FOCUS LEVIERS DE CROISSANCE Fiscalité environnementale : vers un "green tax shift" en France ? Décembre 2016 Le monde prend de plus en plus conscience de l’enjeu écologique et des menaces croissantes qui pèsent sur l’environnement. L’Union européenne s’est fixé pour objectif que la part des taxes environnementales atteigne 10 % des prélèvements obligatoires d’ici 2020. A un niveau de 4,47 % des prélèvements obligatoires en France pour l’année 2014, cette fiscalité a donc vocation à croître de manière importante. Si la fiscalité environnementale doit augmenter pour accélérer la transition énergétique et modifier les comportements, il est souhaitable qu’elle soit compensée par une baisse d’autres impôts, venant stimuler par la même occasion l’activité économique. C’est ce que l'on appelle le "green tax shift". Delphine Siquier-Delot Analyste senior 10' Temps de lecture LE POTENTIEL DE CROISSANCE DE LA FISCALITÉ ENVIRONNEMENTALE La fiscalité environnementale oscille entre des intérêts environnementaux d’un côté et des intérêts budgétaires de l’autre. Toute taxe environnementale efficace a en principe comme objectif d’inciter les agents, par le biais d’un "signal-prix" clair, à adopter des modes de production ou de consommation plus respectueux de l’environnement. Elle n’a donc a priori pas pour vocation de générer des recettes pérennes du fait de l’érosion des bases taxables, même si en pratique l’assiette ne disparaît pas totalement. Or, du fait de fortes contraintes budgétaires, l’Etat a souvent utilisé la fiscalité environnementale pour alimenter son budget. Une fiscalité environnementale encore faible : deux indicateurs clés Fort de ce paradoxe délicat à manier, où en est-on aujourd’hui en France ? La fiscalité environnementale est trop éparpillée (plus de 70 taxes recensées1) et souvent inefficace (du fait de signauxprix inadaptés). Elle manque également de cohérence, en raison de ses nombreuses contradictions (comme en témoigne le poids des niches fiscales défavorables à l’environnement dont le 1 CGDD, "La fiscalité environnementale en France : un état des lieux", avril 2013. montant est supérieur à celles favorables à l’environnement2). Deux indicateurs significatifs montrent que la fiscalité environnementale occupe une place plus faible en France que dans les autres pays européens. A un niveau de 2,05 % du PIB en 2014 contre 2,46 % dans l’Union européenne (UE), la France se retrouve à la 25e place (ex-aequo avec la Belgique) parmi les 28 pays de l’UE (Eurostat 2016). 2 Cour des Comptes, "L’efficience des dépenses fiscales relatives au développement durable", 8 nov. 2016 : entre 2010 et 2015, les dépenses fiscales favorables au développement durable ont baissé (4 973 M€ en 2015 contre 6 878 M€ en 2010) ; les dépenses fiscales défavorables ont augmenté (6 900 M€ en 2015 contre 6 043 M€ en 2010). S’agissant de la part des taxes environnementales dans les prélèvements obligatoires, la France reste également le pays où la part est la plus faible : 4,47 % des prélèvements obligatoires en 2014, contre 6,35 % en moyenne dans l’UE. Qu’est-ce qu’une taxe environnementale au sens européen ? Selon Eurostat, une taxe environnementale est "une taxe dont l’assiette est une unité physique (ou une approximation d’une unité physique) de quelque chose qui a un impact négatif spécifique et avéré sur l’environnement, et qui est considérée comme un impôt par le système européen des comptes"1. 1 Règlement (UE) n° 691/2011 relatif aux comptes économiques européens de l’environnement. En volume, la France pourtant en tête du classement européen Il est aussi nécessaire de rappeler les masses financières en présence. Selon la définition Eurostat, la France a dégagé un peu plus de 43 Mds€ de recettes fiscales environnementales en 2014, ce qui la place en 3e position après l’Allemagne (48 Mds€) et l’Italie (47 Mds€). Si la définition européenne a l’avantage de faciliter les comparaisons, elle présente néanmoins quelques limites. Une dynamique française cohérente avec l’objectif européen ? L’UE s’est fixé pour objectif que la part des taxes environnementales atteigne 10 % des prélèvements obligatoires en moyenne européenne d’ici 2020. Même s’il reste encore beaucoup à faire, la France a déjà commencé à prendre le chemin souhaité par l’UE, comme le montre l’évolution programmée de certaines taxes telles que la contribution climat-énergie (cf. tableau). La fiscalité environnementale a donc vocation à continuer de croître. Montée en puissance de la contribution climat énergie : + 335 % entre 2014 et 2017 Année 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2030 Prix de la tonne (en €/t CO2) 7 14,5 22 30,5 39 47,5 56 100 Recettes prévisionnelles 340 M€ 2,5 Mds € 4 Mds € nd nd nd 5,8 Mds € 7,8 Mds € Source : Commission des affaires économiques et de l’évaluation préalable dans le cadre de la LFR 2015 Comment expliquer un tel classement ? La part de la fiscalité environnementale dans les prélèvements obligatoires a diminué en vingt ans (et même plus vite que leur décroissance dans la part du PIB), passant ainsi de 5,74 % en 1995 à 4,22 % en 2012. Les recettes des taxes environnementales ont progressé beaucoup moins vite que l’ensemble des prélèvements obligatoires qui ont, au contraire, fortement augmenté surtout entre 2009 et 2013. La tendance pourrait se modifier avec, d’un côté, la stabilisation des prélèvements obligatoires depuis 2013 et, de l’autre, la montée en puissance progressive de la contribution climat-énergie. QUELLE DÉMARCHE ADOPTER POUR S’ENGAGER DANS LA VOIE DU "GREEN TAX SHIFT" ? Si la fiscalité environnementale monte en puissance avec pour objectif d'inciter à modifier les comportements et opérer la transition énergétique, cette hausse ne doit pas se faire à n’importe quelle condition : elle doit être compensée par une baisse d’autres impôts3. C’est ce que l’on appelle le "green tax shift". D’autres pays, comme la Suède, le Danemark ou l’Allemagne ont déjà mis en place ce type de politique. 3 M. Chiroleu-Assouline, "La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ?", revue de l’OFCE, 139, 2015. Du délicat exercice des comparaisons européennes La définition retenue dans le cadre du budget pour la France est plus extensive que celle d’Eurostat. Pour évaluer le poids de la fiscalité écologique, sont pris en compte les "impôts qui ont pour objectif de décourager un comportement qui n’est pas vertueux sur le plan comportemental et les impôts qui financent une action qui peut être qualifiée d’écologique"1. Ce qui aboutit à une appréciation plus importante du poids de cette fiscalité. Pour 2014, les recettes fiscales environnementales ont rapporté 57,78 Mds€ dont près de 85 % concentrés sur sept impôts et 43 % sur la seule taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Pour 2015, ces recettes montent à 62,08 Mds€, puis devraient atteindre 64 Mds€ en 20162. 1http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r3110-tI.pdf 2http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r4125-tI.asp#P3360_97566 Le Comité de la fiscalité écologique avait déjà pour objectif en 2012 de mettre en place à plus long terme une fiscalité verte intégrée à une refonte plus globale de la fiscalité. La question du "verdissement" de la fiscalité devrait être replacée au cœur des débats. Fiscalité environnementale : vers un "green tax shift" en France ? De plus, contrairement aux idées reçues, la part de la fiscalité environnementale dans le PIB a nettement reculé en France au cours des vingt dernières années : 2,49 % en 1995, contre 1,96 % en 2012. Quelle démarche adopter pour avancer vers une fiscalité plus verte ? Jusqu’à présent, ce processus s’est surtout effectué par petites touches et de manière fragmentée, alors qu’une approche d’ensemble devrait être privilégiée. Deux actions concomitantes devraient être menées : d’un côté, renforcer le caractère incitatif de la fiscalité environnementale existante pour modifier les comportements et accroître les recettes, et de l’autre, redistribuer les recettes fiscales environnementales en diminuant d’autres impôts. Vers une fiscalité environnementale plus incitative L’efficacité environnementale se mesure à la réaction des comportements à un signal-prix. Pour que la fiscalité environnementale joue son rôle, il est nécessaire de déterminer un signal-prix clair, lisible et progressif sur le long terme qui permette de modifier les comportements. 2 ▶▶ Les trois paramètres pivots S’agissant de l’assiette d’abord, elle doit être bien identifiée et ciblée sur un polluant ou un comportement précis (mais sans exclure un utilisateur de ce polluant ou un auteur de ce comportement). Certaines taxes existantes pourraient ainsi être renforcées simplement en élargissant leur assiette à des substances aujourd’hui exclues4. Dans cette perspective, il serait possible de cibler les taxes dont l’assiette est susceptible d’être élastique au prix et pour laquelle existe un produit de substitution. De nouvelles taxes pourraient également être créées sur des assiettes polluantes aujourd’hui non taxées et qui seraient également élastiques au prix. Parallèlement, les taxes pour lesquelles l’élasticité-prix serait faible pourraient être supprimées du fait de leur inefficacité programmée par rapport à l’objectif environnementale souhaité. Ce qui permettrait de réduire le nombre important de petites taxes sans effet. Pour que les taxes soient pleinement efficaces, leurs taux devraient être rehaussés à des niveaux suffisamment incitatifs, voire proches des externalités sur lesquelles elles sont assises. Or, déterminer le niveau de taxation est complexe. En théorie, une taxe environnementale efficace doit être déterminée au niveau dit "pigouvien"5, c’est-à-dire au niveau d’égalité entre la taxe et les dommages marginaux issus de la pollution, en déduisant le coût marginal des mesures de lutte contre la pollution. En pratique, il n’est pas toujours aisé, voire dans certains cas impossible, de disposer de données suffisamment précises pour estimer les dommages causés et les coûts de dépollution. 4 G. Sainteny, "Plaidoyer pour l’écofiscalité", BuchetChastel, édition 2012. 5 A.-C. Pigou, "The Economics of Welfaire", Macmillan, 1920, Londres. Une telle difficulté peut d’ailleurs expliquer en partie que certains taux aient été fixés sans cohérence avec les coûts de mise en conformité engagés par les entreprises6. et pérenne stimule l’innovation en poussant les industriels à chercher des solutions moins polluantes pour réduire leurs coûts de production" (ChiroleuAssouline, 2015). Pour analyser le coût des externalités, plusieurs éléments sont à prendre en compte : le cycle de vie des produits ou des émissions sources de pollution, les caractéristiques du secteur d’activité concerné ainsi que les conditions d’acceptabilité de la taxe concernée. Ces niveaux de taxation devraient par ailleurs être déterminés en tenant compte des pratiques constatées dans les autres pays européens pour éviter des distorsions au sein de l’UE. Par ailleurs, le niveau de taxation devrait varier en fonction de l’objectif fixé. Si l’on souhaite que la taxe ait un réel effet incitatif, son taux devrait être suffisamment élevé pour permettre d’enclencher le plus rapidement possible le basculement vers d’autres pratiques plus vertueuses, ce qui suppose que la taxe porte sur une activité "substituable". Pratique innovante : quand les entreprises intègrent le prix du carbone De plus en plus d’entreprises mettent en place un prix interne du carbone pour internaliser le coût économique de leurs émissions de gaz à effet de serre. Comme le montre une étude de l’association Entreprises pour l'Environnement1, cette pratique représente un moyen efficace pour inciter les décideurs économiques à investir dans des énergies propres et des technologies plus sobres en carbone. 1.http://www.epe-asso.org/prix-interne-ducarbone-septembre-2016 ▶▶ Une évolution lissée dans le temps Dans la lignée de ce que recommande la Commission européenne7, l’augmentation des taux pourrait être progressive, sur une période qui peut durer de 5 ans à 15 ans voire plus, suivie d’une période de stabilisation. Connaître la trajectoire des taux sur le long terme permet d’offrir aux entreprises un cadre plus serein pour planifier, anticiper, investir. "Un signal-prix stable 6 Par exemple, en matière de flotte automobile, de marketing durable... 7 Rapport Commission européenne, Study on assessing the environmental fiscal reforme potential for the EU28, janv. 2016, voir p. 256 et s. Un "green tax shift" à prélèvements constants Les recettes de la fiscalité environnementale devraient être redistribuées pour réduire à due concurrence d’autres impôts. Le "green tax shift" s’opèrerait ainsi à prélèvements constants. L’objectif est d’obtenir un "double dividende" (Chiroleu-Assouline, 2015) : un premier, environnemental, et un second, socio-économique, qui pourrait revêtir différentes formes telles qu’une stimulation de la croissance économique (Ekins, 1997). En déplaçant la charge fiscale actuellement lourde sur le travail vers les taxes environnementales, l’emploi et la croissance pourraient être stimulés davantage, comme l’estime la Commission européenne8. Fiscalité environnementale : vers un "green tax shift" en France ? Pour cela, trois paramètres pivots doivent être combinés : l’assiette de la taxe, l’élasticité-prix et le taux. L’expérience suédoise Dans un contexte de fort déficit budgétaire, la Suède décide en 1991 de mettre en place son "green tax shift"1 : d’un côté, la TVA sur les produits énergétiques est augmentée et des taxes sur le CO2 et le SO2 instaurés ; de l’autre, le taux d’imposition des entreprises est ramené de 53 % à 30 %, le taux marginal de l’impôt sur le revenu réduit, et la TVA généralisée à un taux uniforme. Début des années 2000, le green tax shift a permis de réduire l’IR de 1,34 Mds€ et les cotisations sociales de 220 M€. Grâce à la hausse des recettes des taxes sur le CO2 et le carbone, la fiscalité sur le travail a diminué de 7,4 Mds€ entre 2007 et 2010. 1. D. Bureau, "Fiscalité verte et compétitivité : la démonstration suédoise", CEDD, n° 26, 2013. Le "green tax shift" pourrait d’autant plus trouver sa place en France que le système fiscal français connaît 8 Rapport Commission européenne, Annual Growth Survey 2015, p. 15. 3 Une partie des recettes environnementales pourrait ainsi être redistribuée aux entreprises pour favoriser l’emploi. La France s’est engagée dans ce sens, avec la mise en place en 2013 du Crédit d’impôt compétitivité et emploi, en partie compensé par l’instauration en 2014 de la contribution climat-énergie9. Une autre partie des recettes pourrait être redistribuée notamment aux ménages les plus modestes : par exemple sous la forme d’un remboursement forfaitaire (à l’image du chèque énergie actuellement testé dans quatre départements pour compenser les effets de la contribution climat-énergie). Faire du "green tax shift" un outil de baisse des prélèvements obligatoires ? Le "green tax shift" aurait donc plusieurs vertus : ▪▪ un impact environnemental du fait de la mise en œuvre d’une politique fiscale environnementale incitative ; 9 Elle-même compensée pour la première année par une baisse de la TICPE pour les carburants. ▪▪ une redynamisation de l’emploi et de la croissance grâce à la réduction du niveau d'autres taxes ; La question de l'érosion des bases taxables se pose différemment selon les cas ▪▪ à plus long terme, d’ici à 20 ans, si l’on part du postulat que les recettes des taxes environnementales ont a priori vocation à diminuer du fait de l’érosion de leurs bases taxables, le "green tax shift" pourrait être le moyen de réduire progressivement les prélèvements obligatoires. Si l’UE parvenait à réduire de 40 % d’ici 2030 ses émissions de gaz à effet de serre (objectif de la COP21 de Paris), les Etats perdraient ainsi une importante source de revenus10. Dès lors, plusieurs questions se posent : ▪▪ concernant l’érosion effective des bases taxables : dans quelle mesure le déclin des recettes fiscales environnementales s'opère-t-il ? Si les bases taxables s’érodent petit à petit, elles ne disparaissent toutefois pas pleinement. Pour certains secteurs d’activité, l’érosion peut être assez rapide ; pour d’autres, le changement dépendra de l’évolution des technologies. Le déclin des recettes devrait donc s’effectuer mais avec des variables selon les secteurs (cf. encadré). ▪▪ Pour une assiette sur des lessives phosphatées : les taux de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) ont été fortement augmentés en 2007, ce qui a permis de passer très rapidement de 90 % à 5 % de lessives phosphatées. ▪▪ En revanche, pour une assiette sur les carburants : il faudrait attendre au moins 2040 pour que le produit fiscal d’une taxation sur le carbone commence à diminuer. ▪▪ concernant le contexte des finances publiques : une baisse des dépenses publiques sera-t-elle engagée sur un rythme équivalent à la baisse des recettes ? Sera-t-il possible au moment où ces recettes déclineront d’envisager une baisse des prélèvements obligatoires ? En tout état de cause, ce déclin pourrait être anticipé par les pouvoirs publics compte tenu de la trajectoire des taux préalablement déterminés. 10S. Tagliapietra et G. Zachmann, Bruegel, "Le paradoxe de la fiscalité écologique", Le Monde économie, 22 oct. 2016. CONCLUSION Pour s’orienter dans la voie de la transition énergétique, la fiscalité environnementale devrait être plus incitative et monter en puissance. Mais son augmentation doit être compensée de manière simultanée par la baisse d’autres impôts pour un "shift" à iso-fiscalité. A plus long terme, le "green tax shift" pourrait avoir pour effet d’enclencher une baisse programmée du niveau général des prélèvements obligatoires du fait de l’érosion des bases taxables. La fiscalité environnementale représente ainsi une opportunité pour restructurer le système fiscal français dans son ensemble… Fiscalité environnementale : vers un "green tax shift" en France ? Directeur de publication et de la rédaction Thierry Philipponnat Auteur : Delphine Siquier-Delot Retrouvez l’Institut Friedland sur www.institut-friedland.org @IF_Institut @InstitutFriedland Institut Friedland Conception / Maquette Laurence Guillot Impression : Cicero CCI Paris Île-de-France Crédit(s) photo(s) RomoloTavani-GettyImages Tous droits réservés. Fiscalité environnementale : vers un "green tax shift" en France ? d’importantes distorsions qu’il importe de corriger. L’exemple de la Suède est riche d’enseignements, dans la mesure où ce pays connaissait de fortes distorsions fiscales lorsqu’il a mis en place son "green tax shift" (cf. encadré).