Amandine Bocco L3 Lettres voie sciences politiques Fiche de lecture La volonté de punir, Denis Salas (2005) Pièce emblématique du théâtre de l’absurde, Le Rhinocéros dépeint une épidémie qui se propage dans une ville imaginaire et transforme ses habitants en rhinocéros. Evoquée dans l’épilogue de l’ouvrage de Denis Salas, l’apologue du dramaturge Eugène Ionesco illustre métaphoriquement l’infection qui affecte les états démocratiques contemporains. L’auteur, magistrat et chercheur à l’Ecole nationale de la magistrature, nous délivre sa réflexion personnelle sur les enjeux juridiques contemporains qui font se muter la justice pénale. La thèse défendue dans La volonté de punir est celle de l’orientation quasi irréversible des sociétés démocratiques vers un paradigme répressif qui structure les paysages politique et juridique : le « populisme pénal ». Denis Salas s’emploie à démontrer que la pente sécuritaire est nocive pour nos démocraties et à dévoiler les rouages du populisme pénal, en invoquant la responsabilité et la participation d’acteurs multiples dans la construction de ce nouveau paradigme inquiétant. Pour poser les jalons spatio-temporels, nous pouvons considérer que le début du cycle répressif peut être daté des années 1990. Le monde judiciaire est soudain devenu le pôle de référence des sociétés démocratiques européennes dont les valeurs et les formes traditionnelles d’autorité n’ont plus la même légitimité qu’auparavant. Le volontarisme législatif, comme le nomme Denis Salas, qui s’exprime par une production démesurée de textes de loi majoritairement répressifs, prétend pouvoir apporter une réponse à tous les maux sociétaux par le seul interdit juridique. Le propre du droit est l’équilibre solide qu’il est capable de trouver entre répression et clémence, entre punition et indulgence, entre devoir de condamner un crime et droit de tolérer une déviance. Il doit résister à la pression populaire qui tend à exiger davantage de lui à une époque où l’on pense que seule la répression est garante de la sécurité. Or « la démocratie est facilement otage des paniques morales qui se propagent dans une société médiatisée » écrit l’auteur (p. 15). Dans ce cadre contemporain où les peurs collectives se cristallisent autour de nouvelles formes de criminalité, quel est l’avenir d’un appareil judiciaire qui est de plus en plus sous le joug des attentes collectives, de l’immédiateté d’un temps politique court, voire immédiat, là où le projet juridique originel (celui fécond de l’après Deuxième Guerre mondiale), avait adopté une éthique de la prudence et du doute nécessaire ? Plus que cela, quel serait l’avenir d’une démocratie ? La prétention de cet ouvrage n’est pas de dénoncer une dérive sécuritaire, dont les dangers ont déjà été décriés et continuent encore de l’être. Il ne s’agit pas non plus, selon l’auteur, de méconnaitre ou de minimiser la nocivité des nouvelles formes de criminalité auxquelles le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire doivent bien entendu trouver une réponse. Ce livre porte sur « les excès de cette réponse qui en ruinent toujours la légitimité et souvent l’efficacité. Il analyse un danger qui ne relève pas d’un mauvais choix politique mais d’une transformation de la démocratie elle-même » [p. 14]. Bref, en étudiant les dynamiques qui régissent le droit de punir, Denis Salas entend démontrer comment les mutations de l’appareil judiciaire induisent une mutation de la démocratie. Après avoir retracé les grands axes dialectiques de la réflexion offerte par Denis Salas (nous procéderons par une démarche thématique par souci de synthèse et de concision), nous insisterons sur les limites rhétoriques de ce travail, qui malgré sa richesse et sa pertinence certaines, peut être contesté sur certains points. Le renforcement de l’autorité étatique est devenu une caractéristique de nos démocraties modernes. Les 2 lois d’exception tendent à devenir la norme, les prérogatives des forces de police ont été largement consolidées tandis que la magistrature est de plus en plus assujettie aux attentes des hommes politiques comme à celles de l’opinion. Si les moyens employés mobilisent un effort national et une implication des différentes instances d’autorité, on peine encore paradoxalement à définir à qui doivent s’appliquer ces dispositifs hors norme. Les médias et hommes politiques parlent d’un ennemi invisible et interne : il est insaisissable mais son action nuisible est pourtant diffuse. L’identité de cet ennemi se décline en réalité en fonction des crimes qui ont traumatisé la société civile depuis le début du XXIème siècle : pédophilie, petite délinquance, crime organisé national ou transnational ; et plus dernièrement un délit qui cristallise toutes les peurs et engendre une demande croissante de sécurité, le terrorisme. Au tournant du XXème siècle, l’ordre international est totalement bouleversé : la période de la guerre froide avait fédéré deux blocs qui se définissaient mutuellement comme une altérité négative et ennemie (l’impérialisme occidental contre le totalitarisme communiste). Or, en 1991, à la chute inéluctable du pôle soviétique, l’Europe occidentale prend la référence idéologique et politique à partir de laquelle elle avait construit sa propre identité, comme son antagonisme. Le processus d’altération ne pouvant plus s’exprimer collectivement et consensuellement contre une entité géographique et idéologique définie, finit par être intériorisé : d’autres étiquettes sont apposées sur des menaces de tout ordre (l’immigration clandestine, la nébuleuse insaisissable terroriste, le trafic de drogues et d’êtres humains). L’expérience de la globalisation et le trauma du 11 Septembre 2001 deviennent le creuset de la psychose sécuritaire : le monde est plus fluide, les frontières plus poreuses, la demande de sécurité se fait plus pressante et l’on a tendance à accepter avec moins de résistance les dispositifs liberticides proposés par les politiques gouvernementales (le Patriot Act en est l’exemple par définition). L’ennemi est un individu interne à la nation désormais. Il n’est ni localisable, ni identifiable. La psychose est alors d’autant plus forte que les sociétés occidentales ont vu naitre et grandir des individus formés et éduqués chez elles, qui en voudront à leur intégrité politique et sociale. Or, lorsque la figure du criminel change, l’action qui vise à éradiquer ce qu’il y a de déviant chez lui change également. C’est dans ce cadre contextuel qu’un acteur nouveau intervient et son avis vaut comme argument d’autorité : le droit de punir devient légitime comme réponse aux nouvelles formes de criminalités dans la mesure où il suit les directives édictées par l’opinion publique. Les politiques gouvernementales se précipitent dans le sillon du droit punitif et répressif car elles ne peuvent rester indifférentes aux attentes de la société civile. Dans le discours politique postérieur aux attentats du World Trade Center, on voit se conjuguer la rhétorique du droit de punir avec le vocable de la guerre : « militarisation du pénal et criminalisation de la stratégie se croisent » nous dit Denis Salas (p. 51). La sécurité est érigée en droit fondamental puisqu’elle serait « la condition de l’exercice des libertés individuelles et collectives » : ce droit à la sécurité est entériné, en France, par les lois Pasqua (1995), Vaillant (2001) et Sarkozy (2003). Ainsi, la loi pénale devient à la fin du XXème siècle le seul garant de la protection des individus qui se disent émancipés et détachés du paternalisme d’état. Face à une criminalité plus diffuse, l’opinion tend à faire porter le stigmate de « criminels » à certaines populations défavorisées, concentrées dans les nœuds urbains sensibles et très souvent issues de l’immigration. De ce fait, sur l’échelle nationale, non seulement les propos violents se font de plus en plus communs à l’égard des immigrés, lesquels cristallisent ces menaces indéfinissables qui s’expriment ponctuellement dans les conflits géopolitiques mondiaux ou nationaux ; mais ils deviennent également audibles, c’est à dire moralement acceptables. Pour Denis Salas, le populisme démagogue des partis d’extrême droite, dorénavant institutionnalisés, a jeté les bases du populisme pénal : « le populiste est un polémiste (…) son appel au peuple est toujours un appel contre certains autres » écrit P. A. Taguieff . Le _ 3 populisme et la démagogie lepénistes s’inscrivent effectivement dans un argumentaire guerrier fécond après le 11 Septembre. En 2002, l’appropriation des lieux communs populistes par Jean Marie Le Pen a résulté en une prise de conscience collective : le Front National a su faire bouger les lignes de force qui structuraient le jeu démocratique, il a fortement questionné les discours tenus par les partis traditionnels ainsi que leur légitimité démocratique. Dès lors, le discours populiste ne s’est plus cantonné aux représentants des mouvements d’extrême droite : il s’est diffusé dans l’ensemble de la sphère politique, atteignant les factions traditionnellement modérées. Il s’est imposé comme une composante presque inaliénable de la vie démocratique. Les acteurs principaux, ceux qui forment le noyau dur du populisme pénal sont l’opinion publique, les hommes politiques et les médias. C’est à ces derniers que nous allons nous intéresser maintenant, et notamment au récit produit par eux. En prenant l’exemple de l’enlèvement et de l’assassinat du jeune Philippe Bertrand en 1976 qui fut à l’origine de la célèbre phrase détournée « la France a peur » de Roger Gicquel sur TF1, Denis Salas montre que les affects du « peuple émotion » nourrissent le récit médiatique. Celui-ci est formaté par « une pensée affective, des rôles stéréotypés, une représentation volontiers binaire (le Bien et le Mal) qui appellent au jugement immédiat » (p. 58). Le meurtrier Patrick Henry voit alors son identité figée dans la représentation d’un mal incurable : les téléspectateurs qui se feront juges par la suite de cet homme, n’invoqueront plus que la douleur fictionnalisée de la victime et celle, dramatisée, de sa famille. Plus aucun crédit ne sera accordé à la volonté réformatrice et morale d’un Patrick Henry dont le projet de réinsertion était solide cependant. En utilisant ce célèbre exemple, Denis Salas entend montrer que le récit médiatique se charge d’ériger des frontières normatives entre les individus en pointant du doigt celui qui a porté atteinte à l’intégrité d’un individu et donc à la nation toute entière. Ce qui change au XXème siècle, remarque Denis Salas, c’est que l’institution médiatique, par sa puissance d’évocation et par l’impact qu’elle a sur l’imaginaire collectif, se substitue à une autre institution qui est, elle, originellement chargée de juger : la justice. L’éventail d’émotions qui fonde les ressources narratives du récit médiatique est très large et sert à construire les représentations des criminels en premier lieu. L’auteur souligne que la capacité de glissement et la proximité entre les différentes émotions (compassion, pitié, indignation, colère, esprit de vengeance) sont préoccupantes : « au prime des médias, la distribution des rôles fluctue. Au jeu des identifications, les odieux coupables peuvent être attendrissants et les victimes les plus innocentes deviennent douteuses » (p. 87). Le lecteur comprend alors que le pendant médiatique de cette gamme plurielle d’émotions serait la construction d’un spectacle du malheur, la vue et la mise en scène de la douleur qu’elle soit celle de la victime qui souffre injustement ou celle du criminel qui a fauté. Un théâtre où les masques s’échangent au gré des jugements de valeurs co-construits dialectiquement par l’opinion et les médias. D’autre part, un glissement majeur s’opère dans le monde du droit et de la littérature juridique. Depuis les commencements du droit pénal, la criminologie avait pour objectif premier d’étudier le criminel, son passé et sa psychologie, à la fois pour mieux comprendre ses motivations criminelles et pour tenter d’élaborer une stratégie préventive du crime. Au XXème siècle, parallèlement à l’avènement du populisme pénal, c’est d’abord à la victime que l’on s’intéresse. Historiquement, les témoignages de la Shoah déclenchèrent la reconnaissance de la victime et de sa douleur : la légitimité de la parole de la victime trouve un point d’ancrage dans ces années d’après-guerre. Si l’éthique victimaire prend tant de place dans le droit pénal et dans le récit médiatique, c’est que le discours compassionnel (à comprendre comme le récit sur le malheur de la victime) vaut comme une nouvelle forme de solidarité qui vient retisser un semblant de cohésion sociale là 4 où les valeurs fédératrices connaissent une crise d’autorité sans précédent. A cet égard, la fin des grands récits serait le creuset du populisme pénal. Le droit pénal tend à ne reconnaitre plus que la précarité de la victime. De ce fait, le droit de punir entend davantage réparer l’injustice subie par la victime que de restaurer l’ordre légal et la paix sociale (la fonction originelle et essentielle du droit). Pourtant, l’état semble vouloir assurer cette directive pour ne jamais paraitre indifférent voire complice à l’égard de la criminalité. En somme, l’idéologie victimaire est soutenue par l’Etat qui cherche une légitimité morale à la multiplication des mesures sécuritaires et par les victimes, qui cherchent un sens à leur malheur. Si Denis Salas revient à plusieurs reprises sur l’ampleur du discours victimaire et de sa représentation dans la presse, c’est parce que ces deux faits trouvent une traduction politique tout à fait dangereuse, à son sens, pour la démocratie. En effet, les hommes politiques se sont également appropriés la rhétorique compassionnelle : face à un crime qui émeut les potentiels électeurs, les candidats politiques en liste se doivent de réagir de manière consensuelle. Ce faisant, les hommes politiques instaurent un degré de connivence avec l’opinion par le consensus émotionnel. Ils condamnent la criminalité et réaffirment les lignes normative et moralisante qui séparent le « Bien » du « Mal ». Enfin, ils restaurent leur pleine puissance en demandant à ce que la justice soit faite justement et promptement (replaçant les institutions juridiques et policières en position d’infériorité). Tout cela n’a pour objectif, selon l’auteur, que de servir des velléités clientéliste et électoraliste. De plus, la rhétorique de la pitié favorise les conditions conjoncturelles de l’effervescence législative, c’est à dire la production improvisée et immédiate de textes de lois. En effet, les exigences médiatiques dans lesquels s’ancrent les faits divers et crimes surmédiatisés, imposent un modèle de temps court qui empêche une réflexion et une compréhension profonde de ce qu’est ce mal ordinaire. Denis Salas écrit « faute de temps pour interpréter ce qui arrive, l’acteur politique s’épuise dans une vaine réactivité à l’événement ». En réalité, la figure victimaire est autant sacralisée qu’instrumentalisée dans le populisme pénal, mais dans les deux cas, elle donne lieu à des changements législatifs majeurs. Elle sert également d’alibi aux politiques gouvernementales pour faire valoir la nécessité d’un cadre pénal plus répressif. Dans la mesure où culture de la guerre et droit pénal renforcé se côtoient et se complètent dans nos sociétés contemporaines, la démocratie en temps de guerre montre ses limites et la précarité de ses valeurs libérales cardinales : « l’état replonge dans une violence originaire. Les croisades morales et populistes rompent l’équilibre entre la force et la forme qui constituent l’état de droit » (p.115). L’élan historique de 1945 et le texte constitutionnel de 1946 propulsent la démocratie dans une logique égalitaire, distributive et solidaire. Si cette impulsion se traduit par des mesures éminemment sociales, elle trouve un prolongement également dans l’esprit qui va envahir le champ juridique. D’une part, les peines ne seront prononcées que si les crimes commis ne permettent d’envisager aucune autre sanction plus indulgente ; d’autre part, l’incarcération a moins vocation à protéger la collectivité d’une nuisance que celle de permettre un travail de réhabilitation par le condamné sur lui-même et un travail de pardon du côté de la société. La prison doit préparer le condamné à la vie libre, elle est davantage un lieu de guérison où l’on tente de faire reculer les frontières de l’inamendable, qu’un lieu d’exclusion où toute possibilité de rédemption serait vaine. L’imaginaire collectif considère le déviant comme un semblable malgré son crime : ce qui le définit n’est pas tant son crime que son humanité. Or l’élan humaniste de 1945 se confronte à une première vague réactionnaire à l’occasion de la guerre d’Algérie où le corps civil français découvre la figure d’un « ennemi de l’intérieur » et redécouvre l’inculpation de « terrorisme » tandis que l’internement arbitraire et la peine de mort deviennent communs en territoire colonisé. A l’instar de Michel Foucault, un courant d’intellectuels critiques outre mer et en Europe continentale produit une réflexion presque consensuelle sur les échecs de la philosophie pénitentiaire. Malgré les réformes et mesures prises pour réduire la criminalité, les tendances et les chiffres d’incarcération restent sensiblement les mêmes. La figure du délinquant serait un produit de l’institution carcérale, qui permet aux instances institutionnelles des 5 démocraties contemporaines de surveiller les individus, de quadriller l’espace, de proscrire et de prescrire afin de normaliser les comportements. En outre, une autre théorie se développe : les déterminants sociaux sont bien plus puissants que l’action institutionnelle et collective pour déjouer les mécanismes d’une culture de la criminalité, profondément ancrée chez certaines communautés, notamment les minorités ethnoculturelles. Quels que soient les tenants de ces discours divers, l’idéal de la réhabilitation par la prison disparait peu à peu de l’imaginaire collectif. Dans le courant des années 1980, les actions entreprises par les pouvoirs publics témoignent d’une volonté de traiter la délinquance pour empêcher celle-ci de se répandre (à cet égard, on remarquera que la métaphore médicale de la contagion devient de plus en plus commune dans le discours public). C’est le début du processus de distanciation symbolique du criminel que l’on ne pense plus comme un semblable mais comme une altérité dangereuse. La volonté de défendre la société dépasse celle de réintégrer les délinquants dans le jeu social. La figure du criminel récidiviste concentre alors toute l’attention de la rhétorique pénale et les peurs du corps civil. La législation chercher à neutraliser définitivement la délinquance d’habitude : « résignée à l’échec d’une transformation morale des auteurs, l’opinion s’accoutume au fait du criminel dont il faut simplement se protéger » (p. 109). La logique va encore plus loin dans les institutions carcérales contemporaines aux Etats-Unis. En se référant de multiples fois aux procédés hérités directement de la guerre contre le terrorisme (notamment en exploitant l’exemple de la prison de Guantanamo), Denis Salas montre comment le droit pénal américain entend déshumaniser certains de ses criminels désormais. Les études criminelles se veulent de moins en moins individualisantes au profit d’une logique de détention de masse : indifférence morale face à l’usage de la violence, comportements injustes et arbitraires envers les prisonniers ; banalisation du processus de déshumanisation des condamnés qui ne sont plus vus qu’à travers leurs crimes « sans jamais pouvoir s’en délier ». Toutefois, l’auteur insiste sur la nécessité de distinguer le droit pénal européen du droit pénal américain. Il propose une lecture historicisante qui permet de comprendre comment la culture politique et l’histoire du XXème siècle en Europe et aux Etats-Unis ont grandement influencé la l’institution carcérale. A titre d’exemple, si les pratiques assumées des geôliers de Guantanamo ont profondément inquiété l’opinion européenne et ont laissé presqu’indifférente la société américaine, c’est parce que l’expérience des totalitarismes en Europe ont fait que les droits et libertés fondamentales de l’homme ont été érigés au-dessus de toute institution (les camps et les procédés tortionnaires ont à cet égard durablement guidé les réformes pénales d’après guerre). De même, cette histoire politique a contribué à l’élaboration de « deux anthropologies de la dignité ». En Europe, la conception commune de la dignité humaine amène les penseurs du droit pénal à faire en sorte que la vie en incarcération soit peu différente de la vie extérieure. Aux EtatsUnis, tout est fait pour rappeler au prisonnier sa condition immédiate : il s’agit de lui faire porter le stigmate profondément pour qu’il n’oublie jamais les raisons qui l’ont conduit à être privé de liberté. Historiquement, Denis Salas explique cette divergence par l’expérience de la révolution française de 1789. A l’occasion des diverses réformes qui firent tabula rasa des principes de l’Ancien Régime, les révolutionnaires mirent fin aux traitements différentiels qui étaient appliqués jusque là aux différents ordres sociaux (les peines étaient effectivement plus dures pour les classes populaires). S’opéra par la suite une égalitarisation par le haut : on ne conserva que les châtiments réservés aux nobles, ceux qui étaient les plus cléments valurent pour l’ensemble du corps social. L’expérience du totalitarisme en Europe aurait également conduit au désir de limiter la puissance dévastatrice de l’Etat, en armant la démocratie contre l’oppression étatique. L’absence de cette expérience historique expliquerait selon l’auteur les réticences des Etats-Unis à s’engager, notamment au travers de traités et conventions internationales, dans la protection des droits et libertés fondamentales de l’individu (non ratification du traité de Rome en 1999 ; pactes de l’ONU ratifiés avec d’importantes réserves au sujet de la torture et de la peine de mort). Les impératifs de sécurité et de cohésion sociale, sous l’égide du 6 populisme pénal, finissent d’achever ce qu’il restait du paradigme du pardon : les peines de sûreté et les peines incompressibles se multiplient, les aménagements de peine deviennent l’exception, la potentialité d’une peine à perpétuité devient envisageable pour des crimes que l’on punissait plus modérément auparavant (meurtre et viol par exemple). Pour Denis Salas, il devient urgent de donner une nouvelle orientation au droit pénal pour empêcher le populisme pénal de faire tomber les garanties démocratiques au sein de l’Etat de droit français. Il faut tout d’abord revenir aux intentions originelles du projet pénitentiaire. Comme Michel Foucault, l’auteur rappelle que la peine ne fait sens que si elle a un terme : si l’on exclut temporairement un individu du corps social, c’est pour permettre sa réintégration dans la conformité et le respect des valeurs morales directives. « Pour préserver son avenir, aucune société ne peut oublier le temps réintégrateur de la peine au delà du délai de la réprobation morale. Le projet d’une justice restauratrice peut être l’antidote aux excès de la pénalisation et aux apories de la victimisation » écrit l’auteur (p. 225). Il est également impératif que le droit pénal sache retrouver un juste équilibre entre l’efficacité répressive (ce qui consiste en des dispositifs de surveillance, de contrôle lorsque les conditions l’exigent) et une réflexion critique autour des droits fondamentaux de l’homme (ce qui témoignerait d’un haut degré d’exigence de nos démocraties modernes pour le respect de leurs principes cardinaux). Pour ce faire, les magistrats du parquet ou procureurs de la République ne doivent plus être contraints et influencés par les attentes du corps civil. La peine doit cesser d’être davantage à destination de la société qu’à celle du criminel. C’est une gestion managériale guidée par des mots d’ordre tels que la rapidité ou l’efficacité qui doit être prohibée. Cette éthique va à l’encontre des procédures juridiques et du droit tels qu’ils avaient été pensés originellement : dans un temps long, réflexif, appuyé sur des débats, des doutes et des interrogations constructives. Si le processus était plus long, il n’en était également que plus respectueux des prérogatives fondamentales et inaliénables de tout sujet de droit. Denis Salas préconise de rééquilibrer la balance entre ces deux versants du droit de sorte que la justice puisse être rendue indépendamment des attentes et aspirations du corps civil et dans l’observation des droits de chaque justiciable. Les juges devraient ainsi pouvoir adopter une éthique de la résistance légitime permettant de tenir à distance « l’ivresse démagogique d’une communauté d’émotions » et de retrouver une certaine sagesse pénale (p. 224). Ainsi le droit pénal pourrait peut-être envisager de dissocier la production compulsive de lois nouvelles (la frénésie législative) des mouvements de panique morale de l’opinion et prohiber ainsi tout ordre ou action individuelle faits dans l’urgence. Au sujet de la délinquance, l’auteur rappelle qu’il est nécessaire de reconnaître en quoi les lacunes sociales et éducatives déterminent le fait délinquant : « Peu importe que 80% des mineurs incarcérés ne possèdent aucun diplôme, que plus du tiers d’entre eux ne sachent pas lire. Nul ne veut voir les carences éducatives derrière l’acte délinquant » (p.147). Cette reconnaissance permettra d’apporter une autre réponse que pénale à la délinquance : aujourd’hui tout converge pour que ces conflits n’appellent pas à autre chose qu’à la répression (« seul compte de calculer sa riposte et non de nouer un dialogue » p. 147). Or, pour contrer efficacement la délinquance, peut-être faudrait-il inverser la logique d’intervention actuelle. Celle-ci privilégie l’intervention en aval par la répression alors que des dispositifs de prévention qui prennent en compte la pluralité des acteurs concernés par la petite délinquance (comme les travailleurs sociaux) et la pluralité des domaines qui peuvent être exploités (éducatifs, scolaires, économiques et non pas seulement pénaux) apparaissent comme une alternative plus pacifique et plus prometteuse que la répression seule. La volonté de punir décline les maux principaux dont souffre le paysage pénal contemporain pris en étau entre une hypermédiatisation des affaires judiciaires et les visées électoralistes des hommes politiques, tout 7 cela dans une atmosphère mondialisée anxiogène. L’auteur s’attache à apporter des éléments de réponses à la dérive pénale en réhabilitant une éthique de la justice plus prudente et plus humaniste qui résisterait aux injonctions médiatiques (notamment le modèle de temps court) et aux pressions sécuritaires. Si la démarche de Denis Salas doit être saluée pour son effort de résolution des problèmes posés, il n’en demeure pas moins que quelques critiques peuvent être émises quant à certains pans de sa réflexion. L’ouvrage de Denis Salas se veut un ouvrage de vulgarisation qui permet aux néophytes de s’initier aux questions et aux enjeux principaux qui traversent le paysage juridique aujourd’hui. La pluralité des approches qu’adopte l’auteur rend difficile la classification de cet ouvrage dans une catégorie littéraire. Le ton de La volonté de punir assume aussi bien un caractère polémique sur des questions d’actualité, qu’une démarche historique sur les grandes dynamiques qui ont construit l’Etat de droit contemporain. La réflexion de Denis Salas est hybride tout au long de l’essai (analysant les faits politiques, juridiques voire économiques et sociologiques) : cette diversité des formes et des matières rend la réflexion riche et féconde. Toutefois, il est parfois difficile de cerner quelle ligne directrice l’auteur veut donner à sa réflexion. En effet, la multitude des concepts, et des exemples pour les illustrer, peuvent freiner la compréhension du texte dans sa globalité. Le lecteur est submergé par le flot de références et d’informations qui ponctuent très régulièrement la réflexion de l’auteur. Si cette pluralité des angles d’approche sert à étayer la thèse de l’auteur, cette démarche peut avoir comme conséquence de faire perdre sa cohérence au texte dans son ensemble. A cet égard, une structure thématique ou chronologique aurait pu être privilégiée afin de permettre de mieux comprendre dans quelle direction se dirige Denis Salas et de mieux cerner les dynamiques internes des mutations qui ont affecté le paysage pénal depuis la révolution française. En outre, la réflexion paraît parfois décousue : certaines problématiques sont évoquées très brièvement là où elles exigeraient un approfondissement réflexif important. Denis Salas passe par des raccourcis dialectiques trop concis qui peuvent être tenus pour des jugements à l’emporte-pièce. Pour exemple, l’auteur parle de la recomposition de l’électorat du front national comme la conséquence d’une réorientation politique de masse des classes ouvrières qui, subissant le processus de désindustrialisation se sont rangés dans le camp lepéniste. Si l’on ne peut balayer cette réflexion d’un revers de main (l’argument reste pertinent et valide dans une certaine mesure), la question de la nouvelle composition électorale du parti frontiste mérite que l’on s’y attarde davantage avant d’imputer la responsabilité aux cols bleus victimes d’une déshérence politique, de la « décomposition du monde ouvrier et d’une perte d’identité qui conduit à la xénophobie ». L’auteur risque d’aboutir à des conclusions politiques inexactes parce qu’elles méconnaissent les mécanismes profonds dont elles résultent. Par ailleurs, plusieurs critiques peuvent être émises concernant le fond. Si les thèmes abordés sont très nombreux, Denis Salas semble porter un intérêt plus poussé à la compréhension des phénomènes de délinquance et aux réponses qui y sont ap portées comme nous l’avons vu précédemment. A cet égard, il défend fidèlement sa thèse en réhabilitant les dispositifs éducatifs et sociaux auxquels la justice devrait davantage recourir plutôt que de penser la correction de la délinquance par la répression exclusivement. A plusieurs reprises, l’auteur semble s’insurger contre une société qui a choisi de ne plus porter d’attention aux causes sociologiques qui conduisent certains individus à la criminalité. Il est certes pertinent de souligner qu’un Etat de droit doit puiser dans l’ensemble des ressources dont il dispose pour comprendre les faits auxquels il fait face ; et dans le cas de la délinquance, une approche individualisante prenant acte du parcours de chaque individu, de sa trajectoire ainsi que de sa psychologie est plus appropriée pour adapter une peine plus juste et surtout plus utile. Toutefois, l’argument semble parfois risqué. En effet, Denis Salas s’emploie 8 tout au long de l’ouvrage à démonter la rhétorique victimaire qui pour lui est le rouage majeur du populisme pénal. Or, il semble s’orienter dans la logique similaire concernant la figure du délinquant. En effet, l’auteur réhabilite l’approche de la sociologie déterministe qui tend à faire de tout individu un sujet qui n’a pas prise sur des forces extérieures sociales, lesquelles conditionnent ses actions et sa trajectoire. La rhétorique déterministe a l’intérêt de souligner les ressorts puissants des institutions sociales comme facteurs déterminants de la psychologie des individus (ce qui vaut pour la délinquance). Toutefois, à outrance, cet argument appelle à un rejet violent : déresponsabiliser totalement l’individu en pensant que celui-ci n’est pas apte à produire une réflexion critique sur les mécanismes sociaux qui l’influencent et qu’il ne peut pas s’affranchir d’un conditionnement social, c’est nier son libre arbitre et sa liberté. Finalement, le déterminisme sociologique excessif génère des réponses tout autant démesurées. Philippe Val, directeur de la rédaction de Charlie Hebdo de 1992 à 2009 et auteur de Malaise dans l’inculture, a écrit un réquisitoire contre une « pseudo sociologie » contemporaine qui « produit l’irresponsabilité totale de l’individu » (p. 83) et qui ouvre la porte aux formes politiques extrémistes comme le totalitarisme ou le fascisme. Philippe Val affirme ainsi que la sociologie est une discipline pauvre qui a « formalisé une pensée politique victimaire qui autorise tout à celui qui est classé dans les opprimés et rien à celui qu’il range parmi les oppresseurs ». Bien que cette position soit à bien des égards critiquables, elle dévoile la réaction virulente d’un cercle d’intellectuels qui s’érigent contre une idéologie victimaire que l’on appose à la délinquance qu’il faudrait comprendre et excuser car elle ne serait que le produit défectueux d’un appareil social supérieur. A plusieurs reprises, l’auteur s’attache à employer une démarche comparative qui met en miroir les pratiques du droit pénal anglo-saxon et le plus souvent américain, face à un droit pénal européen. La méthode est pertinente en ce qu’elle permet de comprendre à quel degré l’histoire culturelle et politique d’une nation participe de la construction de son droit pénal (à l’instar de l’anthropologie de la dignité dans les établissements pénitentiaires qui diffèrent en Europe et outre-mer). Toutefois, les conclusions qui sont tirées de ces mises en perspectives portent très souvent un jugement de valeur morale dont l’auteur aurait intérêt à se distancier. En effet, de nombreuses fois, Denis Salas condamne le droit pénal tel qu’il existe aux Etats-Unis parce qu’il le juge liberticide ou indifférent au respect des droits et libertés de l’homme qui sont la pierre de touche du droit européen depuis la seconde guerre mondiale. A cet égard, l’auteur ne semble pas vouloir prendre de distance critique qui consisterait à ne pas apposer ses valeurs et références propres (qui elles- mêmes sont le produit d’une histoire culturelle et politique nationale) à son objet d’étude. Certes, beaucoup de pratiques du droit pénal, notamment les méthodes utilisées à l’égard des suspects (torture) ou des prisonniers (mauvais traitements, humiliations) doivent être pointées du doigt et condamnées. De même, la réticence des Etats Unis à souscrire aux traités internationaux pour le respect des droits fondamentaux devrait faire l’objet d’un débat international important et d’une prise de conscience que les Etats de droit s’orientent vers une normalisation de la mesure d’exception dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Toutefois, cela ne signifie pas que les intellectuels doivent émettre des jugements de valeur systématiques pour hiérarchiser les systèmes de droit internationaux selon leur supposée légitimité. En outre, une perspective critique à l’égard des institutions pénitentiaires françaises manque cruellement à la dénonciation faite par l’auteur. La France cumule les condamnations de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et fait figure de mauvais élève au sein de l’Union européenne en raison des conditions de détention de ses prisonniers : à titre d’exemple, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a émis un arrêt en février 2015 condamnant la France en raison de l’inadéquation des conditions de détention d’un prisonnier lourdement handicapé, dont l’état de santé exigeait une prise en charge spécifique, même au sein de la pénitentiaire. L’insuffisance des soins qui auraient pu permettre à ce prisonnier sa rééducation et l’inadaptation des locaux, en violation avec l’article 3 de la Convention (« un traitement inhumain ou dégradant ») constituèrent donc les motifs de cette mise à l’index. Les exemples de violation des droits fondamentaux de l’homme dans 9 l’univers carcéral sont nombreux lorsqu’il s’agit de la France. A ce titre, les jugements normatifs qui discréditent le droit pénal américain devraient être pondérés par la dénonciation de l’institution carcérale française peu encline à respecter ces « prérogatives inaliénables » de l’être humain. En somme, la réflexion de Denis Salas reflète un ethnocentrisme européen qui n’entend pas comprendre les principes fondateurs qui ont façonné le droit américain mais qui dénonce simplement ce dernier pour n’être pas conforme aux normes européennes. Dans son ouvrage, Denis Salas nous explique que les émotions au sein du récit médiatique sont une nuisance pour l’état démocratique comme pour le droit pénal. Nourrissant des représentations collectives figées, les sentiments tendent à être instrumentalisés pour servir les discours politiques et les mesures législatives. C’est pour cette raison que l’auteur préconise une distanciation nécessaire des magistrats face aux élans émotionnels des masses qui biaisent leur jugement et contraignent de plus en plus leur métier. Cependant, l’idée que le large public et l’ensemble des composantes d’un état démocratique sont contaminés progressivement par un totalitarisme des émotions peut être contestée. Myriam Revault d’Allones, philosophe française et auteure de L’homme compassionnel (2008), démontre que l’omniprésence des émotions tend à rendre indifférent l’homme confronté au spectacle de la souffrance. Dans une démarche historique, elle soutient que l’épisode révolutionnaire permit à chaque citoyen l’expérience de l’autre comme son semblable : l’égalitarisme, pierre de touche du projet révolutionnaire, avait comme intention de faire tomber les barrières liées aux statuts et appartenances sociales pour retrouver une dimension universelle de l’expérience humaine. Cette universalité généra par la suite l’expérience de la compassion : on est davantage susceptible d’être ému par le sort sinistre de son semblable que par celui de quelqu’un à qui on ne s’identifie pas, avance la philosophe. L’homme moderne serait donc caractérisé par sa propension à s’émouvoir d’une multitude de destins malheureux puisqu’il a appris à voir dans chacun de ses congénères son alter-ego, son « potentiellement moi ». Or, le développement des médias et la diffusion des images surexposent aujourd’hui les individus à un spectacle perpétuel de la douleur (faits divers, catastrophes humanitaires, guerres civiles et génocides récurrents dans le récit médiatique qui façonne notre imaginaire). Alors, chacun se sentirait semblable de l’autre mais la multitude des ressemblances fait que le processus d’identification est moins intense. La compassion gagne en quantité mais perd en qualité. Le lien des affections humaines s’étend et se desserre à la fois : en se diluant, il ne porte pas à agir. Alors, dans un mouvement de régression, chaque sujet, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres (et à nouveau, seuls ses amis et sa famille forment à ses yeux, toute l’espèce humaine). La compassion requiert une certaine extériorité et une sorte de pensée absente. Au final l’habitude émousse les sensibilités, elle accoutume à tout, elle érode la faculté d’imaginer qui seule « nous fait sentir les maux d’autrui ». Les quotidiens du 20 heures déversent une nuée de souffrances qui n’éduquent plus et ne portent plus à l’engagement politique : le trop plein inhibe. Dans cette perspective, pourrions-nous toujours soutenir que les décisions des magistrats et les tendances de l’opinion sont toujours tant déterminées par les émotions ? Pouvons-nous toujours parler du peuple émotionnel quand la vue perpétuelle de la souffrance annihile l’engagement de l’individu ? 18/20 : excellent travail, tant dans le restitution synthétique de l’ouvrage de Salas que dans la langue claire et maîtrisée avec laquelle vous exposez ses positions. Votre partie consacrée à des éléments discussions et d’objections aux positions de Salas est très réussie parce que motivé sur des arguments solides (l’européanocentrisme par exemple, ou l’utilisation de Revault d’Allones). 10 11