Les nouvelles frontières de l`évolution

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Les nouvelles frontières de l'évolution
ISHIMA - Dans notre compréhension des mécanismes moléculaires, de nouvelles
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avancées viennent révolutionner de nombreux domaines de la biologie, parmi lesquels la
biologie cellulaire et la biologie du développement. Il n'est dont pas surprenant que ces
avancées nous fournissent également de précieux éclairages en matière de biologie de
l'évolution, et notamment un certain nombre de preuves à l'appui de la théorie
quasi-neutre de l'évolution moléculaire, que j'ai moi-même développée en 1973.
omme c'est souvent le cas en matière scientifique, chaque nouvelle découverte
C
relative à la biologie de l'évolution soulève autant de questions qu'elle n'apporte de
réponses. En effet, ma discipline de prédilection connaît actuellement l'une des périodes
les plus dynamiques depuis sa création il y a 150 ans.
Pendant près d'un siècle après la publication de l'ouvrage de Charles Darwin intitulé De
l'origine des espèces, les scientifiques ont considéré que les mutations génétiques
étaient régies par un processus similaire à celui décrit par le père de la sélection
naturelle. L'idée consistait à considérer que les individus présentant des variations
génétiques supérieures seraient plus à même de survivre, de se reproduire et de
transmettre leurs gènes que les individus ne présentant pas ces variations.
Ainsi, les mutations défavorables seraient vouées à disparaître rapidement. Les plus
bénéfiques se propageraient en revanche jusqu'à ce que l'espèce tout entière les
possède. On considérait à l'époque que les changements liés à l'évolution, y compris les
changements morphologiques, étaient le fruit de l'accumulation et de la propagation de
mutations bénéfiques, et que la constitution génétique des populations s'approchait de
l'homogénéité, à l'exception de rares mutations aléatoires et créatrices de différences
d'un individu à un autre.
Cette conception a été contrariée par la découverte de l'ADN. Tandis qu'il devenait
possible d'analyser la constitution génétique d'un individu, il est apparu qu'existait un
nombre bien supérieur de variations au sein des populations que le faisait valoir la théorie
dominante de l'évolution. Il est en effet apparu que les individus pouvaient présenter à la
fois des traits similaires et des séquences génétiques très différentes. Ceci a semblé
contredire les principes de la sélection naturelle.
L'une des premières tentatives de remise à plat de cette théorie, au moyen de preuves,
a été proposée par mon défunt collègue Motoo Kimura, qui a fait valoir l'existence de
mutations neutres - à savoir des variations génétiques qui ne seraient ni avantageuses,
ni défavorables pour un individu, et qui ne seraient par conséquent nullement influencées
par la sélection naturelle. Kimura a examiné le taux de changements protéiniques liés à
l'évolution, et a proposé la théorie neutre de l'évolution moléculaire en 1968. Sa théorie qui soutenait que les changements liés à l'évolution au niveau de la molécule ne
découlaient pas de la sélection naturelle, mais d'une dérive génétique aléatoire - a ainsi
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fourni une explication utile aux chercheurs qui venaient de découvrir les variations
génétiques.
algré la simplicité et l'élégance de la théorie de Kimura, la classification des mutations
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en catégories distinctes - bénéfiques, neutres, ou défavorables - m'apparaissait trop
réductrice. Mes propres travaux ont consisté à démontrer combien les mutations
tangentes, celles qui n'engendrent que d'infimes effets positifs ou négatifs, pouvaient se
révéler extrêmement importantes dans la détermination des changements liés à
l'évolution. Ce point de vue a servi de base à la théorie quasi-neutre de l'évolution
moléculaire.
'incroyable abondance de données relatives aux génomes et à la génétique des
L
populations au XXIe siècle est non seulement venue appuyer davantage ma théorie
vieille de 42 ans, mais elle a également ouvert d'importants nouveaux domaines de
recherche. Notre connaissance de la structure et du fonctionnement des protéines a par
exemple été considérablement enrichie par la découverte des processus de pliages
dynamiques. On pense que ces processus fourniraient la souplesse permettant aux
protéines de fonctionner, d'une manière pouvant être reliée aux mutations quasi-neutres.
L'un des défis les plus passionnants de la biologie de l'évolution réside dans la tentative
d'identification des mécanismes moléculaires de l'expression génétique qui déterminent
l'évolution morphologique. Cette discipline est en passe de gagner en compréhension,
autour d'un ensemble de systèmes complexes s'opérant au sein des cellules
individuelles. Ces systèmes, qui opèrent à l'échelle moléculaire, s'inscrivent au cœur
de l'épigénétique - à savoir l'étude des modifications de la fonction génétique qui ne
peuvent être expliquées par des différences de séquences ADN.
'épigénétique est une discipline indispensable à la compréhension du lien entre la
L
constitution génétique, ou génotype, et les traits que nous pouvons physiquement
observer. Au sein des organismes les plus développés - tels que le corps humain - les
processus épigénétiques sont contrôlés par la chromatine, à savoir un ensemble de
macromolécules situé à l'intérieur des cellules et constitué d'ADN, de protéines et d'ARN.
La manière dont fonctionne la chromatine est en retour influencée par la génétique et les
facteurs environnementaux, ce qui rend son fonctionnement difficile à cerner. Ces
macromolécules à évolution rapide et à variations extrêmes valent néanmoins la peine
qu'on les étudie, dans la mesure où elles pourraient être à l'origine de certaines maladies
humaines.
n autre facteur caractéristique de la relation entre la constitution génétique et les traits
U
observables réside dans la manière dont les protéines sont parfois amenées à être
modifiées. Par exemple, les enzymes protéiques peuvent être activées et désactivées, ce
qui explique la variation de leur fonctionnement et de leur activité. Comme d'autres
formes d'expression génétique, il semblerait que ce processus soit influencé par une
combinaison de facteurs innés et environnementaux.
I l semble qu'aucun mécanisme distinct ne puisse être étudié de manière isolée ; à une
échelle minime, un certain nombre de facteurs tels que la sélection, la dérive et
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l'épigénétique œuvrent de concert et deviennent indissociables. Plus nous creusons
profondément dans les processus de l'évolution, que nous pensions autrefois
relativement simples, et plus ces processus se révèlent extraordinaires et complexes.
Traduit de l'anglais par Martin Morel
Copyright : Project Syndicate
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