A
propos
de la
thèse
de
Pascal-Alain
Leyinda
LA
MOTRICITÉ
LUDIQUE
D'UNE
SOCIÉTÉ
AFRICAINE.
ANALYSE STRUCTURALE
DES
JEUX
TRADITIONNELS
DES
PEUPLES «NDZÉBI»
DU
CONGO BRAZZAVILLE
PAR L COLLARD
L
a thèse de Pascal-Alain Leyinda
emprunte une hypothèse défendue par
Pierre Parlebas selon laquelle en impo-
sant ses normes occidentales, le sport rompt
les attaches à l'égard du terroir et risque de
provoquer un véritable déracinement culturel.
Réputé gratuit et désintéressé, le sport est une
sorte de cheval de Troie du monde industriel
susceptible d'envahir
et
de jeter
aux
oubliettes
les valeurs inhérentes
aux
jeux du patrimoine.
Devant la séduction des spectacles sportifs, les
tenants des autres cultures en viennent parfois
à dévaloriser eux-mêmes leurs propres pra-
tiques, notamment en Afrique dont il est
ques-
tion dans cette
thèse.
Le seul moyen de ne pas
céder à la tentation du sport occidental est
peut-être de dévoiler les potentialités sociali-
santes et la proximité des jeux traditionnels
avec leur culture d'appartenance.
C'est
la
mission qu'entend poursuivre P. A. Leyinda.
En France depuis une dizaine d'années mais
ayant de très fortes attaches au
Congo,
ce pro-
fesseur d'EPS, attaché temporaire de
recherche (ATER) à l'université de Picardie
Jules Verne, choisit d'identifier les traits
caractéristiques de la quarantaine de jeux
sportifs des peuples Ndzébi.
Ces
jeux
sont-ils
le reflet de leur culture d'origine ? Par retour,
peuvent-ils être un agent de socialisation à
part entière ?
P
our répondre à ces interrogations, on ne
peut
se
contenter
de
décrire vaguement
le
contexte de leur pratique et les caracté-
ristiques sociales
de
leurs
occupants,
comme le
font trop souvent les documents ethnogra-
phiques. Il faut avant tout repérer les traits de
logique interne des jeux sportifs. Comment y
joue-t-on ? Seul ou à plusieurs ? Des équipes
s'opposent-elles en miroir ou alors chacun
joue-t-il pour soi ? Y
a-t-il
vainqueur et
vaincu
?
Les rôles permutent-ils durant la par-
tie
? Le
temps intervient-il
? etc.
Une véritable
analyse structurale
des
jeux
est nécessaire et
P.
A. Leyinda y consacre plus de la moitié des
pages de sa
thèse.
Un
à un,
les traits pertinents
des 40 jeux des peuples Ndzébi sont passés au
crible
d'une
fiche d'observation. Il en ressort
une présentation riche et exhaustive, sans
aucun doute le point fort
de
la
thèse.
Ce
travail
est une véritable mémoire vivante de ce qui se
joue dans cette région frontalière du Gabon et
du Congo. L'auteur y ajoute parfois quelques
précisions anecdotiques. signe qu'il maîtrise
particulièrement bien ce qu'il décrit et qu'il a
pratiqué ou fait pratiquer certains de
ces
jeux.
De ces analyses dépend la possibilité de réali-
ser une « sociologie à partir des jeux », pour
reprendre le mot de Roger Caillois - fréquem-
ment utilisé dans la thèse - et non simplement
« une sociologie
à
propos
des
jeux
».
P
A. Leyinda positionne les
40
jeux sur le
simplexe
S3,
classification des jeux spor-
tifs de
P.
Parlebas qui représente
une
par-
tition à trois critères : partenaire(s) direct(s),
adversaire(s) direct(s) et incertitude fournie
par le milieu physique. On observe la faible
prise en compte de l'imprévisibilité de l'envi-
ronnement (90
%
des jeux se pratiquent dans
un espace certain) et une tendance à valoriser
les situations « sociomotrices » (c'est-à-dire
avec présence d'interaction motrice essen-
tielle : passe, écran, assurage, etc. 65 % des
jeux)
eu
égard
à la
distribution
des
presque 250
épreuves
des
jeux Olympiques. Que les sports
valorisent la standardisation du milieu dans le
souci d'établir des records, d'assurer la préci-
sion des mesures, cela se comprend. Mais,
quel sens donner
à
cette volonté
de
domestica-
tion du milieu dans cette région d'Afrique,
pour
des
jeux
dont plus de 80
%
sont sans sys-
tème de score et sans arbitre ? Par ailleurs,
comment expliquer le faible volume relation-
nel possible dans
les
sports
(50 % des
épreuves
olympiques sont « psychomotrices »,
c'est-à-
dire sans présence d'interaction motrice perti-
nente) par rapport aux jeux (35 % des jeux
Ndzébi sont
«
psychomoteurs ») ? Les défen-
seurs
du
sport
ne
prétendent-ils
pas que le
sport
représente l'agent de sociabilité par excel-
lence
?
Certaines différences tendent à renfor-
cer une idée chère à P. A. Leyinda selon
laquelle, sur le plan des relations interindivi-
duelles, le sport n'est peut-être pas le nec plus
ultra
du
jeu...
L
'auteur élargit l'analyse
à
d'autres traits
distinctifs des jeux Ndzébi en
y
ajoutant
des valeurs quantitatives
et en
insistant
à
nouveau sur le caractère non hasardeux de
telles distributions. Pour agrémenter
la
discus-
sion,
P.
A. Leyinda utilise également les résul-
tats de 30 entretiens réalisés
in
situ
auprès de
représentants Ndzébi. L'indice de ressem-
blance des entretiens est de 69 %, ce qui
témoigne
d'une
forte homogénéité de
réponses. Le discours des Anciens tend à
confirmer les données issues de l'analyse
observationnelle. « Les garçons - dont
l'édu-
cation se fait essentiellement dans le "han-
gar", la maison des hommes - se socialisent
vers l'opposition comme valeur distinctive »
écrit P. A. Leyinda, alors que « presque tous
les jeux des filles sont de type coopératif »
(p.
334). La maison spéciale des hommes et la
cuisine des femmes sont deux sanctuaires
contrastés dont le seul dénominateur commun
est représenté par «l'aîné» qui
a
barre
sur toute
la communauté. D'où, selon
P.
A. Leyinda la
prégnance des jeux dissymétriques (jeux qui
mettent en présence
des
joueurs
détenteurs de
droits et d'interdits non similaires) avec forte
centralité (existence de joueurs au statut
dominant, point de passage obligé pour les
communications motrices).
C
ette sociologie
à
partir
des
jeux
invite en
permanence le lecteur à croiser les
répartitions
des
jeux Ndzébi avec celles
du sport
moderne.
C'est
souvent
des
contrastes
que naissent les résultats les plus parlants. Les
comparaisons ne servent pas tant à insister sur
les clivages entre civilisations, qu'à mettre en
exergue les particularités intrinsèques de cha-
cune d'entre elles. Par exemple : les duels
symétriques (jeux qui placent
deux
joueurs ou
deux équipes que tout oppose dans des condi-
tions semblables - 27,5 % des jeux Ndzébi)
sont
certes
plus importants que les
duels
dissy-
métriques (15
%).
Est-ce à dire que le peuple
Ndzébi privilégie une recherche d'affronte-
ment en miroir, avec parfaite égalité des
chances
?
En fait, si l'on compare ces résultats
au sport, le point de vue va nous dévoiler une
autre
réalité.
En
France,
55 %
des sports socio-
moteurs sont organisés sous forme de duels
symétriques (football, tennis, judo) ; par
contre les duels dissymétriques sont quasi-
inexistants (baseball). A côté, les 27,5 % de
duels symétriques des Ndzébi font pâle figure,
alors que la teneur en duels dissymétriques
apparaît soudainement plus importante... Et
tout l'intérêt du travail de P. A. Leyinda est
qu'en mettant en perspective cette culture
ludique africaine il nous permet d'éclairer
notre propre culture motrice. Ouvrant la porte
à de multiples réflexions dans le domaine de
l'ethnologie, cette thèse fondée sur une ana-
lyse pointue des jeux africains offre en outre
une possibilité de débouchés intéressants des
travaux de praxéologie motrice. Luc Collard
Cette thèse en sciences sociales a été soutenue
le
23
juin 2005 à l'université Paris
V
Sorbonne.
Elle
a
obtenu
la
mention très honorable avec
félici-
tations.
Le
jury était composé
de
Bertrand During,
président de jury professeur des universités,
Paris
V.
Pierre Parlebas, directeur de thèse, pro-
fesseur emèrite, Paris
V. Luc
Collard, rapporteur,
maître de conférences
HDR,
université de Picar-
die Jules
Verne,
Amiens.
Abel Kouvouama, rap-
porteur, professeur
des
universités de Pau et des
pays
de l'Adour.
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