COLLECTION ZÊTÊSIS Dirigée par Jean-Marc Narbonne La collection Zêtêsis, terme qui ­signifie en grec étude, recherche ou enquête, notamment de nature philosophique, a pour but de présenter des ouvrages qui ­portent autant sur l’histoire de la philosophie et de ses textes que sur les thèmes et les débats philosophiques les plus actuels. En tant que collection placée sous le signe de la zìthsiq, elle accueille aussi bien les études plus spécialisées, textes et essais, que les divers i­ nstruments de recherche et de diffusion que se donne la réflexion philosophique. Elle comprend trois séries : Textes et essais, Esthétiques et Instruments. Les textes rassemblés dans le présent recueil ont pour but de rendre hommage à l’ensemble de la carrière du professeur Thomas de Koninck, qui célèbre par ailleurs cette année ses cinquante ans d’enseignement à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Le dévouement entier de Thomas de Koninck envers la philosophie est une évidence pour tous ceux qui ont eu l’occasion de le côtoyer, dévouement fondé sur la conviction, tout à la fois intime et inébranlable, que la philosophie délie, comme le suggérait déjà le Phédon, c’est-à-dire possède le pouvoir de libérer les virtualités humaines, et qu’elle sert en cela la dignité de chacun. Le dévouement dont il s’agit n’est pas simplement théorique, tourné vers l’abstraction, mais se traduit d’abord dans l’engagement concret envers l’autre, et notamment par le souci de l’étudiant, ce qui valut d’ailleurs au professeur De Koninck le Prix d’excellence en enseignement, décerné par l’Université Laval en 2002-2003. Venus d’horizons divers et exposant des points de vue qui, chaque fois, n’engagent évidemment que leur propre auteur, les essais qu’on va lire rejoignent tous d’une manière ou d’une autre le thème fondamental de la transcendance de l’homme, qui traduit si bien l’intérêt philosophique premier de Thomas de Koninck. LA TRANSCENDANCE DE L’HOMME « ... depuis le commencement, tout notre discours a été une recherche de la connaissance... » Platon, Théétète 196 d ZÊTÊSIS LA TRANSCENDANCE DE L’HOMME Jean-François Mattéi Jean-Marc Narbonne LA TRANSCENDANCE DE L’HOMME Études en hommage à Thomas De Koninck Sous la direction de Jean-François Mattéi et Jean-Marc Narbonne Une liste des titres parus dans la ­collection est disponible à la fin du volume. Philosophie Mattéi-Narbonne-Couv.indd 1 12-05-09 16:06 La transcendance de l'homme COLLECTION ZÊTÊSIS Série « Textes et essais » La transcendance de l'homme Études en hommage à Thomas De Koninck Sous la direction de Jean-François Mattéi et Jean-Marc Narbonne Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par ­l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a pu être publié grâce à une généreuse contribution de la direction de l'Université Laval. Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 2e trimestre 2012 ISBN 978-2-7637-9794-6 PDF 9782763797953 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Jean-Marc Narbonne Témoignages Thomas De Koninck ou l’émerveillement de l’enfance . 5 Jean-François Mattéi Discours d’introduction de M. Thomas De Koninck à la Société Royale du Canada (2002) . . . . . . . . . . 9 Jean-Marc Narbonne Études IMontaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Jean-Luc Marion IIDignité humaine et transmission éducative . . . . . . 31 Chantal Delsol IIIHistory as Metaphysics . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Leslie Armour IV Finitude morale et ontologie de la création : l’interprétation kantienne de Gerhard Krüger . . . . 75 Luc Langlois V La promesse de l’inachèvement . . . . . . . . . . . . . . . 99 Jean-François de Raymond VIII La transcendance de l’homme VIRhétorique et transcendance de la parole publique : l’actualité du De oratore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Gilbert Larochelle VII La dignité de l’indignation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Jean-François Mattéi VIII L’hospitalité et la question de l’étranger – Avec Kant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Yves Charles Zarka IXÉduquer au temps présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 Gábor Csepregi X L’homme peut-il survivre à la démocratie ? . . . . . . . 195 Rémi Brague XI La critique de la déraison bioéthique . . . . . . . . . . . 215 Dominique Folscheid XIIDe la dignité extrême, la liberté à l’âge totalitaire . 235 Jean-Jacques Wunenburger Bibliographie de Thomas De Koninck . . . . . . . . . . . . . . 247 Réalisée par Richard Dufour Avant-propos Les textes rassemblés dans le présent recueil ont pour but de rendre hommage à l’ensemble de la carrière du professeur Thomas De Koninck, qui célèbre par ailleurs en 2012 ses cinquante ans d’enseignement à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Le dévouement entier de Thomas De Koninck envers la philosophie est une évidence pour tous ceux qui ont eu l’occasion de le côtoyer, dévouement fondé sur la conviction, tout à la fois intime et inébranlable, que la philosophie délie, comme le suggérait déjà le Phédon, c’est-à-dire possède le pouvoir de libérer les virtualités humaines, et qu’elle sert en cela la dignité de chacun. Le dévouement dont il s’agit n’est pas simplement théorique, tourné vers l’abstraction, mais se traduit d’abord dans l’engagement concret envers l’autre, et notamment par le souci de l’étudiant, ce qui valut d’ailleurs au professeur De Koninck le Prix d’excellence en enseignement, décerné par l’Université Laval en 2002-2003. Venus d’horizons divers et exposant des points de vue qui, chaque fois, n’engagent évidemment que leur propre auteur, les essais qu’on va lire rejoignent tous d’une manière ou d’une autre le thème fondamental de la transcendance de l’homme, qui traduit si bien l’intérêt philosophique premier de Thomas De Koninck. Jean-Marc Narbonne Témoignages Thomas De Koninck ou l’émerveillement de l’enfance Jean-François Mattéi C’est à l’étrange conjonction de Saint-Exupéry et de P.G. Wodehouse que je dois ma première rencontre, et ma longue amitié, avec Thomas De Koninck. J’avais été invité en 1986 par l’Université de Montréal et par l’Université Laval à Québec, pour prendre contact avec mes collègues canadiens. Ils participaient en effet activement au projet français de l’Encyclopédie philosophique universelle dont je dirigeais alors, pour les Presses universitaires de France, le troisième volume consacré aux Œuvres philosophiques. J’avais été reçu à Montréal par François Duchesneau qui m’avait présenté aux collègues de son université, puis je m’étais rendu, sur l’invitation de Thomas De Koninck, professeur à l’Université Laval, dans sa belle ville de Québec, pour faire une conférence et rencontrer ses collègues. La courtoisie universitaire qui nous rapprocha se cristallisa en sympathie personnelle quand nous en vînmes à parler, non de philosophie, mais de littérature. À ma grande surprise, je découvris que Thomas De Koninck avait été le modèle du Petit Prince lorsque Saint-Exupéry séjourna à Québec chez son ami Charles De Koninck en avril 1942. Le Petit Prince, comme on sait, sera publié l’année suivante à New York. Le petit Thomas avait alors huit ans et, tel le personnage du conte, avait les 6 La transcendance de l’homme – Témoignages cheveux blonds et bouclés. On a pu discuter au Québec la genèse du personnage de Saint-Exupéry, et Thomas De Koninck lui-même se montre réservé à ce sujet. Mais pour qui l’a rencontré, à un âge plus avancé que celui du Petit Prince, le doute n’est plus permis : s’il ne l’a pas été, il est le Petit Prince ! Le même sourire, la même gravité et la même naïveté, cette fois philosophique et non plus enfantine, dans sa manière de poser les questions essentielles. Toute l’œuvre éthique de Thomas De Koninck, De la dignité humaine, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Philosophie de l’éducation pour l’avenir ou encore Aristote, l’intelligence et Dieu, s’inscrit en effet sous l’égide de la remarque du Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Mais la philosophie ne se limite pas au premier mouvement du cœur, ou à cette fraîcheur du regard qui fait l’étonnement du thaumazein dont parle Platon dans le Théétète. Le second mouvement, qui revient sur soi, est un regard critique, et distancé, sur le monde qui nous entoure, et au premier chef sur nous-mêmes. Les Anglais, depuis Ben Jonson et son Every Man out of His Humour, en 1599, ont défini l’humour comme ce léger détachement à l’égard des situations périlleuses de la vie. Or, l’humour est une catégorie de la philosophie comme l’a montré, après Hegel ou Schopenhauer, Kierkegaard. Pour l’auteur du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, l’humour est ce regard distant, et compréhensif, que le penseur religieux jette sur l’homme tel qu’il est, dans son déchirement entre le fini et l’infini. Il observe avec un sourire les petitesses et les ridicules de l’existence et, loin de condamner les hommes, accepte de les prendre comme ils sont. Il y a un grain d’amour dans l’humour qui ne demande qu’à germer. Or, la première conversation que j’eus en 1986 avec Thomas De Koninck, lorsqu’il me reçut dans sa maison de Sainte-Foy à Québec, tomba sur la philosophie et sur l’humour, plus précisément, sur le plus grand humoriste anglais du XXe siècle. Je veux parler de Pelham Grenville Wodehouse, le père de l’inimitable Jeeves dont nous étions, l’un et l’autre, friands. Pour tout dire, j’avais découvert la philosophie, à l’âge de douze ans, en lisant mon premier Wodehouse, Joy in the Thomas De Koninck ou l’émerveillement de l’enfance 7 Morning, en français Jeeves, au secours ! Le roman se passe à Londres, au début du vingtième siècle. Le maître de Jeeves, Bertram Wooster, est un jeune rentier dont les maladresses le plongent dans des difficultés inextricables. Cette tête de linotte est d’une inculture totale à la différence de son valet de chambre qui le tire toujours d’affaire. Désireux de faire un cadeau à Jeeves qui est un admirateur de Spinoza, Bertram se rend dans une librairie. Il y rencontre une jeune fille de ses amies qui s’étonne, connaissant son ignorance légendaire, de le voir acheter un ouvrage de Spinoza – peut-être L’Éthique. Et Bertram, gêné, de répondre négligemment : « Quand j’ai un peu de loisirs, on me trouve généralement dans un coin, penché sur le dernier Spinoza » ! J’ai donc découvert Spinoza, qui lui-même n’était pas dénué d’humour, en lisant l’humoriste anglais. Ce fut le sujet de notre première conversation avec Thomas, l’humour de Wodehouse nous ayant rapprochés sous l’égide de Spinoza, ce qui témoigne, on en conviendra, d’une parfaite fraternité philosophique. La double anecdote du Petit Prince et de Jeeves n’est pas sans lien avec la pensée de Thomas De Koninck. Comme le personnage de Saint-Exupéry, et comme le valet stylé de Wodehouse, Thomas a réussi à concilier, dans sa personne comme dans son œuvre, l’esprit naïf de l’enfance et la pensée réfléchie de l’adulte. Il incarne à la fois l’enfant qui joue, selon le mot d’Héraclite, et l’homme qui fait l’épreuve à tout moment, selon l’expression de Spinoza, qu’il est éternel. Le philosophe québécois en convenait dans un discours tenu le 7 octobre 2000 en clôture d’un congrès québécois sur l’enseignement scolaire. Il s’adressait en ces termes à ses collègues instituteurs et professeurs : Si vous me permettez une observation personnelle globale, d’abord, il me semble que tous en ce congrès ont participé à une grande quête de l’humain. De l’humain dans sa terre originelle qui est l’enfance. Enfance, Terre des Hommes, ­ pourrait-on déclarer en reprenant des thèmes chers à Antoine de Saint-Exupéry. N’hésitant pas alors à rapprocher Saint-Exupéry de Goethe, il ajoutait cette réflexion sur l’émerveillement 8 La transcendance de l’homme – Témoignages philosophique­qui s’applique à son œuvre dans son constant souci éthique et métaphysique : Le moment suprême de la vie humaine, disait Goethe (Conversations de Goethe avec Eckermann, 18 février 1829), c’est celui de l’étonnement, de l’émerveillement (das Erstaunen). Dans l’émerveillement il y a d’abord l’amour, le désir d’apprendre, la quête de sens, l’éveil de l’intelligence. Nous savons tous, à des degrés divers certes, ce qu’est l’émerveillement, nous l’éprouvons au moins au fond de nous-mêmes, encore qu’il y soit parfois trop loin enfoui. Or, c’est ce que nous pouvons entrevoir dans le regard de l’enfant, regard humain lumineux par excellence. C’est ce regard qui voit bien, souvenez-vous, le serpent boa digérant un éléphant, là où l’adulte endurci ne voit qu’un chapeau. « Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications », lit-on à la deuxième page du Petit Prince. Saint-Exupéry suggère ainsi que le regard de l’enfant pressent déjà le visage plus profond de la réalité. Il ne dit pas que son regard se porte vers une autre réalité, dans une autre direction. C’est bien au contraire de ce monde-ci qu’il s’agit pour commencer, de celui que nous voyons de nos yeux et pouvons toucher de nos mains. Platon avait déjà dit qu’il appartient bien au philosophe, qu’il ait lu ou non Saint-Exupéry, P.G. Wodehouse ou Spinoza, de s’étonner devant le monde. En conservant ce regard innocent qui fait du philosophe un enfant qui joue avec ses concepts et qui s’émerveille d’en voir naître le sens, Thomas De Koninck a redécouvert que la philosophie n’a pas d’autre origine. Jean-François Mattéi Institut universitaire de France Université de Nice-Sophia Antipolis Discours d’introduction de M. Thomas De Koninck à la Société Royale du Canada (2002) Jean-Marc Narbonne Monsieur, C’est un très grand plaisir pour moi de présenter à la Société royale du Canada M. Thomas De Koninck, collègue et ami, ami aussi, à vrai dire, de tout un chacun s’intéressant à la philosophie et plus largement à la culture, qu’il s’agisse de musique, de littérature, d’art en général, mais aussi de la science dans ses différents aspects. Il est difficile de résumer en quelques minutes la carrière foisonnante de Thomas De Koninck, marquée par un engagement entier et très personnel envers la philosophie, et surtout envers les philosophes (car on peut aimer l’une sans apprécier les autres), tous ceux qui, quel que soit leur horizon de recherche plus particulier, s’intéressent au sort de l’homme et à celui de notre société. De manière plus précise encore, la carrière de Thomas De Koninck est marquée par le souci de l’étudiant et de sa formation, un souci qu’il m’a souvent été donné de constater et dont l’ampleur, la conviction, me paraissent remarquables. Et c’est là que l’on découvre, me semble-t-il, le point de jonction entre les diverses tâches que le 10 La transcendance de l’homme – Témoignages professeur de carrière a menées, et les activités de recherche qui ont été les siennes. Dans le cas du Professeur De Koninck, la continuité, d’une sphère à l’autre, est pour ainsi dire parfaite. Le souci de l’individu, dans le projet libre qu’il se donne et dans le respect de sa dignité, souci concret et témoigné au jour le jour, est en même temps ce autour de quoi s’organisent la pensée et les recherches du professeur De Koninck. Le mode de vie, pour ainsi dire, accompagne et justifie en même temps la voie de recherche. C’est le cas, tout spécialement, du livre De la dignité humaine que Thomas De Koninck faisait paraître en 1998, ouvrage à la fois courageux et novateur qui a été du reste primé par l’Académie française. L’auteur y montre, d’une manière en quelque sorte définitive et avec en appui d’innombrables références, que la question de la dignité humaine, certes différemment modelée à travers les cultures et les époques, présente cependant un « noyau dur » qui résiste à tous les réductionnismes et à tous les historicismes. Cette démonstration est éminemment précieuse en ce qu’elle laisse croire à la possibilité d’un universalisme des droits véritablement fécond et concret (projet assez proche à certains égards du Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, de Charles Taylor), prolongeant ainsi un humanisme dont le professeur De Koninck est un défenseur résolu. Les Grecs ne sont donc pas seulement ces penseurs de l’extériorité comme Nietzsche l’avait prétendu, et l’« homme » pas davantage cette simple invention des sciences humaines, comme l’avait soutenu par exemple toute une école de pensée issue de Michel Foucault. Non, une certaine idée de l’homme, et du respect qui lui est dû, s’offre comme une exigence transhistorique, transculturelle, un impératif absolu dont chaque époque s’est faite à sa manière le héraut. Dans le projet de ce livre, je crois que c’est, avant toutes choses, la conviction personnelle et intime de l’auteur, son intuition philosophique primitive, qui sert de guide. La liberté de l’homme est là, inscrite dans sa chair, dans la forme de ses mains, dans sa station droite, dans son usage de la parole, dans son regard tourné vers les dieux, et rien ne saurait endiguer le surgissement de ce phénomène. À cette première conviction, Discours d’introduction de M. Thomas De Koninck 11 inébranlable chez Thomas De Koninck, s’en associe une autre : le potentiel libérateur de la connaissance. Thomas De Koninck est un socratique. Il croit au pouvoir libérateur du logos, aux vertus du dialogue, à la nécessité de distinguer entre les biens apparents et la richesse intérieure. Son discours, sur ce point, rejoint une longue et digne tradition philosophique, alimentée par le socratisme et le stoïcisme. C’est aussi cette conviction qui, me semble-t-il, est à la base d’un autre ouvrage important de Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance. Le problème de la culture. Dès l’intitulé du livre, la filière socratique est éminemment reconnaissable. Il s’agit en effet de dépister l’ignorance, ou plutôt l’illusion du savoir, là où elle se cache, et de dénoncer les processus aveuglants par lesquels la culture contemporaine produit souvent l’inverse de ce qu’elle devait instaurer : non pas l’enrichissement de la personne mais son appauvrissement culturel et affectif, l’étranglement de l’horizon des intérêts, l’individualisme étroit, etc. La nouvelle ignorance se traduit donc, globalement, par un écart grandissant entre les techniques diverses mises en œuvre dans la connaissance, et une inculture, mieux, une dépossession de plus en plus douloureusement ressentie par l’individu, parfois démuni et désemparé, la technicisation des modes de connaissance s’accompagnant souvent d’un manque d’attention à l’endroit de la personne. La présentation succincte de ces deux maîtres ouvrages de Thomas De Koninck nous permet de mieux apprécier les convictions philosophiques les plus déterminantes de son travail, marqué du sceau de l’humanisme. Mais sa carrière compte aussi de nombreuses autres contributions scientifiques, dont il est difficile de rendre compte dans le format présent. Disons, en gros, de nombreuses études touchant l’antiquité grecque, et spécialement, en elle, la réflexion noologique, c’està-dire l’ensemble des textes et des auteurs ayant abordé la question de la nature de l’intellect (divin, humain) et de ses opérations. D’autre part, de très nombreuses publications dans le champ de l’éthique, où le professeur De Koninck s’est souvent associé à des équipes interdisciplinaires. De l’intellect à l’homme, comme de l’éthique à la dignité de la personne, les 12 La transcendance de l’homme – Témoignages liens sont évidemment naturels et directs. Le professeur De Koninck, on s’en aperçoit, reste fidèle à sa conviction première, la valeur incomparable de l’humain en tous lieux et en toutes cultures. Pour défendre ses convictions, Thomas De Koninck n’hésite d’ailleurs pas à intervenir dans la sphère publique, que ce soit à la radio, à la télévision, dans les journaux, sur différentes tribunes ouvertes sur la cité. Il est, de ce point de vue, un philosophe engagé, un penseur capable d’ajuster son discours à son auditoire, de manière à être entendu de tous, ce qui est aussi une marque de respect pour l’humain. Son œuvre n’en est donc pas simplement une d’approfondissement, mais de diffusion. L’ensemble de ses travaux font ainsi de l’œuvre de réflexion de Thomas De Koninck l’une des plus diversifiées et des plus riches qui soient. Monsieur Thomas De Koninck, la Société royale du Canada, qui a bien mérité de vous, est heureuse de vous accueillir ce soir dans ses rangs. Jean-Marc Narbonne Faculté de philosophie, Université Laval Études I Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin Jean-Luc Marion Parmi la myriade d’auteurs cités par Montaigne, saint Augustin ne semble pas, à première vue, devoir recevoir un traitement de faveur. Pourtant, même sans aller jusqu’à suivre A. Comparot, qui estime que les Essais pourraient contenir quelque 370 références ou allusions au corpus augustinien1, en s’en tenant plutôt à l’hypothèse restrictive de P. Villey 2 sur une lecture tardive de saint Augustin par Montaigne (essentiellement dans l’édition de 1595 à partir de la traduction de La Cité de Dieu par Gentian Hervet, commentée par L. Vivès3), on doit au moins relever une centaine de mentions explicites du nom de saint Augustin, avec une douzaine de citations 1.A. Comparot, Augustinisme et aristotélisme de Sebon à Montaigne, Paris, Cerf/Thèses, 1984. 2. P. Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 19081 ; New York, Burt Franklin, 19682, t. 1, p. 72. 3.Saint Augustin, La Cité de Dieu contre les païens illustrée des commentaires de Jean Louis Vivès, de Valence, Paris, 15701, 15782. P. Villey, « De saint Augustin, il ne retient que la Cité de Dieu qui fait une large place aux idées morales. C’était un ouvrage classique alors : Montaigne avait beaucoup à y prendre sur la plupart des sujets qui l’intéressaient » (Les source & l’évolution des Essais de Montaigne, p. 520). Il y a au moins deux excveptions, on le verra. 16 La transcendance de l’homme – Études identifiables selon la Concordance des Essais4. Un examen un peu détaillé de ces occurrences permettrait peut-être de ne pas s’en tenir aux appréciations imprécises qui dominent généralement l’interprétation. Par exemple, lorsque l’on conclut « […] on voit bien qu’il [Montaigne] pense, plus d’une fois et en matière importante, comme saint Augustin. Est-ce suffisant pour faire de lui, dès la première édition de son essais, un augustinien ? Non sans doute. Mais fidéiste ne serait-il pas plus ? » Tous les lieux communs et les imprécisions se juste5 retrouvent ici en une seule fausse question. Nul en effet ne songe à faire de Montaigne un pur « augustinien », terme qui n’a d’ailleurs aucun sens précis ; personne ne lui préférera celui de « fidéiste », encore moins précis (au mieux s’agirait-il d’une hérésie théologique) ; quant à la datation de sa lecture, elle ne changerait presque rien à l’affaire ; si Montaigne enfin pense comme saint Augustin, on doit pouvoir montrer quand et comment il le fait ou ne le fait pas (que veut dire ici « souvent » ?) et s’il s’agit de « matière importance », l’identifier. Sans prétendre à plus qu’une esquisse, nous voudrions entreprendre ici une lecture conceptuelle de textes où Montaigne semble penser avec saint Augustin, pour décider si, à chaque fois, il pense comme saint Augustin. 1/ Essais, I, 14 [1580] : « […] et elle [sc. la douleur] ne tient qu’autant de place en nous que nous lui en faisons. “Tantum doluerunt, dit saint Augustin, quantum doloribus se inseruerunt.” Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’épée en la chaleur du combat » (éd. Villey, p. 58). Il s’agit d’une citation de Cité de Dieu, I, 10, 1, Bibliothèque augustinienne (désormais cité B.A.), t. 33, p. 2246. Mais une différence nette oppose ici Montaigne, pour 4.Roy E. Leake, David B. Leake et Zlice Elder Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981, p. 99. Voir Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, 1965, t. 1, p.XLIII (parlant de 19 citations). 5.M. Dréano, « L’augustinisme dans l’apologie de Raymond Sebond », Bibliothèque d’humanisme et renaissance, t. 24, Genève, Droz, 1962, p. 574. 6. Bibliothèque augustinienne. suit une autre leçon : inserverant (imparfait), non inserverunt (parfait). I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin17 qui il s’agit de la souffrance physique, à saint Augustin, pour qui il ne s’agissait que de la souffrance morale, provoquée par la perte de biens matériels ; d’ailleurs il argumentait qu’elle n’affecte que ceux des fidèles qui ne s’en sont pas encore détachés suffisamment, suivant I Timothée, 6, 6-10 (cité peu auparavant, p. 222 : « Car nous n’avons rien apporté dans le monde et de même nous n’en pouvons rien emporter. Lors donc que nous avons nourriture et vêtements, sachons être satisfaits. ») – Remarquons qu’ici Montaigne, en étendant le contrôle par la pensée de la douleur du domaine seulement moral au domaine proprement physique, va donc plus loin que saint Augustin dans l’appréciation de la puissance de l’esprit. 2/ Essais, I, 21 [1588] : « Saint Augustin en nomme un autre, à qui il ne fallait que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs, soudain il défaillait et s’emportait si vivement hors de soi, qu’on avait beau le tempêter et hurler, et le pincer et le griller, jusqu’à ce qu’il fut ressuscité : lors il disait avoir ouï des voix, mais comme venant de loin, et s’apercevait de ses échaudures et meurtrissures. Et ce que ce ne fut une obstination apostée contre son sentiment, cela le montrait, qu’il n’avait cependant ni pouls, ni haleine » (éd. Villey, p. 99). Montaigne cite presque littéralement Cité de Dieu, XIV, 24, B.A. 35, p. 452 sq. : « Quando ei [sc. un prêtre nommé Restitutus, de Calama, Numidie] placebat (rogabatur autem ut hoc faceret ab eis, qui rem mirabilem coram scire cupiebant), ad imitatas quasi lamentantis cujuslibet hominis voces ita se auferebat a sensibus et jacebat simillimus mortuo, ut non solum vellicantes atque pugentes minime sentiret, sed aliquando etiam igne uteretur admoto sine ullo doloris sensu, nisi postmodum ex vulnere ; non autem obnitendo, sed non sentiendo non movere corpus eo probabatur, quod tanquam in defuncto nullus inveniebatur anhelitus ; hominum tamen voces, si clarius loquerentur, tanquam de longinquo se audire postea referebat. » – Bien qu’il reprenne littéralement la description du ce cas, Montaigne ne lui garde pas la valeur d’argument théologique que lui assignait clairement saint Augustin. Il l’inscrivait en effet dans un raisonnement plus complexe : puisque, même aujourd’hui encore, le corps peut obéir exactement à notre volonté alors que nous sommes 18 La transcendance de l’homme – Études pourtant en état de péché, comment ne pas admettre qu’il en était bien plus évidemment ainsi avant le péché et donc que la procréation pouvait donc avoir lieu sans désir involontaire ? « Quid causae est, ut non credamus ante inoboedentiae peccatorum corruptionisque supplicium ad propagandam prolem sine ulla libidine servire voluntati humanae humana membra potuisse ? » (ibid., p. 454). Il reste cependant un point d’accord entre les deux auteurs à propos de l’exemple commun : la puissance de l’imagination dépasse ce que la vraisemblance admet communément. 3/ Essais, I, 21 [1588] : « Les outils qui servent à décharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci destinés à décharger nos rognons. Et ce que, pour autoriser la toutepuissance de notre volonté, saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait, et que Vivès son glossateur, enchérit d’un autre exemple de son temps, de pets organisés suivant le ton des vers qu’on leur prononçait, ne suppose non la pure obéissance de ce membre : car en est il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire » (éd. Villey, p. 102-103). Simple allusion sans citation explicite, parce qu’il s’agit presque d’un décalque, à Cité de Dieu XIV, 24, 2, B.A. 35, p. 452 : « Nonnulli ab imo sine paedore ullo ita numerosos pro arbitrio sonitus edaunt, ut ex illa etiam parte cantare videantur. » Soit, dans la traduction Hervet : « Quelques-uns font par en bas sans aucune honte [si on lit pudore] sans ordure et puanteur [si on lit paedore] de si grands sons ainsi qu’il leur plaît, que même il semble qu’ils chantent par cet endroit-là » (op. cit., p. 411). – Allusion aussi à un autre cas ajouté par Vivès : « De notre mémoire, il y eût un tel, allemand de nation, en cette ville à la suite de l’Empereur Maximilian et de son fils Philippe. Et qu’il n’y avait carme qu’il ne rendit avec le bruit sonnant de son derrière » (ibid., p. 411). – Cette fois, le cas se trouve bien utilisé par Montaigne au bénéfice du même argument théologique que saint Augustin. Mais l’enjeu n’est pas le même. Pour saint Augustin, ces cas (celui-ci et le précédent, qui viennent du même texte) confirment l’hypothèse d’un ordre prélapsaire et donc aussi eschatologiquement I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin19 possible des choses, où l’esprit contrôle le corps, par contraste avec l’ordre in via où le péché l’empêche. Mais, pour Montaigne, il s’agit d’établir « la toute-puissance de notre volonté » dès cette vie, sans référence, comme pour saint Augustin, à son statut dans l’économie théologique du salut. Montaigne anticiperait ainsi sur Descartes, alors que Pascal resterait plus fidèle à l’intention augustinienne. 4/ Essais, I, 27 [1580] : « Mais de condamner d’un train toutes pareilles histoires me semble singulière impudence. Ce grand saint Augustin témoigne avoir vu, sur les reliques Saint Gervais et Protaise, à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue ; une femme, à Carthage, être guérie d’un cancer par le signe de croix qu’une femme nouvellement baptisée lui fit ; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestaient sa maison, avec un peu de terre du Sépulchre de notre Seigneur, et, cette terre depuis transportée à l’Église, un paralytique en avoir été soudain guéri ; une femme en une procession, ayant touché la chasse saint Étienne d’un bouquet, et de ce bouquet étant s’étant frottée les yeux, avoir recouvré la vue pieça perdue ; et plusieurs autres miracles, où il dit lui-même avoir assisté. De quoi accuserons-nous et lui et deux saints évêques, Aurelius et Maximinus, qu’il appelle pour ses recors [témoins] ? sera-ce d’ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture ? Est-il homme, en notre siècle, si impudent qui pense leur être comparable, soit en vertu et piété, soit en savoir, jugement et suffisance ? » (éd. Villey, p. 181). Il s’agit de la reprise littérale de plusieurs développements sur des miracles contemporains de saint Augustin en Cité de Dieu, XXII, 8, B.A. 37, respectivement n. 2, p. 561 (aveugle à Milan), n. 4, p. 568 (cancer), n. 7, p. 572 (Hesperius), n. 11, p. 578 (femme aux fleurs). – On constate ici un accord parfait des deux auteurs pour attester la toute-puissance de Dieu. Montaigne commence par : « Mais la raison m’a instruit que de condamner ainsi résolument une chose pour fausse et impossible, c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête les bornes et les limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère nature » (I, 27, éd. Villey, p. 179). Il s’agitlà d’une thèse fondamentale et récurrente des Essais : notre raison, finie et faillible, ne peut, donc ne doit pas prononcer des impossibilités 20 La transcendance de l’homme – Études pour la puissance de Dieu. Saint Augustin finit par : « Fiunt ergo etiam nunc multa miracula eodem Deo faciente per nos quod vult et ad quem modum vult, qui et illa quae legimus fecit » (XXII, 8, ibid., p. 588). Ou : « Ecce qualibus argumentis omnipotentiae Dei humana contradicit infirmitas, quam possidet vanitas » (XXII, 11, ibid., p. 602). 5/ Essais, I, 32 [1588] : « Dieu, nous voulant apprendre que les bons ont autre chose à espérer, et les mauvais autre chose à craindre que les fortunes ou infortunes de ce monde, il les manie et applique selon sa disposition occulte, et nous ôte le moyen d’en prévaloir selon l’humaine raison. Ils n’en donnent jamais une touche, qu’ils n’en reçoivent deux. Saint Augustin en fait une belle preuve sur ses adversaires. C’est un conflit qui se décide par les armes de la mémoire plus que par celles de la raison » (éd. Villey, p. 216). Il s’agit d’un développement de Cité de Dieu, VIII, 1, B.A. 33, p. 210 : « Placuit quippe divinae providentiae praeparare in posterum bona justis, quibus non fruentur injusti, et mala impiis, quibus non excruciabantur boni ; ista vero temporalia bona et mala utriusque voluit esse communia, ut nec bona cupidius adpetantur, quae mali quoque habere cernuntur ; nec mala turpiter evitentur, quibus et boni plerumque adficuntur. » – L’auteur et le citateur s’accordent pour souligner que la distinction entre les biens et les maux ne coïncide pas avec la distinction entre les bons et les méchants, ni donc ne la contredit. Pour autant que ces biens et ces maux se réfèrent aux choses du monde, les justes ne doivent se soucier ni des uns, ni des autres, tandis que seuls les injustes peuvent y voir un critère de leur bonheur ou de leur malheur. Car la distinction entre les biens et les maux selon le monde n’a aucune pertinence par rapport à la distinction entre les bons et les méchants du point de vue de Dieu. Dieu enseigne donc aux bons l’indifférence envers les biens et les maux du monde en les distribuant arbitrairement. Mais ici, Montaigne semble plus théologique que saint Augustin, puisqu’il utilise cet argument d’abord pour marquer la toute-puissance de la providence : « Somme il est malaisé de ramener les choses divines à notre balance » (ibid.). I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin21 6/ Essais, II, 8 [1580] : « Ce serait à l’aventure impiété en saint Augustin (pour l’exemple) si d’un côté on lui proposait d’enterrer ses écrits, de quoi notre religion reçoit un si grand fruit, ou d’enterrer ses enfants, au cas qu’il en eût, s’il n’aimait mieux enterrer ses enfants » (éd. Villey, p. 401). Sans doute s’agit-il d’une allusion au fait que saint Augustin avait eu un enfant : « […] puerum Adeodatum, ex me natum carnaliter de peccato meo » (Confessions, IX, 6, 14, B.A. 14, p. 94). Mais il n’y a pas de preuve obvie que Montaigne lu ce texte, bien qu’il semble invraisemblable qu’il ait ignoré les Confessiones (notre ignorance moderne ne pouvant servir de paradigme pour les Anciens)7. 7/ Essais, II, 12 [1588] : « Saint Augustin, plaidant contre ces gens-ci, a occasion de reprocher leur injustice en ce qu’ils tiennent les parties de notre créance fausses, que notre raison faut à établir ; et, pour montrer qu’assez de choses peuvent être et avoir été, desquelles notre discours ne saurait fonder la nature et les causes, il leur met en avant certaines expériences connues et indubitables auxquelles l’homme confesse ne rien voir ; et cela, comme toutes autres choses, d’une curieuse et ingénieuse recherche » (éd. Villey, p. 449). Clair envoi à Cité de Dieu, XXI, 5, 1, B.A. 37, p. 388 : « […] Verum tamen homines infideles, qui, cum divina vel praeterita vel futura miracula praedicamus, quae illis experienda non valemus ostendere, rationem a nobis earum flagitant rerum, quam quoniam non possumus reddere (excedunt enim vires mentis humanae), existimant falsa esse quae dicimus, ipsi de tot mirabilibus rebus, quas vel videre possumus vel videmus, debent reddere rationem. Quod si fieri ab homine non posse perviderint, fatendum est eis non ideo aliquid non fuisse vel 7.E. Caron, « Saint Augustin dans les Essais », Montaigne Studies. An interdisciplinary Forum, vol. II/2, décembre 1990, dans une étude souvent trop polémique pour être utile, remarque néanmoins justement que « Si Montaigne ne cite pas nommément les Confessions de saint Augustin dans les Essais, pas plus qu’il ne cite certains autres textes fort connus (par exemple L’institution [de la Religion] Chrétienne de Calvin), il n’y a aucune raison de penser qu’il n’en avait pas entendu parler » (p. 33). Et de citer Adeodatus (IV, 6, 14), dont Augustin « […] remercie presque Dieu de lui avoir enlevé » l’effrayant génie. 22 La transcendance de l’homme – Études non futurum esse, quia ratio inde non potest reddi, quando quidem sunt ista, de quibus similiter non potest. » Cette citation développée appelle plusieurs remarques. D’abord, elle intervient dans un contexte massivement paulinien de l’éd. 15808, qui mobilise « […] fuir la mondaine philosophie » = Colossiens, 2, 8 ; « […] notre sagesse n’est que folie devant Dieu » = 1 Corinthiens, 3, 19 ; « […] de toutes les vanités, la plus vaine c’est l’homme » = Qohélet, 6, 3 ; « […] l’homme qui présume de son savoir, ne sait pas encore que c’est que savoir » = 1 Corinthiens, 8, 2 ; « […] l’homme, qui n’est rien, s’il pense être quelque chose, se séduit soi-même et se trompe » = Galates, 6, 3. Et ces références pauliniennes développent le paradoxe entre la sagesse et la folie (qui s’inversent entre Dieu et le monde), paradoxe qui a une fonction sceptique parce que biblique, comme chez Érasme (et d’ailleurs Luther). Ici Montaigne prend donc position pour la scepticisme chrétien. – Mais il faut ensuite noter qu’il s’agit, avec ce scepticisme chrétien, de réfuter l’athéisme : « […] ce commencement de maladie [sc. Luther] déclinerait aisément en un exécrable athéisme » (p. 439) ; « Il [sc. Sebond] entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne » (p. 440) ; « Et ce que dit Plato, qu’il y a peu d’hommes si fermes en l’athéisme, qu’un danger pressant ne les ramène à la reconnaissance de la divine puissance » (p. 445) ; « L’athéisme étant une proposition comme dénaturée et monstrueuse, difficile aussi et malaisée d’établir dans l’esprit humain, pour insolent et déréglé qu’il puisse être » (p. 446) ; « Un athéiste se flatte à ramener tous les auteurs à l’athéisme » (p. 448). L’héritage montanien de Descartes, surtout dans les lettres de 1630 et la Lettre à la faculté de théologie de la Sorbonne en 1641 apparaît ici clairement. – Surtout, toute la question que se pose saint Augustin dans le texte cité par Montaigne concerne la possibilité (et la légitimité) de reddere rationem (Cité de Dieu, XXI, 8.Comme l’a établi V. Carraud, en particulier dans « L’imaginer inimaginable : le Dieu de Montaigne », dans V. Carraud et J.-L. Marion (dir.), Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. Épithémée, 2004, p. 148 sq. I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin23 5, 1, ibid., p. 388 ; 5, 2, ibid., p. 392 et 394, enfin 7, 2, ibid., p. 408), en rapport avec la toute-puissance divine : « […] fixam tamen apud nos esse rationem : non sine ratione omnipotentem facere, unde animus infirmus rationem non potest reddere » (5, 2, ibid., p. 394) ; « […] omnipotentem Deum » (7, 2, ibid., p. 408) ; « Portentum ergo non fit contra naturam, sed contra quam est nota natura » (8, 2, ibid., p. 412) ; « Sicut ergo non fuit impossibile Deo, quas voluit instituere, sic non est ei impossibile, in quidquid voluerit, quas institutit, matare naturas » (8, 4, ibid., p. 418). Enfin, il faut souligner que toutes ces interrogations relèvent de ce qu’Augustin nomme les choses quae non videntur, qui deviendront pour Descartes le domaine de l’incompréhensible, pourtant parfaitement connaissable, sans aucun secours de l’imagination à l’entendement. 8/ Essais, II, 12 [1588] : « Ce n’est rien à la vérité que de nous. Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que, des ouvrages de notre créateur, ceux-là portent mieux sa marque et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrétiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable. Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle contre l’humaine raison. Si elle était selon raison, ce ne serait plus miracle ; et, si elle était selon quelque exemple, ce ne serait plus chose singulière. “Melius scitur Deus nesciendo”, dit saint Augustin ; et Tacitus : “Sanctius est ac reverentius de actis deorum credere quam scire” [De moribus Germanorum, 24] » (éd. Villey, p. 499. Cette citation ne renvoie pour une fois pas à La Cité de Dieu, mais au De Ordine, II, 16, 44, B.A. 4, 438 (selon Villey, ad loc., p. 1283, par l’intermédiaire de Juste Lipse, Politiques, I-2, truchement qui expliquerait justement qu’une citation ne provienne pas de l’habituelle et unique source jusque-là utilisée) : « Quisquis ergo ita nesciens, non dico de summo illo Deo, qui scitur melius nesciendo, sed de anima ipsa sua quaerere ac disputare voluerit, tantum errabit quantum errari plurimum potest. » Voir aussi De Trinitate, VIII, 2, 3 : « Non enim parvae notitiae pars est, cum de profundo isto in illam summitatem respiramus, si antequam scire possimus quid sit Deus, possumus jam scire quid non sit » (B.A. 16, p. 30). – On remarque qu’à l’évidence tout le passage porte sur l’inconnais- 24 La transcendance de l’homme – Études sance de Dieu. « Nous disons bien, puissance, vérité, justice : ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand ; mais cette chose-là nous ne la voyons aucunement, ni ne la concevons » (p. 499). « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C’est par l’entremise de notre ignorance plus que de notre science que nous sommes savants de ce divin savoir. Ce n’est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance supernaturelle et céleste : apportons y seulement notre obéissance et la subjection : “Car, comme il est écrit, ‘Je détruirai la sapience des sages, et abattrai la prudence des prudents. Où est le sage ? où est l’écrivain ?’ (Isaïe, 29, 14 et 19, 12) où est le disputateur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas abêti la sapience du monde, Car, puisque le monde n’a pas connu Dieu par sapience, il lui a plus, par la vanité de la prédication, de sauver les croyants” (1 Corinthiens, 1, 19-21) » (p. 500). « L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même » (p. 502). La considération de la toute-puissance de Dieu, jusqu’ici dominante, implique donc aussi directement celle de son inconnaissabilité. Le rapport à Descartes (« […] ipsa incomprehensibilitas in ratione formali infiniti continetur », A.T.VII, p. 368) va ici de soi. 9/ Essais, II, 12 [1588] : « Voici l’excuse que nous donnent, sur la considération de ce sujet, Scevola, grand Pontife, et Varron, grand théologien, en leur temps : Qu’il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croie beaucoup de fausses : “[…] cum veritatem qua liberetur inquirat, credatur ei expedire, quod fallitur” » (éd. Villey, p. 535). Il s’agit d’une citation directe, mais laissée sans référence, de De Civitate Dei, IV, 27, B.A. 33, p. 614, Villey donne une référence incorrecte : IV, 31, ad loc.). Pascal citera ce texte en le reprenant très probablement de Montaigne : « C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper, et un autre, bon politique, Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallitur » (Pensées, I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin25 éd. Lafuma, § 60). Mais Pascal ne voyait pas que cette doctrine n’est pas celle de saint Augustin, qui ne cite Varron et Scevola que pour les réfuter peu après : « Ergo ista conjicere putari debui, nisi evidenter alio loco ipse [sc. ipse Varro] disceret de religionibus loquens, multa esse vera quae non modo vulgo scire non sit utile, sed etiam tametsi falsa sunt, aliter existimare populum expediat […]. Haec tamen fallacia miris modis maligni daemones delectantur, qui et deceptores et deceptos pariter possident, a quorum dominatione non liberat nisi gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum » (De Civitate Dei, IV, 31, B.A. 33, p. 628)9. 10/ Essais, II, 12 [1588] : « À tel objet l’estomac se soulève ; à tel autre, quelque partie plus basse. Mais comme[nt] une impression spirituelle face [peut se faire] une telle faucée [sc. irruption] dans un sujet massif et solide, et la nature de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a su. “Omnis incerta ratione et in naturae majestate abdita” dit Pline [Histoire naturelle, II, 37] ; et saint Augustin : “Modus quo corporibus adhaerent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est” » (éd. Villey, p. 539). Ce texte cite et modifie La Cité de Dieu, XXI, 10, 1, B.A. 37, p. 426 : « […] sed, ut dixi, miris et ineffabilibus modis adhaerendo, accipientes ex ignibus poenam, non dantes ignibus vitam ; quia et iste alius modus, quo corporibus adhaerent spiritus et animalia fiunt, omnino mirus est nec comprehendi ab homine potest, et hoc ipse homo est ». – On remarque que l’incompréhensibilité de l’union de l’esprit (de l’âme) aux corps renvoie à l’inconnaissabilité de l’homme à 9.Ce point a été établi par V. Carraud, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, II, 1, « Le De Civitate Dei de… Montaigne », Paris, Vrin, 2007, p. 70-72. Une autre citation (« Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme, duquel, par le calcul de Varron, naquirent 288 sectes », Essais II, 12, p. 577) atteste une lecture de l’unique source indirecte de Varron, saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 2 (B.A. 37, p. 52). Pascal dépend ici directement de Montaigne, non pas de saint Augustin (voir la démonstration de V. Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 103 sq. et Pascal…, op. cit., p. 69). 26 La transcendance de l’homme – Études lui-même. Et donc que celle-ci reproduit l’incompréhensibilité de Dieu, suivant le thème bien connu de Grégoire de Nysse, De la création de l’homme XI, P.G., t. 44, col. 156b sq.)10. 11/ Essais, II, 12 [1580] : « La diversité d’idiomes et de langues […], qu’est-ce autre chose que cette infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons qui accompagne et embrouille le vain bâtiment de l’humaine science. [1588] Et l’embrouille utilement. Qui nous tiendrait, si nous avions un grain de connaissance ? Ce saint [sc. Augustin] m’a fait grand plaisir : “Ipsa utilitatis occultatio aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio”. Jusques à quel point de présomption et d’insolence ne portons-nous notre aveuglement et notre bêtise ? » (éd. Villey, p. 553 sq.). – Ce texte, cité sans nom d’auteur, confirme absolument que le scepticisme sur l’étendue de la connaissance humaine sert un dessein théologique, celui de la reconnaissance de la toute-puissance divine. 12/ Essais, III, 5 [1582] : « En faveur des Huguenots, qui accusent notre confession privée et auriculaire, je me confesse en public, religieusement et purement. Saint Augustin, Origène et Hippocrate ont publié les erreurs de leurs opinions ; moy, encore, de mes mœurs. Je suis affamé de me faire connaître ; et ne me chaut à combien, pourvu que ce soit véritablement ; ou, pour dire mieux, je n’ai faim de rien, mais je crains mortellement d’être pris en échange par ceux à qui il arrive de connaître mon nom » (éd. Villey, p. 846-847). – S’agit-il d’une allusion, pour les « opinions » erronées reconnues comme telles, aux Confessiones et surtout aux Retractationes ? En tout cas, cette indication contredit l’interprétation habituelle, selon laquelle Montaigne aurait absolument récusé de la confession des fautes. En fait, « Du repentir » ne soutient pas une thèse 10.Voir la traduction française J.Laplace (corrigée), « Sources Chrétiennes », no 6, Paris 19431, 20022, p. 122. À compléter par, entre autres, Basile de Césarée, Contre Eunome 111, 6, P.G. t. 29, col. 668b sq. (et éd. B. Sesboüé, « Sources Chrétiennes », no 305, Paris, Cerf, 1983, p. 166 sq.), ainsi que J. Chrysostome, Sur l’incompréhensibilité de Dieu, V, 259 sq., (éd. J. Daniélou, A.-M. Malingrey et R. Flacelière, « Sources Chrétiennes », no 28 bis, p. 294 sq.). sur cette incompréhensibilité selon saint Augustin, voir les textes analysés dans notre étude Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, § 40, Paris, Presses universitaires de France, 20081 & 2, p. 350 sq. I. Montaigne et le bon usage du scepticisme de saint Augustin27 négative, mais positive sur la confession des fautes : « Je n’enseigne point, je raconte » sans rien reprendre, ni regretter, parce que « […] si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu, ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir » (ibid., p. 806 et 816). Ou bien : « Quant à moi, je puis désirer en général être autre ; je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle et supplier Dieu pour mon entière réformation et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela, je ne dois pas le nommer repentir, ce me semble, non plus que le déplaisir de n’être ni ange, ni Caton » (ibid., p. 813). Le repentir ainsi récusé ne s’opposerait pas tant à la confession (auriculaire ou publique, bref le sacrement du pardon), qu’à l’illusion de pouvoir refaire le passé, ou de le regretter en vain, bref qu’au ressentiment – à la fois le déni du passé irrémédiable et haine de soi pour ne l’avoir pas surmonté. La « réformation » et l’« excuse », qui définissent le sacrement de réconciliation, ne se confondent pas avec le ressentiment. 13/ Essais, III, 5 [1588] : « Mais ceux-là desquels témoigne saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel ressusciteront en leur sexe et non plutôt au nôtre, pour ne nous tenter encore en ce saint état » (éd. Villey, p. 860). Ce texte démarque Cité de Dieu, XXII, 27, B.A. 37, p. 620-621 : « Nonnulli propter hoc, quod dictum est “Donec occurramus omnes in unitatem fidei, in virum perfectum, in mensuram aetatis plenitudinis Christi” (Éphésiens 4, 13) et “Conformes imaginis filli Dei” (Romains 8, 29), nec in sexu femineo resurrecturas feminas credunt, sed virili omnes aiunt, quoniam Deus solum virum fecit ex limo, feminam ex viro. Sed mihi melius sapere videntur, qui utrumque sexum resurrecturum esse non dubitant. Non enim libido ibi erit, quae confusionis est causa. Nam priusquam peccassent, nudi erant et non confundebantur vir et femina. Corporibus ergo illis vitia detrahentur, natura servabitur. Non est autem vitium sexus femineus, sed natura. » – Remarquons qu’Augustin s’oppose ici à Jérôme, Commentaire de l’épître aux Éphésiens, V, 29, Adversus Jovinianum, I, 36 (et réponse à Rufin, Apologia, I, 29), dont se rapprocherait plutôt la position de Montaigne.