MOUVEMENTS N°24 novembre-décembre 2002 ●35
bourdieusienne pour acquérir un surcroît de réflexivité sociologique: ils
l’utilisent tout au contraire au service de leur inconscient social. On en
vient alors aux usages les plus trivialisés, et d’une certaine façon les plus
dévoyés qu’il est possible de faire de la sociologie bourdieusienne – des
usages qui utilisent la dimension élective de cette sociologie pour satisfaire
des appétits inconscients de domination ou de « revanche sociale ». Une
telle sociologie est subitement mise au service du règlement de comptes
ou de l’attaque nominale; on s’en sert pour étayer la thèse selon laquelle
les dominants sont tous « pourris » ;
on la convoque pour affirmer que
l’économie désormais « domine
tout » ; on lui fait dire que la démo-
cratie et le totalitarisme ne font qu’un.
Ce genre de niaiserie sociologique ne
flatte à vrai dire que l’ignorance des
demi-habiles qui, en les prononçant,
croient s’émanciper du « troupeau »
et, ce qui est sans doute plus grave,
défendre la pensée de Bourdieu.
D’une certaine façon, on l’a suggéré, l’action la plus révolutionnaire que
peut opérer la sociologie bourdieusienne tient à sa contribution à l’auto-
transformation des individus par l’accès, lui-même prédisposé socialement3,
à la réflexivité sociologique, c’est-à-dire par le façonnage progressif chez
eux d’un habitus de sociologue. C’est pourquoi à chaque fois que nous
utilisons cette sociologie à la manière des demi-habiles, pour renforcer et
non plus pour défaire nos préjugés, elle devient certes susceptible de pro-
duire d’autres types d’effets politiques et critiques mais ceux-ci sont quasi
contradictoires avec l’idéal d’émancipation associé à l’outil de la réflexivité
sociologique. Ces effets-là – qu’on les juge heureux ou non est une autre
affaire – ne sont-ils pas, à bien y regarder, extrêmement banals ? Ne pro-
cèdent-ils pas des moyens de la critique sociale la plus classique ? Car il
s’agit moins alors de s’émanciper que de dénoncer et de faire pression. Ce
que la sociologie bourdieusienne peut apporter dans ce cas aux acteurs
qui sont, en raison de leurs trajectoires sociales et de leur position, déjà
décidés à critiquer, c’est une compréhension partielle des mécanismes
sociaux qu’ils entendent combattre – ce qui, dans une visée instrumentale,
peut leur servir à agir plus efficacement sur ces mécanismes. L’apport a pu
être également ces dernières années le capital symbolique (autrement dit,
le prestige) attaché au nom même de Pierre Bourdieu et à son autorité
sociale. Voilà qui est tout sauf négligeable! Il nous apparaît cependant cru-
cial de souligner qu’alors, le programme politico-moral qu’on associe à la
sociologie bourdieusienne a changé de nature. Il ne s’agit plus de mettre
au travail la réflexivité sociologique pour se libérer d’un inconscient social
mais plutôt, en assumant pleinement l’inconscient social qui nous porte et
en cessant de le mettre trop à distance, d’attaquer ceux qu’il nous amène
à reconnaître comme nos ennemis. Ce programme-là est donc beaucoup
moins spécifiquement « bourdieusien », l’envie de critiquer et de châtier
Quelle critique après Bourdieu ?
3. C’est ce qui constitue
une limite majeure du
projet.
L’action la plus révolutionnaire
que peut opérer la sociologie
bourdieusienne tient à sa
contribution à l’auto-
transformation des individus.