Fonction thyroïdienne et grossesse : peut-on
prévoir les dysthyroidies du post-partum?
D. Glinoer
Une série de travaux cliniques, portant sur la fonction thyroïdienne au cours de la grossesse et du
post-partum, a été entreprise depuis 1988 à l'Hôpital Universitaire Saint-Pierre, en collaboration étroite avec
le Dr Philippe DE NAYER (Cliniques Saint-Luc, Université Catholique de Louvain).
La pathologie thyroïdienne se rencontre quatre à cinq fois plus fréquemment chez la femme que chez
l'homme, en particulier au cours de la période "de fertilité". Il n'est en conséquence pas inhabituel de
découvrir des anomalies biochimiques thyroïdiennes chez la femme enceinte à l'occasion d'un bilan sanguin.
Dès 1988, nous avons émis l'hypothèse que la grossesse peut constituer une situation physiologique au
cours de laquelle la thyroïde maternelle est soumise pendant plusieurs mois à une stimulation excessive.
En fait, la grossesse s'accompagne d'une augmentation de la production d'hormones thyroïdiennes au cours
du premier trimestre de la gestation, en raison du rééquilibrage de l'économie thyroïdienne liée à l'élévation
des taux sériques de la TBG (protéine vectrice), de l'effet thyréotrope direct de l'hCG, et probablement de
modifications du métabolisme périphérique des hormones thyroïdiennes. L'adaptation de la production
hormonale ne peut se faire adéquatement que : a) si l'apport iodé est suffisant et b) si le parenchyme
thyroïdien est intègre (réserve fonctionnelle thyroïdienne normale).
Le présent rapport a pour objet de résumer les principaux résultats de ces études et de proposer des règles
simples pour la prise en charge des problèmes thyroïdiens chez la femme enceinte. Nous envisagerons deux
situations cliniques habituelles, celle des femmes "normales" (c'est-à-dire sans pathologie thyroïdienne
connue) mais qui ont un apport iodé limité, et celle des femmes qui présentent des anticorps antithyroïdiens
méconnus, dans le cadre d'une thyroïdite auto-immunitaire asymptomatique).
Nutrition iodée et grossesse.
Chez la femme enceinte normale, l'ajustement physiologique de la fonction thyroïdienne au cours du premier
trimestre dépend des apports en iode (1). En Belgique, comme dans la plupart des pays d'Europe
Occidentale où il n'existe pas de programme systématique de supplémentation de l'alimentation en iode,
l'apport iodé moyen de la population est relativement bas, de l'ordre de 50-75 µg/jour. Ce niveau de l'apport
iodé est généralement suffisant pour les besoins quotidiens d'adultes normaux, pour autant qu'aucun facteur
additionnel n'intervienne tendant à stimuler la glande thyroïde et dès lors, à décompenser l'homéostasie de
l'économie thyroïdienne.
La grossesse constitue une circonstance où la disponibilité de l'iode pour la thyroïde maternelle est réduite.
En conséquence, dans des conditions d'apport iodé marginal, cette situation risque d'induire ou d'aggraver
une déficience en iode pour aboutir finalement à une carence iodée "relative", compromettant l'adaptation de
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l'économie thyroïdienne aux ajustements rendus nécessaires par la grossesse (2).
Au cours de la grossesse, d'importantes modifications de l'économie thyroïdienne sont observées, en raison
de l'élévation marquée des concentrations circulantes de la thyroxine-binding globulin (TBG), en réponse à
l'élévation des oestrogènes circulants. Pour maintenir les taux des hormones thyroïdiennes libres circulantes,
l'augmentation de la capacité de liaison du système est accompagnée d'un ajustement du pool
extra-thyroïdien de thyroxine.
L'élévation de la TBG se produit au cours du premier trimestre et il est possible de calculer que l'ajustement
thyroîdien représente un accroissement global de la production de thyroxine d'environ 40 % au cours du
premier mois, de 60 % au cours du second mois, enfin de 75 % au cours du troisième mois par rapport aux
valeurs de base. Ceci correspond à un accroissement de la production hormonale d'environ 1 à 3 % chaque
jour pendant trois mois. Nos travaux ont montré que l'élévation de la TBG est accompagnée d'une diminution
du degré moyen de saturation de la TBG par son ligand (la thyroxine), et d'une diminution parallèle des
hormones libres d'environ 20 à 30 %.
Pendant la première moitié de la grossesse, on observe une chute progressive des hormones libres et un
plateau est atteint, maintenu pendant la seconde moitié de la gestation. Chez la plupart des femmes, les
concentrations de T4 et de T3 libres sont proches des limites inférieures de la normalité. De plus, nos travaux
ont clairement démontré que l'ajustement individuel de l'économie thyroïdienne chez les sujets normaux est
variable. En bref, environ un tiers des femmes enceintes présentent une hypothyroxinémie relative ainsi
qu'une sécrétion préférentielle de T3 (élévation du rapport molaire T3/T4), et une élévation discrète de la
TSH, témoignant d'une stimulation glandulaire excessive.
Par ailleurs, la mesure de l'iodurie pendant la gestation a permis de confirmer que l'apport iodé moyen des
femmes enceintes à Bruxelles est de 45 à 50 µg/jour et est infÈrieur à 100 µg/jour dans plus de 80 % des
cas. Cet apport iodé est largement inférieur aux recommandations générales de l'O.M.S. Pendant la
grossesse il doit être considéré comme d'autant plus insuffisant que les besoins thyroïdiens sont accrus. La
déficience iodée relative joue donc un rôle important, entraînant une accentuation de la stimulation
thyroïdienne : le bilan iodé tend à se négativer si la femme enceinte ne reçoit pas de supplément en iode.
La conséquence principale de la stimulation thyroïdienne excessive chez la femme enceinte est le
développement fréquent d'un goitre (3). Nous avons réalisé plusieurs centaines d'ultrasonographies
thyroïdiennes chez les femmes enceintes en début de grossesse avec des contrôles à l'accouchement. Les
résultats montrent clairement que la grossesse constitue un stimulus goitrogénique non négligeable dans nos
régions, puisque le volume thyroïdien mesuré par échographie a augmenté en moyenne de 20 % et chez
certaines femmes, l'augmentation était supérieure à 100 %.
En fin de gestation, 9 % des femmes examinées présentaient un volume glandulaire supérieur aux limites
admises, correspondant au développement d'un goitre. Cette information constitue donc un argument
supplémentaire que l'apport iodé quotidien des femmes enceintes doit être augmenté de façon à représenter
un apport minimum de 150 µg d'iodure. Enfin, chez un certain nombre de femmes qui ont développé un
goitre gestationnel, les contrôles échographiques ont montré que le volume thyroïdien n'est pas revenu à son
niveau initial un an aprçs l'accouchement. Ces résultats suggèrent un lien direct entre le stress thyroïdien que
constitue la grossesse et le développement ultérieur de pathologies définitives de la thyroïde (4).
Les critères biochimiques les plus sensibles des altérations thyroïdiennes observées chez la femme enceinte
et témoigentt d'une stimulation excessive de la thyroïde. Parmi ceux-ci, le taux de thyroglobuline sérique (TG)
s'avère extrêmement utile. Le taux de TG est corrélé au développement d'un goitre gestationnel et aussi à la
persistance d'une stimulation thyroïdienne anormale au cours du post-partum, généralement due à
l'allaitement qui tend à entretenir la carence en iode.
Au cours d'études très récentes, nous avons administré un supplément de 100 µg d'iodure quotidiennement
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chez les femmes enceintes présentant en début de gestation une stimulation thyroïdienne excessive. Ce
traitement a été administré de la seizième semaine jusqu'à l'accouchement et le volume thyroïdien, de même
que les paramètres de la fonction thyroïdienne, ont été suivis séquentiellement pendant la grossesse. Par
rapport à un groupe témoin traité par placebo, les résultats montrent une normalisation de la fonction
thyroïdienne chez les femmes traitées activement, un doublement de l'excrétion iodée urinaire et l'absence
de développement de goitre. Au contraire, certaines femmes qui présentaient un goitre préalable ont vu la
taille du goitre se stabiliser ou même régresser significativement.
En résumé, l'ensemble de nos travaux chez les femmes enceintes normales vivant dans une région où
l'apport iodé naturel est restreint indique que la grossesse constitue un "challenge" pour la thyroïde
maternelle. Les mères présentent fréquemment des stigmates de stimulation thyroïdienne excessive,
identifiable par une hypothyroxinémie relative, une sécrétion préférentielle de T3, une élévation anormale de
la thyroglobuline sérique et un état de déficience iodée relative. Cette condition conduit fréquemment au
développement de goitres ou à l'aggravation de goitres préexistants. La supplémentation en iode prévient la
goitrogenèse et tend à restaurer une fonction thyroïdienne normale (5).
Parturientes présentant une thyroïdite auto-immunitaire
asymptomatique.
La thyroïdite auto-immunitaire asymptomatique (T.A.I.A.) est une affection fréquente dans la population
féminine. Lorsque les anticorps thyroïdiens sont recherchés systématiquement avec des méthodes
sensibles, ils sont trouvés chez 5 - 10 % des femmes avant 45 ans.
Chez la femme enceinte, l'intérêt du dépistage des anticorps est triple. D'une part, ce dépistage permet
d'identifier une population à risque de développer une thyroïdite du post-partum (6). D'autre part, la présence
des anticorps thyroïdiens est associée à une fréquence significativement accrue d'avortements spontanés (7,
8).
Enfin, nous avons récemment investigué le rôle de la T.A.I.A. sur la fonction thyroïdienne pendant la
grossesse au cours d'une étude prospective portant sur un large groupe de parturientes normothyroïdiennes
qui présentaient des anticorps antithyroïdiens (9). Dans ce but, un dépistage systématique des anticorps (Ac
anti-TPO, Ac anti-TG) a été effectué au cours d'une période de 30 mois chez 1660 parturientes consécutives,
lors de leur première consultation prénatale. Cent et sept femmes avec anticorps positifs ont été trouvées
(6.5 %), dont 87 sujets avec une fonction thyroïdienne initiale normale (TSH et T4 libre normales). Ces
femmes n'ont pas été traitées et leur fonction thyroïdienne a été suivie séquentiellement jusqu'à
l'accouchement.
Le TABLEAU 2 résume les principaux résultats de l'étude. Les anticorps anti-TPO ont été rencontrés
beaucoup plus fréquemment que les anticorps anti-TG ou les deux types d'anticorps ensemble. Au cours de
la gestation, une diminution importante du titre des anticorps a été constatée : cette diminution atteint 74 %
en moyenne des titres initiaux et est indépendante de ces derniers, de sorte que chez un certain nombre de
parturientes, les anticorps se sont négativés à l'accouchement. Les paramètres de la fonction thyroïdienne,
comparés à ceux d'une population témoin de femmes enceintes sans anticorps, confirment l'état de
normothyroïdie initial chez ces parturientes. A l'accouchement par contre, le taux moyen de T4 libre était
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significativement abaissé (0.80 versus 1.10 ng/dl; P < 0.001), à la limite inférieure de la normalité.
Le maintien d'une fonction thyroïdienne normale en début de gestation est obtenu suite à la stimulation de
l'axe thyrÈétrope. En effet, dès la fin du premier trimestre, la courbe de distribution des taux de la TSH chez
les parturientes anticorps positifs est significativement décalée vers des valeurs plus élevées, par rapport aux
parturientes du groupe témoin (TSH médiane : 1.8 versus 0.9 mU/L; P < 0.001). La TSH sérique restera plus
élevée que chez les témoins tout au long de la gestation, de sorte qu'à l'accouchement 40 % de ces
parturientes ont un taux de TSH supérieur à 3 mU/L, et près de la moitié d'entre elles supérieur à 4 mU/L.
Chez 31 femmes, un test au TRH a été pratiqué 3 à 5 jours après l'accouchement (injection de 200 µg de
TRH par voie I.V. rapide, avec détermination du taux de TSH avant, 15 et 30 minutes aprés l'injection). Sur la
base de cette épreuve dynamique, nous avons calculé la sécrétion de TSH au cours du test, représentée par
la surface sous la courbe. Dans 73 % des cas, le test montre une riposte exagérée s'étalant jusqu'à 1000
mU/L x 30 minutes, c'est-à-dire des valeurs 3 fois supérieures aux normes.
Enfin, une dizaine de patientes ont été revues un à trois mois après l'accouchement. Chez elles, un rebond
des anticorps sans modification majeure de la fonction thyroïdienne a été observé dans plus de la moitié des
cas, correspondant à un épisode de thyroïdite du post-partum.
Conclusions.
La thyroïdite auto-immunitaire asymptomatique est une affection fréquente dans la population générale et sa
prévalence chez les jeunes femmes investiguées atteint 6.5 %. Ces thyroïdites conduisent à une atrophie
thyroïdienne progressive et à une hypothyroïdie, généralement après de nombreuses années d'évolution. La
grossesse, en provoquant une surcharge de travail pour la glande thyroïde maternelle accélère ou dévoile ce
processus. Bien qu'aucun index ne permette d'affirmer sur le plan individuel quelle patiente va évoluer vers
l'hypothyroïdie pendant la grossesse, nous avons pu montrer qu'un des facteurs pronostiques du
développement potentiel d'une hypothyroïdie est le taux initialement élevé des anticorps (Ac-TPO >1200
U/ml). Nos résultats indiquent par ailleurs que malgré l'état d'immunotolérance de la grossesse (diminution
en moyenne de 74 % des taux des anticorps au cours de la gestation), la stimulation de l'axe thyréotrope
persiste et s'aggrave au cours de la grossesse.
Les répercussions obstétricales de ces thyroïdites auto-immunes ne sont pas négligeables puisque les
incidences des fausses-couches et des accouchements prématurés sont significativement plus élevées;
enfin, le rebond des anticorps au cours du post-partum est fréquent, associé à une thyroïdite du post-partum.
Sur la base de ces résultats, il est justifié de dépister les thyroïdites chez la femme enceinte. Ce dépistage
peut se faire en début de grossesse par la détection des Ac anti-TPO et anti-TG, la mesure de la TSH, et
ensuite par le suivi de la fonction thyroïdienne des parturientes Ac positifs : surveillance du taux de la TSH et
de la T4 libre. Une collaboration étroite entre gynécologues et thyroïdologues est indispensable pour
améliorer la prise en charge des dysthyroïdies qui accompagnent ces thyroïdites (10).
L'ensemble des résultats nous conduit à proposer un dépistage systématique des anticorps thyroïdiens en
début de grossesse et un suivi endocrinien attentif et régulier pendant la gestation et la première année du
post-partum.
Remerciements.
Nos remerciements vont à Mme J. Beghin pour la réalisation du manusrit, au Fonds de la Recherche
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Scientifique Médicale Belge (N° 3.4531.91) et aux firmes TRIOSOL-DUPHAR (Bruxelles) et MERCK
(Darmstadt) pour leur soutien financier dans la réalisation de nos travaux de recherche thyroïdienne.
Départements de Médecine Interne, de Médecine Nucléaire et de Gynécologie-Obstétrique Hôpital Saint-Pierre Université Libre de Bruxelles
Bibliographie
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Tableau 2 Evolution des paramètres thyroïdiens en cours de gestation chez des parturientes avec
anticorps thyroïdiens.
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