GUY LE GAUFEY LE DÉSIR NE TIRE PAS, IL POUSSE Si les sciences sociales que vous défendez se heurtent à la monomanie de l’utilitarisme, cette pressante et constante invitation à courber la tête sous la puissance rationnelle de l’utilité en tant que cause finale, la psychanalyse depuis Freud peut passer pour être, à vos côtés, ce que l’on appelait dans le temps un « allié objectif ». Depuis ses tout débuts en effet, on ne cesse, aujourd’hui comme hier (et peut-être plus encore qu’hier) de la considérer comme une forme de psychothérapie, autrement dit de lui refiler en douce un but univoque puisque « thérapie », de quelque façon qu’on le prenne ou le leste, indique un but à atteindre qui placerait l’acte analytique sous l’égide du serment d’ Hippocrate. L’affaire n’est pas nouvelle. Dans un texte célèbre à plus d’un titre – La question de l’analyse profane – Freud avait en 1926 entrepris de défendre publiquement Théodore Reik des accusations de « pratique illégale » de la médecine relativement à son activité de jeune psychanalyste. Dans son effort pour détacher la pratique analytique de tout ce qui lui paraissait de nature à faire litière de sa singularité, Freud tenait à la distinguer de la médecine dont il la savait pertinemment issue. Lui-même avait déconseillé au jeune Reik d’entreprendre des études de médecine pour devenir analyste, ce qui, évidemment, lui donnait quelque responsabilité dans le procès alors intenté à son élève. Dans ce texte décisif, Freud se donne un « interlocuteur impartial », sorte de grand commis de l’État dont Alexandre Kojève incarne pour nous le modèle : un mélange de rationalité, d’intelligence et de bienveillance toute républicaine. Cet interlocuteur veut comprendre la psychanalyse, et Freud, bonne pâte, lui explique par le menu refoulement, aprèscoup, symptôme, fantasme, transfert, etc. L’autre accepte toutes ces merveilleuses et subtiles explications qui lui dévoilent des pans entiers de la psyché humaine, mais il reste à chaque fois Cerisy, p. 2 avec une question dont il lui paraît que Freud ne cesse pas de ne pas y répondre : quel est le but de tout ce travail et de toutes ces constructions passionnantes, sinon la guérison des souffrances initiales du patient ? Et Freud, qui pourtant tient la plume, se dérobe méthodiquement, ne convient à aucun moment d’une finalité ultime de tout ce travail. Au point que l’interlocuteur presque s’énerve : tout cela est fort bien, mais la logique de l’État implique que toute activité qu’il est prêt à reconnaître s’inscrive, d’une façon ou d’une autre, dans la perspective du bien des sujets dont il est lui-même composé. Donc aucune activité légitime ne peut échapper à une telle exigence, quand bien même elle y contreviendrait, comme celle du grand criminel, dont la vilenie reste jugée selon les critères de ce bien commun qui mérite l’adjectif de « souverain ». La stratégie de Freud à cet endroit est assez complexe à déplier. Ce refus de répondre n’est en rien idéologique, mais clinique. Au décours de ses premiers traitements de patientes hystériques, Freud a appris à ses dépens que plus il leur dévoilait ses ambitions thérapeutiques, et plus il pouvait être assuré d’un échec complet, voire cuisant. C’était donc d’abord au titre de ruse technique qu’il importait de n’établir aucun « contrat thérapeutique » sur la base d’un objectif commun que le mouvement même de l’hystérie était destiné à nier de par la dynamique du désir qui l’anime. Dans l’exacte mesure où le désir de l’hystérique revient à susciter et soutenir le désir de l’autre, il est en effet exclu que ce désir là soit satisfait et, de ce fait, courre le risque de s’écraser dans son propre accomplissement. Les exemples ici pourraient abonder ; on se contentera ici du plus spirituel, celui dit de « la belle bouchère ». Dans le droit fil de l’analyse d’un rêve fait pour démontrer à Freud que son idée selon laquelle « tout rêve est accomplissement de désir » est erronée (elle est lectrice de L’interprétation du rêve), celle-ci raconte à Freud qu’elle adore les sandwiches au caviar, mais qu’elle se garde bien de le dire à son mari parce que, ce dernier cédant systématiquement à toutes ses demandes, il s’empresserait de lui en apporter. Or ce à quoi elle tient avec son désir de caviar, pour le dire un peu trop vite, c’est qu’il fonctionne comme métonymie du désir qu’elle veut que son mari ait pour elle : elle désire donc avant tout que ce dernier puisse deviner ce qu’elle désire, qu’il se risque à lui donner forme et substance, raison pour laquelle elle se doit de ne pas le lui souffler à l’oreille. Si par précipitation et maladresse, elle ravalait son désir de caviar à une simple demande de caviar, elle pourrait être sure de rester sur sa faim quant à savoir si son mari la désire ou seulement cherche à lui plaire. Je ne doute pas que vous perceviez la nuance puisque, en tant que spécialistes du don, vous savez à quel point le don véritable ne relève pas de la prestation de services. Cerisy, p. 3 Si les choses s’arrêtaient là, néanmoins, il ne s’agirait que de ne pas dévoiler un but qui, par ailleurs, pourrait fort bien se maintenir en fonction. Nous en resterions au niveau de la ruse, disons, stratégique : je ne te dévoile pas mon objectif de façon à ce que tu ne saches pas comment organiser ta défense ou ton attaque. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’«objectif », mais de « finalité ». Subtile différence. Une « fin » peut certes s’incarner dans un « objet », sinon toujours mondain, à tout le moins idéel. Plutôt que de me lancer ici dans de subtils distinguos philosophiques, je me tournerai une nouvelle fois vers Freud, celui de la troisième partie de l’Esquisse, ce texte génial qu’il écrivit à son ami Fliess en 1897. Cherchant à définir le type de travail qu’il exige du patient avec sa règle dite « fondamentale » mise en place de l’hypnose, à savoir « dire ce qui vient à l’esprit » en suspendant tout ce qu’il appelle des « représentations-but » (Zielvorstellungen), il en vient à parler d’un travail « Zielloss », sans but. La psyché ne livrera certains de ses secrets que si celle ou celui qui convient de se prêter à cette règle analytique accepte de parler « sans but », révélant de ce fait la machinerie qui a permis d’en construire quelques-uns, entre autres ceux qui s’organisent sous le nom de « symptômes », voire ce qui s’est organisé jusqu’à mériter le nom de « fantasme ». Cela ne va pas sans résistance, bien sûr, mais il importe de bien comprendre à quel point cette règle porte autant à conséquences pour celui ou celle qui l’édicte que pour celui ou celle qui s’y soumet. Car c’est là que l’affaire dépasse la simple ruse technique. Loin d’être le spécialiste de l’inconscient, du trauma, de la vie sexuelle, des désordres pulsionnels, du complexe d’Œdipe ou des problèmes relationnels, l’analyste se prête d’abord et délibérément à ce que Lacan n’a pas hésité à nommer « une pratique de bavardage ». De là s’ensuit, tout simplement, qu’il ne sait pas où il va alors même qu’il ne démord pas de la façon selon laquelle il y va. J’oserai dire qu’à l’inverse bon nombre de psychothérapeutes savent d’autant mieux où ils veulent aller qu’ils sont assez peu regardant sur les moyens d’y parvenir (pure médisance). Cela suffit-il néanmoins pour libérer l’analyste de quelque finalité que ce soit par simple respect pour son acte ? Sûrement pas, puisqu’une une finalité reste toujours possible, d’une part du côté de l’analysant qui, d’une façon ou d’une autre, entreprend ce travail coûteux en temps et en argent non sans quelque petite idée derrière la tête (entre autres celle, parfaitement respectable, d’aller mieux), mais aussi bien du côté de l’analyste où l’ambition de n’entretenir aucun but pourrait s’en révéler un d’autant plus retors. Je tiens donc seulement pour décisif le fait que tous deux ne scellent aucun accord de principe sur une finalité qu’ils partageraient, ne s’entendant explicitement que sur une méthode, sans précision aucune sur sa fin, qu’on la Cerisy, p. 4 conçoive comme événement conclusif (quand et comment se séparer) ou comme but à atteindre. La raison d’une telle retenue méthodique tient encore au transfert. Lorsque Freud, à la fin d’un chapitre de L’interprétation du rêve, fait une nouvelle fois état de ladite règle fondamentale et de sa suspension de toute « représentation-but », il remarque que, même dans le cas idéal où une telle règle serait pleinement appliquée, une Zielvorstellung restera en vigueur, quand bien même le patient n’en « aurait aucune idée » ; celle de « die meiner Person ». La prise en considération de ce phénomène change tout. Celui ou celle qui a mis en place cette procédure doit s’en tenir pour l’adresse permanente, et ne pas négliger ce fait dans le déroulement de ladite procédure. C’est même la raison pour laquelle il tient autant à ce qu’aucune autre finalité ne vienne s’interposer entre le patient et lui ou elle. Le tiers est exclu, non seulement en corps – pas de vitre teintée, ici, comme dans les interrogatoires/confessions des séries policières –, mais tout autant sous la forme idéelle d’un but à atteindre en commun, comme aussi bien sous la forme larvée d’informations extérieures à la parole du patient, qui viendraient confirmer ou infirmer son dire. Avec toutes ces contraintes, nous voilà bien au-delà de la simple ruse technique, coincés dans une pratique langagière qui, tout en ayant l’air d’un libre échange entre deux individus qui « se causent », révèle un usage très artificiel de la parole dans lequel le tiers est tenu à l’écart, jusque dans ses formes les plus subtiles. Si on l’applique avec rigueur, ce refus systématique du tiers, au départ dicté pour des raisons qu’on pourrait presque dire « techniques », atteint des extrêmes que Freud lui-même n’avait pas prévus, ou pas osé affronter. À la fin de son texte en effet, après avoir débouté la bienveillance du grand commis de l’État à accueillir la psychanalyse sous son égide, il la confie au tout jeune institut de Berlin, estimant que seuls des psychanalystes peuvent assurer et surtout contrôler la production d’analystes, puisque tout analyste doit avoir accompli une analyse. Or, depuis lors, à la différence de Freud, nous savons bien à quel point les différents instituts de psychanalyse se sont ingéniés à s’immiscer dans les cures dites « didactiques » jusqu’à y jouer ce rôle de tiers qu’officiellement elles continuent bien sûr de proscrire. En dénonçant cette pratique, Lacan a été conduit à inventer une procédure dite de la « passe » qui ambitionne de jouer autrement sur ce point crucial, sans qu’on puisse dire avec clarté aujourd’hui si elle y est parvenu ou pas. Dans certains cas, il est sensible qu’elle n’est qu’un paravent au jeu institutionnel classique, dans d’autres… il est bien difficile de savoir ce qui se passe. Cerisy, p. 5 En dépit des mystères et des difficultés qui continuent de planer sur la transmission effective de la psychanalyse, l’expérience freudienne met l’accent sur le mode d’existence du tiers dans la question de la finalité, d’une façon peut-être pas toujours aussi visible sur le terrain sociologique. J’en tiens pour preuve l’argument des deux prisonniers que j’ai été amusé de trouver à des endroits fort différents dans mes récentes lectures sur les sciences sociales : si l’un des deux suspects dénonce l’autre et que l’autre se taise, le premier est libre et le second écope de dix ans de prison, si tous deux se dénoncent, ils ont cinq ans chacun, et s’ils se taisent tous deux, ils n’ont plus que six mois à faire. L’argument supposément utilitaire voudrait que, face au risque de se retrouver avec dix ans de prison si l’autre parle, aucun ne garde le silence, et qu’ils fassent chacun cinq ans alors qu’ils auraient pu ne faire que six mois. Mais d’où s’énonce une telle règle d’utilité qui démontrerait l’absurdité de l’utilitarisme ? Il est clair qu’en pays mafieux, un tel argument n’a plus qu’un seul destin : provoquer l’éclat de rire général, car l‘omerta étant la règle, il est bien évident que chacun va se taire – dans son plus strict intérêt, au demeurant, puisque, s’il parle et dénonce l’autre, il est mort dès la sortie que le juge, en toute innocence, va lui accorder. Le tiers de l’État de droit n’est donc pas celui de la famille mafieuse : on s’en doutait un peu, au moins depuis Hobbes et sa « personne fictive », mais l’on pressent par là qu’aucun argument ou paradoxe anti utilitaire n’aura jamais force de loi, ne sera jamais très convaincant. On devine aussi de ce fait par où l’utilitarisme, qui sait pouvoir gagner à tous les coups, offre le flanc : son imputation d’une utilité dernière et rectrice vaut ce que vaut l’existence du tiers sur lequel il accroche, l‘air de rien, la question des fins dernières. Qui osera en effet jamais dire que, de tiers, il n’y en a pas ? Personne ! Y en a-t-il pour autant toujours et partout ? Bien sûr que non ! La moindre des disputes de ménage vient démontrer le contraire. Et rien n’assure à l’inverse que les amoureux regardent ensemble dans la même direction ! Pour ne rien dire de la répétition qui anime le symptôme névrotique, logée par Freud à l’enseigne d’un « au-delà » du principe de plaisir. Parce que sa politique l’a d’emblée rendue pour le moins méfiante à l’égard de toute forme du tiers, la psychanalyse en est venue à constituer son pré carré à la fois hors toute reconnaissance étatique et hors toute finalité expressément affirmée de son acte – les deux étant étroitement corrélées. Aujourd’hui que l’État a promu, par-delà le citoyen qui constitue sa base, la figure du « consommateur » qu’il entend désormais protéger de toutes les malfaçons possibles et imaginables en régime capitaliste du profit maximum, l’utilitarisme est plus que jamais aux commandes. Le Tiers-État en sort magnifié, considérant comme mafieux, terroristes, Cerisy, p. 6 ou simplement inconséquents tous ceux qui entretiendraient à son endroit le moindre doute quant aux finalités qu’il incarne et dont l’utilitarisme se repaît. Mais l’État moderne n’est pas seul en cause. L’une des figures aujourd’hui dominantes de ce tiers n’est autre que l’avenir, le futur. Celui que l’on dit « de nos enfants ». Tout ce que nous posons « devant » nous et dont nous nous sentons si écologiquement responsables. Tous ces incessants devoirs de mémoire qui veulent à tout prix donner de l’avenir au passé, comme si ce qui n’a pas d’avenir n’avait tout simplement pas de valeur. Comme si l’évanescent, l’instant présent, le fugace n’était bon qu’à écrire des haiku. Or l’impétuosité du désir qui nous anime et quotidiennement nous entraine à agir dans un sens plutôt qu’un autre n’est que très accessoirement accroché à un objectif déterminé qui nous attendrait de toute son infinie patience. Raison pour laquelle les amoureux du savoir s’entendent à ne pas confondre direction et destination, la demi droite orientée du sens et le bouclage de la signification, le mouvement de la vie et le but fermé sur lui-même. Ce qui nous pousse en aveugle sur les chemins du savoir n’a que faire des horizons, et se contente de tourner avec la régularité obtuse d’un moteur.