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LE MYTHE DE L’ « ATLANTIDE »
ET LA GÉOLOGIE DU DÉTROIT DE GIBRALTAR
Jacques Collina-Girard, Maitre de Conférences à l’Université de
Provence, Aix-Marseille 1, UMR 6636 du CNRS
Évoquer l’ « Atlantide » réactive souvent les thèmes de l’archéologie
fantastique, de la science-fiction, de la bande dessinée, entretenus par le
racolage médiatique moderne. Ces fictions nourrissent chez certains, le
fantasme d’une civilisation ancestrale très évoluée et plus sage que celles
de l’Antiquité qui n’en seraient que les descendantes. Ce scénario
« créationniste » d’Archéologie fiction a été initié par l’américain
Ignacius Donnelly et son « Monde Antédiluvien » à la fin du XIX° siècle.
Il dénie que notre univers occidental puisse prosaïquement s’enraciner
dans la néolithisation de la Méditerranée orientale et que notre espèce
provienne banalement d’hominidés assez proches des grands singes
africains actuels. En tout état de cause, tout ceci n’a aucun rapport avec
les propos du philosophe grec Platon, qui vivait au quatrième siècle avant
notre ère et à qui l’on doit la seule mention de « l’Atlantide » dans deux
textes, le Timée et le Critias ». Platon insiste néanmoins à dire que le
point de départ de son conte philosophique est une tradition orale
« véritable » qui évoquerait des évènements qui auraient vraiment eu
lieu, en pleine préhistoire, devant les « Colonnes d’Héraclès », neuf mille
ans avant la visite du voyageur grec, Solon, aux prêtres de la ville
égyptienne de Saïs, soit 9600 ans avant J.C.
À partir de cette insistance, les tenants d’une réalité totale ou partielle
de l’histoire de Platon et ceux d’une pure œuvre d’imagination
s’affrontent depuis l’Antiquité … Les quelques tentatives
d’interprétations scientifiques du mythe remontent à la fin du XIX° et
au début du XX° à une période où la géologie n’avait pas encore intégré la
révolution de la tectonique des plaques et les progrès très récents, de la
paléoclimatologie et de l’archéologie préhistorique. On envisageait alors
de retrouver, comme Pierre Termier, l’Atlantide sur la ride médio
atlantique à peine découverte, ou bien, comme l’Abbé Moreux, d’enraciner
les îles Canaries et les Açores sur un « pont continental » disparu. À la
fin de la dernière guerre mondiale, l’archéologue grec Spiridon
Marinatos, assimilait l’Atlantide aux ruines de la ville de Thera engloutie
sous les cendres du Volcan Santorin, 1600 ans avant notre ère.
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Malheureusement cette interprétation médiatisée par le Commandant
Cousteau, ne correspond en rien, ni au lieu ni à la date explicitement
donnés par Platon. Plus généralement, Il est abusif de rattacher toute île
engloutie dans le monde, et ces îles sont nombreuses, à l’Atlantide qui est
chronologiquement et géographiquement située dans le seul texte qui la
mentionne.
Dans le récit, figurent des éléments géographiques et géologiques, cadre
de l’Utopie Platonicienne. Ces descriptions de paysages disparus et de
catastrophe naturelle renvoyant à des faits potentiellement vérifiables
par l’investigation géologique, nous les soulignerons, dans le texte du
« Timée » :
« C’est donc les lois de vos concitoyens d’il y a neuf mille ans que je vais vous
exposer brièvement, et, parmi les exploits qu’ils ont accomplis, je vous dirai le plus
beau. » (Timée, traduction Brisson, page 110)
« Nombreux sont donc les exploits de votre cité, qui ont été consignés ici et qui
suscitent notre admiration. Mais l’un surpasse tous les autres en importance et en
valeur. En effet, nos écrits disent l'importance de la puissance étrangère que votre cité
arrêta jadis dans sa marche insolente sur toute l'Europe et l’Asie réunies, lançant une
invasion à partir de l’océan Atlantique. C'est que, en ce temps-là, on pouvait traverser
cette mer lointaine. Une île s'y trouvait en effet devant le détroit qui, selon votre
tradition, est appelé, les Colonnes d'Héraclès. Cette île était plus étendue que la Libye
et l'Asie prises ensemble. À partir de cette île, les navigateurs de l’époque pouvaient
atteindre les autres îles et, de ces îles, ils pouvaient passer sur tout le continent situé
en face, le continent qui entoure complètement cet océan, qui est le véritable océan. Car
tout ce qui se trouve de ceté-ci du détroit dont nous parlons, ressemble à un port au
goulet resserré ; de l'autre côté, c'est réellement la mer, et la terre qui entoure cette
mer, c'est elle qui mérite véritablement de porter le nom de “ continent ”. Or, dans
cette île, l'Atlantide, s’était constitué un empire vaste et merveilleux que gouvernaient
des rois dont le pouvoir s'étendait non seulement sur cette île tout entière, mais aussi
sur beaucoup d'autres îles et sur des parties du continent. En outre, de ce côté-ci du
détroit, ils régnaient encore sur la Libye jusqu'à l'Égypte et sur l'Europe jusqu'à la
Tyrrhénie. À un moment donné, cette puissance concentra toutes ses forces, se jeta
d'un seul coup sur votre pays, sur le nôtre et sur tout le territoire qui se trouve à
l'intérieur du détroit, et elle entreprit de les réduire en esclavage. C'est alors, Solon,
que votre cité révéla sa puissance aux yeux de tous les hommes en faisant éclater sa
valeur et sa force ; car, sur toutes les autres cités, elle l'emportait par la force d'âme
et pour les arts qui interviennent dans la guerre. D'abord, à la tête des Grecs, puis
seule par nécessité, puisque abandonnée par les autres, elle fut exposée à des périls
extrêmes, mais elle vainquit les envahisseurs, dressa un trophée, permit à ceux qui
n'avaient jamais été réduits en esclavage de ne pas l'être, et libéra, sans réserve
aucune, les autres, tous ceux qui, comme nous, habitent à l'intérieur des Colonnes
d'Héraclès. Mais, dans le temps qui suivit, se produisirent de violents tremblements de
terre et des déluges. En l'espace d'un seul jour et d'une seule nuit funestes, toute
votre armée fut engloutie d'un seul coup sous la terre, et l'île Atlantide s'enfonça
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pareillement sous la mer. De là vient que, de nos jours, là-bas, la mer reste impraticable
et inexplorable, encombrée qu'elle est par la boue que, juste sous la surface de l'eau,
l'île a déposée en s’abîmant » (Le Timée, traduction Brisson, 1999, pages 111-112).
La date de lengloutissement de lîle Atlantide, donnée par Platon est
9600 ans avant JC. Il s’agit d’une période critique de réchauffement
climatique et de submersion accélérée des continents. Cette débâcle
amorcée dès la fin du dernier maximum glaciaire (19 000 ans avant nous)
a remodelé la carte du monde en rehaussant, depuis la fin de la glaciation
le niveau de la mer de +135 m, submergeant îles, littoraux et plateaux
continentaux, partout sur la planète.
Une « Atlantide » « devant » le Détroit de Gibraltar ?
Tous les spécialistes des textes anciens s’accordent pour assimiler les
« Colonnes d’Héraclès » au Détroit de Gibraltar, souligné pour les grecs
par les deux « colonnes » du rocher de Gibraltar (Calpé) et du
promontoire africain du Djebel Moussa (Abyla). Cette indication du lieu
de la catastrophe reste le point le plus clair du récit de Platon.
La géographie de ce passage était, au dernier maximum glaciaire, très
différente de l’actuelle (Figure 1). On peut s’étonner de trouver cette
géographie disparue, exactement décrite dans le « Timée » alors que les
modalités de sa disparition, décrites dans le texte, sont absolument
conformes aux données géologiques les plus récentes.
Une île se trouvait bien « devant » le Détroit de Gibraltar. Le sommet de
cette île actuellement englouti sous une cinquantaine de mètres d’eau au
Nord Ouest de Tanger est celui d’un banc rocheux immergé, le Banc
Spartel des cartes françaises et le Banc Majuan des documents
espagnols. Au maximum glaciaire ce relief sous-marin formait une île à la
sortie du détroit de Gibraltar. Les études géologiques confirment la
disparition finale de cette île, à la date donnée par Platon (12 000 ans
BP). À ce moment précis se produisent simultanément un important
séisme, un enfoncement brutal et un « tsunami ». Cette catastrophe
instantanée intervenant de plus dans une période d’accélération de la
débâcle glaciaire mondiale. La disparition rapide « en un seul jour et une
nuit funeste » d’une île située à la sortie des « Colonnes d’Héraclès »
après des « violents tremblements de terre et des déluges » est donc
géologiquement confirmée, par les études géologiques et géophysiques les
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plus récentes effectuées par les géologues espagnols et portugais dans le
Golfe de Cadix
Certains objecteront que la taille de ce monde insulaire est sans rapport
avec celle de Platon qui le décrit aussi grand que la « Libye et lAsie
prises ensembles » (de l’Afrique du Nord à l’actuel Moyen-Orient). On
pourra rétorquer que cette expression toute faite, qui s’applique
effectivement à la dimension de l’île au début du Timée, indique plus loin,
dans le même texte, l’extension de l’invasion « atlante » sur le continent
alors que, dans le « Critias » cette formulation concerne la zone
d’influence de leur empire. Une acceptation littérale de cette expression
stéréotypée à sens variable paraît ici d’autant peu recevable que le souci
de Platon de magnifier les héros de son « roman historique » est, à tous
moments, évident.
Quid
de l’« l’empire vaste et merveilleux » ?
Au début du Timée, Platon, par la voix de Socrate, cherche un exemple
pour transposer l’utopie de sa Cité Idéale dans le contexte d’une histoire
vraie. Son but est de démontrer la supériorité d ‘une petite société
conforme à son modèle philosophique sur un adversaire puissant mais
corrompu. Il est donc évident, que la description détaillée de l’empire de
l’Atlantide, de son gouvernement, de son état social et de ses coutumes,
est le fruit de la seule imagination du philosophe : il nous le dit lui-même
par la voix de Critias :
Critias : « Les citoyens et la cité qu’hier tu nous décrivais comme en un mythe (l
e modèle
philosophique de la cité idéale imaginée par Socrate
) , aujourd’hui, nous les
transférerons ici dans la réalité (
la réalité de l’histoire recueillie par Solon auprès du
prêtre égyptien
) ; nous supposerons que cette cité est l’Athènes ancienne et les
citoyens auxquels tu songeais nous dirons que ce sont nos vrais ancêtres, ceux dont
parlait le prêtre. Sur tous les points, il y aura accord, et nous ne détonnerons point en
disant que ce sont bien eux qui existèrent en ce temps-là. Tous ensemble, en unissant
nos efforts, nous allons tâcher de satisfaire le mieux possible à tes prescriptions. Il
faut donc examiner, Socrate, si ce discours est à notre gré, ou s’il faut chercher autre
chose à la place ” (Timée, Traduction Brisson, page 114).
Luc Brisson, spécialiste reconnu de Platon considère que celui-ci
pourrait être l’inventeur du roman historique. Utilisant l’opportunité d’une
tradition assurée comme vraie et fiable, il s’en servirait pour y
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transposer une intrigue imaginaire pour justifier, en l’illustrant, sa
démonstration philosophique.
En dehors de ces convergences de dates, de lieux et d’évènements, on
peut constater que les autres détails géographiques donnés par Platon
coïncident aussi avec ceux de la reconstitution géologique.
.
-Le Détroit de Gibraltar, beaucoup plus long et plus étroit que lactuel,
ressemblait bien au “port au goulet resserré” décrit dans le Timée .
-Le long détroit de cette époque se jetait dans une véritable
Méditerranée miniature, enserrée par les plateaux continentaux
européens et africains alors émergés. Ce sas « Méditerranéo-Atlantique,
était bien, comme l’écrit Platon : la mer, et la terre qui entoure cette
mer »… « qui mérite véritablement de porter le nom de “continent ”.
-Dans cette mer, à partir de l’île principale, et sur des distances
n’excédant pas 8 Km, “les navigateurs de l’époque pouvaient atteindre les
autres îles et, de ces îles, ils pouvaient passer sur tout le continent situé
en face”.
Accumulation de coïncidences fortuites ou origine du mythe ? La
question reste posée. Considérer que « l’Atlantide » bien réelle de
Gibraltar est à la source de l’Atlantide mythique implique une
transmission orale portant sur plusieurs millénaires. Certains sceptiques
répondront, d’instinct, par la négative. On pourra leur objecter que de
nombreux cas avérés ont été décrits dans les sociétés des derniers
chasseurs-cueilleurs qui ont perpétué en droite ligne, des modes de vie
hérités de notre préhistoire.
L’étude des mythes et des traditions de ces sociétés sans écritures et
les premiers textes en cunéiformes et des quelques textes de
lAntiquité, dont celui de la Bible, suggèrent que certains de ces récits
transmettent le souvenir d’évènements naturels catastrophiques, de
guerres ou de migrations forcées, évènements fondateurs dont le
souvenir, déformé, s’est perpétué sur des millénaires. Les exemples les
plus frappants sont ceux de l’Océan Pacifique, d’Australie, de Nouvelle-
Guinée, de l’archipel Fidjien, ou des cotes de l’Alaska. On retrouve dans
ces légendes le souvenir d’éruptions volcaniques, de séismes, de tsunamis
ou d’évènements climatiques majeurs, datés par les géologues.
L’inventaire de ces cas montre que la transmission orale peut traverser
des durées dépassant les trois millénaires. Certains exemples plus
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