
Simmel et la question du socialisme
Cécile Rol
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par réprimer la « volonté générale » et ôter au « peuple », cette notion si
suspecte, un maximum de droits (Simmel, 1999a : 722-723). À la fois
despotique et démocratique, le socialisme porte une question qui pour
Simmel est autrement fondamentale.
Que l’on « arrondisse » ou « que l’on compte les voix au lieu de les
évaluer » : « voilà qui est ou bien despotique, ou bien démocratique, mais
c’est toujours ravaler le contenu véritable et entier de la personne
individuelle au fait formel qu’elle est justement une » (Simmel, 1999a :
102). Avant d’être politique – et même après ! – la question du
socialisme est donc affaire de culture, au sens où c’est elle qui met les
rapports humains en forme (Simmel, 1996 : 417 ; Martuccelli, 1999 :
397). D’entrée de jeu, le regard que Simmel porte sur le socialisme
propose ainsi une issue à l’interminable querelle démocratie/despotisme.
Il lui permet d’abord de décrire un procès d’objectivation des relations
politiques qui justement constitue la caractéristique de la modernité
politique
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. Par extension, il lui permet de développer une approche des
mouvements sociaux et de la politisation des relations (Segre et Diani,
1996: 130-144 ; Diani, 2000: 387-406). Sur ce point la Philosophie de
l’argent est explicite : les faits et les choses ne sont pas politiques en soi,
mais le deviennent au gré des relations. « Ainsi l’anneau de mariage,
mais aussi chaque lettre, chaque page, chaque uniforme de fonctionnaire
sont-ils les supports ou les symboles d’une certaine relation inter-
humaine, morale ou intellectuelle, juridique ou politique ; […] et les fils
télégraphiques reliant les pays, comme les armes exprimant leurs
discordes, sont aussi de pareilles substances, qui n’ont guère de
signification pour l’individu en tant que tel, mais en prennent une à
travers les rapports entre humains et groupes humains venus se
cristalliser en elles » (Simmel, 1987 : 122-123).
Si la question de la politisation représente cet axe qui lui permet de
se défaire de la catégorie obsolète de la politique (Mongardini, 1994),
pourquoi alors se concentrer sur le socialisme ? Pourquoi ne pas prendre
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Vincent aura souligné qu’il « n’est pas exagéré de dire que cette réalité complexe du parti
ouvrier social-démocrate a dérouté la majorité des observateurs contemporains, très souvent
tentés de ne voir en lui qu’une aberration passagère, produit par une industrialisation trop
rapide et par la radicalisation d’intellectuels mal intégrés. Des sociologues aussi lucides que
Ferdinand Tönnies et Georg Simmel ne sont, bien sûr, pas tombés dans ce travers, et ils
n’ont même pas dissimulé une certaine sympathie pour le parti social-démocrate. Ils n’ont
pourtant pas cherché à l’étudier systématiquement, ni non plus à discerner les lignes de
force de son évolution » (Vincent, 1998 : 101). En élargissant la perspective du parti social-
démocrate au socialisme, il nous semble que Simmel a lui aussi pourtant fait ce pas.