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Sociétal
N° 39
1er trimestre
2003
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
là un élément d’analyse peu
compatible avec le déterminisme
économique que Rostow invoquait
pour expliquer le décollage d’une
société traditionnelle vers une
croissance auto-entretenue : un tel
processus implique, en effet, une
analyse plus fine des motivations des
hommes, et une prise en compte
explicite des institutions.
LA MÉTHODE DE MAX
WEBER, AVEC D’AUTRES
HYPOTHÈSES
Pour notre auteur, le grand
mérite de Max Weber est
justement d’avoir procédé à cette
analyse des motivations. Cepen-
dant, l’intérêt de sa démarche ne
tient pas à la pertinence de ses
vues sur l’influence du protestan-
tisme, mais à sa méthode. Weber
lui-même admettait d’ailleurs
que la domination de l’éthique
protestante dans une culture
n’est une condition ni nécessaire
ni suffisante pour que s’enclenche
un processus de croissance capita-
liste. Sa méthode, en revanche,
impliquait la prise en compte, dans
toute analyse, des motivations
et comportements des hommes
dans l’explication des grands
enchaînements historiques. C’est
cette méthode que Greenfeld
tente d’utiliser, à partir d’une
hypothèse explicative différente.
Elle a, avec Weber, un point de
départ commun : la poursuite de
l’intérêt personnel et du profit ne
peut pas être considérée comme
simplement inhérente à la nature
humaine. En effet, s’il en était ainsi,
le capitalisme reposerait sur de
banales considérations hédonistes,
et aurait existé à toutes les époques
de l’humanité. Pour qu’on puisse
identifier des comportements
typiques du capitalisme, il faut, nous
dit Weber, que les entrepreneurs
s’imposent, sinon une ascèse, du
moins une discipline. Or cette
discipline ne peut être que
transcendante par rapport aux
motivations humaines ordinaires.
C’est en ce sens que l’éthique
protestante fonde des normes
sociales de comportement particu-
lièrement favorables à l’apparition
et à l’expansion du capitalisme,
même si ce n’est pas la seule base
morale concevable ou observable
dans ce domaine.
Weber considère que le capitalisme
a commencé à prendre son aspect
vraiment moderne au XVIIe siècle,
en Angleterre et dans l’Europe du
Nord, au moment où se produisait
dans ces pays une révolution
religieuse qui modifiait l’attitude
dominante à l’égard du travail et
de l’enrichissement personnel. Il
constate que le calvinisme et le
puritanisme anglais étaient devenus
moins hostiles à la poursuite de
l’enrichissement, ce qui constituait
un facteur éminemment favorable
à l’essor du capitalisme. Greenfeld,
qui admet cette thèse, soutient
cependant que l’éthique protes-
tante ne peut pas être le seul
fondement de cette norme sociale
nouvelle : le nationalisme, selon elle,
a joué un rôle important dans cette
rupture, ce qui explique pourquoi la
nation qui a accompli la dém arche
décisive est l’Angleterre, et non
la Hollande, la France, l’Espagne,
l’Al lemagne ou l’Italie, pays au
moins aussi bien placés pour
s’engager dans la conquête éco -
nomique du monde. Ainsi, le
capitalisme moderne commencerait
au XVIIe siècle, et déboucherait
sur la révolution industrielle.
C’est ici que prend place la
définition du nationalisme. Pour
Greenfeld, il revêt trois variantes. Il
y a d’abord le nationalisme individua-
liste-civique, qui constitue la forme
originelle. Elle est liée à l’idée de
nation constituée juridiquement et
au concept de citoyenneté, ce qui
implique une certaine égalité des
membres de cette collectivité, et
donc les premiers fondements
d’une démocratie. Si la nation est
souveraine, cela suppose, en effet,
que les individus qui la composent
sont eux-mêmes libres (ce ne sont
pas des esclaves) et qu’ils sont égaux
devant la loi. L’Angleterre et, par la
suite, les Etats-Unis illustreraient
cette variante du nationalisme.
Ensuite, le nationalisme collectiviste-
civique, qui envisage la nation comme
un être collectif, dont la volonté,
les besoins et les intérêts ne se
confondent pas avec ceux des
individus qui la composent. La
volonté générale ne peut être
perçue que par une élite qui s’est
elle-même désignée comme telle,
et dont les membres estiment
représenter la volonté de la nation.
C’est le cas de toutes les dictatures
modernes, y compris les « démo-
craties » socialistes ou populaires.
Enfin, et c’est la variété la plus
commune, le nationalisme collecti-
viste-ethnique, qui combine la notion
unitaire de la nation avec le concept
ethnique d’appartenance. Plus
précisément, la nationalité est un
critère génétique qui ne peut
provenir que de la naissance, et
ne peut donc être ni acquis ni
perdu. Dans sa forme extrême, ce
type de nationalisme peut aller
jusqu’au racisme ; il renforce le ca-
ractère autoritaire de la conception
collectiviste, la liberté individuelle
disparaît, et la liberté de la nation
s’identifie à son indépendance
par rapport à toute domination
étrangère.Les exemples historiques
les plus significatifs seraient à
chercher du côté de la Russie et
des pays d’Orient.
POURQUOI
L’ANGLETERRE
ÉTAIT EN AVANCE
Greenfeld admet cependant
que cette classification ne
doit pas être comprise de façon
trop rigide, car la réalité présente
des formes hybrides. Pour elle, la
France, par exemple, symboliserait
une combinaison des deux pre-
mières variétés de nationalisme,
ce qui expliquerait le caractère
turbulent de son histoire… Tout
peuple doté d’une identité natio-