Léconomie au FN : programme ou rhétorique ?
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Pascal Marchand
Université de Toulouse ; Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS) ;
115B route de Narbonne ; BP 67701 ; F-31077 Toulouse Cedex 9 ; France.
Depuis une trentaine d’années, la rhétorique du Front national (FN) mobilisait volontiers son opposition à
l’établissement et à la bande des quatre, et se jouait sur les terrains de l’immigration, de l’insécurité, des
minorités, des races assimilées aux relations familiales, des « détails » de l’histoire de France, des complots
et de la corruption des élites Récemment, le FN a investi le domaine économique. Or, le discours
économique ne peut pas se satisfaire de simples effets de rhétorique, prenant parfois la forme de
« dérapages » médiatiquement exploités. L’économie ne peut pas non plus se contenter d’implicite, de
non-dit, de « ils », de « on » et de « j’me comprends », volontiers teintés de dérision (Bonnafous, 2001).
Aller sur le terrain de l’économie oblige à convoquer un discours plus objectivé, plus formel, voire même
académique, qui a ses règles et son lexique. La nécessité, pour le FN, de mettre en mots une stratégie
économique au service d’un programme acceptable pour la pensée dominante ouvre la possibilité d’une
analyse du lexique pour en décrire la structure et les références.
Corpus
Le FN a su investir le Web. Il y a développé un site national et des sites départementaux, sur lesquels les
articles sont indexés par des mots-clés. On peut donc afficher, sur chaque site, les articles indexés par le
mot-clé "économie" (ce qui est parfois encore facilité par un champ de recherche par thèmes). Insistons
donc sur le fait que le corpus que nous analyserons a été constitué sans aucune interprétation a priori, mais
par extraction des articles indexés avec le mot clé "économie" par le(s) webmestre(s) des sites du FN. On
affiche alors :
des éléments de programme du FN
des communiqués du FN et/ou du RBM
des Analyses d’experts proches du FN : Pierre Jovanovic, Michel Leblay, Bruno Lemaire, Marc
Rousset, Jean-Richard Sulzer…
des emprunts à des groupes proches du FN ou en tout cas ouverts à ses propos, comme la
Fondation Polémia (Jean-Yves Le Gallou), Boulevard Voltaire (Dominique Jamet),
NationsPresse.info, Rim953.fr…
des extraits provenant d’autres sources et autres analystes externes, souvent totalement étrangers
au FN. Il s’agit, dans ce dernier cas, d’extraire et de décontextualiser des propos venant
d’organismes extrêmement divers
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. Et on trouve un grand mélange d’experts convoqués
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.
L’ensemble fournit un corpus de 107 706 occurrences, correspondant à un lexique de 11 478 formes
différents (dont 49% d’hapax). Ce corpus a été partionné en 2970 segments de textes de 36 formes en
moyenne.
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Ce travail a été réalisé dans le cadre du LABEX SMS portant la référence ANR-11-LABX-0066.
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Alternatives-economiques.fr, BFM, Challenges.fr, EconomieMatin.fr, Europe1.fr, France Info, FranceTvInfo.fr, La-
Croix.com, LaTribune.fr, Lci.Tf1.fr, LeFigaro.fr, LesEchos.fr, LExpansion.LExpress.fr, Marianne.net et Marianne2.fr,
LeMonde.fr, NouvelObs.com, Reuters, Secours catholique…
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Outre une référence récurrente et soutenue à Jacques Sapir, économiste prônant la dissolution de l’Euro, on peut
trouver Patrick Artus, Olivier Berruyer, Frits Bolkestein, Luiz Carlos Bresser-Pereira, Christian Chavagneux, Thomas
Coutrot, Olivier Delamarche, Nicolas Doze, Antal Fekete, Marc Fiorentino, Paul Krugman, François Lenglet, Philippe
Murer, Laurent Pinsolle, Charles Sannat, Joseph Stiglitz, Emmanuel Todd, Marc Touati et bien d’autres encore…
Analyse textométrique
On analyse ce corpus avec le logiciel libre Iramuteq (Pierre Ratinaud, Lerass, Toulouse). Un premier nuage
de mots montre que le corpus est conforme aux attentes, puisque les formes les plus fréquentes relèvent
d’un vocabulaire typiquement économique. Le terme Euro, au centre, est, de très loin, le plus fréquent.
Viennent ensuite : France, français, européen, pays, banque, politique, économique, zone, public, milliard,
entreprise, économie, dette, taux, emploi, croissance, gouvernement, marché
Figure 1 : nuage de mots du corpus Eco_FN
Plus intéressant, une analyse de similitudes (Marchand & Ratinaud, 2012), confirme l’omniprésence de
l’Euro, non pas en termes de fréquence, mais bien de structure, puisque ce terme entretient un très grand
nombre de relations jusqu’à devenir central (Figure 2). Si l’on enlève ce terme Euro à la définition du
graphe de similitudes, on laisse apparaître des espaces lexicaux (Figure 3).
Figure 2 : ADS du corpus Eco_FN
Figure 3 : ADS du corpus Eco_FN sans « Euros »
Pour faciliter la lecture de l’analyse de similitude, on procède à une Analyse Lexicale par la Classification de
l’Ensemble des Segments de Textes (CDH, Reinert, 1983, 1990), ce qui permet de définir sept classes
lexicales
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, comme le montre le dendrogramme suivant :
On est ainsi amené à distinguer deux grands registres lexicaux qui se subdivisent en trois et quatre classes.
Interprétation des résultats
L’euro, les banques, l’UMPS (64% des segments de texte)
L’essentiel du discours économique du FN consiste à cibler ses adversaires, et il s’agit ici du monde de la
finance associé à celui de la représentativité parlementaire actuelle.
La classe 7 (14,8% des segments) est la première à se dégager et elle s’organise autour dindicateurs
financiers. Les termes-clés sont ici PIB et croissance et on y fait volontiers référence à des analystes et
sources externes au FN : on puise dans l’actualité les indices de l’état pitoyable de la France en convoquant,
par exemple, les agences de notation
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:
Pire, alors que la France a connu une chute de 0,1% de son PIB au troisième trimestre
2013, le premier ministre a encore osé évoquer une "tendance réelle à la reprise de la
croissance". Jean-Marc Ayrault ne dirige plus un gouvernement mais une agence de
publicité mensongère.
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2661 segments ont été classés, soit 89.60% du corpus, ce qui révèle une bonne homogénéité.
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Les segments caractéristiques rapportés sont tous extraits selon la méthode des réponses modales.
La France sort définitivement des cercles prestigieux des pays notés triple A. C’est
l’agence de notation américaine Standard & Poor’s qui l’avait déclassée la première en
janvier 2012, suivie quelques mois plus tard, en novembre dernier, par sa rivale
Moody’s investors service.
La classe 3, qui s’organise autour de la monnaie européenne, représente 21,3% des segments :
En effet le niveau de l’impôt en France et dans nos pays dépend très directement de la
politique d’austérité imposée aux Etats -membres de la zone euro pour renflouer la
monnaie unique à tout prix.
C_est_à_dire qu’il faut sortir de l’euro. Troisième raison : l’euro va tuer la démocratie.
La crise des dettes souveraines qui sévit en zone euro traduit une perte de contrôle des
politiques face aux marchés financiers.
On note que c’est dans ce contexte qu’est utilisé le terme crise. Moins central dans le discours du FN que
dans d’autres discours politiques, un calcul de cooccurrences montre qu’il s’agit de la crise de l’euro, la crise
de la (des) dette(s) (souveraines), la crise de la zone euro, la crise chypriote, la crise financière.
d’autres partis politiques invoqueraient la crise comme une cause, il s’agit davantage pour le FN d’y voir
une conséquence et surtout d’en identifier des responsables. La solution s’impose alors :
Marine Le Pen propose une sortie de la zone euro et de la monnaie unique, concertée
avec l’Allemagne, et un retour aux monnaies nationales. Elle juge que l’Euro devrait être
conservé comme une monnaie commune à_l_instar de l’ancien Ecu.
La classe 6 (15,7%) est encore une classe technique, qui comporte des citations ou des entretiens avec des
experts.
En outre, les solutions envisagées sont loin de faire l’unanimité en Europe. La banque
centrale allemande s’oppose ainsi fermement au programme de rachat d’obligations
par la BCE sur le marché secondaire, ainsi qu’à l’octroi éventuel d’une licence bancaire
aux fonds de secours européens.
On peut trouver une bonne synthèse des deux classes précédentes dans la phrase suivante :
Le système bancaire fera-t-il de nous demain des Chypriotes avec la complicité du FMI et
de l’Union européenne ? Doit on accepter d’être saigné par les banques au nom d’une
idéologie ultralibérale et d’une monnaie unique qui nous a endettés comme jamais
auparavant ? Les peuples ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel des banques et de
l’euro.
La classe 5 (12,1%) cible davantage les acteurs politiques. Si la bande des quatre a laissé la place à l’UMPS,
on retrouve là une rhétorique classique du FN :
Le fonds monétaire international, sous la présidence de Christine Largarde, UMP,
préconise, en collaboration avec le gouvernement socialiste français, sous l’égide de
François Hollande et de Jean -Marc Ayrault, de créer une supertaxe appliquée
directement sur l’épargne privée des Français.
Certains économistes suggèrent désormais, face à la réalité qui fait qu’on est obligé
d’agir avant de tomber comme la Grèce ou encore le Portugal, à François Hollande,
fervent défenseur d’un euro fédéral sans âme, épaulé par son frère siamois Nicolas
Sarkozy, de sortir de l’euro.
Patriotisme, protectionnisme, préférence nationale (36% des paragraphes)
Trois classes lexicales se détachent des précédentes, et la différence tient autant au fond qu’à la forme. On
délaisse clairement les indicateurs techniques pour privilégier un discours politique et un style polémique.
C’est également là que le nom de Marine Le Pen est le plus souvent cité.
La classe 4 (13,1%) s’organise ainsi autour de la notion de protectionnisme qualifié d’intelligent, raisonné
ou stratégique et qui permet de mobiliser des notions de patriotisme et de prendre une tonalité plus
identitaire.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la qualité du programme présidentiel de Marine
Le Pen et du front national, en particulier sur les écluses commerciales qu’il faudra
mettre en place, mesures phares d un protectionnisme intelligent et raisonné.
Le front national est le seul mouvement cohérent en proposant une conversion au
protectionnisme intelligent et au patriotisme économique. Il réaffirme l’urgence morale
et pragmatique de l’application d’un "small business act" à la française.
Enfin, les deux dernières classes issues de la classification lexicale automatique sont liées. Elles développent
toutes les deux des considérations plus sociales.
La classe 1 (10,1%) aborde les domaines de l’emploi, du travail, du chômage. Le FN développe ici son
programme. Et on a affaire à un catalogue de mesures dont la tonalité rhétorique peut surprendre un peu :
un certain nombre des propositions ci-dessous sembleraient pouvoir être assumées par des partis qui, sur
l’échiquier politique, s’éloignent voire même s’opposent, et assez radicalement, au FN :
Les ouvertures de capital et privatisations d’entreprises de service public seront donc
empêchées. Les collectivités territoriales seront incitées à en faire de même à leur
niveau. La Poste sera de nouveau un établissement public de l’Etat.
Il convient de redonner espoir à une fonction publique désorientée. Alors que des
secteurs stratégiques de l’Etat ont été affaiblis par une RGPP dogmatique et mal
conduite, les collectivités territoriales ont multiplié les recrutements. Cette dérive
doublement coûteuse pour la France (pour ses finances publiques et le service rendu aux
citoyens) doit prendre fin.
La classe 2 (12,9%) complète la précédente sur la politique sociale et développe les points de programme,
notamment sur la réforme des retraites :
Incitation fiscale au financement de la dette publique par l’épargne des français.
Retraite : retour progressif et le plus rapide possible à la règle de 40 annuités de
cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein, et à l’âge légal de 60 ans pour le
droit à la retraite.
Sortir d’une optique purement comptable et statique dans laquelle s’inscrivent les
solutions inlassablement répétées par les partis du système (Augmenter l’âge de départ
à la retraite, baisser les pensions).
On note que c’est dans cette dernière classe qu’on retrouve les thématiques chères au FN, de l’immigration
et de l’étranger, souvent mise en cooccurrence avec la fraude :
Les coûts de l’immigration, du fonctionnement des collectivités, de l’Europe, de la
fraude fiscale et sociale, sont autant de dépenses inacceptables qui doivent être
redirigées vers la prise en charge des Français qui ont cotisé toute leur vie.
Dans le même temps, il faut faire la chasse aux gaspillages. On pense notamment au
coût de l’immigration massive, des fraudes sociale et fiscale, de la décentralisation
anarchique et de notre contribution très déficitaire au budget européen.
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