1972; 1992) et Sheldon Wolin (1960; 1981). Il faudrait
dès lors chercher la pensée politique au niveau de la performance
proprement dite, c’est-à-dire dans les stratégies plus ou moins obliques
grâce auxquelles un discours atteste de sa légitimité de « chose dite »,
tente de justifier le partage entre son dedans et son dehors, entre ce qu’il
dit et ce qui le fait parler. La pensée politique ne serait donc pas tant à
concevoir comme un ensemble de propositions portant sur un domaine
d’objets précis (le Pouvoir, le Prince, la Cité, etc.) - une théorie de la
politique, si l’on veut - que comme un politique de la théorie. Une
pensée politique au sens littéral du terme.
Cette définition de la pensée politique comme « art d’écrire » est
plus opératoire qu’elle ne pourrait le sembler à première vue.
Concrètement, on en peut tirer trois conséquences. Premièrement, elle
suggère que c’est à l’endroit précis où, dans une œuvre donnée, viennent
se rencontrer deux discours aux prétentions concurrentes que les traces
du travail de la pensée politique seront les mieux visibles. À ces
intersections, en effet, l’art d’écrire passe à l’avant-plan car il ne s’agit
plus simplement de « parler » un discours « de l’intérieur » (pour ainsi
dire), mais de mettre en rapport deux discours qui tendent à s’anéantir
mutuellement. Les procédés par lesquels l’auteur cherche, dans l’instance
même de son écriture, à atteindre une sorte d’équilibre tendu deviennent
alors sensibles, palpables, puisque eux seuls peuvent maintenir l’unité du
propos
3
.
Deuxième conséquence, cette définition de la pensée politique
comme art d’écrire nous permet d’identifier un dispositif discursif par
lequel elle se marque : celui de la nécessité. Au risque de paraître trop
schématique, on dira que ce qui singularise ce mode particulier d’écriture
qu’est la pensée politique, c’est qu’elle paraît portée par la tentative de
3
C’est, par exemple, en examinant comment les philosophes juifs et musulmans des X
e
et
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e
siècles ont aménager le conflit mortel entre, d’un côté, le discours de la Révélation et,
de l’autre, celui de la métaphysique grecque que Leo Strauss est parvenu à mettre en
lumière l’enjeu éminemment politique qui structure l’ensemble de leurs œuvres et, du
même coup, l’importante filiation platonicienne que tend à masquer un propos d’apparence
aristotélicienne. Sur cette question, cf. Leo Strauss (1988 : 136-142).
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représenter et de mettre en œuvre une nécessité qui organise le Sujet
politique. À défaut de pouvoir développer entièrement cette hypothèse,
on peut en préciser les deux termes :
a) Représentation d’une nécessité, d’une part, selon des schèmes
fort variables : l’idée antique de Nature (physis), la Loi révélée,
un postulat anthropologique radicalement immanent (comme
la peur d’une mort violente de Hobbes) ou encore les exigences
d’une « pensée post-métaphysique ». Peu importe sa figure, la
nécessité apparaît comme quelque chose d’extérieur au discours,
quelque chose qui lui sera à jamais irréductible, mais qui
l’informe et lui fournit son point de départ.
b) Mise en œuvre d’une nécessité, d’autre part, puisque le propre
de l’art d’écrire de la pensée politique est de donner corps à cet
irréductible, de restituer dans l’écriture elle-même le sens et la
force de cette nécessité.
Troisième corollaire, enfin, cette caractérisation de la pensée
politique comme art d’écrire permet de rechercher la continuité d’une
éventuelle tradition non plus en regard d’un ensemble de « problèmes
éternels », mais (plutôt) en regard de la permanence d’une fonction.
Aussi, plutôt que de s’indigner de la disparition des concepts de la
philosophie politique classique - et de conclure à la fin de la pensée
politique tout court - on examinera, plus sobrement, la façon dont cet
« art d’écrire » propre à la pensée politique continue de fonctionner à
l’intérieur et, surtout, entre des discours qui cusent pourtant les
problématiques auxquelles l’étiquette de « pensée politique » a pu être
accolée.
Mais revenons à Max Weber. Aussi bruyamment qu’elle fût
exprimée, la prétention de la part de l’entendement sociologique à
s’affranchir du discours de la philosophie politique classique ne sonne
pas le glas de la pensée politique comme telle, mais marque seulement un
déplacement de ses objets. Il est vrai que ce déplacement est souvent
recouvert par une rhétorique de la tabula rasa qui interdit d’en prendre
conscience - et encore moins de le maîtriser. Ce qui apparaît au contraire
remarquable chez Weber, c’est la façon dont les limites du discours de la
philosophie politique sont réfléchies, plutôt que de se voir banalement
opposer la suprématie du regard sociologique. La pensée politique de
Weber dessinerait donc un mouvement d’oscillation permanent entre
deux plans d’intelligibilité distincts, deux économies de la vérité qu’elle
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