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Le capitalisme toxique
Michel Husson, Inprecor n° 541-542, septembre-octobre 2008
La crise à laquelle on assiste aujourdhui ébranle les fondements mêmes du
capitalisme néo-libéral. Elle se développe à une vitesse accélérée, et personne n’est
en mesure de dire où elle conduit. Cet article n’a pas pour fonction de suivre pas à
pas son déroulement car il risquerait d’être dépassé au moment de sa parution1. Il
voudrait plutôt proposer quelques clés dinterprétation et montrer quels sont les
enjeux sociaux de cette crise.
La mécanique de la crise financière
La complexité de la crise financière donne un peu le vertige, mais il est quand
même possible de dégager ses principaux mécanismes2. Le point de départ est
l’existence d’une masse considérable de capitaux « libres » à la recherche d’une
rentabilimaximale. Périodiquement, ces capitaux découvrent un nouveau filon et
déclenchent un emballement qui s’alimente de « prophéties autoréalisatrices » : en
se précipitant sur ce qui semble le plus rentable, on en fait monter le coût et on
confirme ainsi loptimisme de départ. Les avertissements de ceux qui expliquent
que la Bourse ou le marché hypothécaire ne peuvent monter jusquau ciel sont
tournés en ridicule, puisque ça marche.
Le graphique 1 rappelle ces principaux épisodes : krach boursier de 1987, suivi dun
autre en 1990 précédant la première intervention en Irak. A partir du milieu des
années 1995, commence la période dite de la « nouvelle économie » qui
saccompagne dune croissance délirante de la Bourse. Les crises en Asie du Sud-
Est et en Russie - et la faillite de LTCM aux Etats-Unis - ne dégonflent que
provisoirement la bulle en 1998, et cest au début de lannée 2000 que celle-ci
éclate violemment. La fuite en avant recommence deux ans plus tard et conduit
finalement à la crise des subprimes en juillet 2007.
Pour que la bulle puisse prendre son essor, les capitaux disponibles ne suffisent
pas ; il faut aussi que la réglementation n’y fasse pas obstacle. Or, elle a été toure
par des décisions dordre politique et par la mise en oeuvre dinnovations
financières sophistiquées et de pratiques de plus en plus opaques. On peut citer
l’effet de levier qui permet de démultiplier la somme dont une institution financière
dispose initialement. Les produits dérivés permettent des opérations compliquées
d’achat et de vente à terme. Les banques peuvent se débarrasser de leurs créances
douteuses en les plant avec d’autres dans une sorte de pochette-surprise qui peut
ensuite être vendue sous forme de titre (d’où le terme de titrisation). Le risque
attaché aux différentes créances se met à circuler et ne fait plus partie du bilan,
échappant ainsi aux règles prudentielles qui imposent une certaine proportion de
fonds propres.
1 pour un récit détaillé, voir Les Echos, « La crise financière mondiale au jour le jour »
http://tinyurl.com/toxico2 , ou Jacques Sapir, « Sept jours qui ébranlèrent la finance », septembre
2008, http://tinyurl.com/toxico1
2 pour une présentation synthétique, voir Michel Aglietta, « 10 cs pour comprendre la crise », Le
Nouvel Observateur, 25 septembre 2008, http://tinyurl.com/toxico3
2
La crise des subprimes a éclaté sur un segment relativement étroit, celui des prêts
consentis à des ménages pauvres et garantis par la maison quils achetaient. Ces
contrats étaient de véritables escroqueries puisque les banques savaient
pertinemment qu’ils ne seraient pas remboursés. Mais la titrisation permettait de
s’en débarrasser. Le retournement du marché immobilier a coïncidé avec les
premières faillites de ménages : la vente des maisons sur lesquelles étaient gagées
ces créances pourries nétait plus possible, ou à un prix qui ne couvrait plus le
crédit initial. La crise immobilière a déclenché une réaction en chaîne : les banques
ont découvert leurs pertes l’une après l’autre, ont été progressivement dans
lincapacité dobtenir de nouvelles sources de financement pour couvrir ces pertes.
Pour enrayer une série de faillites en cascade, les Banques centrales et les
gouvernements ont injecté de l’argent ou « nationalisé » une partie des banques.
Graphique 1
La Bourse et la richesse des ménages aux Etats-Unis
Indice Dow Jones à prix courants (base 100 en 1960)
Richesse nette des ménages en multiple de leur revenu courant
Sources et données des graphiques : http://hussonet.free.fr/toxicap.xls
Du virtuel au réel
Ce scénario brièvement résumé pose plusieurs questions. La plus fondamentale est
celle du passage du virtuel au réel. Toute crise financière comme celle qui se
déroule actuellement doit en effet être interprétée comme un rappel à l’ordre de la
loi de la valeur.
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Les actifs financiers ont une « valeur ». Si je dispose dun million dactions dont le
cours est de 100 euros, ma richesse est de 100 millions deuros. Si le cours de mes
actions double, ma richesse double, et si elle baisse de moitié, je perds 50 millions
deuros. Mais ces chiffres ne mesurent que la valeur virtuelle de mon patrimoine
financier. Les gains (ou les pertes) ne deviennent réelles qu’au moment où je
cherche à me barrasser de mes actions pour obtenir du cash destiné à m’offrir un
bien réel, par exemple une résidence. La capitalisation boursière, c’est-à-dire la
valeur totale des actions n’a en lui-même aucun sens. Les marchés financiers sont
en grande partie des marchés secondaires où lon vend par exemple des actions
Vivendi pour acheter des actions France Telecom. Selon l’offre et la demande, le
cours de ces actions peut fluctuer, mais ces transactions sont elles aussi virtuelles
en ce sens que le cours auquel se réalisent ces échanges est relativement
conventionnel. Ces prix d’un genre particulier pourraient être multipliés par mille,
comme s’ils étaient libellés en une monnaie spéciale, déconnectée des monnaies
réelles. On pourrait du coup imaginer une économie où tout le monde serait
milliardaire en actions à condition de ne pas chercher à les vendre. Pour reprendre
des expressions qui sont finalement assez parlantes, on aurait une économie réelle
progressant à son allure tranquille, et une sphère financière gonflant à une vitesse
exponentielle.
Mais la divergence durable nest pas possible, parce quil existe des « nœuds de
conversion » entre la sphère financière et la sphère réelle. Une économie qui croît à
2 ou 3 % ne peut procurer un rendement universel de 15 % comme le prétendent les
défenseurs des fonds de pension. Tant que les revenus tirés des actifs financiers
sont à nouveau placés, les patrimoines croissent en-dehors de tout lien matériel
avec la sphère réelle et l’écart peut potentiellement devenir infini. Mais si une
partie de ces droits de tirage que constituent les titres financiers cherche à se
transporter dans la sphère réelle, autrement dit à s’échanger contre des
marchandises, ce transfert doit se plier à la loi de la valeur ou plus prosaïquement à
celle de l’offre et de la demande. Imaginons en effet que ce nouveau pouvoir d’achat
ne trouve pas de contrepartie du côté de la production, et ne ussisse pas non plus
à se substituer à la demande salariale. L’ajustement se fait alors par les prix, ce qui
revient à dévaloriser les revenus, y compris les revenus financiers. C’est ce qui
explique d’ailleurs la grande sensibilité des rentiers à l’inflation, puisque le
rendement réel de leur patrimoine dépend d’elle. Mais si une telle dévalorisation se
produit, elle se communique à lévaluation des patrimoines et le cours des titres
doit alors baisser pour s’ajuster au revenu réel qu’ils procurent.
Les titres financiers sont un droit à valoir sur la plus-value produite. Tant qu’on
n’exerce pas ce droit, tout reste virtuel. Mais dès qu’on le fait valoir, on découvre
qu’il est soumis à la loi de la valeur qui consiste à dire tement quon ne peut pas
distribuer plus de richesse réelle que celle qui a été produite. Dun point de vue
objectif, les cours de Bourse devraient donc représenter les profits anticipés des
entreprises, à partir desquels peuvent être versés des revenus financiers. Mais ils
ont complètement décollé et n’entretiennent plus qu’un rapport lointain avec la
rentabilité du capital fondée sur lexploitation du travail humain. Jamais, dans
toute l’histoire du capitalisme, ce phénomène n’avait atteint une telle ampleur et il
n’était pas possible que cela dure éternellement.
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La base économique de la financiarisation
Les bulles financières ne reposent pas seulement sur les illusions de spéculateurs
cupides. Elles sont nourries par la création permanente de capitaux libres. La
première source est la croissance tendancielle du profit non accumulé qui résulte
elle-même d’un double mouvement : d’une part, le recul généralisé des salaires3 et,
dautre part la stagnation, voire le recul, du taux daccumulation en dépit du
rétablissement du taux de profit. Le graphique 2 montre que le taux de profit et le
taux d’accumulation évoluaient parallèlement jusqu’au début des années 1980, puis
se sont mis à diverger considérablement. La zone grisée permet de mesurer
l’augmentation de la fraction non accumulée de la plus-value.
Graphique 2
Taux de profit et taux d’accumulation
Etats-Unis + Union européenne + Japon
Taux d’accumulation = taux de croissance du volume de capital net
Taux de profit = profit/capital (base 100 en 2000)
Sources et données des graphiques : http://hussonet.free.fr/toxicap.xls
Cette configuration inédite pose a priori un problème de réalisation : si la part des
salaires baisse et si l’investissement stagne, qui va acheter la production ?
Autrement dit quels sont les schémas de reproduction compatibles avec ce nouveau
modèle ? Il ny a quune réponse possible : la consommation issue de revenus non
salariaux doit compenser la stagnation de la consommation salariale. Et c’est bien
ce qui se passe comme le montre le graphique 3.
3 voir Michel Husson, « La hausse tendancielle du taux d’exploitation », Inprecor n°534-535, janvier-
février 2008, http://hussonet.free.fr/parvainp.pdf
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Graphique 3
Part des salaires et de la consommation privée dans le Pib
A - Etats-Unis
B - Union européenne
Sources et données des graphiques : http://hussonet.free.fr/toxicap.xls
De manière stylisée, on peut ainsi résumer les évolutions : aux Etats-Unis, la part
des salaires reste relativement constante mais la consommation des ménages
augmente beaucoup plus vite que le Pib. En Europe, cest la part de la
consommation dans le Pib qui reste à peu près constante, malgré le recul marqué
de la part salariale. Dans les deux cas, lécart se creuse entre part des salaires et
part de la consommation (zones grisées), de manière à compenser l’écart entre
profit et accumulation. La finance est ce qui sert à réaliser cette compensation, et
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