Le projet territorial, axe du redéploiement de l'action sociale des CAF Marc Depriester *, Hervé Léon * et loïc Rousselot ** L'évolution de leur environnement institutionnel met les caisses d'Allocations familiales en demeure d'afficher une politique d'action sociale, fondée sur une philosophie du social qui réponde à la fois aux enjeux de protection sociale et de solidarité, et qui affirme en même temps une continuité avec leur tradition historique. La référence familiale des CAF permet d'établir une connexion étroite entre lien familial et lien social, et peut asseoir une légitimité politique et technique à développer des initiatives, de l'expérimentation et de l'innovation, et de nouvelles formes d'intervention sociale inscrites dans le local, en coopération plus étroite avec le secteur associatif. 1 près toute la longue période de "digestion" institutionnelle des lois de déœntralisation,lesCAFseretrouvent à un tournant de leur histoire : tandis que la budgétisation des prestations et l'apparition d'un déficit de la branche famille du système de la sécurité sociale accentuent l'intégration des CAF dans l'appareil d'Etat, la montée en puissance des départements les oblige à redéfinir leur place et leur rôle dans le partenariat local. Des deux côtés, national et local, les marges de manoeuvre semblent se restreindre, particulièrement dans le domaine de l'action sociale où les CAF ont toujours eu à conquérir leur légitimité. • Sociologues à l' AURES(Recherche et études en sciences sociales). •• Sociologue au GERS (Groupe d'étude, de recherche sociale). En effet, il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'elles ont toujours eu la particularité d'intervenir prioritairement au titre de la protection sociale par le biais des prestations tout en étant présentes au titre de la solidarité (ou assistance) par le biais de l'action sociale. Le volet <<prestations» inscrit la CAF dans le système de sécurité sociale et lui confère sa légitimité. Celle de l'action sociale, même si elle s'inscrit dans les textes officiels (essentiellement internes d'ailleurs), est toujours à conquérir, à justifier dans la mesure où elle est beaucoup plus liée aux contextes sociopolitiques nationaux et locaux. Elle ne se situe pas du côté de la loi mais plutôt du côté d'une capacité à jouer dans ses interstices, tout autant pour faire évoluer l'action légale que pour en combler les manques ; elle y rencontre le secteur associatif qui peut être à la fois partenaire, relais et sujet de son intervention. cc Neutralité, spécificité, souplesse)) : les atouts des CAF Cette capacité est cependant relativement restreinte par la définition de son public, les familles allocataires, même si le champ d'application de la «politique familiale», fruit d'un compromis entre deux principaux objectifs, la redistribution sociale et la compensation des charges de famille, peut apparaître plus large. Aussi, malgré leurs atouts résumés par le 23 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 directeur de la CAF étudiée, celle de La Rochelle (1) en trois termes «neutralité, spécificité, souplesse»(2), les CAF n'ont pas toujours pu maintenir ou retrouver une place et un rôle adaptés aux évolutions du paysage social. La montée des situations d'exclusion qui ont pu être analysées comme génératrices d'une véritable société duale, constitue l'événement marquant de la fin des années quatre-vingts. Générés par la montée du chômage, ancrés sur des territoires de plus en pl~scirconscrits, symbolisés par la nouvelle pauvreté et par la révolte des jeunes de banlieues, ces phénomènes participent à une remise en cause fondamentale de la place du social. Celui-ci n'est plus situé en antagonisme avec l'économique mais en complémentarité et «l'opportunité des politiques sociales transversales se comprend alors par le souci de réduire cette distance entre le social et l'économique comme par celui de dégager entre eux les termes d'une complémentarité obligée.»(3). Les politiques de lutte contre l'exclusion se sont ainsi focalisées autour des enjeux de l'urbanisme, de l'emploi et de la formation, du logement, autant de champs non directement couverts par la politique sociale et auxquels celle-ci a été amenée à s'intégrer dans le cadre de dispositifs partenariaux spécifiques (développement social urbain au niveau communal,dispositifduRMietplansdépartementaux pour le logement des défavorisés (POLO) au niveau départemental) qui ont réuni l' ensemble des acteurs concernés dont les représentants des mouvements associatifs. Ces mouvements de recomposition interrogent directement la place des CAF dans la mesure où leurs domaines de compétence, situés dans le cadre de la politique familiale nationale, les ont laissées en marge des nouveaux enjeux des politiques sociales. Même lorsqu'elles ont pu y retrouver un rôle, celui ci a rarement été moteur. C'est ainsi que les principaux dispositifs que sont le RMI et le POLO les ont plus amenés à se positionner en tant que gestionnaires que partenaires à part entière. Aussi, la modernisation de leur organisation interne est-elle souvent devenue prioritaire, 24 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 laissant peu de place à la redéfinition de leurs missions dans le champ du social. Par ailleurs, la «départementalisation» progressive de l'action sociale a amené les conseils généraux à remettre en cause les conventions régissant l'organisation de la polyvalence de secteur, dans une volonté de maîtrise de l'organisation et des coûts d'un travail social longtemps considéré comme un corps étranger dans la collectivité locale. Les CAF, souvent présentes, parfois motrices du partenariat en matière de travail social (comme cela est le cas en Charente-Maritime), ont vu remettre en cause de façon parfois brutale, leur présence dans la polyvalence, principal domaine qui lessituaitdans le champ de la solidarité et leur donnait un ancrage territorial légitime. Face à ces évolutions, les CAF ont eu les plus grandes difficultés à définir, à quelques exceptions près, une véritable politique d'action socialequileurpermettedesortirdeladépendance dans laquelle l'absence d'orientation clairement affichée et l'importance des réorganisations institutionnelles des autres acteurs les ont maintenues. La nouvelle donne : précarité, Insertion et territorialisation On assiste dans de nombreux départements à un jeu de délimitation de frontières d'intervention, à un surinvestissement des enjeux propres aux institutions dans le champ de l'action sociale alors même que les phénomènes d'exclusion sociale et leurs inscriptions spatiales n'ont jamais été aussi aiguës. Cette situation paradoxale traduit en grande partie l'incapacité actuelle dans laquelle se trouve le travail social «traditionnel» et, peut-être plus généralement, l'action sociale, à répondre aux nouveaux enjeux que circonscrit la problématique du lien social, indissociable de celle du territoire. Face aux phénomènes de précarité, de «désaffiliation»(4) pour reprendre le terme utilisé parR. Castel, les réponses ne peuvent se situer uniquement en terme de plus d'allocations, plus de logements, plus de forma- tions et même plus d'emplois (surtout si on y ajoute «quels qu'ils soient»). "démocratie de proximité"»(5). La déstructuration de certains tissus sociaux oblige à écouter une autre demande sociale, à étudierlesmoyensdelaprendreencompteau niveau le plus fin des politiques institutionnelles. La question que nous nous sommes posée est de savoir si les CAF, et plus particulièrement la CAF de Charente-Maritime, pouvaient, à partir de quelle légitimité, de quels moyens et selon quels axes, situer leur action sociale sur ce terrain. Il est significatif que cette problématique émerge là où peut-être on l'attendait le moins, c'est-à-dire dans le dispositif du RMI. Le renouveau du travail social à la CAF de La Rochelle En effet, à l'intérieur d'un système localisé mais non territorial, l'examen des situations individuelles tendait à gommer les modalités d'inscription territoriale des personnes, des familles, des groupes dans un processus d'émiettement des interventions sociales. Moyenne par sa taille mais située dans un département particulièrement touché par la crise (14 % chômeurs en 1990), la CAF de La Rochelle n'a que tardivement (en 1980) développé un véritable service d'action sociale inscrit dans l'organisation de la caisse. Si la vague de fond du RMI a essentiellement conduit à focaliser les interventionsautourde l'aspect individuel des problèmes, la plupart des analyses convergent pour souligner ou remettre au premier plan l'importance des liens sociaux qui se traduisent dans ce cadre en terme d' «insertion relationnelle et 1ou sociale», qu'il s'agisse des réseaux de proximité ou des relations avec les institutions. Les responsables de 1'action sociale de la CAF allaient très activement se situer dans un courant de renouveau du travail social autour de l'idée d'une approche généraliste et collective, appuyé par les réflexions menées au niveau national par la CNAF. Parler de lien social c'est parler de territoire qui, entre les deux pôles de son acception, espace pertinent d'action des politiques publiques et patrimoine individuel et collectif, peut être le lien d'interaction entre les divers acteurs du jeu social, entre les pouvoirs institués et les citoyens, là où l'habitant se fait acteur, là où peut s'exercer le débat démocratique. La politique de la ville a essayé de prendre en compte cette dimension même si celle-ci s'est révélée certainement la plus difficile à mettre en oeuvre. Comme le dit Marcel Cauchet : «La valorisation du local comme lieu éminent de la politique reste entièrement à faire. Pour le moment, nous sommes dans le scénario inverse. Nous assistons à une reféodalisation du territoire (éventuellement maffieuse dans le sud) qui appellera parcontrecoupunerecentralisation. Tout est peut être encore possible mais on ne voit pas grand chose venir du côté de la Ainsi, à côté de modes d'interventions traditionnels (de la gestion directe de centres de vacances aux aides financières de type «bons vacances»), la CAF a développé une action sociale particulièrement centrée sur l'approche collective au travers du soutien aux initiativesassociatives. Ledéveloppementdescentres sociaux, appuyé par la prestation de service, a été ainsi particulièrement remarquable. Vingt-cinq centres sociaux ont été agréés et tous sont gérés par des associations auxquelles la CAF apporte son soutien et qu'elle encadre au travers des «projets d'animation globale». Parallèlement, le service de travail social a bénéficié d'un recrutement relativement récent et a pu porter au coeur des circonscriptions d'action sociale qu'elle anime (deux circonscriptions sur dix) ou auxquelles elle participe une certaine forme d'engagement dans les actions partenariales et/ou collectives. L'interaction entre l'intervention des centres sociaux et celle des circonscriptions contribue au «développement social local>•, objectif du service d'action sociale mais qui n'a jamais 25 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 fait l'objet d'une orientation claire et affirmée de la CAF. Il s'est particulièrement traduit dans le développement de nouveaux centres sociaux en milieu rural, projets montés par les associations avec l'appui des travailleurssociauxetpromusauprèsdesautres partenaires,élusdescollectivitéslocalesessentiellement. Au niveau du partenariat institutionnel, la CAF a privilégié un positionnement pragmatique de complémentarité avec l'action légale plus que d'affirmation d'une politique appuyée sur des objectifs et des moyens déterminés. C'est ainsi qu'elle a joué la carte de toutes les instances de coordination dans lesquelles elle s'efforce de tenir un rôle central grâceàsacapacitéd'animationetsalégitimité reconnue sur le plan technique. L'appui sur ses références fondées sur une certaine philosophie de l'action sociale et l'alliance tant avec les services de l'Etat qu'avec des milieux associatifs (notamment la Fédération des centres sociaux) lui ont permis de maintenir une place reconnue dans la sphère du social. Une stratégie qui comporte des faiblesses Parallèlement, la lenteur de l'appropriation par le conseil général de ses responsabilités en matière sociale a permis à la CAF de pratiquer une stratégie que l'on a pu qualifier de «con,tinuitéaménagée», pour traduire un positionnement dont le principal élément d'inflexion externe était d'essayer de faire reprendre à leur compte, par les services du département, lesorientationsdu travail social en polyvalence de secteur, prônées par le service d'action sociale de la CAF. Cette stratégie n'a pas été absente d'ambiguïtés que l'on peut voir comme autant de faiblesses. • Qu'il s'agisse des projets des centres sociauxou du contrat enfance, les municipalit~s sont devenues les interlocuteurs privilégiés des CAF. Ce rapport obligé aux élus municipaux se fait toujours dans une confrontation, parfois conflictuelle, entre des temporalités, des in té- 26 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 rêts multiples et des conceptions différentes, alliant et déliant les trois types d'acteurs professionnels, habitants et élus - dans des configurations mouvantes aux enjeux politiques intenses et mettant à rude épreuve la neutralité et la compétence technique de la CAF. Il se traduit parfois par une attitude défensive vis à vis du politique et plus particulièrementdeséluslocaux, parfois parce qui peut être vécu comme un «abandon» par les associa tions. • La référence familiale peut entrer en contradiction avec l'objectif de développement social local dès qu'il s'agit de toucher des pub lies di versifiés. Aucune priori té n'est a ffichée. Il en résulte une illisibilité de ses orientations et plus généralement de sa politique. Cette illisibilité est renforcée par l'affichage d'une puissance institutionnelle et financière sans qu'il existe d'articulation explicite entre le domaine des prestations et celui de l'action sociale. • La territorialisation de l'action de la CAF dépend encore à l'heure actuelle presque exclusivement de la présence sur le terrain des travailleurs sociaux en polyvalence de secteur et de l'animation de deux circonscriptions d'action sociale. Aussi, les projets de déconventionnement du conseil généra (6) constituent-ils une véritable menace pour l'avenir de l'action sociale telle qu'elle a pu être conçue par ses promoteurs. En conséquence, l'évolution de son environnement institutionnel met la CAF de La Rochelle en demeure non seulement d'afficher une politique d'action sociale mais aussi d'asseoir celle-ci sur une philosophie du social répondant aux enjeux à la fois de la protection sociale et de la solidarité. Des CAF défricheuses de territoires ? Bien que chaque CAF ait son histoire, ses modalités spécifiques d'intervention et une inscription particulière dans le tissu local, toutes ont été, sont ou seront confrontées aux mêmes types d'enjeux que la CAF de La Rochelle. Aussi, nous sommes-nous permis deparlerdesCAFau pluriel même si toutes ne peuvent se reconnaître dans nos propos. Face aux besoins qu'elle peuvent recenser et aux réponses qu'elles peuvent y apporter, les orientations des CAF, dans le domaine de l'action sociale, peuvent osciller entre deux pôles. Leur potentiel de connaissances et de données statistiques peut être développé pour quantifier, mesurer et analyser les besoins de la populationdeleursallocatairesetdéfinirleurs propresorientationset actions en fonction des besoins qu'elles jugent prioritaires. Elles se situent dans une logique technique d'expertise qui met en phase des besoins et des réponses qu'elles peuvent organiser et mettre en oeuvre Ainsi, les CAF peuvent proposer, avec une démarche de «marketing», des services «clefs en mainS>> en particulierdanslesdomainesde l'enfance et des centres sociaux (à l'exemple de la CAF de Marseille pour des équipements de la petite enfance), mis en place par ellesmêmes ou par une association prestataire de service. Cette logique peut se développer, dans ses domaines de compétence, sans autre collaboration que celle imposée par les réglementations et conduire les CAF à faire «cavalier seul» dans le champ de l'action sociale. Les interventions des CAF s'appuient sur la demande socialec'est-à-dire l'expression d'un groupe social soit relayée par des travailleurs sociaux, soit représentée dans des associations ou par des élus politiques. L'analyse quantitative et qualitative des besoins exprimésdevientundesmoyensd'appréciationde la demande inscrite dans une logique participative, démocratique de l'action. Contrat et conventionnement dans un cadre de collaboration, voire de partenariat, deviennent la nouvelle règle entre la CAF et les associations et/ou les municipalités. Sur les objectifs et la façon de concevoir les interventions de développement local, les CAF ont une expérience, des acquis, et aussi les moyens d'analyse et de prise de recul. En effet, les CAF ont souvent ressenti la difficulté à s'impliquer dans les dispositifs de développement local, surtout urbain, du fait à la fois de la prégnance dominante des élus municipaux et de leur caractère technico-politique qui détourne souvent la logique de projet pour l'inscrire dans le cadre de procédures techniciennes, dans lesquelles elles ne peuvent se reconnaître. Les CAF ont des outils (travail social individuel et collectif voire communautaire, élaboration et mise en place de projet avec la procédure d'agrément des centres sociaux ... ),des compétences propres à favoriser la mise en place d'une autre démarche de projet permettant une réelle implication des usagers comme acteurs de la sphère civile, c'est-à-dire «faire autour d'un projet où en faisant ils construisent à partir de leurs mondes vécus leurs demandes, leurs paroles, leur identité et du lien social» (7). Le risque de l'cc invisibilité)) Si elles veulent à la fois maintenir leur tradition historique, se démarquer de la logique de gestion de services publics ou privés, se maintenir en dehors des contraintes du marché et de la politique (8), cette nouvelle démarche de projet offre un positionnement original dans les relations aux usagers, aux associations et aux collectivités locales. Financeurs, collaborateurs, partenaires de l'action sociale, les CAF s'affirment comme acteur à part entière dans ce champ sur des territoires à géométrie variable tenant compte de la demande sociale. Cependant, la primauté accordée à la demande sociale fait encourir le risque de «l'invisibilité» : comment, en effet, affirmer son existence quand on attend d'être sollicité ? Ou celui de la visibilité minimale induite par la fonction de financeur : les associations et les élus ne sollicitent les CAF qu'à la phase finale de mise en place du projet, cantonnant ainsi les CAF dans un rôle de pourvoyeur obligé de fonds. D'un côté, la montée en puissance des élus territoriaux dans le champ de l'action sociale, de l'autre l'évolution du secteur associatif et de plus l'assimilation des CAF à une administration d'Etat, contraignent ces dernières à s'afficher, à rendre visible leur action pour être connues et reconnues dans des positions et fonctions singulières mais multiples. Opter pour la demande sociale et rendre visible son action, c'est-à-dire être susceptible 27 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 d'être interpellé avant la phase finale de tout projet donc d'être partie prenante de son élaboration politique, nécessite d'être au préalable inscrit dans le terrain producteur, réel ou potentiel, de la demande. Les services sociaux de polyvalence et les centres sociaux ont longtemps constitué les «bases naturelles)) de cette inscription, mais la tendance générale au déconventionnement de la polyvalence de secteur et les limites au développement des centres sociaux obligent à repenser le lien au terrain. Le contrat enfance et la politique du logement tendent à privilégier la relation politico-administrative, limitant la capacité des CAF «à jouer dans la cour des grands)) (9). Les associations offrent une perspective complémentaire d'inscription dans le tissu social et les CAF, situées entre le niveau politicoadministratif et celui de la société civile, peuvent, en s'appuyant sur elles, activement participer à l'évolution du social (lü) en référence à leur technicité, leur neutralité et leur liberté d'action. C'est-à-dire se rendre visibles par l'occupation d'un espace plus lisible dans la sphère sociale, espace d'interférence entre les deux niveaux du politico-administratif et de la société civile précédemment décrits. Cette potentialité existe au sein de la CAF de Charente-Maritime. Elle met ainsi en oeuvre et affirme sa compétence dans des réseaux de coordinations professionnelles, elle offre ses services aux associations, elle affiche ses options parfois de manière conflictuelle soit à l'égard des associations soit à l'égard des élus et en jouant le rôle de tiers (médiateur, négociateur) entre les différents partenaires. Des actions centrées sur la civilité Privilégier la demande locale et la relation aux associations sur leur territoire conduit à s'interroger sur les orienta ti ons actuelles du mouvement associatif. Les fonctions actuelles et à venir du mouvement associatif peuvent se schématiser, en se référant à l'analyse d'Olivier Mongin (11) autour de trois orientations, non-exclusives et révélatrices de l'hétérogénéité du mouvement associatif, ainsi que 28 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 des diverses possibilités de positionnement des CAF. La première orientation se caractérise par un objectif et des actions tendant à pallier 1'i négalitéde la distribution des richesses et les effets d'exclusion de notre système économique, dans une perspective soit réparatrice - donc caritative,soitrégulatrice-doncconsumériste. Les CAF, par leurs aides financières, soutiennent et collaborent avec les associations oeuvrant dans cette perspective: les administrateurs des CAF peuvent d'ailleurs trouver dans cette orientation une gratification, une valorisation de leur autonomie et de leur pouvoir, conformes à la vocation d'aide aux familles les plus en difficultés. La seconde orientation consiste à se positionner comme des relais des politiques et des médiateurs de l'action politique pour limiter ou contenir le risque de coupure entre la sphère politique et la sphère civile. Les associations tendent à devenir des prestataires de service à la demande de la puissance publique au risque d'une dépendance et d'une atténuation de leur activité sociale. D'une part, les conventions de service social de polyvalence passées avec le conseil général ont mis les CAF elles-mêmes dans cette position de prestataire de service voire de dépendance dont elles ont souvent mesuré, à leurs dépens, les limites. D'autre part, avec le contrat enfance, l'agrément des centres sociaux, dispositifs incluant en priorité voire en exclusivité les municipalités, les CAF concourent à mettre les associations dans cette position, voire à les utiliser elles-aussi, comme relais de leurs options y compris face aux élus politiques. Cela n'exclut pas la création de partenariats ou de collaborations qui permettent des alliances, favorisent la négociation dans la contractualisati on, les CAF jouant id le rôle de tiers. La troisième orientation est celle des associations qui ont pour objectif de favoriser l'émergence d'une nouvelle citoyenneté dans une relation autonome aux élus et dans une action en lien direct avec les phénomènes et acteurs sociaux sur leur territoire. Il s'agit là d'une action centrée sur la civilité, «c'est-à- dire les actions correspondant à une volonté d'irriguer le lien social» (12) ou l'ensemble des pratiques et usages de chaque citoyen dans son rapport à l'Autre, concourant à la vie sociale dans des formes convenues - donc négociées et acceptables - pourl'ensemble des acteurs. La distinction, la reconnaissance, le respect des rôles entre la scène politique, le social et la société civile permettent d'éviter toutes confusion et vassalisation au profit d'une interactivité tenant compte des niveaux distincts de responsabilités. Là encore les CAF, par leurs objectifs, leur organisation, leurs interventions, se trouvent dans une position tant institutionnelle qu'opérationnelle privilégiéepourdévelopperdesinterventionscentrées sur la civilité. Les fonctions et interventions des CAF dans les deux premières orientations correspondent à des fonctions acquises, reconnues et viables. Par contre, il apparaît pertinent de s'interroger sur la dernière orientation, sur ce qu'elle peut avoir de novateur pour la CAF: les associations, malgré leur faiblesse actuelle (13), peuvent constituer un levier de l'action sociale des CAF dans le partenariat territorial dans la perspective de l'évolution du social autour du développement local et de la prise en compte de la demande sociale terri torialisée. Nouveau rOie, nouvelle fonction auprès de cela famille•• Laréférence«familiale»desCAFpermetd'établir une connexion étroite entre lien familial et lien social à une époque où le premier est soumis à des modifications et des ruptures multiples. «( .. ) De même que la précarité est le front sensible, et apparemment en expansion de l'emploi, de même la fragilisation de la structure familiale, mesurée aux indices précédents, circonscrit une zone de vulnérabilité relationnelle surtout pour les familles les plus démunies, qui n'a pas besoin d'être universelle pour entraîner des effets sociaux destructeurs. Elle représente un courant qui, mêlé à d'autres eaux, alimente le vivier de la désaffi- liation.» (14). En effet, face aux enjeux sociaux et politiques qui se déplacent vers le local et à la place accordée aux liens familiaux et à la sociabilité de proximité dans les processus de paupérisation et d'exclusion, les CAF ont en référence à leurs attributions, à leurs moyens et à leurs pratiques en matière d'aides individuelles (par le travail social) et collectives (par les centres sociaux) aux familles sur leurs lieux de vie, une légitimité politique et technique à développer des initiatives. Celles-ci peuvent être centrées non pas sur des modèles anciens ou traditionnels d'intervention, mais sur l'articulation entre les liens familiaux(autourdel'enfance,dulogement .. .) et les liens sociaux (autour des groupes et associations intervenant sur les problématiques du travail - emplois de proximité, économie solidaire ... ) inscrits dans des territoires précis (quartier, commune, canton,etc.). Il s'agit là d'initier et/ou de soutenir les actions tant sur les processus et structures de socialisation primaire (telles qu'elles se développent autour de la petite enfance) que sur les processus et structures de socialisation secondaire (telles qu'elles se développent autour des formations, des rapports usagers/ institutions, des emplois familiaux ... ),moins dans la seule perspective de la reproduction de l'ordre social que dans celle du changement social entre sphère privée, sphère sociale et sphère politique (15). Dans cette perspective portée par les associations, les CAF peuvent y jouer une fonction politique et technique. Techniquement, elles ont des compétences, un réseau national d'information et de diffusion des expérimentations, des éléments de connaissances des populations et de leurs conditions de vie. Politiquement, elles peuvent être un garant à la non-reproduction des orientations, des approches et des actions aux limites déjà connues et qui, par exemple, dans le domaine des solidarités familiales et de proximité tentent, tout en dénonçant, d'un côté, les instabilités voire les carences des groupes et familles de milieu populaire, de parer, d'un autre côté, la famille élargie de vertus irremplaçables pour 29 RECHERCHES Er PREVISIONS n• 39 • 19911 fonder liens sociaux et citoyenneté, et ceci dans un contexte de «désengagement de l'Etatprovidence» et des collectivités locales (16). Un maillage territorial Les trois perspectives exposées ci-dessus peuvent se concrétiser au travers d'un nouveau positionnement territorial qui ne se traduit pas par un simple découpage mais par un maillage de l'ensemble du territoire d'intervention des CAF présentant trois caractéristiques essentielles. Le choix de zones d'intervention propres aux CAF ne peut être réalisé ni à partir de considération d'organisation interne ni en fonction des découpages spécifiques des différentes institutions. Elles résultent de la combinaison d'un ensemble de facteurs à la fois politiques et sociaux dont les caractéristiques de la demande sociale constituent l'élément déterminant. Aussi, les échelles territoriales peuvent-elles être très diverses, du quartier d'habitat social au canton rural en passant par la villemoyenne. Chaque échelle peut supporter des modes d'intervention différents (projet de centre social pour le quartier, contrat enfance pour la commune ... ). Tout l'enjeu réside dans la détermination des priorités pour lesquelles les CAF disposent de leurs propres éléments d'analyse grâce à leurs larges spectres d'intervention. Un réseau d'appui: les associations Si les CAF ne peuvent être présentes par l'intermédiaire de leurs agents sur l'ensemble du territoiredépartemental,ellepeuvents'appuyer sur un réseau à la fois professionnel et bénévole capable de constituer un «humus de 30 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995 l'action sociale drainé par les CAF». Ce réseau serait essentiellement structuré par les associations, leurs bénévoles et leurs professionnels, comme autant de «palpeurs» de la vie sociale, d'activateurs des liens sociaux aux différentes échelles de leurs territoires respectifs. Les CAF en seraient le pôle ressource et pourraient en assurer les liens. Ce réseau pourrait renvoyer les CAF à une forme de légitimité, celle que leur donne leur «neutralité» institutionnelle. Les interventions sociales des CAF peuvent être à long ou court terme mais aussi se si tuer dans l'urgence: la politiquecontractuelleconfère une certaine permanence aux interventions dans le domaine des centres sociaux et de la petite enfance. La prise en compte de la demande sociale locale conduit à des interventions plus ponctuelles auprès de groupes sociaux sur la base de projet essentiellement d' «insertion». La précarité, la fragilité socio-économique des conditions d'existence de certains groupes sociaux et la déstructuration sociale de certains secteurs d'habitat nécessitent des interventions urgentes, contraignent à mettre en place des solutions d'urgence en terme de logement et d'aide sociale. Sauf à choisir de se spécialiser dans une fonction de gestionnaire en «modernisant leur organisation» et développant des moyens techniques adaptés à cette spécialisation, les CAF peuvent, avec ces perspectives de maillage territorial tanturbainquerural,conforterleur vocation à intervenir dans des interstices du social en regard des actions réglementaires des autres institutions locales. «Défricheuses de territoire», elles peuvent renforcer leur capacité à privilégier l'expérimentation et l'innovation, à rechercher de nouvelles formes d'intervention sociale, notamment en partenariat avec le secteur associatif, et ainsi prendre une place nouvelle dans l'évolution du service public. Notes L'étude dont cet article est issu a été réalisée en 1992. (2) La neutralité politique «donne une certaine liberté de parole et de prise de position que nos collègues des services administratifs n'ont pas». La spécificité se définit «par rapport à l'aide sociale et aux tâches réglementaires que doivent assumer les services départementaux>>. La souplesse, la rapidité d'adaptation se définissent par rapport à l'indépendance de la CAF et constituent une caractéristique unique en regard de ses autres partenaires (interview du directeur de la CAF de La Rochelle). (3) J.Donzelot, «Le social du 3ème type», Face à l'exclusion, éd. Esprit, 1991. (4) R. Castel, «De l'indigence à l'exclusion, la désaffiliation» - Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle, Face à l'exclusion, éd. Esprit, 1991. (5) Entretien avec M. Cauchet, «La société d'insécurité»- Les effets sociaux de l'individualisme de masse, Face à l'exclusion, éd. Esprit, 1991. (6) Projets confirmés en 1994 par le conseil général. (7) B. Erne, «Des structures intermédiaires en émergence. Les lieux d'accueil Enfants Parents», CNRS/ IRESCO, Travaux sociologiques du LSCI, n°38, 1993, p.188-189. (8) Au sens commun actuel du terme, c'est-à-dire les enjeux et les pratiques de la délégation et de la prise de pouvoir au travers des élections. (9) L.E.R.S, séminaire CNAF «Décentralisation et action sociale familiale», 12 mars 1992. (10) Il n'est pas inintéressant de rappeler que le «social>>, cette nébuleuse de formes d'interventions régulatrices fondées sur un droit limité par les exigences de l'économie et de la liberté individuelle, a été créé pour résoudre le problème essentiel posé par l'instauration de la République, celui d'une souveraineté pleine et absolue de l'Etat. Comme l'écrit J. Donzelot «La question sociale apparaît avec l'inauguration de la République lorsque l'application -pour la première fois- du suffrage universel fait ressortir le contraste entre l'égale souveraineté politique de tous et la tragique Infériorité de la condition civile de certains, de ceux-là même qui viennent d'accéder à la capacité politique, l'étatdequasi-assujettissementéconomique où ils se trouvent.» («L'invention du social. Essai sur le déclin des passions polibques», éd. Fayard, Paris, 1984.) Le social s'est alors construit comme «mode spécifique d'organisation de la société à l'intersection du civil et du politique, médiatisant ces deux registres, là où on avait cru possible leur articulation immédiate.» C'est-à-dire que sa restructuration ne peut être absente du questionnement actuel sur les modalités de réactivation des liens politiques entre les territoires de l'exclusion et la ville, entre la société dans son ensemble et ses exclus. (11) O. Mongm, directeur de la revue Esprit, «Civisme et civilité, quelle dynamique associative ?», FONDA, in La Tribune, n° 80, juin 1991. (12) La civilité, ainsi définie, se distingue du civisme entendu comme l'ensemble des attitudes et comportements des citoyens et élus dans leur rapport à la Nation, c'est-à-dire ce qui lie vie civique et scène politique. cf. Olivier Mongin, idem, p. 51. (13) «Parallèlement à la baisse de l'investissement militant, la déqualification des quartiers d'habitat social, la montée des phénomènes d'exclusion ont incité les responsables politiques et les professionnels, à rechercher, au sein du milieu associatif, les relais, les appuis des mterlocuteurs capables de donner assise à leurs interventions, de constituer des éléments dynamiques d'un processus de développement social. Ainsi, les associations ont-elles été de plus en plus sollicitées alors qu'elles étaient de plus en plus faibles, de plus en plus investies d'un rôle qu'elles avaient de plus en plus de mal à tenir. «Mission pour le développement des associa ti ons et des groupes -Quartier des Dervallières», Gers 1A ures, février 1994. (14) R. Castel, op. cit. (15) C. Dubar, ceLa socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles», éd. Armand Colin, collection U, série sociologie, Paris 1991, chap. Socialisation secondaire et changement social, p. 100106. (16) La faiblesse des engagements des conseils généraux sur le volet cc Petite enfance» en milieu urbain, les nouvelles orientations de l'Etat pour la prise en charge des personnes âgées par leur famille, pour le maintien au domicile des femmes, etc. sont des données révélatrices de ce contexte. On peut aussi se reporter sur ce sujet aux analyses d'Agnès Pitrou autour des services collectifs, des solidarités familiales et de leur ambivalence, dans le dernier chapitre actualisé de ceLes solidarités familiales. Vivre sans famille?>>, éd. Privat, coll. Pratiques sociales, Toulouse, 1992. (1) 31 RECHERCHES ET PREVISIONS n• 39 • 1995