Les rapports entre la Justice
et la société globale
un point de vue anthropologique1
Communication au colloque du tribunal de grande instance de Créteil
sur le thème de la réforme de la Justice, novembre 1998
Etienne Le Roy, professeur
d’anthropologie du Droit
à l’Université Paris 1
Laboratoire d’Anthropologie
juridique de Paris
leroylaj@univ-paris1.fr
Traiter des rapports entre la justice et la société globale dans une perspective d’anthropologie du Droit suppose
d’accorder d’entrée de jeu quelques développements aux déplacements qu’autorise ou qu’induit ce type de
perspective.
C’est en effet en qualité d’anthropologue que j’ai été sollicité pour intervenir dans le débat. Bien qu’africaniste et
pratiquant l’étude de la justice en Afrique, je récuse tout folklore ou tout exotisme dans mon intervention en raison
de l’application de mes travaux depuis une quinzaine d’années à diverses facettes de la justice en France. Je n’en
aurai pas moins un propos d’anthropologue parlant du Droit à des juristes, ce qui suppose que nous identifions en
commun nos convergences possibles.
Cette approche anthropologique tient d’abord à son caractère comparatiste reposant sur le “ diatopisme
(comme confrontation et mise en relation tensionnelle entre pratiques culturelles) pour déboucher sur le
dialogisme ” (comme explication des rationalités qui fondent leur rencontre). Les préfixes dia en grec et trans
en latin sont actuellement et en association avec diverses racines (topos, le point, le lieu pris ici comme “ site
culturel, logos, le discours et sa rationalisation, la ‘modernité’ qui interviendra plus tard dans notre analyse) des
1 Communication au colloque ‘La réforme de la Justice, Enjeux et perspectives’, T.G.I. de Créteil, 16 octobre
1998
2
outils linguistiques destinés à expliquer des déplacements des points de vue de la recherche sur le Droit pour les
deux premiers termes, de la recherche sur la société pour la notion de transmodernité. Quelques prolégomènes qui
ne sauraient viser à l’exhaustivité devraient permettre de passer d’un légitime étonnement initial de la part du
praticien du Droit à une attitude intellectuelle plus dialoguante ”, se donnant les moyens d’une rupture
épistémologique si l’évolution que nous pressentons des problèmes de société devait conduire la Justice non à une
simple réforme, mais bien à une véritable révolution.
J’axerai donc mon propos sur un argumentaire en trois temps. Dans un premier temps, je ferai une brève
présentation de l’interprétation anthropologique qu’on peut donner du thème de cette communication sous la
forme “ qu’est-ce qu’un anthropologue peut entendre par “ rapports ”, “ Justice ” et “ société globale ”. Puis je
m’arrêterai sur cette dernière expression pour examiner les rapports entre la justice et la société à deux échelles,
l’une où le global équivaut au mondial et ce sera ma deuxième partie, l’autre où le global équivaut au “ souverain
donc au national. Ce troisième point nous ramènera à la spécificité française et à sa tradition judiciaire
actuellement interpellée, voire bouleversée, le sens des évolutions étant le cadre de la conclusion.
Quelques prolégomènes anthropologiques pour situer le sens des
questions en débat
J’ai donc suggéré de m’arrêter ici sur le sens des mots, non en philologue et en linguiste mais par simple souci de
communication. J’ai en effet l’expérience de la spécialité voire de la rigidité des vocabulaires disciplinaires. En
outre, je sais que les déplacements intellectuels ou mentaux que pratique l’anthropologue soit entre les cultures
soit au sein d’une même culture entre des ordres de pensée qui ne se côtoient pas explicitement chez nous et que
nous appelons la pensée symbolique ou totémique peuvent apparaître comme de simples jeux pour ceux qui n’en
imaginent pas les applications pratiques dans nos propres cultures2.
La notion de rapports
La notion de rapports apparaît sans doute dans une innocence que je ne chercherai pas à faire disparaître, à ceci
près que que nos pratiques d’anthropologues nous ont amenés à préciser ce que mon dictionnaire Robert présente
2 Travaillant sur notre conception de la propriété foncière à partir du mode de présentation du livre II du code civil,
j’ai ainsi eu l’occasion de mettre en évidence le caractère dualiste de cette présentation, dualiste qui est un trait
spécifique de la pensée totémique comme le montre Claude Lévi-Strauss dans Le totémisme aujourd’hui (Paris,
3
comme un sens II apparu à la fin du XVI° siècle, donc avec la modernité, et où rapport est entendu comme
‘connexion’, ‘relation’ et, surtout dans le cas comme ‘corrélation’, rattachement d’un effet à une cause. Depuis une
dizaine d’années, exactement depuis le premier colloque franco-allemand des anthropologues du Droit tenu à
Fribourg en B. en avril 1988, le mot d’ordre de nos recherches est de “ toujours rapporter l’observation des
phénomènes juridiques aux logiques qui les fondent 3. Bien plus, le fondateur de l’anthropologie du Droit en
France, le recteur Michel Alliot, ancien directeur du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, a élaboré une
théorie de la diversité des réponses juridiques (qu’il qualifie d’archétypes), théorie que mon collègue Norbert
Rouland a qualifié de néo-culturaliste et que, dans son manuel, il présente ainsi :
Le monde matériel ne s’impose donc à l’homme que par des médiatisations qu’en opèrent son esprit
et son affectivité. Or l’homme est en quête d’un sens de l’univers et de sa propre existence, sens qui
n’est pas donné dans l’expérience immédiate. Il doit donc construire ce sens, le déceler dans les
diverses manifestations du monde sensible, souvent conçues comme les reflets d’un monde invisible. Or
il est frappant de constater qu’il existe d’indéniables parallélismes entre les manières de penser
l’univers, Dieu et le Droit 4.
D’où la proposition “ penser Dieu c’est penser le Droit ” qui ne doit être prise que comme métaphore de la
relation qui existe entre les visions du monde et les visions du Droit. Si, dans certaines de ses illustrations, cette
théorie néo-culturaliste pouvait se présenter comme déterministe, la vision du monde induisant “ mécaniquement
une conception du Droit sur le mode de la corrélation, les travaux actuels valorisent la complexité des sociétés et
la diversité des référents, donc le caractère plural des facteurs culturels affectant la conception du Droit, selon des
montages originaux propres à chaque tradition juridique.
C’est la transposition de cette démarche à la justice et à l’institution judiciaire que je réaliserai plus spécialement
dans cette communication, en postulant que la conception de la justice est l’expression d’une vision de la société
que l’on cherche à promouvoir ou à gérer.
La conception de la justice
Cependant, la conception de la justice exige également quelques précisions d’un point de vue anthropologique, la
première exigence étant de ne pas prêter aux autres civilisations la conception que nous en avons et que nous
pourrions tenir, bien naïvement, pour universelle. Ce serait faire preuve d’ethnocentrisme ou pratiquer une
caricature que la pensée moderne favorise5. Ceci éclairci, on doit se demander ce que veut dire “ justice ”. On sait
PUF, 1962). E. Le Roy, Le code Napoléon révélé par l’Afrique ”, Un droit inviolable et sacré, la propriété,
Paris, ADEF, 1991, pp. 145-150.
3 E. Le Roy, "Der Stand der Rechtsanthropogie in Frankreich : ein Projekt für das 21 Jahrhundert", Zeitschift für
Rechts-Soziologie, 2/ 89, dezember 1989, 222/235.
4 N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, Col. Droit fondamental, 1988, 401.
5 J’évoque ici, sans avoir la place de le développer, l’effet du principe de l’englobement du contraire que
développe Louis Dumont comme fondement de l’idéologie moderne et pour résoudre la contradiction indépassable
4
le caractère polysémique de la notion, la justice étant successivement une valeur, un sentiment, un principe, un
pouvoir, une institution... Qu’un signifiant ait tant de signifiés en fait nécessairement un symbole, voire une fiction
si on suit la définition canonique de la fiction : fictio est figura veritatis. La justice est bien une “ approche ” de ce
que nous tenons pour bon et bien. Mais, pour l’anthropologue qui considère également que la justice n’est pas tant
ce qu’en disent ses textes fondateurs ou ses glossateurs que ce qu’en font ses praticiens, c’est moins de la justice
que du juge dont on va parler. Très précisément, on considérera “ le juge, une figure d’autorité ”, le thème du
premier congrès mondial d’anthropologie du Droit, tenu dans les locaux de l’Ecole Nationale de la Magistrature
(ENM) de Paris du 24 au 26 novembre 19946.
Dans ses conclusions, le recteur Michel Alliot notait tout d’abord que
le congrès a fait place le plus souvent à une approche fonctionnelle. La communauté se définit par sa
fonction qui est de gérer la vie. Elle noue les fils de vie entre les groupes et les individus, dans le visible
et dans l’invisible (au-delà, ancêtres, nations, Etat, nature etc...), elle même immédiatement ou par
l’intermédiaire (la terre, Dieu, l’Etat, la loi). Si elle élimine quelques uns de ces fils, c’est pour mieux
nouer les autres. Lier est plus important qu’exclure ”.
Après avoir rappelé la relation entre la fonction et l’institution ainsi que l’ancienneté de cette représentation du
juge7 comme lieur, ce même auteur concluait : Du juge on attend partout qu’il puisse remplir sa fonction de
lieur et pour cela qu’il ait une compétence institutionnelle reçue et une compétence personnelle reconnue :
elles sont les sources de sa légitimité. ” (AFAD, 1996, 23).
Il précisait enfin, en répondant à Robert Badinter qui en ouvrant ces travaux avait posé les trois questions suivantes :
qui doit-on juger, comment doit-on juger, avec qui ?
Qui doit-on juger ? La société avant les parties car la vie est liée à la paix, il faut d’abord rétablir la
paix (...) une paix qui ne soit pas statique, une culture de paix qui soit en mouvement.
Comment doit-on juger ? L’illusion de l’efficacité technique du système juridictionnel nous fait souvent
passer à côté du vrai travail, qui est un travail de lieur et de représentations dans l’imaginaire de la
société, au cas par cas (...)
Avec qui doit-on juger ? Avec des magistrats autrement formés. Pourquoi cacher le désarroi des jeunes
magistrats qui n’ont reçu qu’une formation technique ? Une véritable formation à juger doit être
ouverte sur la vie, sur toute la vie, sans rien refuser de ce que vit et croit une société (AFAD, 1996,
29).
entre le principe d’égalité que revendique la modernité et les phénomènes de hiérarchie qui structurent les rapports
sociaux. Voir L. Dumont, Essais sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie
moderne, Paris, Seuil, col. Esprit, 1983, 268 p. (p. 120 et s.)
6 AFAD, Le juge : une figure d’autorité, publié sous la direction de Claude Bontems, Paris, L’harmattan, 1996,
685 p.
7 S. Vilatte montre dans cet ouvrage que dans l’Iliade, Homère décrit le bouclier d’Achille et la fameuse scène du
jugement en mettant en évidence le rôle de l’istor qui est à la fois celui qui dira l’arrêt le plus droit et le témoin
qui mémorise la décision du tribunal “ La scène de jugement du chant XVIII de l’Iliade d’Homère ”, AFAD,
op.cit.,1996, 186-188.
5
Ainsi, quand on approche le figure du juge plutôt que la “ justice ” obtient-on une réponse relativement univoque, la
justice étant associée à cette fonction du lieur. Sans doute les apports des sociétés varient sur le plan comparatif
selon que l’on insiste, dans la concrétisation du sens du lien, sur ce qu’on relie ou que l’on partage : le lien peut
associer le visible et l’invisible dans les sociétés traditionnelles, ou le passé et le futur dans les sociétés
contemporaines. Il peut également nouer les individus autour de l’Etat dans la modernité, alors que le mandarin
nouait les sujets autour de la personne de l’Empereur dans la tradition confucéenne. Ces différences ne semblent
pas substantielles. Notons pourtant, et sous réserve de le préciser plus tard, que si une certaine unité de la figure du
juge émerge en apparence, c’est pour mieux mettre en évidence la diversité de ce qui fonde son autorité et que
nous devrons trouver dans les visions du monde et les projets singuliers de sociétés.
Ce que société veut dire
Ce qu’on désigne par société, et ce sera la troisième contrainte d’une lecture anthropologique de la Justice, parait
également recouvrir une difficulté inattendue. Louis Dumont, dont j’ai déjà évoqué l’oeuvre à propos du piège
tendu par l’idéologie moderne, démontre dans ses Essais sur l’individualisme qu’une des conséquences de la
rupture du protestantisme au début du XVI° siècle est d’avoir introduit non seulement une nouvelle eschatologie
mais une conception neuve de la société : à l’universitas chrétienne furent substituées des societates comme
collections d’individus et d’où est tiré le terme actuel de société. Sur le sens de cette rupture je me permets de
citer quelques extraits :
Deux conceptions de la société-Etat s’affrontent dans le vocabulaire de l’époque. Il nous faut
distinguer universitas ou unité organique (corporate) et societas, ou association (partnership), dans
laquelle les membres restent distincts en dépit de leur relation et où l’unité est ainsi ‘collective’ et non
organique (corporate)8. Societas -et les termes semblables : associations, consociatio- a ici le sens
limité d’association, et évoque un contrat par lequel les individus composants se sont ‘associés’ en
une société. Cette façon de penser correspond à la tendance, si répandue dans les sciences sociales
modernes, qui considère la société comme consistant en individus, des individus qui sont premiers par
rapport aux groupes ou relations qu’ils constituent ou ‘produisent’ entre eux plus ou moins
volontairement. Le mot par lequel les scolastiques désignaient la société, ou les personnes morales en
général, universitas, ‘tout’, conviendrait bien mieux que ‘société’ à la vue opposée, qui est la mienne,
selon laquelle la société avec ses institutions, valeurs, concepts, langue, est sociologiquement première
par rapport à ses membres particuliers, qui ne deviennent des hommes que par l’éducation et
l’adaptation à une société déterminée. On peut regretter qu’au lieu d’universitas il nous faille parler de
‘société’ pour désigner la totalité sociale, mais le fait constitue un héritage du Droit naturel moderne et
de ses suites 9.
Le regret ainsi exprimé serait-il le signe de quelque conception réactionnaire et le débat simplement historique ?
Notons d’abord qu’il est également partagé par un nombre croissant d’anthropologues, sensibles à la juste
observation que Louis Dumont faisait en préface à l’ouvrage de Karl Polanyi et qui s’applique tout autant au Droit
8 Ici Dumont indique qu’il réfère à une note de Barker citée par Gierke, Natural Law, Cambridge, 1934, p. 45.
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