PIERRE-LUC DOSTIE PROULX RÉALISME ET VÉRITÉ: LE DÉBAT ENTRE HABERMAS ET RORTY Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l' Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l' obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) FACUL TÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LA V AL QUÉBEC 2008 © Pierre-Luc Dostie Proulx, 2008 Résumé Étant donné l' universalité de la médiation linguistique conditionnant notre rapport au monde, à quoi fait-on référence lorsqu' on utilise le concept de « vérité» en épistémologie contemporaine? Doit-on nécessairement supposer que nos énoncés correspondent à une réalité extérieure pour faire sens du concept de vérité? Un réalisme sans la représentation est-il possible? Le présent mémoire tente de répondre à ces interrogations en exposant deux conceptions de la vérité radicalement différentes: celle de Jürgen Habermas et celle de Richard Rorty. Après une présentation des grandes répercussions du tournant linguistique sur les conceptions épistémologiques classiques, j ' analyserai la position néopragmatiste rortienne qui affirme que le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du dualisme croyance-vérité. J' expliquerai en quoi consistent la position antiréaliste de Rorty, son traitement déflationniste de la distinction vérité-justification et ses thèses mélioristes. Cela me mènera à poser la question suivante: est-ce possible de préserver un concept transculturel de vérité après le tournant linguistique? Dans le but de répondre à cette question, j'exposerai la théorie épistémologique que développe Jürgen Habermas dans Vérité et justification. J ' expliquerai la conception bidimensionnelle de la vérité qu ' il y développe en insistant sur l'interaction constante des sphères de l ' action et de la discussion. Cette exposition me permettra de procéder à une analyse exhaustive du débat entre ces deux auteurs. J ' insisterai sur leurs désaccords concernant l' explication théorique, du point de vue des acteurs, du déroulement de la praxis quotidienne et des processus de justification. 11 Avant-propos Il va sans dire que je ne serais jamais arrivé à terminer ce long travail sans l' aide précieuse de nombreuses personnes envers qui je désire ici exprimer ma gratitude. D ' abord et avant tout, je me dois de souligner, avec insistance, les deux années que j ' ai passées auprès de Mark Hunyadi à l' Université Laval. C ' est d' abord le professeur Hunyadi qui m ' a introduit aux œuvres de Richard Rorty et de Jürgen Habermas et c' est au cours de cette période que les grandes lignes de mon projet se sont tracées. Son intérêt contagieux pour les problèmes contemporains de philosophie normative a été l' élément déclencheur de ma propre curiosité pour la philosophie contemporaine. Je veux aussi remercier chaleureusement Luc Langlois, mon directeur de maîtrise, qui, grâce à son aide précieuse, a permis la réalisation effective de mon projet. Sa rapidité de correction et ses remarques judicieuses ont fait en sorte que j ' ai pu trouver mon chemin dans le labyrinthe théorique qu' ont tracé les auteurs auxquels je m'intéresse dans le présent travail. Finalement, je souhaite remercier Jocelyn Maclure, d'abord -pour ses encouragements constants et l' intérêt qu' il a toujours porté à mon travail, et ensuite pour les nombreuses portes qu' il m ' a ouvertes en me permettant d'aller à Northwestem University, où j ' ai étudié pendant un an au cours de ma maîtrise. Je suis également très reconnaissant envers Thomas McCarthy et Charles Taylor qui m'ont accueilli à Northwestem University et m'ont aidé à approfondir mes travaux de recherche. Mes bons contacts avec ces deux professeurs m ' ont permis un deuxième voyage d ' études, à Yale University, où j ' ai eu la chance d' assister à des séminaires d ' une grande qualité. Je tiens à remercier Seyla Benhabib et lan Shapiro, qui m ' ont aidé à bien m ' intégrer dans leur prestigieux milieu universitaire. Leur aide m ' a permis de poursuivre III - - - - - - - -- - - -- - - - - -- - - - - - - - - - - -- - - - - -- - - -- -- - - - - - - -- - - -- - - - - - - - - - - -- - - - - -- - - - - - - -- - - - -1 mes recherches sans désagrément. Ces deux voyages d' études ont été d' une aide incalculable à l' articulation de mon projet de recherche. Je ne peux taire mon immense gratitude envers deux amis qui m' ont été d' une assistance sans prix. D' abord ma correctrice, Sophie Martineau, qui avait pour tâche de corriger grammaticalement, syntaxiquement et sémantiquement les premières versions de ce travail. Bien souvent, elle est allée au-delà de ses tâches et me faisait remarquer certaines imprécisions dans mon propos - son aide a donné une plus grande cohérence aux premières versions. Je souhaite aussi remercier François Boucher, qui a lu et commenté les manuscrits de ce mémoire. Je lui dois de nombreuses conversations qui .ont éclairci certains passages difficiles. Son œil critique, qui m'a toujours impressionné, m' a particulièrement aidé lors de l' élaboration du dernier chapitre. Je le remercie chaleureusement. Je me dois finalement de souligner les encouragements constants de mes parents, sans qui rien n'aurait pu être réalisé. C'est leur enthousiasme sans réserve qui a rendu l' accomplissement de ce travail possible. IV À mes parents Linguistic philosophy, over the last thirty years, has succeeded in putting the entire philosophical tradition, from Parmenides through Descartes, and Hume to Bradley and Whitehead, on the defensive. lt has done so by a careful and thorough scrutiny of the ways in which traditional philosophers have used language in the formulation to their problelTIs. This achievement is sufficient to place this period among the great ages of the history of philosophy. Richard Rorty, The Linguistic Turn v Table des matières Résumé ............................................................................................................................... ii Avant-propos .................................................................................................................... iii Table des matières ............................................................................................................vi Introduction L'épistémologie après le tournant linguistique ........................................ 1 Chapitre 1 Le tournant linguistique et la critique du paradigme mentaliste ........................................................................... 6 1.1 La conception mentaliste de la connaissance ............................................................ 7 1.2. L'architectonique du tournant linguistique ............................................................. Il 1.3. La philosophie du langage comme nouveau paradigme ......................................... 17 1.3.1 La mutation de l'autorité épistémique ............................................................... 18 1.3.2 Le rejet des conceptions correspondantistes ...................................................... 20 1.4 Les défis de l'épistémologie contemporaine ........................................................... 23 Chapitre II Rorty et l'autosuffisance du concept de tenu-pour-vrai ............. ~ ............ 27 2.1 Un antiréalisme pragmatiste ..................................................................................... 28 2.1.1 La contingence du langage et l'abandon de l'horizon d'un monde objectif unique ................................................................ 29 2.1.2 Intuition réaliste et rééducation ........................................................................... 34 2.2 Vérité et justification ..... .; .......................................................................................... 38 2.3 Méliorisme : un point de vue rétrospectif. ................................................................ 42 VI Chapitre III Habermas et la nécessité d'une contre-épreuve réaliste ............. ~ .......... 47 3.1 La théorie consensuelle de la vérité .......................................................................... 48 3.1.1 Le consensus comme critère de la vérité ........................................................ .... 49 3.1.2 Les apories de la théorie consensuelle ................................................................ 54 3.2 La théorie pragmatiste/épistémique de la vérité ....................................................... 58 3.2.1 Le concept pragmatiste de la vérité .................. ......................................... ......... 59 3.2.2 Le concept épistémique de la vérité .................................................................... 63 3.3 Vérité et justification ................................................................................................ 67 Chapitre IV Le débat Habermas-Rorty ........................................................................ 70 4.1 La confusion autour du concept de réalisme ................................................. ..... ...... 71 4.2 L ' attitude des acteurs du monde vécu ...................................................................... 78 4.3 Le moment d ' inconditionnalité ................................................................................. 84 Conclusion Réalisme et vérité: quelques pistes pour une réflexion à poursuivre ...................................................................... 94 Bibliographie ................................................................................................................... 99 vu Introduction . L'épistémologie après le tournant linguistique N ' est-il pas fascinant, pour un œil contemporain, de remarquer que parmi toutes les tentatives de purification de la raison qu' opère Kant dans Critique de la raison pure, ce n'est pas celle qui porte sur les traditions ni l'expérience qui a d ' abord retenu l' attention, mais bien celle sur le langage l ? C ' est dans un essai prophétique intitulé Metakritik über den Purismus der Vernunft (Métacritique des purismes de la raison), écrit trois ans seulement après la publication de la première édition de l' important livre de Kant, que Johann Georg Hamann a insisté, le premier, sur le rapport étroit entre raison et langage. Ce qu' il Y a de révolutionnaire dans la pensée hamannienne, c ' est l' importance . accordée au caractère constitutif du langage pour la pensée et la connaissance en général. Comme celui-ci l' indique au tout début de son court essai: «the entire faculty ofthought 2 [is] founded on language ». Même si ces propos visionnaires n ' ont pas eu la résonance méritée du vivant de Hamann (la juste reconnaissance de la tradition Hamann-HerderHumboldt est, on peut l' affirmer, un phénomène plutôt contemporain3) , c'est à travers la critique hamannienne de Kant que s' est amorcée la tradition allemande de la philosophie du langage. Il fallut attendre plus de cent ans avant que la philosophie linguistique, dans une version bien différente, connut son véritable essor. Lorsque Gottlob Frege publia Sinn und Bedeutung en 1892 (Sens et dénotation) , celui-ci introduisit les bases théoriques pour un développement exhaustif de la philosophie du langage tel qu'on la connaît aujourd ' hui. Cet article fondateur de la philosophie analytique permit une importante remise en question de l'analyse classique des sensations, des représentations et des jugements. C ' est à partir des remarques de Frege qu'il a été possible, pour la première fois , d ' élaborer une rigoureuse critique des théories mentalistes de la connaissance et de Hamann, 2007 , p. 207-208. Hamann, 2007 , p. 211. 3 Voir: Taylor] 985 ; Lafont 1999; Habermas 2001. 1 2 la conception classique de l' autorité épistémique. À la lumière de la sémantique formelle qui se développa à partir de l' analyse frégéenne de l' insuffisance de la dénotation, on peut affirmer que cette version analytique de la philosophie du langage prit suffisamment de force pour devenir l' une des traditions les plus importantes de la philosophie du XX e siècle. C' est le développement et l' approfondissement combinés des thèses hamanniennes (sur le caractère constitutif du langage pour notre compréhension du monde) et des thèses frégiennes (sur la dimension sémantique de nos énoncés) qui ont mené à ce que l' on appelle aujourd' hui le tournant linguistique. En mettant l' accent sur le sens, la généralisation des thèses frégiennes nous a fait perdre l' immédiateté de la référence que nous avions avec la réalité extérieure. En mettant l' accent sur le lien indissoluble entre raison et langage, la généralisation des thèses hamannienne nous a montré l' influence structurelle qu' exerce le langage sur tout type de connaissance. Dès le milieu du XXe siècle, grâce au développement de ces deux traditions concurrentes, il ne semblait plus possible de tenir les promesses de la philosophie mentaliste. C 'est un tournant linguistique maintenant mature qui se dresse aujourd 'hui devant 4 nous. Habermas situe même ses propres thèses « après le tournant linguistique ». Chose certaine, le nouvel éclairage que jette la philosophie du langage sur les plus grands enjeux de la philosophie de la connaissance peut maintenant être apprécié à sa juste valeur. Ce que le tournant linguistique ad ' abord montré, c' est que nous n ' avons aucun . rapport immédiat à la réalité «nue ». En ajoutant à cette observation celles qui concernent l' impossibilité d' un concept fondationnel sémantico-déductif et l'influence structurelle qu ' exerce le langage sur notre compréhension du mondes, certaines questions épistémologiques fondamentales s' imposent naturellement à nous: étant donné l'universalité de la médiation linguistique conditionnant notre rapport au monde, à quoi fait-on référence lorsqu' on utilise le concept de «vérité» en épistémologie contemporaine? Doit-on toujours supposer que nos énoncés correspondent au monde 4 5 Habermas, 1997, p. 24. Pour un développement détaillé de ces thèses, voir: chapitre l , section 2. 2 extérieur afin de faire sens du concept de vérité? Bref, comment est-il possible de préserver un concept de vérité transculturelle après le tournant linguistique? Dans le présent mémoire, je propose d'effectuer l'analyse .critique de certaines grandes répercussions de la philosophie du langage sur les théories contemporaines de la vérité. Afin de ne pas me perdre dans l' abondante littérature concernée par ce sujet, je concentrerai mon analyse sur le débat entre Richard R6rty et Jürgen Habermas. Je développerai en détail l' opposition entre ces deux auteurs (qui peut être considérée comme l'une des plus importantes alternatives devant lesquelles est placée la philosophie épistémologique contemporaine). Sans tomber dans les multiples débats parallèles à la philosophie du langage (théories de la signification, théories normatives, etc.), je comparerai l'approche déflationniste rortienne de la vérité à la théorie épistémologique qu' a récemment développée Habermas dans Vérité et justification (1999)6. En 1967, Richard Rorty publia, sous le titre The Linguistic Turn , une importante anthologie sur l' évolution de la philosophie du langage. Au-delà de cette intéressante collection d' articles rassemblés par Rorty, c' est le ton employé par l' auteur dans son introduction qui doit aujourd ' hui attirer notre attention. Comme le remarque Habermas, « les textes rassemblés avaient une double fonction: résumant une évolution triomphale, ils devaient en même temps en marquer la fin. En tout cas, la distance métaphilosophique avec laquelle l' auteur du recueil commentait les textes trahissait, jusque dans son geste laudateur, le message hégélien selon lequel toute figure de l' esprit, parvenue à sa maturité, est, par la force de la dialectique, condamnée au déclin 7 ». Ce n'est que 12 ans plus tard, dans Philosophy and the Mirror of Nature 8, que Rorty développa de façon systématique une interprétation critique des grandes répercussions du tournant linguistique. Dès les premières pages de cet important livre, celui-ci radicalise le tournant linguistique resté selon lui inachevé et tente de nous convaincre d' abandonner tout type de vérité qui échapperait au temps et au hasard. En fait, Rorty croit qu' en épuisant la 6 J'invoquerai parfois les multiples débats auxquels ont participé ces deux auteurs (particulièrement le débat Putnam-Rorty et McCarthy-Rorty) sans pour autant y réserver un traitement assidu. 7 Habermas, 2001 , p. 169. 8 Rorty, 1990. 3 validité conceptuelle des théories correspondantistes, le tournant linguistique a épuisé la validité même de l'intuition réaliste 9 . J'expliquerai, dans ce mémoire, en quoi consiste l'antiréalisme rortien, en insistant sur une thèse qu'il développe dans Contingence, ironie et solidarité: celle de la contingence du langage. J'insisterai aussi sur le rejet rortien d'une thèse centrale de la philosophie classique de la connaissance: le dualisme croyance-vérité. Pour le dire en un mot, être en contact avec la réalité signifie simplement, selon lui, être en contact avec une communauté linguistique. Je terminerai mon analyse de l'œuvre rortienne en montrant comment celui-ci justifie ses positions théoriques; j'exposerai ainsi ses conceptions mélioristes et son insistance sur le concept de « point de vue rétrospectif ». . J'exposerai ensuite le « réalisme pragmatiste de la connaissance» que développe Jürgen Habermas dans un livre de 1999, Wahrheit und Rechtfertigung (Vérité et justification). Au moins deux importantes raisons ont poussé Habermas à renouer avec la philosophie théorique qu'il avait, à son dire même, abandonnée depuis près de trente ans 10 • La première découle de son désir de corriger la conception épistémologique qu' il a défendue en 1972 dans un essai intitulé Wahrheitstheorien (Théories relatives à la vérité); la deuxième de son désaccord sans réserve avec les théories contextualistes semblables à celles de Rorty. Refusant maintenant de traiter la vérité comme un concept strictement épistémique, Habermas reconsidère ses théories épistémologiques en défendant, à travers une lecture pragmatique · du concept de vérité, la nécessité d' un concept de vérité absolue en philosophie de la connaissance. Je montrerai que la philosophie épistémologique habermassienne se base sur deux présuppositions fondamentales concernant l'attitude que nous devons avoir dans le monde vécu: celle des acteurs de la praxis quotidienne (qui doivent tenir leurs croyances comme absolument vraies) et celle des interlocuteurs des processus argumentatifs visant l'entente (qui doivent tenir leurs prétentions à la vérité comme absolument vraies). Ces deux attitudes objectivistes sont, selon Habermas, les conditions de possibilité du bon déroulement de l'action et de la discussion. C' est à partir de ces deux «prétentions transcendantales L' intuition réalise est l' intuition selon laquelle il y a une différence conceptuelle entre nos croyances et la vérité. Voir chapitre l, p. 24-25. 10 Habermas, 1990, p. 263. 9 4 faibles Il » que Habermas réintègre un concept fort de vérité et une théorie réaliste après le tournant linguistique. Je conclurai ce mémoire en exposant les points de désaccord les plus importants entre Habermas et Rorty. Afin de démasquer certaines confusions théoriques concernant la compréhension de la position rortienne, je porterai un regard critique sur l' affirmation selon laquelle le réalisme pragmatique habermassien s' oppose à l' antiréalisme rortien. En fait, ce que je mettrai en lumière, c' est qu' on ne peut comprendre le débat entre ces deux auteurs à l' aide de l' opposition réalisme-antiréalisme. Cela me mènera à expliquer deux des plus grandes oppositions que l' on peut tirer de ce débat. La première con'c erne l' observation selon laquelle les acteurs du monde vécu doivent agir sur la base de certitudes pratiques «empreintes de platonisme». Rorty refuse cette lecture fonctionnelle que suggère Habermas et tente de montrer comment celle-ci s' ancre dans un faux dualisme vérité-assertabilité rationnelle. La deuxième grande opposition entre Habermas et Rorty concerne la nécessité de présupposer un moment d' inconditionnalité critique à l' intérieur de nos prétentions à la vérité. Habermas défend cette exigence performative en montrant comment nos processus critiques dépendent d' une assise qui transcende à chaque fois la justification. Nous verrons alors comment Rorty, qui refuse encore une fois cette lecture habermassienne, réinterprète le déroulement de nos processus d' apprentissage en s'appuyant sur la force critique du langage. Ces deux oppositions me mèneront à poser certaines questions cruciales pour le futur de l'épistémologie. Il Habermas, 2003 , p. 67. 5 Chapitre 1 Le tournant linguistique et la critique du paradigme mentaliste Dans ce premIer chapitre, je présenterai l'arrière-plan philosophique du débat entre Jürgen Habermas et Richard Rorty en mettant en lumière certaines des convictions théoriques fondamentales que ceux -ci partagent. Afin de sonder le terrain sur lequel s'affrontent ces deux auteurs - pour ainsi mieux comprendre les présupposés inhérents à leurs théories - j'expliquerai certaines des thèses les plus importantes associées à ce qu'on appelle aujourd'hui le « tournant linguistique ». Cette démarche s' avère nécessaire puisque le nouveau paradigme philosophique qu'est la philosophie du langage 1 est le fondement théorique de l'argumentation des deux auteurs; il est, en fait, le point de départ fondamental de leurs conceptions philosophiques. Mais avant de m'engager dans l' élaboration de ces thèses, j ' expliquerai comment se dessinait la théorie classique de la connaIssance avant le tournant linguistique. J' expliquerai le modèle mentaliste de la connaIssance et ses deux présupposés fondamentaux: l' autorité épistémique de la première personne du singulier et la conception correspondantiste de la vérité (1.1). Ensuite, après avoir dit un mot sur l' émergence du tournant linguistique dans la tradition analytique et la tradition allemande, je tracerai les grands traits de l' architectonique de la philosophie du langage en exposant quatre thèses qui ont été soutenues dans le cadre du tournant linguistique: (a) le rôle quasi-transcendantal que joue le langage dans nos processus cognitifs, (b) l'impossibilité qu'une proposition puisse servir de fondetpent à une chaîne linéaire de justification, (c) l'observation voulant que le langage articule nécessairement un horizon de significations structurant notre rapport à la réalité et (d) le caractère inévitablement intersubjectif de notre rencontre avec le monde (1.2). À la lumière de ces observations, je montrerai comment la philosophie du langage a permis une importante critique de la théorie mentaliste. J'expliquerai comment le tournant linguistique suggère que notre compréhension de l'autorité épistémique doit passer d' un 1 C ' est de cette façon que Habermas qualifie le tournant linguistique dans Vérité et justification (2001), p. 12. et L 'éthique de la discussion et la question de la vérité (2003), p. 61. On remarque une position semblable dans les premières œuvres de Rorty, voir par exemple The Linguistic Turn (1992), p. 33. 6 « je » isolé à un « nous» intersubjectif, que notre perspective pour juger de la validité d'un énoncé doit nécessairement présupposer l'horizon d' une communauté d'interprétation structurant notre champ épistémique. Cette thèse me mènera à expliquer le rejet du modèle cognitif du miroir de la nature. Puisque notre contact avec le monde doit nécessairement passer à travers un filtre linguistique qUI s' articule intersubjectivement, les thèses défendues à travers le tournarit linguistique permettent de mettre en doute l' autorité épistémique de la première personne et les théories représentationalistes de la vérité. Je montrerai ainsi comment la philosophie du langage rompt avec la philosophie mentaliste (1.3). Ces trois premières sections me permettront de présenter les conséquences les plus importantes du tournant linguistique sur l'épistémologie contemporaine. Étant donné l'universalité de la médiation linguistique conditionnant notre rapport au monde, nous devons nous demander s' il est touj ours possible de conserver un concept fort de vérité référant à un monde objectif unique. Comment est-il possible de sauvegarder l'idée d'une contre-épreuve réaliste structurant notre conception épistémologique après le tournant linguistique? Afin de répondre à cette difficile question, je soulignerai deux importants défis que doit relever toute conception épistémologique post-tournant linguistique: comment peut-on rendre compte de la force critique de nos énoncés et comment peut-on rendre compte du lien entre vérité et justification? (1.4). Ce premier chapitre me servira de rampe de lancement à l'explication détaillée des conceptions rortienne (chapitre II) et habermassienne (chapitre III) de la vérité. 1.1 La conception mentaliste de la connaissance " Dès 1965, Richard Rorty qualifiait ce qui est aujourd'hui connu sous le nom de « tournant linguistique» comme l'une des périodes de plus importantes de l 'histoire de la philosophie 2 • Cette expression connut d'ailleurs sa popularité grâce à l' anthologie que cet auteur a publié sous ce titre en 1967, un livre qui, comme le remarque Habermas, « marque une césure dans l'histoi"re de la pensée analytique 3 ». Néanmoins, Rorty fera 2 3 Rorty, 1992, p. 33. Habermas, 2001 , P .169. Nous reviendrons sur la position rortienne au deux ième chapitre. 7 beaucoup plus que simplement commenter l ' histoire de la philosophie linguistique du e XX siècle. Quelques années après la parution de cette importante anthologie, Rorty, dans PhilQsophy and the Mirror of Nature (1979), radicalisera le tournant lingu~stique afin de promouvoir un pragmatisme purifié de toute référence réaliste. Tout au cours son œuvre, Rorty rej~tte les conceptions correspondantistes de la vérité pour défendre une position pragmatiste déflationniste4 • C ' est cette position que je détaillerai dans le deuxième chapitre. Jürgen Habermas, lui aussi, reconnaît « le changement de paradigme » que crée le tournant linguistique en philosophie contemporaine. Selon lui, ce tournant, en dévoilant le caractère nécessairement linguistique de notre rencontre avec le monde, marque la fin de la philosophie mentaliste (du moins dans sa version traditionnelle)5. Comme nous le savons, l' entreprise habermassienne est imprégnée de toute part par la philosophie linguistique: que ce soit sa théorie de la société, sa théorie de la signification, son éthique, sa politique ou, de façon plus marquante pour nous, son . épistémologie. C' est à ce dernier aspect que Habermas consacre son livre Vérité et justification (1999). Assumant un tournant linguistique maintenant mature, celui-ci défend dans ce livrè un réalisme sans la représentation à travers une conception bidimensionnelle de la vérité. J'exposerai cette position dans le troisième chapitre du présent mémoire. Voilà pourquoi il n'est pas exagéré de dire que le tournant linguistique est au cœur des thèses philosophiques des deux auteurs qui nous intéressent ici. C' est cet important courant philosophique que nous devons d'abord analyser. Mais afin de bien comprendre l' importante transformation de perspective qu'amène avec lui le tournant linguistique en philosophie contemporaine, il est nécessaire de commencer par décrire les hypothèses de base de la théorie classique de la connaissance qui s' est développée avant la philosophie du langage . . Cette description nous permettra de voir plus clairement ce que les philosophes du tournant linguistique ont reproché aux conceptions classiques de la connaissance. Afin d'accomplir cette tâche, j'exposerai ici le paradigme mentaliste et ses deux présupposés fondamentaux. Dans le cadre de ce mémoire, j ' entends par « déflationniste» une position qui ne comprend pas l~ concept de vérité de façon transculturelle : le prédicat de vérité ne renvoyant ainsi à aucune propriété de vérité. s Habermas, 2001 , p .12 . 4 8 Avant le tournant linguistique, la philosophie de la connaIssance était traditionnellement considérée comme une philosophie du sujet marquée par des séparations sujet-objet, intérieur-extérieur. Comme je l'ai déjà évoqué, je qualifierai ces théories de la connaissance par le terme mentaliste 6. Qu'entend-on exactement par « mentaliste »? Jürgen Habermas affirme que, selon une conception mentaliste de la connaissance, « l'objectivité est assurée dès lors que le sujet de la représentation se réfère correctement à ses objets. La subjectivité de ses représentations est soumise au contrôle du monde objectif7 ». Une telle conception postule un dualisme entre l'intérieur et l'extérieur pouvant être aplani grâce à un .point de vue adéquat de première personne. Selon le paradigme mentaliste, la validité d'un énoncé ou d'une représentation mentale repose sur sa conformité avec le monde extérieur et l'entité permettant de valider cette conformité est le sujet. Une théorie mentaliste de la connaissance se base donc sur (a) l'autorité épistémique de la première personne du singulier et (b) le modèle cognitif du miroir de la nature (une théorie correspondantiste de la vérité). (a) Qu'entendons-nous ' exactement par l 'autorité épistémique de la première personne du singulier? L' idée derrière ce concept est que la position du «je» isolé constitue une perspective idéale pour déterminer la validité d'une représentation quelconque. La subjectivité du point de vue de l'observateur est, si on la combine à une méthode adéquate, le gage d'une représentation correcte du monde objectif. Grâce à un processus d' expérimentation, le sujet isolé est en mesure de trouver des raisons suffisantes à la justification de ses descriptions du monde. Le modèle mentaliste met ainsi de l'avant une relation à deux termes sujet-objet dans laquelle nos représentations subjectives doivent correspondre à un état de chose réel. Dans ce modèle, le sujet est le ce pour quoI ou le ce pour qui il y a une représentation, et donc, une connaissance. Ce point de vue solipsiste présuppose généralement que, lors de notre rencontre avec le monde, nous avons accès à un donné sensible parfaitement exprimable par nos états mentaux. Ce caractère non interprété du donné est possible seulement si le sujet a un accès immédiat Jürgen Habermas affirme que «jusqu'à Frege, la voie royale de l'analyse des sensations, des représentations et des jugements étaient mentalistes », 2001, P .264. 7 Habermas, 2001 , P .177. 6 9 ~---------------------------------------------------------------------- --- au monde extérieur. L'autorité épistémique de la première "personne présuppose donc que notre rencontre avec le monde est libre de toute contrainte. (b) La conception mentaliste de la connaissance présuppose aussi ce que Rorty a appelé « le modèle cognitif du miroir de la nature ». Un tel modèle conçoit la vérité sous une forme représentationnelle. Une représentation mentale est vraie si elle est une image fidèle du monde objectif, si elle correspond adéquatement à une réalité extérieure. Voilà pourquoi nous parlons du modèle cognitif du miroir de la nature. La vérité d' une représentation X se dévoile au «je» si celle-ci lui apparaît conforme au monde objectif de façon claire et distincte. Il importe de remarquer que, selon la version classique du modèle mentaliste, cette correspondance doit se faire entre nos représentations mentales et ce qu'est le monde en soi (et non pas simplement entre nos représentations mentales et la façon dont le monde nous apparaît). La conception correspondantiste de la vérité nous dévoile ainsi le caractère universel et transculturel de la vérité par le fait que la réalité extérieure est identique et accessible à tous. La philosophie de la connaissance que développe René Descartes peut sans aucun " doute être considérée comme un parfait parangon de cette philosophie mentaliste. La philosophie cartésienne satisfait aux deux présuppositions que nous venons de décrire: le point de vue épistémique cartésien est strictement subjectif et sous-entend une conception correspondantiste de la vérité. Pour Descartes, l'accès à la connaissance est assuré par un point de vue solipsiste libre de toute contrainte. Ce modèle basé sur la certitude subjective se dévoile distinctement à travers la première règle de la méthode cartésienne: ( ... ) ne recevoir jatnais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être tel1e, c'est-à~dire d' éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute 8 . 8 Descartes, 1995, p. ] 5. 10 Descartes nous pousse aInSI à examIner nos . états mentaux (compris comme représentations du monde) de façon à rechercher ceux qui sont assez clairs et distincts pour être considérés comme vrais. Le sujet a un accès idéal à ses propres états mentaux puisque «la puissance de bien juger et distinguer le vrai d' avec le faux ( ... ) est naturellement égale en tous les hommes 9 ». Le point de vue qui en découle est strictement subjectif et présuppose un modèle de connaissance compris comme miroir de la nature. Ce modèle mentaliste basé sur la subjectivité et la correspondance a pris une place paradigmatique en philosophie de la connaissance. C'est pourtant cette conception classique qu' ébranle la philosophie du langage. Comme nous le verrons plus loin, les thèses défendues à travers le tournant linguistique permettent de mettre en doute les deux présupposés qui sont à la base de la conception mentaliste (i.e. l'autorité épistémique de la première personne et le modèle correspondantiste de la vérité). Dans la prochaine section, j'introduirai ce profond remaniement de la philosophie de la connaissance en expliquant certaines des thèses principales auj ourd 'hui associées au tournant linguistique. 1.2 L'architectonique du tournant linguistique Nous pouvons affirmer, d'entrée de jeu, que le tournant linguistique est un phénomène complexe recoupant des perspectives parfois divergentes. L' analyse des œuvres fondamentales du tournant linguistique nous révèle d' abord la multiplicité des motivations théoriques alimentant l'apparition de ce nouveau paradigme. Certains philosophes ont adopté le tournant linguistique en réaction au caractère abstrait de l' idéalisme allemand JO, certains en réaction à la conception instrumentale du langage ll et Descartes, 1995, p. 2. On pense ici à la première grande vague de philosophie analytique qui tentait de clarifier le propos philosophique : notamment Alfred Ayer et le premier Wittgenstein qui affirmait, dans l'avant-propos de son Trac/a/us , que « tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », 1993, p. 31. II Humboldt, par exemple, considère la conception instrumentale du langage comme « l'erreur fondamentale» de la philosophie linguistique: « The diversity of languages is to man no more than a diversity of sounds, which he uses when aiming at objects, as mere tools to reach them. And this is precisely the view that is corrupting the study of language, the view that prevents the development of a real understanding of language and robs of its fertility the little understanding of it already available » in Lafont, 1999, p. 14-15. 9 10 Il d'autres en réaction aux présupposés du paradigme de la philosophie mentaliste 12 . La complexité du tournant linguistique se dévoile aussi par un examen de sa genèse. Comme le remarque Habermas, «ce qui sera appelé plus tard le 'tournant linguistique' s' est effectué à la fois dans une version herméneutique [allemande] et dans une analytique 13 versi~n »; de Humboldt à Gadamer d'un côté, de Frege au deuxième Wittgenstein de l'autre. Néanmoins, il semble possible d'établir des rapports importants entre les conclusions qu'ont tracées ces deux traditions du tournant linguistique. C'est à ces similitudes que je m'intéresserai dans cette section. En quoi donc consistent les grands traits de l'architectonique du tournant linguistique? Pourquoi celui-ci est-il qualifié de nouveau paradigme philosophique? Afin de nous donner un aperçu des thèses linguistiques qui se sont développées à travers la tradition allemande et la tradition analytique, je porterai mon attention sur quatre observations que l'on peut faire ressortir du tournant linguistique. Cette synthèse qui est la mienne se concentre d ' abord sur les auteurs au fondement de la tradition allemande (de Hamann à Humboldt) et sur ce que Rorty a appelé la deuxième vague de philosophie analytique (le deuxième Wittgenstein et Sellars)14, deux groupes d' auteurs qui arrivent à des conclusions particulièrement similaires. Néanmoins, ce ne sont pas tous les philosophes du tournant linguistique qui acceptent les quatre observations décrites plus loin (pensons notamment aux positivistes logiques). L' important pour nous, c' est que Encore une fois chez Humboldt, mais aussi chez Heidegger Habermas, 2001 , p. Il. 14 La « deuxièlne vague de philosophie analytique» s' oppose d' abord aux théories du positivisme logique (considéré comme la première vague). Selon Rorty, les philosophes appartenant à cette deuxième vague font un pas de plus que les positivistes logiques dans leur rejet de la métaphysique et du dogmatisme. Le positivisme logique analysait la structure logique du langage afin de mettre en lumière une méthode permettant de déterminer, et ce de façon permanente, le sens et le non-sens des énoncés - ceux-ci cherchaient le fondement pour une connaissance vraie. Les philosophes de la deuxième vague de philosophie analytique doutent maintenant qu ' une théorie puisse admettre une réponse définitive découlant d'un fondement premier (d'où un rejet du fondationalsime). Ils mettent plutôt de l'avant des conceptions holistes de la connaissance soulignant le caractère contextuel de nos représentations. De plus, ceux-ci rejettent l' approche strictement logique de l' analyse linguistique et ce afin de porter leur attention sur l' usage que nous faisons du langage dans le monde vécu. Comme l' a fait Humboldt, les philosophes analytiques de la deuxième vague s ' intéressent avant tout à l' aspect contextuel du langage et à son impact pratique dans le monde vécu. Ce qu'il y a de particulièrement intéressant pour nous, c'est que les thèses développées dans la deuxième vague analytique partagent de grandes similarités théoriques avec les thèses développées par les fondateur de la branche linguistique de la philosophie allemande (Hamann, Herder, Humboldt). On peut même affirmer qu'il y a une certaine récurrence thématique entre ces deux moments de J'histoire de la philosophie. 12 13 12 celles-ci soient partagées par Rorty et Habermas, même si elles le sont dans des perspectives considérablement différentes. L'analyse de ces thèses nous permettra de mieux comprendre d'où naît le conflit théorique entre ces deux auteurs contemporains. Ces quatre observations sont (a) le rôle constitutif que joue le langage dans nos processus cognitifs, (b) l'impossibilité d'un concept fondationnel sémantico-déductif, (c) l'influence structurelle qu'exerce le langage sur notre compréhension du monde et (d) le caractère nécessairement intersubjectif de notre relation au monde. (a) La première observation que je décrirai ici est au fondement de la tradition allemande du tournant linguistique. Celle-ci souligne le caractère constitutif que joue le langage dans nos processus cognitifs. C'est d'abord Hamann qui remarque que, sans le langage, nos processus cognitifs restent tout simplement impuissants 15 . Les philosophes allemands ont remarqué que le langage est ce qui permet à la pensée de devenir intelligible; il est la condition nécessaire à l'articulation de nos représentations mentales. Le tournant linguistique suggère ainsi que le langage est notre seul moyen de synthétiser notre rencontre avec le monde: sans lui, cette rencontre reste informe. Comme le remarque Humboldt: «thought and language are therefore one and inseparable from each other. But the former is also intrinsically bound to the necessity of entering into a union with the verbal sound; thought cannot otherwise achieve clarity, nor the representation become a concept l6 ». La philosophie a ainsi reconnu le caractère quasitranscendantal du langage: celui-ci est la condition de possibilité même de la pensée. En leur donnant une forme linguistique, le langage est ce qui nous permet de rendre nos représentations mentales intelligibles. Le sens de ces représentations est lui-même constitué à travers une structure toujours déjà linguistique. Voilà pourquoi Habermas affirme que «la sémantique découvre dans le langage l'organe formateur de la 15 Le langage a, selon Hamann, une double capacité : esthétique et logique. Les mots sont sensations (puisque nous les recevons et les émettons via les sens), mais leur signification conceptuelle n'appartient pas à cette sensation; ils sont donc à la fois sensations et concepts. Le langage appartient ainsi au domaine empirique d'un côté, et au domaine conceptuel de l'autre. Selon Hamann, c'est ce caractère hybride du langage qui permet la fameuse fusion entre l'entendement et la sensibilité que recherchait Kant: le langage contient toujours déjà le potentiel théorique nécessaire pour faire le pont entre le domaine empirique et le domaine conceptuel. Ainsi, c'est le làngage - et non la raison - qui permet d'expliquer l'unification nécessaire de la connaissance. En unifiant entendement et sensibilité - et ainsi en permettant à nos concepts de devenir intelligibles - le langage est ce qui rend possible la connaissance. 16 Humboldt, 1999, p. 54-55. 13 pensée 17 ». Sellars résume admirablement cette thèse en affirmant : « the ability to have thoughts is acquired in the process of acquiring overt speech and that only after overt speech is weIl established, can ' inner speech' occur without its overt culmination 18 ». Selon cette observation, seul le langage nous permet de faire le pont entre nos expériences sensibles et l' intelligibilité c;le nos concepts. Cette observation nous dévoile du même coup l' ubiquité de la forme linguistique puisque toutes nos pensées doivent nécessairement prendre une structure linguistique. Le langage est pour nous inévitable. (b) Depuis Humboldt, la majorité des philosophes du tournant linguistique ont insisté sur la forme nécessairement holiste du langage. Ils ont mis de l' avant l' idée que cette faculté est un tout articulé qui ne prend sens que dans son ensemble. Le langage n' est pas une activité permettant d'articuler des représentations indépendantes de celles que nous possédons déjà; il ne prend son sens que lorsque nos différentes représentations ont un minimum de corrélation. Pour le dire en un mot, le tournant linguistique suggère que nous ne pouvons avoir une compréhension isolée d' éléments linguistiques. Cette o~servation a d' importantes conséquences sur nos processus de justification puisqu' il semble maintenant impossible qu' une proposition élémentaire puisse servir de fondement à ces processus. Le caractère holiste du langage souligne l' impossibilité de tout concept fondationel sémantico-déductif. Comme le remarque Habermas, «il est impossible de privilégier des énoncés de base censés être capables de se légitimer d' euxmêmes et de servir de fondement à une chaîne linéaire de justification 19 ». Bref, « il n' y a pas de commencements indubitables au-delà du langage 20 ». Voilà ce que Humboldt et Wittgenstein veulent signifier lorsqu'ils écrivent qu'on ne peut utiliser le langage pour sortir du langage 21 • Cette réclusion dans laquelle nous place le langage montre du même coup qu'il est impossible de fonder ou de contester la vérité d'une proposition sans se référer à une ou plusieurs autres propositions. Nos énoncés linguistiques visant la justification semblent donc toujours condamnés à prendre place dans un flux infini d' énoncés linguistiques. Rorty, qui pousse cette influence à son extrême, affirmera Habermas, 200] , p. ]6. Sellars, 1997, p. ] 04. 19 Habennas, 200] , p. 181. 20 Habermas, 200] , p. 300. 2 1 Engel , 1998, p. 118 ; Wittgenstein, 2007 54 ; Lafont, 1999, p. 30. 17 18 14 que cette thèse nous suggère d' adopter un concept holiste de justification puisque « rien ne peut valoir comme justification sauf à être rapporté à ce que nous avons déjà , 22 accepte ». (c) Ces deux observations en suggèrent une autre encore plus radicale: langage et réalité s' enchevêtrent à un point où tout accès direct à la réalité « nue» est interdit au sujet de la connaissance. Cet enchevêtrement du langage et de la réalité se dévoile grâce au caractère holiste du langage que nous venons d' évoquer. Lorsque notre compréhension du monde change, ce changement prend nécessairement place dans un réseau de représentations que nous possédons déjà. Puisque que notre rencontre avec le monde est toujours déjà imprégnée de langage (nos représentations doivent nécessairement passer à travers un filtre linguistique), on remarque que le langage influence inévitablement la formation de nos nouvelles représentations en leur imposant un certain moule cognitif. Comme le faisait Humboldt, Habermas remarque que « le lexique et la syntaxe d'une langue structurent un ensemble de catégories et de modes de pensée et articulent une précompréhension de tout ce que les membres de la communauté linguistique rencontrent dans le monde 23 ». Il est possible de parler d ' une précompréhension articulée par le langage puisque nous comprenons toujours le sens de nouveaux énoncés à partir d'un arrière-plan linguistique déjà accepté. Cette observation met de l' avant l' idée que notre rencontre avec le monde est touj ours déj à intégrée à un horizon de significations particulier. Afin de montrer que même le sens de nos énoncés les plus élémentaires dépend des catégories que nous impose notre communauté linguistique, j'utiliserai un excellent exemple développé par Hilary Putnam. Dans son livre Raison, vérité et histoire, il analyse la proposition « le chat est sur le paillasson ». Le but de Putnam est de montrer que même cette proposition descriptive élémentaire n'est pas libre de toute présupposition. Au contraire, un tel énoncé est pour nous signifiant puisqu'il réfère à des catégories que nous trouvons déjà pertinentes. Putnam remarque que: 22 23 Rorty, 1990, p. 204. Habermas, 2001 , p. 13. 15 - - -~------- --- Nous avons une catégorie ' chat' parce que nous considérons que la division du mopde en animaux et non-animaux est importante, et. parce que cela nous intéresse de savoir à quelle espèce appartient un certain animal. Nous trouvons pertinent qu ' il Y ait un chat, et non simplement une chose, sur ce paillasson. Nous avons une catégorie ' paillasson ' parce que nous considérons que la division des choses inanimées en artefact et non-artefact est importante, et parce que cela nous intéresse aussi de savoir quelle est la fonction et la nature d' un artefact donné. Nous trouvons pertinent que le chat se trouve sur un paillasson, et non simplement sur quelque chose. Nous avons une catégorie ' sur' parce que nous nous intéressons aux re1ations spatiales24 . Putnam montre ainsi que le langage véhicule toujours les catégories de notre communauté linguistique. Il remarque que .« nous sommes partis de l' énoncé le plus banal qui soit, ' Le chat est sur le paillasson', et nous avons trouvé que les présuppositions qui rendent cet énoncé pertinent dans certains contextes font appel à l' importance que nous attribuons aux catégories animé-inanimé,jonction et espaces25 ». Putnam remarque ainsi que notre rencontre avec le monde se fait touj ours à travers un certain horizon de significations particulier. (d) Finalement, les philosophes du tournant linguistique ont suggéré que l' objectivité de la connaIssance passe nécessairement par une synthèse communicationnelle, que la relation sujet-sujet est la condition de possibilité de la relation sujet-objet. C'est la nature dialogique du langage qui nous oblige à revoir la façon traditionnelle que nous avions de concevoir l' objectivité. L'objectivité de la connaissance ne découle plus, comme on le croyait auparavant, d'une expérience directe avec le monde extérieur, mais bien - du moins à un certain niveau - d' ententes intersubjectives découlant de nos processus langagiers. En d'autres termes, l'objectivité est nécessairement influencée par nos processus intersubjectifs de discussion (par un processus 24 25 de rectification public). La clé de cette observation est que la Putnam, 1984, p. 224. Putnam, 1984, p. 224. 16 précompréhension du monde qu' articule le langage est toujours intersubjective; un horizon de significations est toujours un horizon de significations d'une communauté linguistique particulière. Puisque que c'est à travers la visée communicative du langage que prennent forme nos catégories et nos modes de pensées, la philosophie du langage a mis en lumière l' aspect intersubj ectif de notre accès à la connaissance. Comme nous pouvons commencer à l'apercevoir intuitivement, ces quatre observations rompent avec les présupposés qui sont à la base des théories classiques de la connaissance. Le tournant linguistique nous montre qu' il Y a un enchevêtrement fondamental de la réalité et du langage (enchevêtrement que ne peut ignorer une analyse du fonctionnement de nos processus cognitifs). L'ubiquité du langage nous montre que notre rencontre avec le monde n'est jamais « immédiate». Il semble ainsi exister une incompatibilité de principe entre les thèses avancées par le paradigme linguistique et celles avancées par le paradigme mentaliste. Dans la prochaine section, je montrerai de façon détaillée comment la philosophie du langage attaque les deux hypothèses du paradigme mentaliste (des attaques que Habermas et Rorty cautionnent). Cela me permettra de montrer ' les véritables enjeux auxquels sont confrontés les thèses épistémologiques post-tournant linguistique. 1.3 La philosophie du langage comme nouveau paradigme Habermas et Rorty s'accordent pour dire que la' philosophie du langage crée une véritable césure en philosophie de la connaissance. Selon eux, le tournant linguistique marque le passage de la philosophie mentaliste à la philosophie intersubjectiviste du langage 26 , une transformation que l'on peut considérer comme paradigmatique. Dans cette section, j'aimerais expliquer cette mutation de perspective que connaît la philosophie de la connaissance et l'épistémologie. Je me concentrerai sur la façon dont le tournant linguistique met en doute les deux hypothèses qui sont à la base du modèle mentaliste de connaissance. Les quatre observations que nous venons de décrire nous permettent de montrer 1) l'impossibilité de soutenir la thèse de l' autorité épistémique de 26 Habermas, 2001 , p. 12. 17 la première personne et que 2) la conception classique du correspondantisme est erronée. À partir de ces deux convictions partagées par Rorty et Habermas, j ' expliquerai les grands défis que pose le tournant linguistique à l'épistémologie contemporaine. Cela me permettra de me lancer dans le cœur du débat concernant la place que doit prendre le concept de contre-épreuve réaliste dans les théories de la vérité. 1.3.1 La mutation de l'autorité épistémique Comme nous l' avons vu au début de ce chapitre, le paradigme mentaliste suggère que notre accès à la connaissance est assuré par un point de vue adéquat de première personne. Selon ce modèle, le sujet a un accès direct à la réalité extérieure et, grâce à une méthode rigoureuse, peut atteindre la connaissance du monde objectif semblable pour tous. Dans un tel modèle, le sujet est l' entité permettant de -déterminer la validité de ses représentations du monde. Tout ce qui interfère avec cette entreprise individuelle n' est qu' obstacle au bon déroulement du processus cognitif lui-même. Or, les observations qu' amène avec lui le tournant linguistique permettent de mettre en doute la thèse de l' autorité épistémique de la première personne du singulier que promeut le modèle mentaliste. Comme nous l' avons déjà évoqué, le tournant linguistique met de l' avant l' idée que notre langage articule une précompréhension du monde qui structure notre accès à la connaissance. Cette observation est importante puisque une telle précompréhension est toujours intersubjectivement partagée par notre communauté linguistique. Selon la philosophie du langage, le sujet isolé n' est pas la mesure de cette précompréhension linguistique déformatrice; celle-ci est toujours articulée par l' ensemble de la communauté qui partage un langage commun. Cette communauté joue donc un rôle fondamental dans notre accès à la connaissance puisque c' est elle qui, en structurant le langage, module notre compréhension du monde objectif. L'intrication fondamentale du concept d'objectivité et de notre communauté linguistique se dévoile grâce à l' observation selon laquelle aucune expérience au monde ne se dérobe à l'approbation ou à la contestation de ceux qui nous entourent. Tous nos énoncés sont soumis au contrôle 18 des interlocuteurs que nous rencontrons dans le monde vécu27 (que ce soit de façon directe à travers les dialogues ou de façon indirecte dans les processus de pensée . solipsistes). Voilà pourquoi nous pouvons dire que notre communauté linguistique joue toujours déjà le rôle exigeant d' une communauté d 'interprétation. Ainsi, une des grandes conclusions que nous devons tirer du tournant pragmaticolinguistique est que notre point de vue pour juger de la validité d' un énoncé ne peut être qu'intersubjectif. Comme le remarque Habermas: L ' expression linguistique en tant que médium de représentation et de communication du savoir est pour nous incontournable. Il n 'existe p as d 'expérience non interprétée à laquelle il n y ait qu 'un accès privé et qui se dérobe à l 'appréciation ou à la rectification publique28 • Cette nécessité d' une «rectification publique» montre que nos processus de connaissance dépendent, dans leur quête d' objectivité, d'une référence à un public. Ainsi le tournant linguistique souligne, en suggérant que le langage est un médium inévitable de représentation, la nécessité de l'horizon d' une communauté d' interprétation. Cette observation mène à un grand remaniement de notre conception de l' autorité épistémique: la philosophie du langage nous indique que cette perspective épistémique se doit d'être intersubjective. C' est pourquoi nous allons parler de l 'autorité épistémique d 'une communauté linguistique (ou de l' autorité épistémique de la première personne du pluriel). Bref, la mutation de l' autorité épistémique qu'apporte avec lui le tournant linguistique nous suggère de remplacer la relation à deux termes sujet-objet qui était la marque du paradigme mentaliste par une relation à trois termes où des propositions font valoir des états de chose devant une communauté d 'interprétation29 . 27 J'entends par « monde vécu» le monde où se déploie l'action des membres d'une société donnée . Chez Habermas, le monde vécu est le théâtre de l 'activité communicationnelle. 28 Habermas, 2001 , p. 173. 29 Il nous pousse aussi à ajouter le concept de « propositions» ou « expressions symboliques » comme médiateur entre le monde et nous. 19 L'importance de ce changement de perspective ne doit pas être sous-estimé. En rejetant la thèse de l'autorité épistémique de la première personne du singulier, le tournant linguistique met en doute la compréhension classique de notre accès à la connaissance et, du même coup, un des importants piliers du paradigme mentaliste. Afin de voir plus en détail comment la philosophie du langage nous permet de rej eter le modèle mentaliste de la connaissance, j'ajouterai à cette thèse de la mutation de l' autorité épistémique une autre observation: celle voulant que le tournant linguistique soit en mesure de mettre en doute la conception correspondantistes de la vérité. 1.3.2 Le rejet des conceptions correspondantistes Selon le paradigme mentaliste, la vérité d' une représentation mentale se dévoile à travers s~ conformité avec le monde objectif. Cette conception de la vérité postule que nos représentations mentales peuvent référer de façon juste au monde extérieur. Nous l'avons déjà vu, un tel modèle présuppose aussi que la réalité nous est accessible immédiatement via les sens et que c'ette expérience sensible peut être formalisée à travers nos représentations mentales. Nos expériences sont tout autant de données nous permettant un accès à la connaissance du monde. Dans ce modèle, un énoncé est vrai s' il est le miroir de la nature. C ' est une telle conception de la vérité que le tournant pragmatico-linguistique met en doute. Comme nous venons de le voir, le tournant linguistique suggère que le sujet isolé ne peut plus être considéré comme l' entité ultime de la connaissance du monde extérieur. À la lumière de ce que nous venons de dire, nous pourrions affirmer que c'est notre communauté linguistique qui détient l' autorité suffisante pour déterminer la validité de nos représentations du monde extérieur. Or, la philosophie du langage va même jusqu'à ébranler l'idée voulant que la connaissance s' effectue essentiellement sous le mode de la représentation d ' objets (objets comprIS comme images fidèles du monde extérieur). C'est le concept même de «vérité correspondantiste » qui semble s' écrouler après le passage du tournant linguistique. C ' est du moins la voie qu'empruntent Habermas et Rorty puisque tous deux rejettent les conceptions de la vérité fondées sur le correspondantisme classique. 20 Ce que la philosophie du langage remet en cause, c' est l'idée que nous avons accès, via nos sens, à une connaissance non interprétée. Comme nous l'avons vu avec l'observation voulant que le langage articule nécessairement un horizon de significations structurant notre rapport à la réalité, le tournant linguistique nous montre que nos pensées sont toujours déjà structurellement influencées par le langage. Les philosophes de ce courant remarquent qu'une référence directe de nos représentations à la réalité n' est pas possible puisque toute représentation doit passer à travers un filtre linguistique déformant cette rencontre avec le monde. Le caractère holiste du langage suggère que nos nouvelles interprétations doivent pouvoir être conciliées avec nos représentations déjà acceptées, que nos croyances antérieures influencent nécessairement nos croyances en devenir. Le langage véhicule toujours déjà un horizon de significations duquel on ne peut échapper; il articule une précompréhension du monde intersubjectivement partagée. Selon cette observation, le monde ne nous est jamais accessible de façon immédiate; nous n' avons aucun accès à la réalité «nue» puisque le langage filtre déjà, à travers les modes de pensée que promeut notre communauté linguistique, notre rapport à la réalité. Voilà pourquoi Rorty, par exemple, s'accorde avec Davidson pour « abandonner l' idée selon laquelle la connaissance est une tentative de représenter la réalité 30 ». On peut donc dire que ce sont les deux hypothèses fondamentales du paradigme mentaliste qu' ébranle le tournant linguistique. Le sujet isolé ne semble plus être en mesure d' être l' autorité permettant de juger de la validité de nos représentations du monde. C' est même l' idée d' une conception correspondantiste de la vérité qui semble s'écrouler sous le poids du tournant linguistique. Voilà pourquoi Habermas et Rorty peuvent parler d' un changement philosophique paradigmatique. Dans Vérité et justification, Habermas résume magnifiquement ce changement qu' apporte le tournant linguistique : [La mutation de l' autorité épistélnique vise à relnplacer] la relation à deux termes entre sujet de la représentation et objet représenté par une relation à trois termes, celle de l' expression symbolique qui fait valoir un état de choses devant une 30 Rorty, 1995, p. 35. 21 communauté d' interprétation. Le monde objectif n' est plus ici une réalité qu ' il s' agit de reproduire, mais seulement la référence commune d' une communauté de communication, qui s' entendent les uns avec les autres à propos de quelque chose. Les faits communiqués ne peuvent pas être dissociés du processus de communication ( ... ) La connaissance ne se réduit plus à une correspondance entre propositions et faits. Seul, par conséquent, le tournant linguistique, conduit jusqu' à son terme logique, peut surmonter à la fois le mentalisme et le modèle cognitif du miroir de la nature 31• Ainsi, à la lumière du tournant linguistique, Habermas et Rorty tournent le dos au modèle cognitif du miroir de la nature. Mais ne pourrait-on pas leur reprocher de comprendre le représentationnalisme sous une forme typiquement ontologique (i.e. comme une correspondance entre nos représentations et le monde en soi)? Plusieurs auteurs ont remarqué que la correspondance entre le concept et la chose n ' a pas à avoir une telle teneur ontologique. La philosophie transcendantale kantienne, par exemple, adhère au critère de la vérité-correspondance sans y ajouter un argument ontologique. Dans Critique de la raison pure, Kant suggère que la chose appartient toujours au monde phénoménal (et non pas au monde des choses en soi). Il postule la correspondance des actes synthétiques de l' esprit (référant aux catégories) et des phénomènes. Kant reconstruit ainsi toute une philosophie de la connaissance sans sortir du champ des phénomènes. Si Habermas et Rorty s' opposent ici Kant, ce n ' est pas sur le plan d ' un représentationnalisme ontologique, mais plutôt sur l' idée que nous disposons, antérieurement à toute prestation langagière, d' un critère sûr et infaillible pour juger de cette correspondance. Nous remarquons ainsi que, ce sur quoi les deux auteurs contemporains insistent à l' aide du tournant linguistique, c ' est tout autant le caractère faillible de l' argumentation langagière que l' impossibilité d'un représentationnalisme transcendantal et ontologique. Un tel changement de perspective a des conséquences très importantes sur l' épistémologie contemporaine. Les observations qu ' apporte avec lui le tournant linguistique nous obligent à remettre fondamentalement en question notre compréhension 31 Habermas, 2001 , p. 173-174. 22 de nos processus cognitifs. Pour terminer le présent chapitre, j ' expliquerai les nouveaux défis auxquels font face les théories contemporaines de la vérité. Cela me permettra d' introduire deux perspectives qui ont été adoptées en épistémologie à la suite du tournant linguistique: celle de Richard Rorty et celle de Jürgen Habermas. 1.4 Les défis de l'épistémologie contemporaine L'objectif des sections précédentes était d'expliquer comment la philosophie du langage nous permet de défendre la thèse selon laquelle il nous est impossible d' échapper à un filtre linguistique structurant notre rapport au monde. Selon celle-ci, toute expérience porte l' empreinte du langage. À la lumière de cette observation partagée par Rorty et Habermas, nous devons nous demander s'il est encore possible de conserver un concept fort de vérité référant à un monde objectif unique dans nos thèses épistémologiques. En d' autres termes, nous devons nous demander si le changement de perspective qu'apporte le tournant linguistique nous permet toujours de défendre une conception réaliste. La philosophie du langage nous révèle l' importante tension conceptuelle qui existe entre ce qui est tenu-pour-vrai par notre communauté linguistique et un concept de vérité référant ~ une réalité extérieure semblable pour tous; une tension entre ce qui résulte de nos processus de justification touj ours locaux et une référence unique et inchangeable à un monde objectif. Le tournant linguistique nous pousse donc à poser une question épistémologique fondamentale: le rejet du correspondantisme mène-til à un rejet du réalisme 32 ? Cette tension créée ·par le rejet des théories correspondantistes de la vérité se fortifie à la lumière de deux intuitions contradictoires quoique également convaincantes. 32 Cette question peut aussi être formulée ainsi : comment est-il possible de sauvegarder l' idée d ' une contre-épreuve réaliste structurant notre conception épistémologique après le tournant linguistique ? II importe de remarquer que cette question du réalisme se pose sous deux angles différents. D'abord, au niveau de nos processus de justification, nous devons nous demander si nous avons besoin d'un concept de vérité référant à une réalité unique afin de 'compléter' le concept contextuel de tenu-pour-vrai? En d ' autres termes, la question est celle de savoir si la thèse de la mutation de l' autorité épistémique doit présupposer l' horizon d ' un monde objectif pareil pour tous? Ensuite, il importe de se demander si un concept réaliste peut être réintégré à nos conceptions épistémologiques à la suite du rejet du modèle cognitif du miroir de la nature. Pour le dire en un mot, y-a-t-iJ un sens à parler d' un « réalisme sans la représentation» ? 23 Comme nous l'avons vu auparavant, le tournant linguistique nous suggère d' adopter une conception holiste de justification puisque rien ne semble pouvoir servir de pierre de touche à nos processus justificatifs sinon des descriptions linguistiques déjà acceptées. C'est du moins la perspective que défendent certains philosophes analytiques postpositivisme logique (particulièrement le deuxième Wittgenstein et Wilfrid Sellars33 ) . Ce que l' on peut appeler l' intuition holistique montre que l' adoption d' une nouvelle croyance n' est possible que si celle-ci peut s'accommoder à un réseau de croyances déjà acceptées; nos croyances sur le monde objectif doivent d'abord pouvoir être harmonisées avec nos croyances antérieures. Voilà pourquoi les philosophes du tournant linguistique nous suggèrent qu ' une justification réussie semble relever, du moins à un certain niveau, d' un principe de cohérence. L' intuition holistique s'oppose à une autre idée tout aussi probante: celle voulant que nos processus cognitifs se réfèrent, d' une façon ou d' une autre, à un monde objectif unique. Selon cette intuition, que l'on peut appeler l'intuition réaliste, ce qui est tenupour-vrai par notre communauté linguistique n'est pas le dernier mot de l' affaire. Plusieurs philosophes linguistiques ont remarqué qu' il est contre-intuitif de penser que le concept de vérité puisse se réduire à une simple affaire de cohérence. La vérité, du moins dans son sens traditionnel, a un caractère immuable qui se dévoile à travers une référence unique à une réalité extérieure semblable pour tous. En d'autres termes, nous pouvons dire que l' intuition réaliste nous pousse à postuler une différence conceptuelle entre le concept de vérité et celui de croyance (ou de tenu-pour-vrai), la croyance étant ce qui ressort de nos processus de justification toujours contextuels, la vérité étant cette caractéristique inaliénable qui s'impose à nous indépendamment de nos autres croyances. Il semble donc que nous sommes confrontés à deux intuitions contradictoires: l' intuition réaliste selon laquelle il existe une distinction entre vérité et croyance, et l' intuition holiste selon laquelle nos processu,s de justification se référent nécessairement à nos croyances antérieures (un modèle dans lequel le concept de vérité ne semble jouer Comme le remarque James O'Shea dans son excellent livre d'introduction à la philosophie de Wilfrid Sellars: « in place of foundationalisni Sellars offered an account of our knowledge as characterized by holism and fai ll ibilism », 2007, p. 2. 33 24 aucun rôle fondamental). Michael Williams ~écrit brillamment cette opposition dans son livre Unnatural Doubts : Premièrement, pour que nous puissions avoir connaissance d' un monde objectif, la vérité de ce que nous croyons sur Je monde doit être indépendante de notre croyance; deuxièmement, la justification consiste inévitablement à corroborer certaines croyances par d'autres croyances; c'est donc, en ce sens minimal, une affaire de cohérence34 . Est-il possible, et si oui comment, de concilier ces deux intuitions? Cette question est à la base d'un important débat en philosophie contemporaine opposant deux perspectives foncièrement différentes. Nous avons, d'un côté, des penseurs comme Richard Rorty qui, en radicalisant le tournant linguistique, évitent la question en affirmant que nos processus d'entente ne doivent plus se dérouler à l'horizon de la réalité d' un monde objectif unique. Selon eux, la présupposition d'un monde objectif semblable pour tous n' est pas nécessaire puisque la validité d'un énoncé ne peut être déterminée qu'à travers un processus cohérentiste. Ces auteurs ont défendu l'idée selon laquelle le concept de tenupour-vrai est suffisant pour parler de vérité. Rorty rejette ainsi toute tentative de conciliation en affirmant que l' intuition réaliste est une illusion profondément ancrée dans notre culture et dont nous devons nous débarrasser (cette position est développée dans le deuxième chapitre). De l' autre, se trouvent des philosophes comme Apel et Habermas qui pensent toujours que la référence à un concept fort de vérité est nécessaire. Ceux-ci affirment, malgré le rejet du correspondantisme, qu'un réalisme sans la représentation est possible et indispensable. Habermas développe ainsi d'intéressants outils méthodologiques afin de montrer comment nos processus de justification nous permettent de dire quelque chose à propos de la vérité tout en rendant compte de l'intuition holistique (cette position est développée dans le troisième chapitre). C'est à ces nombreuses questions que je m'intéresserai dans le reste du présent mémoire en opposant les thèses de Richard Rorty à celles de Jürgen Habermas. Afin de 34 Wil1iams, 1996, p. 266. 25 voir s'il est possible de défendre un certain réalisme à la lumière de la philosophie du langage, j ' expliquerai comment ces auteurs relèvent deux importants défis que pose le . tournant linguistique à l'épistémologie contemporaine. Tout d'abord, il faut se demander (1) comment il est possible de rendre compte de la force critique de nos énoncés. Cette question est pertinente peu importe notre position face au réalisme: si on rejette le réalisme, il faut se demander pourquoi certains énoncés semblent plus convaincants que d'autre même si aucun n'est davantage vrai; si on accepte le réalisme, il faut se demander d'où nos énoncés tirent leur relation avec le prédicat de vérité. La difficulté est de savoir d'où provient le poids critique de nos propositions. Le deuxième défi que doivent relever les conceptions épistémologiques contemporaines est celui d'expliquer (2) comment il est possible de rendre compte du lien entre vérité et justification. Nos processus de justification nous permettent-ils de nous rapprocher d'une vérité semblable pour tous? Y a-t-il un lien interne entre ces deux concepts ou doit-on se satisfaire, pour parler de vérité, de nos processus de justifications toujours locaux et faillibles? Dans le prochain chapitre, je me consacrerai à l'analyse de la conception néopragmatiste de Richard Rorty.' J ' expliquerai sa position antiréaliste en montrant comment celui-ci répond aux deux importants défis que nous venons de décrire (i.e. d' où vient la force critique de nos énoncés et quel lien existe entre vérité et justification). Ce chapitre me mènera à l' explication de la position adverse, celle de Habermas, selon laquelle il est toujours possible de défendre une conception réaliste en épistémologie contemporaine après le tournant linguistique. 26 Chapitre II Rorty et l'autosuffisance du concept de tenu-pour-vrai L' auteur américain Richard Rorty se réclame de la tradition philosophique connue sous le nom de «pragmatisme». Plus précisément, Rorty qualifie ses thèses de «néopragmatistes ». Selon lui, la grande différence entre le pragmatisme classique et le pragmatisme contemporain «réside dans ce que l' on a appelé le 'tournant linguistique, l ». C'est sur cette conception néo-pragmatiste influencée par la philosophie du langage que je porterai ici mon attention. Comme nous le verrons, la philosophie de Rorty met de l'avant une conception déflationniste de la vérité - c'est-à-dire que Rorty croit que la philosophie contemporaine doit abandonner toute référence à un concept fort de vérité 2 référant à un monde objectif unique. Rorty s' attaque aux conceptions correspondantistes de la connaissance et à leurs tentatives de décrire la «nature intrinsèque de la réalité ». Afin de clarifier ces positions théoriques, je commencerai par expliquer en quoi consiste l' antiréalisme de Richard Rorty. Je présenterai sa thèse de la contingence du langage selon laquelle l '-impossibilité de tout métalangage prouve l' impossibilité de toute vérité transculturelle pouvant servir d' étalon critique. Comme nous l' avons laissé entendre au premier chapitre, Rorty croit que le tournant linguistique nous dévoile les apories du correspondantisme promu par les théories classiques de la connaissance (et, de façon plus large encore, les apories de la compréhension classique du concept de vérité). J' expliquerai comment cette observation le mène à interpréter de façon bien spécifique la thèse de la mutation de l'autorité épistémique. Selon lui, nos processus d' entente n' ont plus à présupposer l' horizon d'un monde objectif semblable pour tous; être en contact avec la réalité signifie simplement être en contact avec une communauté linguistique. Ces explications me mèneront à mettre en lumière la redéfinition rortienne du concept de vérité (comme ce qui est bon et avantageux pour nous de croire). J' expliquerai ensuite ce que Rorty fait de « l' intuition réaliste» décrite Rorty, 1995 , p. 17. Dans le cadre de ce mémoire, j ' entends par « concept fort de vérité », une conception vise à montrer Je caractère transculturel du concept de vérité. 1 2 27 par Williams et Habermas. Je montrerai comment Rorty suggère que cette intuition n' est qu'une illusion profondément ancrée dans notre culture. En bon pragmatiste, il opte pour une « rééducation» et tente de nous convaincre d' abandonner le dualisme entre croyance et vérité (2.1). Je montrerai ensuite comment sa compréhension du tournant linguistique lui fait affirmer qu'aucun lien conceptuel n' existe entre nos processus de justification et le concept de vérité transculturelle. J' exposerai la critique rortienne du concept de « situation épistémique idéale» ainsi que le pourquoi de son assimilation entre vérité et justification. Cette exposition me permettra d'expliquer de façon détaillée pourquoi Rorty soutient pouvoir se passer d'une contre-épreuve réaliste en épistémologie contemporaine (2.2). Finalement, je montrerai comment Rorty justifie les positions théoriques controversées qu'il défend à travers son œuvre. Comme nous le verrons, celui -ci soutient que les thèses qu' il défend (autant sa redéfinition de l' autorité épistémique que son assimilation entre vérité et justification) sont «meilleures» ou «plus adaptées » que celles défendues par la philosophie objectiviste classique. Une question se pose alors : avec quels outils peut-on déterminer ce qui est « meilleur »? Je terminerai ce deuxième chapitre en exposant de façon détaillée le méliorisme rortien en insistant sur son concept de « point de vue rétrospectif» (2.3). 2.1 Un antiréalisme pragmatiste De tous les philosophes contemporains rejetant le concept transculturel de vérité servant de contre-épreuve réaliste, Richard Rorty en est probablement le représentant le plus intéressant. Cet auteur défend l' idée selon laquelle un concept fort de vérité correspondant à un monde extérieur unique n' a plus à être l'horizon de nos processus cognitifs (et de nos processus d'entente). Comme nous le verrons, celui-ci défend la thèse de la contingence du langage. Cette thèse affirme que, puisque seules nos descriptions langagières ont la qualité de pouvoir être vraies ou fa~sses et que, du même coup, le tournant linguistique nous montre qu ' il est impossible d' é,tablir un métalangage (un langage qui recouperait les perspectives de toutes les communautés linguistiques présentes et futures) , l' idée d' une référence réaliste permettant un moment d' inconditionnalité critique doit être abandonnée. Voilà pourquoi sa radicalisation du 28 tournant linguistique lui fait affirmer qu' être en rapport avec la réalité signifie simplement être en rapport avec une communauté linguistique. Lui aussi cautionne la thèse de la mutation de l' autorité épistémique (selon laquelle des propositions font valoir des descriptions du monde devant une communauté d'interprétation) , mais il n' y ajoute pas l' horizon d'un ~onde objectif pouvant servir d'étalon critique. Cela le pousse à redéfinir le concept de vérité comme « ce qui est avantageux pour nous de croire »; le « nous» référant à une communauté linguistique à chaque fois particulière (2.1.1). Rorty rejette ainsi l' intuition réaliste communément associée aux théories classiques de la connaissance. En fait, il affirme que cette intuition n'est qu' une illusion créée par de multiples générations de philosophies objectivistes (selon lesquelles nous avons besoin d' un concept de vérité transculturelle dans nos processus cognitifs). Selon lui, nous devrions porter notre attention sur des traditions de pensée marginales (comme celle du roman) qui ne caractérisent pas le concept de vérité par l' immuabilité. Voilà pourquoi Rorty plaide pour une rééducation et souhaite nous inciter à redéfinir notre compréhension des concepts classiques d' épistémologie (2.1.2). 2.1.1 La contingence du langage et l'abandon de l'horizon d'un monde objectif unique Que ce soit en éthique, en politique ou en épistémologie, Richard Rorty affirme que la philosophie est partout hantée par une quête d'universalité et d' immuabilité. L' une des visées théoriques de Rorty est de rej eter cette tendance lourde de la philosophie classique, qu' il croit inadaptée à nos besoins contemporains. En fait, Rorty donne à la philosophie, à la suite de Nietzsche, une tâche radicalement opposée. Selon lui, il faut arrêter de rechercher l' universel pour se consacrer au particulier et au contingent3 . C' est dans cet esprit que Rorty renie plusieurs des grands dualismes classiques de la philosophie. En épistémologie, par exemple, il ne sert à rien, selon lui, de tracer une distinction théorique entre réalité et apparence ou entre vérité et croyance, puisque le premier terme de chacune de ces relations présuppose que la connaissance d' un état de choses immuable est possible : 3 Rorty, ] 997, p. 50. 29 Les pragmatistes, qu ' ils soient classiques ou ' néo', ne croient pas quant à eux qu ' il existe une manière d' être des choses. Aussi désirent-ils remplacer la distinction entre apparence et réalité par celle qui sépare les descriptions du monde et de nous-mêmes qui sont les moins utiles et celles qui le sont da,:antage 4 • Rorty croit qu' il est impossible de décrire « la nature intrinsèque du monde» et que tout type de correspondantisme doit être abandonné. Dans les prochaines · pages, nous expliquerons pourquoi Rorty adopte une telle position. Po~r l' instant, il importe de remarquer que ce rej et de toute description de la nature intrinsèque de la réalité (et, ainsi, du dualisme réalité-apparence) a fait en sorte que les thèses rortiennes ont été qualifiées d'antiréalistes. Que devons-nous comprendre du terme antiréalisme? Celui-ci pose problème du fait qu ' il crée beaucoup de confusion chez les commentateurs et les lecteurs de Rorty. Notons d' abord que Rorty ne nie pas l' existence d' une réalité extérieure; iI"ne nie pas que le monde extérieur s' impose à nous indépendamment de nos préférences. Il ne met pas en doute l'idée voulant que nous soyons « en contact avec le monde» 5 . Rorty se rend bien compte que le monde extérieur s'impose à nous et influence nos conceptions de celui-ci 6 . Le point que Rorty met de l'avant en utilisant le terme antiréalisme, est que tout accès direct à la réalité « nue» est interdit au sujet de la connaissance. La vérité ne découle pas d 'un rapport correspondantiste entre nos énoncés linguistiques et la réalité. Étant donné ce rejet du correspondantisme, Rorty suggère que le concept de réalité unique semblable pour. tous peut et doit être abandonné lors de l'explication du déroulement de nos processus cogni~ifs; ce concept est, en fait, théoriquement inutile 7• Les thèses de Rorty peuvent être qualifiées d' antiréalistes puisqu' elles mettent de l' avant Rorty, 1995, p. 24. Rorty, ] 995 , p. 34. 6 Afin de rendre compte de ce contact avec le monde, Rorty souligne que le monde extérieur exerce sur nous des « pressions causales» qui influencent inévitablement nos croyances. Or, ces pressions causales n' ont pas le potentiel de dévoiler la nature intrinsèque de. la réalité: Rorty, ] 995 , p. 34-35. Nous y reviendrons de façon détaillée dans le dernier chapitre. 7 Nous élaborerons sur le concept « d ' ut jlité relative» dans la section sur le rn éliorlsme rorti en. 4 5 30 l'idée radicale que le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du terme réalité (et, du même coup, de celui de vérité) en tant que référence transculturelle 8. Pourquoi Rorty adopte-t-il cette position antiréaliste? Afin de répondre à cette question, nous devons insister sur le lien qui existe entre sa conception de la vérité et le tournant linguistique. Tout d ' abord, Rorty croit que la « vérité» ne peut venir que des descriptions langagières découlant de notre expérience au monde. Le monde extérieur ne peut être qualifié de vrai ou de faux ; seuls les énoncés portant sur celui-ci peuvent être ainsi qualifiés. Le prédicat de vérité ne peut · être associé qu' à des descriptions qui prennent la forme d ' énoncés linguistiques: La vérité ne saurait être là, dehors - elle ne saurait exister indépendamment de l' esprit humain - parce que les phrases ne sauraient exister ainsi, elles ne sauraient être là, devant nous. Le monde est là, dehors, mais pas les descriptions [langagières] du monde. Seules elles peuvent être vraies ou fausses 9 . . Selon Rorty, le monde n ' est jamais vrai ou faux; il est ce qu'il est. Le prédicat de vérité ne s' applique qu' à nos seules représentations linguistiques du monde. Cette première observation permet de clarifier la position rortienne : Dire que le monde est là, qu ' il n' est pas notre création, c' est dire, non sans bon sens, que la plupart des choses de l' espace et du temps sont les effets de causes qui n' impliquent pas d' états mentaux humains. Dire que la vérité n ' est pas là, c 'est simplement dire que sans phrases il n ' y a point de vérité, que les phrases sont des éléments des langages de l 'homme, et que lesdits langages sont des créations humaines lO • Rorty ajoute à cette observation l' importante hypothèse du tournant linguistique voulant que le langage nous impose des catégories et des modes de pensée qui structurent 8 Comme nous le verrons, Habermas, qui partage des prémisses semblables, utilisera son arsenal théorique pour sauver Je concept de réalité d'un sort déflationniste (sans tomber dans la représentation). 9 Rorty, 1997, p.23. 10 Rorty, 1997, p.23. 31 nécessairement notre champ épistémique (le champ de raIsons et d ' arguments possiblement mobilisables dans nos processus de justification). Comme nous l' avons vu au premier chapitre, celui-ci cautionne l' idée voulant que toute description langagière présuppose nécessairement l' arrière-plan d'une communauté linguistique. L ' influence de cette communauté sur nos processus cognitifs est, pour Rorty, incontestable. Nos descriptions du monde resteront toujours locales et contextuelles puisqu' il est selon lui impossible d ' établir un langage qui ne sérait pas attaché à un horizon de significations précis. Il appelle cette thèse la contingence du langage 11. Celle-ci met de l' avant l' idée que, puisque tout langage porte l' empreinte d'une communauté particulière,. il est impossible d ' établir un langage universel qui nous permettrait de décrire le monde de façon satisfaisante pour tous (et, ainsi, découvrir une vérité transculturelle). Comme le remarque Rorty : « il n' y a pas 'moyen de sortir des divers vocabulaires que nous avons employés pour trouver un méta-vocabulaire qui, d' une façon ou d'une autre, tienne compte de tous les vocabulaires possibles, de toutes les façons possibles de juger et de sentir 12 ». Dans la perspective rortienne, il n'existe pas de vérité au sens platonicien (transculturelle) puisqu' il n'existe pas de langage non humain (transculturel) permettant de décrire le monde de façon unique: on ne peut établir un métalangage. Puisque nous sommes prisonniers du caractère contextuel du langage, tous les énoncés que nous émettrons sur le monde le seront aussi 13. Voilà pourquoi Rorty affirme que: Il n' existe pas de contact qui , antérieur au langage, permettrait de mettre le doigt sur ce qu ' est un objet en lui-même, par opposition à ce qu'il est au regard des descriptions variées que nous en donnons 14 . Rorty, 1997, p. 17. Rorty, 1997, p. 17. 13 Certains pourraient 'mettre de l'avant que cette théorie est autoréfutante : elle semble défendre la vérité qu ' il n' existe pas de vérité. Mais Rorty se garde bien d' affirmer que ses propos touchent ou représentent « l' état réel des choses ». Sa mission n' est que de proposer un schéma qui serait plus utile (utilité relative) ou mieux adapté (méliorisme) aux conditions de vie actuelles. Toute sa thèse n' est que « recommandation ». Ce qu ' il désire faire , c' est de substituer un vocabulaire à un autre. Il veut remplacer le vocabulaire correspondantiste par un vocabulaire pragmatiste. Il veut, en d' autres termes, « rendre attrayant le vocabulaire auquel vont mes préférences ». Nous aborderons cette conception mélioriste à la fin de ce chapitre. 14 Rorty, 1990c, p. 9. 11 12 32 Comme, nous le comprenons maintenant, Rorty ne fait aucune distinction entre le concept de tenu-pour-vrai et celui de vérité. En fait, l'un des buts avoués de l' entreprise rortienne est de donner une nouvelle définition au concept de vérité. Qu' est-ce donc que la vérité pour Richard Rorty s' il ne la conçoit plus comme un concept transculturel pouvant servir d' étalon critique? Afin de répondre à cette question, celui-ci prend parti pour William James et John Dewey et réduit le concept de vérité au concept « d' utilité ». Comme le disait Dewey, « [les catégories de -la raison] ne représentent rien de plus que les intérêts d' une certaine race, d 'une certaine espèce -leur ' vérité' se résume à leur ' utilité ,15 ». En d' al:ltres mots, Rorty croit que la vérité est simplement ce qui se montre profitable pour nous de croire, selon nos raisons: « [les pragmatistes] considèrent la vérité, conformément à la formule de James, comme ce qu' il est avantageux pour nous de croire l6 ». L' important avec cette redéfinition est d'insister sur le fait que ce qu' il est bon pour nous de croire maintenant est toujours sous réserve d' une meilleure compréhension (on parlera ainsi d' une conception faillibiliste de la connaissance). La redéfinition rortienne du concept de vérité vise l'abandon de la compréhension classique de la vérité comme un « but fixe» que nous devrions atteindre. Rorty cautionne ainsi la thèse de la mutation de l' autorité épistémique que nous avons décrite au premier chapitre (où des énoncés décrivant le monde extérieur sont soumis à une communauté d' interprétation), mais n' y ajoute pas l' horizon d' un monde objectif unique. C' est-à-dire qu'il ne croit pas que la véracité de nos énoncés descriptifs dépende, au bout du compte, d' une correspondance adéquate avec un monde objectif unique. Ce qui permet d' expliquer l' adoption d'une nouvelle croyance comme vraie , c'est son acceptation par une communauté linguistique toujours particulière. En bref, Rorty ne croit pas qu'une référence à un monde objectif unique soit nécessaire au bon fonctionnement de nos processus de justification. Il croit plutôt qu'il est préférable de débarrasser nos processus de justification du concept de vérité transculturelle servant d' étalon critique. Selon lui, être en contact avec le monde signifie être en contact avec une communauté linguistique. En ce sens, la vérité n'est qu' une affaire de pratiques 15 J6 John Dewey, Wille zur Mach!, sec. 515 in Rorty, 1990c, p. 8. Rorty, 1994, p. 37. 33 sociales. Rorty défend ainsi l' idée que le processus . de rectification publique de nos croyances par une communauté linguistique locale est suffisant à l' explication du déroulement de nos processus de justification. Avant d'aborder les problèmes théoriques qui émergent d' une telle position déflationniste, essayons de voir la raison pour laquelle la philosophie classique a rarement interprété le concept de vérité de façon antiréaliste. Pour ce faire , nous allons voir comment Rorty répond aux objections voulant que sa conception soit contre-intuitive puisqu'elle laisse de côté l' intuition réaliste que nous avons décrite à la fin du premier chapitre. Cela me permettra d ' expliquer la visée rééducative de l' entreprise rortienne et son insistance sur certaines traditions de pensée marginales. 2.1.2 Intuition réaliste et rééducation La raison pour laquelle la théorie rortienne peut sembler contre-intuitive vient du fait qu' elle paraît incompatible avec l' intuition réaliste décrite par Williams et Habermas. Selon cette intuition, la présence du monde extérieur - présence que.Rorty ne met pas en doute - engendre un dualisme entre le concept de vérité (ce qu' est le monde indépendamment de nos préférences) et le concept de tenu-pour-vrai (la façon dont nous et notre communauté linguistique comprenons le monde maintenant). Comment Rorty peut-il rendre compte de cette intuition s' il rejette l' idée d'une vérité pouvant servir de référence transculturelle? Sa tactique est radicale: il traite l' intuition réaliste qui hante nos processus cognitifs comme une illusion. Il combat ainsi l' idée que nous avons besoin de nous référer à un concept de vérité transculturelle pour expliquer le déroulement de ces processus. Néanmoins, comme le remarque Rorty lui-même, cette illusion est profondément ancrée dans notre Zeitgeist. Voilà pourquoi celui-ci attire notre attention sur des traditions philosophiques « marginales» (comme celle du roman) selon lesquelles le monde n'est pas structuré autour de notions transculturelles de validité. Rorty s' engage ainsi dans un effort à long terme pour répudier de telles notions en changeant la représentation que la culture occidentale ad ' elle-même. 34 Selon Rorty, la philosophie classique - de la métaphysique grecque à l' idéalisme allemand - a pris le quasi-monopole de nos concepts de raison et de vérité. C ' est ce type de philosophie qui a, d'après lui, introduit les grands dualismes classiques - apparenceréalité, vérité-croyance, moralité-prudence - ainsi que le concept fort de vérité jouant le rôle de contre-épreuve réaliste. Selon Rorty, l'hégémonie de la philosophie objectiviste dans la tradition philosophique occidentale a permis à l'intuition réaliste de prendre place à la racine du sens commun de notre compréhension du monde. Néanmoins, Rorty avance que les définitions théoriques mises de l'avant par ce type de philosophie sont inappropriées (et surtout inutiles). L'omniprésence de l'intuition réaliste en philosophie occidentale ne fait que montrer à quel point nombre de philosophes sont prisonniers de l'image d'une vérité conçue comme immuable: We pragmatists think that those philosophers wh,o view the defence of « our realistic intuitions» as an important or moral imperative are held captive by the picture of getting closer to a fixed goal 17 . Or, Rorty avance que, si on y regarde de plus près, la philosophie objectiviste n ' a pas un monopole total sur les concepts philosophiques de raison et de vérité. Il est possible, selon lui, de trouver à l'intérieur de notre culture occidentale des traditions, qu'il baptise « marginales », se refusant à un concept transculturel de vérité pouvant servir d ' étalon critique. La stratégie de Rorty est d'insister sur ces traditions: « il existe des traditions qui s'opposent à ce que nous tenons pour central, ou qui n'occupent qu' une position marginale; ce sont celles que je désire encourager l8 ». Dans la perspective rortienne, la philosophie objectiviste n'est pas le dernier mot de l'affaire. Contrairement à ce qu'avance Thomas McCarthy dans l'excellent dialogue qui a opposé les deux auteurs au cours des années 1990, Rorty ne croit pas que la culture occidentale soit «partout structurée autour des notions transculturelles de vérité 19 » : Rorty, ] 995b, p. 298. Rorty, ] 992b, p. 184. 19 Rorty, 1992b, p. 184. 17 18 35 . Par bonheur, elle n ' est structurée de la sorte qu ' en certaines de ses parties. Aussi puis-je avoir recours à des choses qui sont dites et faites dans d' autres secteurs. Je peux opposer certains éléments de notre culture à d' autres ( ... ) Nous appartenons à une culture que n' ont pas seulement nourrie «la Bible, Socrate, Platon et les Lumières », malS aussi, par exemple, Rabelais, Montaigne, Sterne, Hogarth et Mark Twain 20 . Étant donné cette pluralité de conceptions, Rorty croit adéquat, pour mettre fin au monopole de la philosophie objectiviste, de plaider pour une rééducation. Pour ce faire , ce dernier attire notre attention sur certaines de ces traditions marginales afin de montrer qu'il est possible d' expliquer le déroulement de nos processus de justification sans le concept de vérité transculturelle servant de contre-épreuve réaliste. Sa tactique est de suggérer que notre culture possède déjà, en elle-même, les ressources nécessaires pour éviter l' utilisation d' un tel concept. Rorty veut ainsi montrer que le sens commun des sociétés occidentales peut se passer du concept classique de vérité. Rorty s' accorde avec William James pour dire que: [Les pragmatistes] devraient se concevoir eux-mêmes comme travaillant à l' interface du sens commun de leur communauté, sens commun largement influencé par la métaphysique grecque et le monothéisme patriarcal. ( ... ) Ils devraient se concevoir engagés dans un effort à long terme pour changer la rhétorique, le sens commun de leur communauté et l'image qu 'elle a d' elle" 2] meme . Mais quelle est, plus précisément, cette nouvelle image que Rorty veut donner à notre communauté occidentale? Comme nous l'avons déjà évoqué au début de cette section, celui-ci veut remplacer la quête de l' immuable et de l'unique qui traverse la philosophie objectiviste par une entreprise qui s'intéresse davantage à l'idiosyncrasique et au particulier. Pour Rorty, l' exemple paradigmatique de cette dernière approche est un certain mode de pensée véhiculé par la littérature et le roman: « le roman est précisément 20 21 Rorty, 1992b, p. 184. Rorty, ] 995b, p. 300. 36 l'un des éléments de notre culture dont je soutiendrais qu'il n'est pas structuré autour des 22 notions transculturelles de validité ». Selon Rorty, le but ultime de la littérature n ' est pas de décrire la nature intrinsèque du monde extérieur, mais bien une recherche continuelle de l'unique. Comme le remarque Rorty, « le besoin de redécrire, cultivé par les romans, est différent du besoin de démontrer, cultivé par la 'métaphysique23». Le but avoué de la littérature est de créer de nouveaux mots pour décrire de façon originale notre rapport quotidien avec le monde. Rorty est fasciné par cette approche créative. Selon lui, cette quête de l' unique n ' a pas son pareil en philosophie. Il affirme que cette recherche du particulier par une redescription du quotidien en des termes nouveaux doit être exportée en philo's ophie (nous reviendrons sur ce concept de redescription dans la dernière section). Cette emphase sur « l' unique» et « le particulier» permet à Rorty de dévoiler ce qui motive son entreprise philosophique: Nous aimerions trouver un moyen de rendre [la conscience cultivée parle roman] aussi claire pour chacun que pour nous, en exhibant ce que McCarthy appelle sa « validité transculturelle » 24. Rorty n ' explique pas à fond en quoi l'approche littéraire surpasse, selon lui, l' approche de la philosophie classique. Il se contente de dire que cette première approche est « plus adaptée» ou « meilleure» que la seconde. En fait, Rorty soutient que l'approche littéraire est « plus flexible» que l' approche philosophique. Celle-ci nous permet de dépasser les « limites définitives» que nous impose la philosophie puisqu'elle rend «tout point de vue possible »25. Nous en dirons plus sur ce méliorisme dans la dernière section. Comme nous le comprenons maintenant, l'entreprise de rééducation que lance Rorty vise une redéfinition des grands concepts philosophiques et une modification du sens commun de notre société occidentale. Néanmoins, cette réorientation que donne Rorty à la philosophie semble devoir donner réponse à certains problèmes inévitablement liés à une conception épistémique déflationniste. Parmi ces problèmes se trouve celui 22 23 24 25 Rorty, Rorty, Rorty, Rorty, 1992b, p. 1992b, p. 1992b, p. 1992b, p. 184. 185. ] 87. 186. 37 d'expliquer le rapport qUI existe entre les concepts de vérité et de justification. Traditionnellement, le but avoué de nos processus de justification était la découverte d'une vérité semblable pour tous. Essayons maintenant de voir comment Rorty interprète, à la lumière de sa théorie déflationniste, ce lien interne entre vérité et justification (2.2). 2.2 Vérité et justification Dans la section précédente, nous avons introduit l' antiréalisme de Richard Rorty VIa sa thèse de la contingence du langage (selon laquelle l' impossibilité de tout métalangage prouve l'impossibilité de toute vérité transculturelle). Nous avons aussi expliqué sa redéfinition du concept de vérité comme « ce qui est avantageux pour nous de croire », 'ainsi que son désir d'attirer notre attention sur des traditions de pensée marginales dans lesquelles le concept de vérité transculturelle ne joue pas un rôle central. Comme nous l' avons vu, l'entreprise rortienne prend place dans un effort à long terme visant à changer le sens commun de notre société occidentale. Évidemment, une telle conception déflationniste ouvre la porte à des questions fondamentales: étant donné l'abandon de tout concept fort de vérité jouant le rôle de contre-épreuve réaliste, existe-til un lien interne entre le concept rortien de vérité et celui de justification? Quelles sont les conséquences de cette approche sur notre compréhension des processus de recherche (qu' ils soient éthiques, politiques ou scientifiques)? Dans la présente section, j ' expliquerai pourquoi Rorty s'oppose au concept de «situation épistémique idéale» (qui, comme nous le verrons, se veut l'alternative contemporaine la plus répandue pour conserver un concept transculturel de vérité en philosophie). Je montrerai ensuite, en détail, comment Rorty assimile le concept de vérité à celui de justification. Cette analyse me permettra d'introduire la dernière section de ce chapitre qui concerne le méliorisme rortien (2.3). Comme nous le verrons dans le prochain chapitre qui porte sur Jürgen Habermas, plusieurs philosophes contemporains ont tenté d'expliquer la différence conceptuelle entre la notion de vérité et celle de justification à travers ce qu'ils ont appelé «une situation épistémique idéale ». Afin de répondre à l'intuition réaliste (selon laquelle ce 38 qui est justifié - ou tenu-pour-vrai - n ' est pas nécessairement ce qui est vrai), les philosophes objectivistes ont insisté sur le rapport entre les conditions entourant le processus de justification et le résultat du processus lui-même. Une situation épistémique idéale est une situation dans laquelle les conditions de justification sont idéalisées et permettent, hypothétiquement, de tendre vers la vérité (on parle de situations « épistémiques» car celles-ci visent bien souvent un échange de raisons argumenté). Selon un tel schéma, « est vrai ce qui peut être rationnellement accepté dans de telles conditions idéales 26 ». Pour la plupart des auteurs contemporains qui défendent cette approche, de telles idéalisations n'auront jamais leur équivalent en pratique; la situation épistémique idéale est conçue comme une situation hypothétique. Mais pourquoi construire une telle situation idéale si celle-ci ne sera jamais parfaitement réalisée? La notion de situation épistémique idéale a cela d'intéressant qu ' elle nous donne tous les outils théoriques nécessaires pour séparer conceptuellement les concepts de vérité et de justification : l'énoncé justifié se distingue de l'énoncé vrai par ses conditions de justification. Cette notion permet aUSSI d ' expliquer le lien interne entre vérité et justification puisque, selon ces auteurs objectivistes, plus nous tendons vers des conditions idéales de justification, plus nous augmentons nos chances de nous approcher de l' énoncé vrai. Rorty ne croit pas qu' une telle situation épistémique idéale puisse nous permettre d'en dire plus sur la véracité de nos énoncés. Comme on le comprend maintenant, une telle idéalisation vise à trouver une façon de faire en sorte qu' une justification présentée devant une communauté linguistique particulière puisse tenir devant toutes les communautés possibles. Selon Rorty, une telle tentative est nécessairement vouée à l' échec: « there can be no such thing as an 'ideal audience ' before whom justification would be sufficient to ensure truth, any more than there can be a largest integer 27 ». Celui-ci affirme que, derrière ce désir de vouloir étendre la validité de la justification à un public universel, se cache l'ambition objectiviste d ' atteindre la nature intrinsèque de la réalité: 26 27 Habermas, 200] , p. ] 89. Rorty, 1995b p. 283. 39 Il n' existe rien de tel que le fait de ' connaître', dont il conviendrait de découvrir la nature, comme s' il s' agissait d' une tâche pour laquelle les hommes de science, dans les sciences de la nature, possèdent une aptitude particulière. La seule chose à laquelle nous puissions croire, c' est à un processus de justification des croyances par rapport à des publics divers. Aucun de ces publics n'est plus proche de la nature, ou plus représentatif de quelque idéal de rationalité anhistorique, que n' importe quel autre 28• Selon Rorty, ce désir de vouloir séparer vérité et justification nous révèle, une fois de plus, l' hégémonie du concept transculturel de vérité et de l'intuition réaliste dans notre société occidentale. Or, Rorty, conformément à la conception déflationniste décrite précédemment, croit qu 'il n 'existe aucun lien interne entre les concepts de vérité et de justification. Selon lui, aucune différence conceptuelle importante n ' existe entre ces deux notions. Étant donné sa redéfinition du concept de vérité, il affirme que « les philosophes doivent se limiter à la justification 29 ». Voilà pourquoi, partout dans son œuvre, il assimile le concept de vérité au concept de justification. Comment Rorty justifie-t-il cette assimilation? Il utilise deux stratégies . argumentatives différentes pour justifier cette position. Tout d ' abord, il affirme qu ' une telle assimilation est «d' une plus grande utilité» que toute tentative visant à séparer conceptuellement vérité et justification: 1 En dépit des efforts que Putnam et Habermas ont entrepris pour clarifier la notion de ' situation épistémique idéale', je préfère cette dernière stratégie [celle de se limiter à la justification], car cette notion ne me semble pas d' une plus grande utilité que l'idée de ' correspondance avec le réel ', ou que n' importe laquelle des notions que les philosophes ont mobilisées pour offrir une interprétation intéressante du mot ' vrai ,30. Encore une fois, Rorty ne donne pas plus de détails sur ce type de justification via le concept « d'utilité ». Comme il l' a fait lors de sa promotion des t~aditions de pensée Rorty, 1995, p. 41. Rorty, 1995, p. 33. 30 Rorty, 1995, p. 33. 28 29 40 marginales, il se contente de dire que cette approche est « plus adaptée» ou « meilleure» que celle déjà en place. J' élaborerai davantage sur le rapport rortien à « l'utile» et au « meilleur» dans la prochaine section, où je décrirai sa conception mélioriste. La deuxième raison que donne Rorty à l'assimilation du concept de vérité à celui de justification découle d' un argument typiquement pragmatiste. Il affirme que, puisque la distinction entre vérité et justification ne fait aucune différence en pratique, nous pouvons (et devons) l' abandonner. Selon Rorty, lorsque nous nous demandons si une de nos croyances est vraie , nous n' avons aucun autre moyen d'effectuer cette vérification sinon de nous demander si cette croyance est justifiée. Voilà pourquoi il affirme qu 'il n y a aucune différence entre évaluer si un énoncé est justifié et évaluer si un énoncé est vrai: Pragmatists think that if something makes no difference to practice, it should make no difference to philosophy. This conviction makes them suspicious of the philosophers ' etnphasis on the difference between justification and truth. For that difference makes no difference to my decisions about what to do. ( ... ) Assessement of truth and assessement of justification are, wh en the question is about what 1 should believe now, the same activity31. Puisque la distinction entre vérité et justification ne fait aucune différence en pratique, il serait mieux, selon Rorty, de l' abandonner. Notons, une fois de plus, que cette position théorique est entièrement cohérente avec la définition rortienne de la vérité. Comme nous l'avons vu dans la première section, Rorty définit la vérité comme ce qui est utile de croire pour une communauté linguistique particulière. Or, « si la vérité est, comme le disait James, ' le nom que l' on donne à tout ce qui se montre avantageux au regard de la croyance, et avantageux, aussi, pour des raisons assignables et définies' , on ne voit évidemment pas en quoi la vérité différerait de ce qui est j~stifié32 ». Une telle position théorique lui permet de réaffirmer son antiréalisme et" son refus de tout représentationnalisme : 31 32 Rorty, 1995b, p. 281. Rorty, 1995, p. 33 . 41 À partir du moment où l'on décide qu'il n'y a rien à savoir sur la connexion de la justification et de la vérité ( ... ) l'idée d' une connaissance de la nature de la connaissance devient aussi vaine que l'idée d ' une connaissance de la nature de la vérité 33 . Pour résumer, on peut dire que la tactique qu'utilise Rorty pour répondre à la difficulté concernant le lien interne entre vérité et justification est radicale: il affirme que les philosophes devraient se limiter à la justification, qu' il ne sert à rien de rechercher une « situation épistémique idéale» pour sauver le concept de vérité 34 . Celui-ci réussi donc à esquiver la difficile question concernant le lien interne entre les concepts de vérité et de justification en montrant que celle-ci n'est pas pertinente (au sens pragmatiste du moins) .. Néanmoins, la conception déflationniste rortienne fait face à d'autres difficultés. Avec quels outils peut-il venir justifier ces explications théoriques? Étant son refus de toute vérité transculturelle, avec quels arguments Rorty peut-il venir défendre ses conceptions théoriques? Comme nous allons le voir dans la dernière section de ce chapitre, Rorty affirme que les thèses qu'il défend sont «meilleures» que celles défendues par la philosophie classique. Cette position nous mènera à expliquer en détail la conception mélioriste que développe Richard Rorty, une conception qui est au centre de son œuvre et de ses positions philosophiques (2.3). 2.3 Méliorisme : un point de vue rétrospectif Jusqu'à maintenant, nous avons vu con1ment l'antiréalisme de Rorty le pousse à adopter plusieurs positions théoriques controversées - que ce soit sa critique de l'intuition réaliste au moyen d' une apologie de la tradition littéraire ou son assimilation du concept de vérité à celui de justification. J'aimerais maintenant revenir sur le type de justification que Rorty donne à ces positions. Rappelons-nous que Rorty justifie son apologie des traditions philosophiques marginales en affirmant que les ressources théoriques que celles-ci proposent sont plus adaptées à nos besoins contemporains que celles que propose la philosophie objectiviste. De manière semblable, l'une des deux justifications 33 34 Rorty, 1995 , p. 50. Voir: BiJgrami , 2000. 42 que donne Rorty à l'assimilation du concept de vérité à celui de justification est que cette méthode est plus utile que celle déjà en place. Finalement, comme nous allons le voir dans le dernier chapitre de ce mémoire, si Rorty pense que nos processus critiques bénéficieraient de l'abandon du concept transculturel de vérité, c' est qu' il croit que son explication du déroulement de nos processus critiques ouvre à plus de possibilités que ce que fait la philosophie classique; elle est, en fait, meilleure. Dans tous ces cas, Rorty procède en choisissant la « meilleure» option (ou la plus utile). Une question se pose alors: comment pouvons-nous déterminer ce qui est meilleur? Une telle question est fondamentale, car cette conception mélioriste occupe une place centrale dans l' œuvre rortienne (tant sur le plan de la justification de ses positions que sur celui du fonctionnement des thèses elles-mêmes). Disons d'abord qu' il est clair, pour Rorty, qu' il n'existe aucun principe systématique pour choisir la solution la plus utile (ou la meilleure) : Lorsqu ' on [presse les pragmatistes] en leur demandant: «Utiles à quoi? » ils n ' ont rien d ' autre à répondre que: « Utiles pour cré~r un meilleur futur ». Et quand on leur demande: «Meilleur selon quel critère? », ils n ' ont pas de réponse précise. Ils n ' ont pas de réponse plus précise que n ' en avaient les premiers malnmifères pour spécifier sous quels aspects ils étaient Ineil1eurs que les dinosaures en voie d ' extinction 35 . La seule chose que les pragmatistes peuvent avancer, c'est que « ce qui est meilleur est meilleur dans la mesure où cela contient davantage de ce que nous considérons comme bon et avantageux 36 ». Ce qu' ils espèrent, c' est un futur qui les surprendra et les remplira de joie car ils ne croient pas qu'il existe un plan ou un modèle à suivre permettant d'assurer le bonheur de l'humanité. On ne peut manquer de remarquer, avec Rorty, qu' une telle approche a un « flou délibéré» ou un « flou de principe ». Pour lui, c' est ce caractère d' indétermination qui 35 36 «caractérise la façon américaine de faire ce Rorty, 1995, p. 24. Rorty, 1995, p. 24-25. 43 qu' Heidegger appelait ' aller au-delà de la métaphysique ,37 ». Selon la démarche rortienne, aucun point de vue de troisième personne ni aucune procédure ne nous permet d'honorerune prétention à la vérité. D'après lui, il est impossible d'adopter un point de vue totalement détaché ou impartial : Quand je dis «nous devrions faire ceci» ou «nous ne saurions faire cela », je ne parle pas, bien sûr, d' un point de vue neutre. Je prends parti pour Berlin, en m' efforçant d' être son auxiliaire et de faire disparaître en partie les broussailles philosophiques. Je ne suis pas pJus neutre - la philosophie ne saurait davantage être neutre - sur des affaires politiques de cette ampleur que Locke, à qui l'on doit cette métaphore de «J'auxiliaire » (underlaborer), ne pouvait rester neutre entre l' hylomorphisme et le corpuscuJarisme 38 . Malgré le flou délibéré qu'il entend donner à son œuvre, il est tout de même possible de trouver, dans les ouvrages de Rorty, différents critères mélioristes. Parmi ces critères nous retrouvons a) le méliorisme identitaire 39 (selon lequel est meilleur ce que nous désirons devenir utopiquement), b) le méliorisme comparatitO (selon lequel est meilleur ce qui sera choisi grâce à une comparaison avec ce qui a déjà été fait et ce qui a déjà été imaginé), c) le méliorisme de la généralisation des avantages 41 (selon lequel est meilleur ce qui aura, hypothétiquement, les meilleures conséquences selon les buts que nous nous sommes fixés) , et, de façon plutôt surprenante, d) le méliorisme de l' argumentation rationnelle 42 (selon lequel est meilleur ce qui nous aura persuadés dans le cadre d'un processus rationnel). Devant cette multiplicité de choix, nous pouvons affirmer que le méliorisme rortien contient bel et bien un « flou· de principe »; il semble volontairement ambigu. Les différents critères que propose Rorty sont parfois incohérents. Parmi cette pluralité de critères lui permettant de fonder son méliorisme, aucun ne semble avoir plus de validité à ses yeux. La perspective de Rorty a, c:n ce sens, un caractère exploratoire. Rorty, Rorty, 39 Rorty, 40 Rorty, 4 1 Rorty, 42 Rorty, 37 38 1995, p. 26. 1997, p. 88. 1997, p. 95. Je souligne. 1997, p. 87. Je souligne. 1995c, p. 23-24. 1992b, p. 239. 44 La conclusion importante que nous devons tirer de l'analyse de cette conception mélioriste pourrait être formulée ainsi : puisque nous ne pouvons savoir, a priori, si nos choix ou nos redescriptions langagières seront « meilleures» ou véritablement « utiles» (nous n 'avons aucun critère pour effectuer un tel choix), seul un point de vue rétrosp ectif nous permettra de les juger. Cette importante conclusion se dévoile lorsque Rorty compare ce que nous pouvons faire avec un nouveau vocabulaire et ce que nous pouvons faire avec de nouveaux outils: J'ai dit [... ] que le problème, avec cette comparaison [entre un nouveau vocabulaire et un nouvel outil] , est que la personne qui conçoit un nouvel outil peut habituellement expliquer à quoi il sera utile - pourquoi elle en a besoin - à l' avance ; par contre, la création d'une nouvelle forme de vie culturelle, d ' un nouveau vocabulaire, ne verra son utilité expliquée que rétrospectivement43 • Ce n' est qu' une fois que nous savons comment nous servir d'un nouveau vocabulaire que celui-ci prend tout son sens. Devant un choix difficile, qu'il soit éthique, politique ou scientifique, il n' y a aucune méthode nous permettant de déterminer de façon certaine ce qui est vrai ou faux , bien ou mal : le jugement ne pourra se faire que rétrospectivement. Ainsi, Rorty remarque que nous laissons le sort de nos redescriptions langagières aux générations futures. La proposition d'un nouveau vocabulaire ne pourra être validée que par la postérité: Pour nous résumer, je suggère que la meilleure façon de comprendre le pathétique de la finitude ( ... ) consiste à l'interpréter ( ... ) cOlnme le constat qu ' à un certain stade, il ne reste qu ' à s' en relnettre à la bonne volonté de ceux qui vivront d ' autres v,ies et écriront d ' autres poèmes 44 • Étant donné cette absence de procédure décisionnelle et cette incertitude quant à l'acceptation future , Rorty considère les philosophes qui ont réussi à imposer leur vocabulaire comme des « génies ». Ceux-ci ont réussi à faire comprendre aux autres leurs 43 44 Rorty, 1997, p. 89. Je souligne. Rorty, 1997, p. 72. 45 idiosyncrasies - ils ont réussi, « du fait des contingences de quelque situation historique, de quelque besoin particulier qu' a une communauté à un moment donné », à imposer de nouvelles descriptions langagières 45. Ces explications nous permettent de mieux comprendre la justification que donne Rorty à l' ensemble de so~ œuvre. Lui aussi souhaite être un «poète fort» en imposant à la philosophie une nouvelle description d ' elle-même. Il tente de redécrire les grandes entreprises philosophiques en leur donnant une texture déflationniste. Mais certains auteurs pensent qu' une telle approche est fondamentalement erronée, que la philosophie objectiviste a mis le doigt sur une caractéristique essentielle de l' expérience humaine de laquelle on ne peut se défaire. Selon ceux-ci, l' idée d' un concept fort de vérité servant de contre-épreuve réaliste ne peut être abandonnée. L ' un des plus grands représentants de ces auteurs réalistes contemporains est Jürgen Habermas. Dans le prochain chapitre, je décrirai le réalisme sans la représentation que défend Habermas au moyen de sa conception bidimensionnelle de la vérité (Chapitre III). 45 Rorty, 1997, p. 66. 46 Chapitre III Habermas et la nécessité d'une contre-épreuve réaliste À la lumière de l'importante conviction du tournant pragmatico-linguistique selon laquelle nous ne pouvons entretenir un rapport à la réalité « nue », l' antiréalisme promu par Richard Rorty semble une approche séduisante. La réintégration d'une référence réaliste à notre conception de la vérité semble une entreprise vouée à l'échec puisque la philosophie du langage nous apprend qu'il est impossible de confronter t:l0s propositions à une réalité qui ne soit pas déjà elle-même imprégnée par le langage. Le tournant linguistique nous incite donc à croire que « la seule forme sous laquelle la vérité nous soit accessible soit celle du rationnellement acceptable 1 ». Néanmoins, certains auteurs, comme Jürgen Habermas, tentent de nous convaincre que la défense d'une contreépreuve réaliste structurant notre conception de la vérité est toujours envisageable en épistémologie. Ces auteurs tentent de répondre à la question suivante: comment est-il possible de qualifier un énoncé de vrai sans passer par une adéquation avec le réel? Dans ce troisième chapitre, j ' exposerai le réalisme sans la correspondance que développe Habermas dans son livre Vérité et justification (1999). Mais avant de me lancer dans le détail de cette importante thèse, j ' expliquerai la t~éorie consensuelle de la vérité que celui-ci a défendue en 1972 dans son article « Théories relatives à la vérité ». Selon cette théorie initiale, le critère de la vérité est le consensus rationnellement motivé (un concept recteur, hypothétique, qui permet d'expliquer le déroulement de nos processus cognitifs). Après avoir décrit les principales caractéristiques de cette conception consensuelle, j'expliquerai pourquoi Habermas en est venu à réviser cette thèse en diminuant le rôle qu'y joue le consensus (3.1). Il s'est écoulé plus de 25 ans avant que Habermas propose une nouvelle théorie exhaustive de la vérité. En 1999, dans Vérité et justification, il essaie de répondre au doute contextualiste que crée le tournant linguistique en développant une conception bidimensionnelle de la vérité lui permettant de- réintroduire un aiguillon réaliste en épistémologie. Il se concentre sur le lien conceptuel entre action et discours 1 Habermas, 2001 p. 215. 47 afin de montrer que nous évoluons sur la base de certitudes pratiques qui présupposent la présence d' un monde objectif commun à tous (3.2). Une question importante demande alors à être résolue: à la lumière de ce modèle, comment Habermas peut-il expliquer le lien interne entre nos processus de justification toujours locaux et le concept de vérité? Je terminerai ce troisième chapitre en expliquant comment la.dimension argumentative de sa conception (ce qu ' il appelle le concept épistémique de la vérité 2 ) joue un rôle asymptotique : la discussion rationnelle visant la justification (dans laquelle les propriétés formelles de la discussion sont idéalisées le plus possible) est ce qui nous permet de tendre vers la vérité (3.3). 3.1 La théorie consensuelle de la vérité C' est dans un article de 1972 intitulé « Théories relatives à la vérité », que Jürgen Habermas introduit sa théorie consensuelle de la vérité. Même si celui -ci modifiera cette conception (et ce, de façon assez fondamentale) dans les années suivant la parution du texte, cette dernière lui est toujours . associée ~e façon paradigmatique. Pourquoi Habermas a-t-il décidé de développer une théorie consensuelle de la vérité? À la lumière du tournant linguistique, Habermas voulait d'abord pouvoir . expliquer le caractère faillible de nos processus cognitifs 3 ; il voulait rendre compte du fait que nos processus de description du monde restent toujours imparfaits. Étant donné que Habermas ne croit plus possible de fonder la vérité sur la correspondance, celui-ci assimile, en 1972 du moins, la vérité au concept d' assertabilité rationnelle 4 • Puisque le langage nous empêche d'avoir un accès à la réalité en soi (la vérité ne peut plus se comprendre comme un concept d'adéquation), la théorie consensuelle propose de comprendre la vérité non pas par rapport à une correspondance avec un monde objectif, mais par rapport à l' argumentation. Selon Habermas, le critère de la vérité est le consensus atteint par l 'argumentation. Dans le but d'expliquer la force de révision inhérente aux processus d' apprentissage, Habennas n'associe cependant pas la vérité à n'importe quel type de J'entends par« épistémique » ce qui est justifié par des raisons. Habermas, 1987, p. 307; Habermas, 2001 , p. 192. 4 J'entends par «assertabilité rationnelle» l'énoncé justifié dans le cadre de proces~us de discussion rationnelJe. 2 3 48 - - - - - - - - - - - - -- - -- -- - - - consensus. Selon lui, le critère de la vérité est le consensus rationnellement acceptable (ce qu' il appellera «l ' accord virtuel de tous »). De façon à expliquer les vertus et le fonctionnement interne de ce processus hypothétique, Habermas lie ce consensus rationnel à une « situation idéale de parole» jouant un rôle procédural. Cette conception, que nous allons développer ici, permet à Habermas de rendre compte de la faillibilité de nos consensus factuels tout en étant en mesure d' expliquer· le déroulement de nos processus d' apprentissage (3.1.1). Bien que cette approche soit ingénieuse, Habermas remarque rapidement, à l' aide de quelques critiques, certains des problèmes inhérents à sa conception. Afin de terminer cette première section, j ' expliquerai les apories de la théorie consensuelle de la vérité. Après reconsidération, Habermas se rend compte que son assimilation de la vérité à l' acceptabilité rationnelle est contre-intuitive. Il refuse maintenant de considérer l' intuition réaliste comme une illusion et désire rendre compte du fait que la vérité est une propriété inaliénable de nos énoncés (et ce, même après le tournant linguistique). De plus, Habermas ne croit plus que le consensus rationnellement acceptable puisse être le «critère» de la vérité. Il se rend maintenant compte de l' incohérence pratique d' un consensus qui mettrait fin à toute discussion et aux problèmes découlant du fait d' associer la vérité à un processus épistémique (3.1.2). Cette section me mènera à décrire la révision exhaustive qu'élabore Habermas en 1999 pour combler les lacunes de sa théorie consensuelle de la vérité. 3.1.1 Le consensus comme critère de la vérité Dans la foulée du tournant pragmatico-linguistique, Habermas adhère, dès les années 1970, ·à la conviction première de la philosophie du langage selon laquelle il n' y a pas de possibilité pour nous d'entretenir un rapport direct à la réalité «nue ». Pour Habermas, nous ne pouvons échapper à l'emprise du langage: nous n' avons aucun accès à « une saisie non filtrée de la réalitéS ». À la lumière de cette importante observation, Habermas - de façon semblable à Rorty - croit que nous devons interpréter la vérité comme une affaire de langage. Dans son texte de 1972, il affirme que « la vérité n' est pas 5 Habermas, 2001 , p. 2 15 et 273. 49 une propriété revenant à des informations [i.e. du type vérité-correspondance] , mais à des énoncés 6 ». Habermas s' oppose ainsi au concept classique de vérité compris comme « adéquation ». Mais comment pouvons-nous déterminer ce qu' est un énoncé vrai si ce n' est plus par une adéquation avec le réel, si nous n' avons plus accès à la réalité « nue »? Afin de rendre compte du caractère faillible de nos processus cognitifs, Habermas assimile la vérité à l' ordre de l'assertabilité rationnelle. Puisque nous n' avons aucun accès à la réalité en soi, la seule chose que nous pouvons viser, c' est un niveau de justification suffisant pour nous. La faillibilité de nos processus de connaissance nous empêche d' accéder à tout type de vérité immuable. C' est la raison pour laquelle il affirme :, « vérité veut dire warranted assertibility7 ». Néanmoins, Habermas, qui veut éviter que la faillibilité de nos processus de justification nous entraîne dans le relativisme, tente d' intégrer une assise universelle à sa théorie de la vérité. Voilà pourquoi il recherche un nouveau «critère» pour la vérité. En toute cohérence avec la philosophie du langage qu' il développe depuis ses premiers livres, c'est l 'argumentation qui, selon lui, doit maintenant guider notre recherche de la vérité. Il résume son approche de cette façon: La tentative séduisante visant à fonder alors la vérité, non pas dans la démarche argumentative elle-même, mais dans cette adéquation, échoue cependant en raison du fait que ni les prédicats ni les concepts, ni les systèmes terminologiques et conceptuels dans lesquels ils figurent ne peuvent être vrais. Seuls les énoncés peuvent être vrais ou faux . Il faut donc déterminer la vérité par rapport à l' argumentation 8 . Sur la base de sa pragmatique formelle, Habermas soutient l'idée que la vérité n' est qu' une affaire de prétention à la validité critiquable pouvant être honorée, de bon droit, par la discussion 9 . C' est l' argumentation qui doit maintenant jouer le rôle d'aiguillon permettant de distinguer le vrai du faux. Étant donné que nous n'avons plus d' accès Habermas, Habermas, 8 Habermas, 9 Habermas, 6 7 1987, p. 284 et 317. 1987, p. 307. 1987, p. 317. 1987, p. 285-286. 50 direct à la réalité, c'est au «jugement de tous les autres» que nous devons nous référer afin d'évaluer la véracité d'un énoncé: Afin de distinguer des énoncés vrais et des énoncés faux, je me réfère au jugement d ' autres personnes, plus précisément au jugement de tous les autres avec lesquels je pourrais engager une conversation 10. À la lumière de cette observation, Habermas affirme qu' un énoncé vrai est un énoncé qui fait l' objet d' un consensus réalisé par l' argumentation ll . Cette conviction, qui constitue en quelque sorte le cœur de la théorie consensuelle, est soumise à une objection évidente: «si nous entendons par ' consensus' tout accord réalisé de façon contingente, il ne pourrait manifestement pas servir de critère de vérité 12 ». Que signifie le lien conceptuel entre vérité et consensus si Habermas ne fait pas référence aux simples consensus factuels? Il répond à cette difficulté en affirmant que c'est le « consensus fondé » ou le « consensus rationnel 13 » qui doit être le critère de la vérité: La condition de la vérité des énoncés est l 'accord virtuel de tous les autres. Toute autre personne devrait être en mesure de se convaincre que je suis en droit d ' attribuer à l' objet le prédicat en question, et de ce fait de fi ' approuver. La vérité d ' une proposition signifie la promesse d ' aboutir à un consensus rationnel sur ce qui a été dit l4 . Le consensus fondé est rationnel (et permet du même coup d' être le critère de la vérité) au sens où celui-ci peut faire l' objet d ' une entente hypothétique élargie. Habermas affirme que ce consensus est atteint grâce à la seule force sans contrainte du meilleur argument: «l ' issue de la discussion ne peut être décidée, ni par la seule contrainte logique ni par la seule contrainte empirique, mais par la 'force du meilleur argument' . Habermas, 1987, p. 285. Habermas, 1987, p. 307. 12 Habermas, 1987, p. 307. 13 Ce qu 'on pourrait aussi appeler un « consensus rationnellement motivé ». 14 Habermas, 1987, p. 285. Je souligne. 10 Il 51 Nous appelons cette force la motivation rationnelle 15 ». Cette motivation que crée la «force du meilleur argument» est assurée grâce à une idéalisation des propriétés formelles de la discussion. Qu' est-ce que cela veut dire? Habermas nous indique que lorsque l' on passe du discours ordinaire au niveau de l' argumentation (niveau où l' on recherche la vérité), un processus de décontextualisation doit être opéré. Cette décontextualisation est assurée par une idéalisation des propriétés formelles du discours, ce que Habermas appelle « une situation idéale de parole» : La force consensuelle de l' argument repose sur le fait que nous pouvons osciller entre les différents niveaux de la discussion [du discours ordinaire à J'argumentation rationnelle] jusqu' à ce que se réalise un consensus. Un consensus obtenu par l' argumentation est un critère suffisant du fait d' avoir honoré des prétentions à la validité discursives, à condition que les propriétés fonnelles assurent la liberté de passer d ' un niveau de la discussion à un autre. Or quelles sont les propriétés formelles qui remplissent cette condition? Ma thèse est la suivante: il s' agit des propriétés d' une situation idéale de parole 16 . Selon Habermas, c' est grâce à la « sitl:lation idéale de parole» que nous pouvons espérer réaliser sans restriction les exigences processuelles d' un dialogue illimité et sans contrainte (permettant, hypothétiquement, le consensus rationnel). Cette situation idéale soutient des critères qui représentent les présuppositions pragmatiques incontournables de l' argumentation. Selon Habermas, ces exigences contrefactuelles de l' argumentation sont répandues dans toutes les sociétés et permettent d'avoir un point de vue allant au-delà des propriétés denses de notre culture. "Quelles sont ces propriétés permettant de tendre vers la vérité? La situation idéale de parole implique quatre exigences (quatre idéalisations qui soutiennent la prétention rationnelle du consensus). Ces propriétés formelles sont: 1) l' inclusion de tous, 2) l'égalité des chances et le même accès à la parole, 3) la réciprocité entre les participants et 4), la sincérité des propos tenus J7 . Selon Habermas, la Habermas, 1987, p. 308. Habermas, 1987, p. 322. 17 Habermas, 1987, p. 322-323-324. Habermas résume magnifiquement toute sa position dans Vérité et justification (2001), p. 300-01. Voir aussi Habermas, 200] , p. 19] pour un mot sur le caractère universel des propriétés forme] les. 15 16 52 situation idéale de parole (qui remplit, même imparfaitement, ces quatre critères) permet de rendre compte de l'intuition réaliste selon laquelle un énoncé vrai peut résister à toute tentative de réfutation dans tous les contextes. Bien sûr; les « limites spatio-temporelles du processus de communication 18» nous empêchent de réaliser complètement ces conditions idéales. Ce qu' il importe de comprendre, c' est que l 'accord atteint par un tel consensus idéalisé est « virtuel ». C' est-à-dire que le « consensus fondé» n' est possible qu' hypothétiquement. Étant donné l' inévitabilité d' un filtre linguistique structurant nos processus de justification et les limites spatio-temporelles du processus de communication, Habermas croit impossible qu' il y existe une exemplification parfaite de ce consensus en pratique. Voilà pourquoi il parle de « l 'anticipation de situation idéale de parole 19 » et non pas de son accomplissement. À quoi sert une telle idéalisation si celle-ci ne se présente que sous un mode anticipatoire? Habermas associe à la situation idéale de parole au moins deux rôles distincts. Tout d' abord, celle-ci nous sert à distinguer les consensus factuels des consensus possiblement rationnels 2o . En tant que supposition inévitable, elle joue un rôle opératoire en nous permettant de tenir pour vraie la discussion idéalisant le mieux les propriétés formelles du discours. Elle nous permet, en fait, de «prétendre qu ' un consensus effectivement établi est un consensus rationnel 21 ». Deuxièmement, et c' est fondamental pour Habermas, la situation idéale de parole nous offre un moment d 'inconditionnalité qui rend possible un « point de vue critique» permettant de mettre en doute nos opinions fondées 22 . En ce sens, le consensus .rationnel que sous-entend la situation idéale de parole joue le rôle d'idée directrice 23 . Habermas utilise ce consensus hypothétique pour rendre disponible un aiguillon critique capable de faire éclater les consensus factuels 24 . Selon Habermas, le consensus rationnel permet d'expliquer structurellement comment il est possible « d'interroger, de modifier et de remplacer le Habermas, Habermas, 20 Habermas, 2 1 Habermas, 22 Habermas, 23 Habermas, 24 Habermas, 18 19 1987, p. 1987, p. 1987, p. 1987, p. 1987, p. 1987, p. 1987, p. 325. 326. Je souligne. 325. 326. 326. 324-325. 32 1. 53 langage justificateur dans lequel sont interprétées les expériences 25 ». En rendant possible un moment d' inconditionnalité, le consensus fondé permet d' éviter de tomber dans le relativisme, puisqu' il permet d ' apprentissage et de correction 26 d' expliquer le déroulement de nos processus . Nous pouvons résumer"l' argument derrière la théorie consensuelle de la vérité de Habermas en disant que la visée d' une telle théorie est de «projeter le moment de rationalité du discours dans l' anticipation d'un consensus définitif ( ... ) dont toutes les raisons auraient été soumises à l' examen d' une situation idéale de parole affranchie des contingences de l' échange langagier quotidien 27 ». Cependant, Habermas a rapidement souligné certains problèmes inhérents à cette conception consensuelle (certaines apories qui l' ont convaincu de modifier fondamentalement sa théorie de la vérité). Expliquons maintenant les critiques qui ont été faites au suj et de cette théorie initiale, pour ensuite introduire les modifications que celui-ci apporta dans les années suivant la publication du texte (3.1.2). 3.1.2 Les apories de la théorie consensuelle Quels sont les problèmes qui découlent du fait de faire du consensus rationnel le critère de la vérité? Dans cette section, j ' expliquerai les difficultés inhérentes à la théorie consensuelle. Dans un premier temps, je montrerai comment Habermas en est venu à remettre en question l' idée même de «consensus rationnel », compris comme concept épistémologique. Deux raisons sont invoquées par Habermas afin de mettre en doute cette notion: 1) l'incohérence conceptuelle de l'idée d' un « consensus ultime» et 2) le lien interne entre vérité et consensus. Dans un deuxième temps, nous expliquerons la façon dont celui-ci revient sur l'identification de la vérité à l' assertabilité rationnelle. Dans les années suivant la publication de «Théories relatives à la vérité », Habermas Habermas, 1987, p. 317. N ' y a-t-il pas ici, comme le remarque Barbara Fultner, une séparation implicite entre assertabilité rationnelle et vérité? Habermas ne fonctionne-t-il pas ici avec deux concepts de vérité? Nous y reviendrons dans le quatrième chapitre. 27 Langlois, 2003 , p. 566. 25 26 54 redéfinit la vérité comme une propriété inaliénable de nos énoncés et cesse de réduire le concept à l' ordre du tenu-pour-vrai. Albrecht Wellmer est l'un des premIers auteurs à s' opposer à l' idée que le consensu,s rationnel habermassien puisse servir de critère de la vérité. Selon lui, l' idée d'un « consensus rationnel» compris comme valeur ultime a quelque chose de paradoxal. Dans Vérité et justification, à la lumière de la critique de Wellmer, Habermas explique pourquoi il en est venu à rejeter le concept de consensus fondé comme critère de la vérité. Il explique qu' il doute maintenant de «l ' idée d' un consensus ultime ou d' un langage définitif mettant fin à toute autre communication ou à toute interprétation ultérieure, ' si bien que ce qui prétend être une situation d' entente idéale se révèle être une situation audelà de la nécessité (et des problèmes) de l' entente réalisée au moyen du langage,28 ». Habermas remarque ainsi l 'incohérence fonctionnelle du concept de consensus rationnel. Même en tant qu' idée hypothétique, l' idée de consensus fondé est incohérente avec l' intuition faillibiliste que lègue le tournant linguistique (intuition qui, comme nous le savons, constitue la prémisse fondamentale de Habermas). Bref, il semble y avoir une contradiction fonctionnelle entre le consensus factuel résultant de nos processus argumentatifs provinciaux et la conclusion définitive que promet le consensus fondé 29 . Cet argument n' est pas le seul que mobilise Habermas afin de montrer les faiblesses du concept de consensus rationnel. Après reconsidération de sa propre théorie, Habermas met maintenant en doute le lien conceptuel entre vérité et consensus. Comme nous l' avons déj à invoqué, ce que le consensus a de rationnel, ce sont les procédures qui y ont mené. Mais la rationalité du processus ne garantit pas nécessairement la vérité de la conclusion. Encore une fois, c'est une critique qu' a développée Wellmer dans son livre Persistence of Modernity : Habmeras, 2001 , p. 189. . L' incohérence conceptuelle de la notion de consensus idéal se révèle aussi dans son évaluation. Pour pouvoir juger de son accomplissement, il faudrait être capable de se placer du point de vue d ' un observateur omniscient (et non pas seulement au niveau des participants). Sinon, quand saura-t-on si une telle perfection aura été atteinte? Or, à la lumière du tournant linguistique, il est clair pour Habermas que nous ne disposons d' aucun élément d'externalité permettant un pareil jugement. Il est impossible de savoir si un consensus est véritablement fondé tant qu'un nouvel argument ne vient pas secouer ce que l' on tient pour vrai. Voir Langlois, 2003 , p. 566-567. 28 29 55 ----- - - 1 -~~ If 1 have reasons foragreeing, then this means precisely that 1 consider a validityclaim to he true. But the truth does not follow here /rom the rationality of the consensus, it follows form the appropriateness of the reasons which 1 can advance for a validity-claim, and 1 need to have convinced myself that these reasons are in fact appropriate hefore 1 can speak of the rationality of the consensus30 . Même dans des conditions presque idéales (i.e. dans un processus rationnel), rien ne peut exclure que le consensus que l' on atteint est faux 31 • Comme le remarque Habermas lui- même dans Vérité et justification, «cette conception procédurale de la vérité ( ... ) est contre-intuitive, dans la mesure où, de toute évidence, la vérité n ' est pas un ' concept qui connote le succès,32 ». Nous entrons ainsi au cœur de la difficulté de l'identification de la vérité et du consensus. Étant donné l' impossibilité de l' exemplification du consensus rationnel, ce consensus ne peut être ce par quoi nous atteignons la vérité (même si Habermas continuera à affirmer que cette procédure discursive nous permet de nous en approcher). L ' argument que Habermas met maintenant de l' avant est que, même sous des conditions idéales, rien ne nous permet d'exclure qu' une entente factuelle puisse être fausse (et ce grâce à la force d ' un meilleur argument actuellement imprévisible). Nous n' avons aucun moyen de savoir si un énoncé sera capable de résister à toutes les tentatives de réfutation ultérieures 33 • Les critères procéduraux que développe Habermas à travers la situation idéale de parole ne peuvent, en aucun cas, nous assurer de la vérité du consensus. Bref, ce que Habermas remarque maintenant, c'est que la vérité n'est pas un concept strictement épistémique 34. Les raisons apportées afin d' honorer une prétention à la validité ne peuvent jamais nous assurer de la vérité de ce qui est mis en cause. L'incohérence conceptuelle du concept de consensus ultime ainsi que l' observation Wellmer, 1991 , p. 161. Je souligne. À la lumière de la critique deWellmer, Habermas doute que l'on puisse tout simplement assigner un critère à la vérité. En 1983, il ajoute la remarque suivante à son texte de 1972 : « parler d'un critère de la vérité est trompeur ». Ce qu'il veut dire, c'est que le consensus fondé doit pouvoir expliquer l' approximation de la vérité au moyen d ' une procédure, mais il ne peut permettre de la trouver. 32 Habermas, 200 1, p. 301 et suivantes. 33 Habermas, 2001 , p. 192. 34 J'entends par épistémique ce qui est « supporté par des raisons ». Le concept épistémique de Habermas, par exemple, est la croyance supporté par les meilleures raisons ' (ou, dans ce cas, par la force du meilleur argument). 30 31 56 voulant que la rationalité d' un consensus ne nous indique rien quant à sa vérité mènent Habermas à rejeter l' idée de « consensus» en tant que critère de la vérité. Habermas nous informe aussi, dès le début de Vérité et justification, qu' il désire maintenant abandonner l' adéquation d' assertabilité rationnelle et de vérité. Dans ce livre, Habermas affirme « [qu' il] distingue, plus rigoureusement [qu'il ne l' avait fait] jusqu' à présent, entre la vérité d ' un énoncé et l' assertabilité rationnelle de ce même énoncé (même dans des conditions approximativement idéales)35 ». Pourquoi veut-il maintenant opérer cette distinction conceptuelle? Il reconnaît qu' il y a une dualité de registre entre.le concept de vérité et d ' assertabilité rationnelle. Il veut ainsi «rendre justice à la 36 transcendance de la vérité par rapport à son contexte ». Alors que nos justifications rationnelles peuvent toujours être rejetées par la force d ' un meilleur argument, Habermas affirme que nous devons comprendre la vérité comme un moment inconditionnel (irréductible à nos énoncés). Il soutient que le concept de vérité doit receler un moment d'inconditionnalité, que celui-ci n 'est plus assimilable à la justification. Bref, Habermas veut maintenant développer une approche théorique qui permette de rendre compte de l' intuition réaliste que nous avons décrite à la fin du premier chapitre. C ' est pour répondre à ces apories que Habermas développe, en 1999, une nouvelle théorie de la vérité. Pour la première fois en plus de 25 ans, Habermas se replonge dans la philosophie théorique afin de rendre compte de l' intuition réaliste à la lumière du doute contextualiste que crée la philosophie du langage 37 . Afin de défendre la possibilité d ' une contre-épreuve réaliste en épistémologie, Habermas introduit une conception bidimensionnelle de la vérité (pragmatiste d'un côté, épistémique de l'autre). C' est à cette conception habermassienne que nous devons maintenant nous consacrer (3.2). L ' élaboration nous mènera à montrer comment Habermas défend le lien interne entre vérité et justification (3.3). Habermas, 2001 , p. 270. Habermas, 2001 , p. 301. 37 Habermas, 2001 , p. 263. 35 36 57 3.2 La théorie pragmatiste/épistémique de la vérité Comme nous venons de le VOIr, Habermas fait maintenant d ' importantes objections à la théorie consensuelle de la vérité: que ce soit l' incohérence pratique d' un consensus ultime ou le caractère contre-intuitif du traitement strictement épistémique de la vérité. Voilà ce qui a mené Habermas «à procéder à une révision qui rapporte le concept d' acceptabilité rationnelle, [qu' il maintient] et qui a son fondement dans la théorie de la discussion, à un concept de vérité pragmatiste, non épistémique, sans par là même assimiler la ' vérité ' à une ' assertabilité idéale,38 ». Afin d' introduire ce concept de « vérité pragmatiste» dans sa conception épistémologique, Habermas se concentre sur le lien opératoire entre action et vérité et insiste sur l' interrelation entre les sphères de l' action et du discours. Selon Habermas, le tissu des pratiques courantes s' appuie sur des certitudes empreintes de platonisme indispensables à l' action (divulguant le besoin performatif d ' un concept fort de vérité). Or, lorsque que nous perdons confiance en nos certitudes, celles-ci prennent la forme d' énoncés hypothétiques pouvant être évalués par la discussion. Selon Habermas, ce passage de l' action à la discussion a pour but le rétablissement des certitudes pratiques indispensables à l' action. Dans ce modèle, le monde objectif joue le rôle de référence commune et implicite des acteurs dans le monde vécu; il est, pour Habermas, un correctif permanent transcendant le contexte chaque fois particulier de la discussion. Ce modèle, qui est épistémique d ' un côté (au niveau du discours) et pragmatiste de l'autre (au niveau de l'action), est ce qui permet à Habermas de réintégrer une référence réaliste en épistémologie après le tournant linguistique. Il importe de noter que, même s'il veut réintroduire un concept de vérité servant de contre-épreuve réaliste dans sa théorie, Habermas ne veut pas réhabiliter un concept de vérité-correspondance (qu' il soit ontologique ou transcendantal). Pour lui, l' introduction d ' ~n principe réaliste en épistémologie n' a pas pour but de rétablir la théorie correspondantiste. Mais comment peut-on défendre un réalisme sans retomber dans la représentation? Comment défendre l' intuition réaliste sans revenir au modèle cognitif du miroir de la nature? Habermas donne une réponse ingénieuse à cette difficulté. 38 Habermas, 2001 , p. 302. 58 Conformément à ce que nous venons de dire, Habermas veut rendre compte de la relation fonctionnelle qu' entretiennent les choses et les interprétations que nous avons 'de ces choses dans le monde vécu. Dans Vérité et justification, Habermas ne s' intéresse pas à la correspondance, mais à cette relation fonctionnelle qui existe entre les choses et nos interprétations. À l' instar de la philosophie transcendantale, Habermas recherche les conditions supposées universelles de l' action et de la discussion; il recherche, en fait, les «prétentions transcendantales faibles» que présupposent toujours déjà les acteurs 39 . Dans la sphère de l'action, Habermas affirme que nous évoluons sur la base de certitudes pratiques que nous tenons inconditionnellement pour vraies (concept pragmatiste de la vérité). Jusqu' à preuve du contraire, nous pouvons (et nous devons) avoir une confiance inébranlable dans le monde objectif. Cette confiance joue le rôle de présupposé fonctionnel et nous divulgue le besoin performatif d' un concept fort de vérité (3.2.1). Cependant, lorsque le monde 0 bj ectif nous fait défaut (lorsque nous perdons confiance en certaines certitudes pratiques), nos croyances sont problématisées et évaluées au niveau argumentatif. Les participants adoptent alors une attitude réflexive et donnent des raison pour expliquer pourquoi la continuité de la praxis quotidienne a été rompue, et ce, afin de reprendre le cours normal des choses (concept épistémique de la vérité) (3.2.2). C' est cette conception bidimensionnelle de la vérité que nous devons maintenant analyser. 3.2.1 Le concept pragmatiste de la vérité Dans les prochaines sections, j 'expliquerai pourquoi Habermas soutient que nous ne pouvons nous passer d'une référence réaliste en épistémologie. Je commencerai par présenter la thèse habermassienne selon laquelle l'horizon d' un monde objectif unique et semblable pour tous est une nécessité pratique. Selon Habermas, la sphère de l' action quotidienne présuppose que les acteurs agissent sur la: base d'un réalisme fort (et donc un concept de vérité absolue). Je tenterai d' abord de montrer pourquoi nous devons supposer cette vérité pragmatiste inconditionnée. Ces explications me mèneront à soulever une importante question: que se passe-t-il lorsque le monde objectif nous fait défaut, lorsque . nos certitudes pratiques s' effondrent? Pour répondre à cette question, Habermas ajoute à 39 Habermas, 2003 , p. 67. 59 sa théorie épistémologique un concept de «vérité épistémique» (ou acceptabilité rationnelle). C ' est ici que la théorie habermassienne devient intéressante pour nous, puisque ce dernier tente d ' expliquer, par le discours, le lien interne entre vérité et justification (tout en montrant la nécessité d ' une contre-épreuve réaliste dans . nos processus de justification). Comme nous le verrons, c' est cette interrelation entre la sphère de la pratique et du discours qui, selon Habermas, nous permet de défendre d ' abord au niveau de l' action, ensuite au niveau du discours - un concept fort de vérité sans retomber dans la correspondance. Le concept de «vérité pragmatiste» introduit par Habermas prend une place prépondérante à l' intérieur de la nouvelle thèse de la vérité que celui -ci développe dans Vérité et justification. Selon lui, c' est ce concept de vérité pragmatiste qui règne dans la vie de tous les jours (dans ce que nous appellerons, à la suite de Habermas, « le monde vécu »). Afin de rendre compte de l' intuition réaliste sans retomber dans la correspondance, Habermas tient à expliquer le lien fonctionnel que nous entretenons avec les choses. Il souligne que les acteurs du monde vécu ont toujours tendance à associer leurs interprétations à la réalité en soi, que l' agir quotidien présuppose nécessairement un réalisme fort . D ' où vient la nécessité d' un tel présupposé? Habermas montre que, en tant qu'acteurs du monde vécu, nous avons toujours une créance en la stabilité du monde sans laquelle nos représentations n ' auraient aucune raison d' être. Ce que Habermas veut mettre en lumière ici, à la manière de Husserl, c' est que nous sommes toujours déjà auprès des choses. En fait, il soutient que cette créance est une prétention transcendantale faible relative nécessaire de l' action. Les actions que nous effectuons dans le monde vécu prennent toujours place sur les rails d'un réalisme fort : Les pratiques du monde vécu reposent sur une conscience imbue de certitude qui , in actu, ne laisse aucune place à une attitude réservée à l'égard de la vérité ( ... ) Dans le rapport pratique à un monde objectif supposé identique et indépendant, les acteurs dépendent des certitudes pratiques. Or celles-ci impliquent à leur tour que l' on tienne les opinions qui commandent J' action pour ' absolument vraies. Nous ne 60 -------------- -~- mettons pas le pied sur un pont dont la statique nous paraît douteuse. Au réalisme de la pratique quotidienne correspond un concept de vérité absolue 40 . Ce réalisme de la pratique quotidienne est conçu par Habermas comme une « nécessité pratique ». Il utilise l' expression « venir à bout du monde» pour exprimer cette nécessité. Il veut dire par là que les acteurs du monde vécu doivent avoir une confiance inébranlable en la stabilité du monde pour fonctionner dans la sphère de l' action. Ainsi, le réalisme faible que défend Habermas se découvre à travers le lien fonctionnel entre action et vérité (et non dans une relation de correspondance avec le monde extérieur). Dans ce modèle, à l' opposé des thèses réalistes classiques, Habermas ne conçoit pas ·le monde objectif comme une réalité en soi, mais bien comme la référence implicite des acteurs du monde vécu. Leurs faits et gestes doivent être soutenus par une entente d ' arrière-fond, par une confiance généralisée en la stabilité du monde objectif: Dans le monde vécu, les acteurs dépendent d ' un certain nombre de certitudes pratiques. Il leur faut venir à bout d ' un monde supposé objectif et donc opérer avec la distinction entre croyance et savoir. Faire intuitivement confiance à ce que l' on tient pour absolulnent vrai est une nécessité pratique 41 • Néanmoins, le tournant linguistique semble nous suggérer d ' adopter une attitude faillibiliste face au monde. Puisque toute tentative correspondantiste est vouée à l' échec, qu' est-ce qui nous autorise à avoir une si grande confiance envers le monde objectif? Selon Habermas, dans la vie de tous les jours (au niveau de l'action), nous ne pouvons pas constamment tenir une attitude réflexive par rapport au monde extérieur. Avec lui, nous remarquons que, dans l'action, nous ne sommes pas constamment en train de remettre notre rapport au monde en question. Une telle attitude serait tout bonnement impraticable: «le besoin performatif de certitude pratique exclut ( ... ) toute réserve de principe à l' égard de la vérité »42. Habermas soutient que, au niveau de l'action, il n ' y a aucune thématisation explicite de notre rapport au monde; les acteurs agissent naïvement 40 41 42 Habermas, 2001 , p. 302-303. Habermas, 200 l , p. 196. Habermas, 2001 , p. 188. 61 puisqu' ils ne remettent pas continuellement en cause leur rapport au monde. Il affirme que nous avons le droit de tenir pour vrai nos croyances justifiées, car, dans l' action, le monde vécu fait impli~itement ses preuves: Comme les sujets qui agissent doivent venir à bout « du » monde, ils ne peuvent éviter d ' être réalistes, du moins dans le contexte de leur monde vécu. Ils ont d ' ailleurs le droit de l' être, car les jeux de langage et leurs pratiques, aussi longtemps qu ' ils fonctionnent sans provoquer la déception, font leurs «preuves» par le fait même qu ' ils fonctionnent 43 . L' auteur met ainsi en lumière l' idée pragmatiste voulant que la vie quotidienne soit traversée par un grand nombre de régularités (ce que Dewey appelait la « continuité »44). Tant que ces régularités ne nous trompent pas, nous pouvons nous appuyer, sans crainte, sur le tissu des pratiques courantes. La clé de l' argumentation habermassienne, on le comprend maintenant, est que cette continuité de l' action s' explique par le fait que les acteurs présupposent nécessairement un réalisme fort (qui nous montre la nécessité de présupposer un concept de vérité absolue). Le problème survient lorsque le monde nous déçoit. Que devons-nous faire lorsque nos certitudes pratiques nous laissent tomber, lorsqu' on ne peut plus adopter une attitude confiante face au monde objectif? Quelle attitude devons-nous adopter lorsqu' il y a « rupture de continuité »? Habermas affirme que, lorsqu'une telle situation survient, nous devons problématiser notre rapport au monde et adopter une position réflexive (discursive) par rapport à celui-ci. Dans la prochaine section, nous allons expliquer ce passage de l'action au discours en insistant sur l' interrelation entre le concept de vérité pragmatiste et le deuxième concept de vérité que défend Habermas dans Vérité et justification: le concept épistémique de la vérité (3.2.2). 43 44 Habermas, 2001 , p. 194. Dewey, 1962, premier chapitre. 62 3.2.2 Le concept épistémique de la vérité Habermas affirme que, lorsque certaines de nos certitudes pratiques s' effondrent, celles-ci se transforment en prétentions à la validité critiquables et doivent être soumises au contrôle d' un processus discursif de justification. Ainsi, lorsque les régularités de la vie quotidienne ne suffisent plus, nous passons du niveau pragmatiste de l' action au niveau réflexif de la discussion. La validité des certitudes pratiques est hypothétiquement suspendue pour être évaluée de façon épistémique (c' est-à-dire que nous devons donner des raisons pour ou contre la prétention à la validité remise en cause). Nous devons ainsi expliciter notre rapport avec le monde objectif. C' est à ce niveau, et à ce nIveau seulement, que nous effectuons une thématisation de notre rapport à la réalité: Avec le passage de l' action à la discussion, les participants adoptent une attitude réflexive et, à la lumière des raisons avancées pour ou contre, disputent la vérité des énoncés controversés, vérité qui est alors explicitement érigée en thème 45 . Cette sphère épistémique nous permet de produire des arguments pour expliquer ce qui a échoué dans la praxis quotidienne. Ce passage de l'action au discours joue un rôle primordial dans l' épistémologie habermassienne. Quelle est la visée de cette sphère épistémique? Quel rôle joue, pour Habermas, le discours dans sa théorie de la vérité? Selon ce dernier, le but de ce processus discursif est de fournir les raisons de l' échec du monde objectif, et ce, afin de revenir vers la sphère de l'action. Voilà ' pourquoi il affirme: Du point de vue des pratiques qui ont échoué et des certitudes pratiques qui ont été ébranlées, les argumentations ont une sorte de fonction réparatrice 46 • La visée « réparatrice t>de ce processus de justification est de rétablir la confiance en nos certitudes pratiques. « Les discussions sont ainsi des sortes de machines à laver, filtrant 45 46 Habermas, 2001 , p. 303. Habermas, 200] , p. 304. 63 ce qui est rationnellement acceptable pour tous 47 ». Le discours nous permet aInSI d'atteindre ce que Habermas appelait déjà en 1972 une vérité épistémique; c' est-à-dire la vérité qui est justifiée par les meilleures raisons que peut nous fournir le processus discursif (ce qu'il appelait aussi l'acceptabilité rationnelle). Bref, si nous quittons, pour un instant seulement, la sphère de la pratique pour expliquer des segments du monde objectif qui nous ont déçus, c'est pour mieux renouer avec celle-ci. Ce mouvement de l'action à la discussion vise donc à recomposer la texture habituelle de la vie quotidienne (de recoudre le tissu brisé de la praxis quotidienne). Pour reprendre le vocabulaire de Dewey, les processus d'argumentation ont pour fonction de rétablir la continuité qui ' a été perdue. Selon Habermas, la nécessité d'un concept fort de vérité se dévoile tout autant au niveau de l'action qu' au niveau du discours (au moyen de prétentions transcendantales faibles). Sur le plan de l'action, cette nécessité se dévoile à travers les certitudes pratiques empreintes de platonisme nécessaires à l'action. Le concept de vérité absolue se présente alors à nous comme un besoin performatif de la praxis quotidienne. Sur le plan de la discussion , la nécessité d'un concept fort de vérité se dévoile à travers le caractère inconditionné de nos prétentions à la vérité. Selon Haberm.as, notre expérience dogmatique des certitudes pratiques nous pousse intuitivement à émettre des prétentions à la vérité qui transcendent tous les contextes de justification: Avec le platonisme de leurs conceptions fortes de vérité et de savoir en guise de certitudes pratiques, le monde vécu qui, pour ainsi dire, émerge dans la discussion, fournit le critère grâce auquel les prétentions à la vérité indépendantes du contexte donné sont émises et acceptées; c'est là un critère qui transcende la justification, mais est toujours déjà présupposé dans l'action 48 . Puisque nous tenons, dans le contexte de l'action, nos certitudes pratiques pour absolument vraies, le monde vécu requiert que nous en fassions autant avec nos 47 48 Habermas, 2003 , p. 75. Habermas, 2001 , p. 195. Je souligne. 64 préte'n tions à la vérité 49 • Habermas affirme que nous sommes en droit de donner un caractère inconditionné à nos prétentions puisque, au niveau discursif, le monde vécu joue le rôle de référence commune, de point de repère transcendant auquel se réfèrent nos 5o prétentions à la vérité . Ce monde vécu joue le rôle essentiel d ' étalon critique (et ce, même si nous n'avons pas d'accès direct à la réalité « nue »). Un monde objectif unique pareil pour tous est donc, pour Habermas, une hypothèse nécessaire de l ' usage du langage à des fins de communication 5l (hypothèse qui se dévoile, on le comprend, à travers notre rapport au monde vécu). Une question se pose alors: puisqu' une référence au monde vécu constitue, selon Habermas, le critère nous permettant de transcender le contexte qui est chaque fois le nôtre, ne retombons-nous pas dans un modèle correspondantiste de la connaissance? Habermas refuse de l'admettre. Du moins, ce modèle ne présuppose ni de monde en soi ni de critère infaillible pour atteindre la vérité. Pour Habermas, le rapport que nous entretenons avec la réalité est opératoire et non pas représentationnel : « il s' agit ici d ' une supposition formelle qui ne préjuge d ' aucun contenu déterminé et ne nous incite pas non plus à parvenir à cette ' image correcte de la nature des choses' que Rorty associe toujours à toute intuition réaliste 52 ». L ' ordre discursif vise ainsi l' atteinte d ' une vérité épistémique (à travers un processus argumentatif qui suppose un monde objectif commun) nous permettant un retour au déroulement normal de la praxis quotidienne. Ce qu' il faut ici noter, c' est que nos processus de justification n'ont plus, comme le disait Habermas en 1972, de fin en soi (même hypothétique). Ces processus gardent toujours un caractère faillible. Dans la théorie épistémologique qU,e défend maintenant Habermas, le concept de vérité épistérnique (qui sert la cause de la praxis en permettant aux acteurs du monde vécu un retour au cours habituel des choses) ne nous garantit pas que le monde vécu ne démentira pas, un jour ou l'autre, le résultat de l' argumentation: Habermas, 2001 , p. Habermas, 2001 , p. 51 Habermas, 200], p. 52 Habermas, 2001 , p. 49 50 194. ] 89. ] 94. 194. 65 Le monde vécu, avec ses conceptions fortes de vérité et de savoir qui sont fonction de l' action, se manifeste à l' intérieur de la discussion et y apporte le point de repère qui, tout à la fois, transcende la justification et rappel1e aux interlocuteurs que nos interprétations sont faillibles 53 . Comment un monde vécu dogmatique est-il en mesure de créer une conSCIence faillibiliste? Habermas ne tombe-t-il pas ici dans une contradiction? En fait, celui-ci affirme que c' est justement le caractère inconditionné du monde vécu qui permet aux participants à l' argumentation de développer cette conscience faillibiliste. Ce qui permet ce développement, c ' est le rôle d ' assise critique que joue le monde vécu dans nos processus discursifs, assise sur laquelle s' éprouvent nos prétentions à la vérité. Le monde vécu est donc objectif en deux sens distincts: d ' abord parce qu'il sert de point de référence commun dans le processus d ' argumentation, et ensuite parce qu ' il nous permet d ' apprendre que nos croyances bien fondées peuvent se révéler fausses: [Lorsque les jeux de langage et les pratiques échouent], le monde n'a pas joué le jeu comme on l' attendait de lui. C ' est ce démenti vécu dans la pratique, celui d ' un échec par lequel le monde révoque performativement sa disposition à jouer le jeu, qui constitue le concept d ' objectivité 54 . Comme nous l' avons vu dans les deux dernières sections, l' inévitabilité d ' un concept fort de vérité se dévoile, selon Habermas, à travers deux prétentions transcendantales des acteurs du monde vécu: 1) à travers les certitudes pratiques nécessaires à l' action et 2) à travers le caractère inconditionné de nos prétentions à la vérité. L ' objectivité du monde vécu, quant à elle, se dévoile lorsque nos croyances justifiées ne suffisent plus à expliquer naïvement la praxis quotidienne. Il reste maintenant à comprendre comment le concept de vérité épistémique peut se transformer en certitude pratique. Ce qu' il reste à expliquer, c' est le lien interne qui doit nécessairement exister, chez Habermas, entr~ vérité et justification. Qu'est-ce qui nous 53 54 Habermas, 2001 , p. 195. Habermas, 2001 , p. 221. 66 permet de passer de l'ordre de la discussion à l'ordre de l'action? Ne sont-ce pas là deux ordres conceptuels distincts? Afin de répondre à cette question, Habermas utilise des outils qu' il a précédemment développés dans sa théorie consensuelle de la vérité. Pour le dire en un mot, c'est une idéalisation du processus discursif qui nous permet, selon lui, de passer de l' acceptabilité rationnelle aux certitudes pratiques. Expliquons maintenant comment Habermas défend cette approche (3.3). 3.3 Vérité et justification À la lumière de ce modèle bidimensionnel de la vérité, Habermas remarque qu' une importante question relative au mouvement discussion-action a jusqu' à maintenant été laissée de côté: qu 'est-ce qui nous autorise à tenir pour inconditionnellement vrai ce qui a été seulement justifié par des arguments provinciaux? D'où la notion de vérité épistémique tire-t-elle sa force conceptuelle? Habermas remarque qu' il faut en dire plus sur ce qui nous permet de passer de la discussion (acceptabilité rationnelle) à l' action (certitudes pratiques empreintes de platonisme). Bref, ce que Habermas tient à expliciter, c' est le lien interne qui existe entre vérité et justification. C ' est dans le but de répondre à ces questions qu' il décide d'en dire plus sur le processus d ' argumentation lui-même. Le lien entre vérité et justification a un caractère paradoxal puisque « le but des justifications est de découvrir une vérité qui dépasse toute justification55 ». Afin d ' expliquer le mouvement conceptuel qui fait passer de l' action à la discussion à l' action, Habermas récupère certains éléments qu'il a introduits à travers sa théorie consensuelle de la vérité (éléments qu'il a continué à défendre à l' aide de sa pragmatique universelle 56 ). Selon lui, seul « un concept de vérité fondée sur la discussion, qui idéalise les propriétés formelles et processuelles de l'argumentation mais non ses fins» nous permet de rendre compte 1) de la différence conceptuelle entre vérité et acceptabilité rationnelle et 2) du lien interne entre vérité et justification. Habermas croit donc que c'est Habermas, 2001 , p. 303. Notamment dans ..un texte de 1976 intitulé Signification de la pragmatique universelle. Voir Habermas, 1987, p. 329. 55 56 67 la réalisation (même imparfaite) d'un processus de discussion idéalisé qui nous permet de trouver le lien entre vérité et justification. Comme nous l' avons déjà invoqué, celui-ci s' intéresse aux propriétés formelles et processuelles de la discussion. Rappelons-nous que, pour Habermas, les quatre conditions de l'argumentation . rationnelle sont: «l' inclusion universelle, la participation à égalité de droit, répression et l' orientation vers l' entente 57 l'ab~ence de toute ». Au niveau épistémique, il affirme qu' un « énoncé est vrai si et seulement si il résiste à toutes les tentatives d' invalidation dans les conditions de communications exigeantes qui sont celles des discussions rationnelles 58 ». Mais d' où provient la force conceptuelle qui se cache derrière de telles idéalisations (permettant un retour à l' action)? Qu' est-ce qui explique que les discussions rationnelles aient le pouvoir de changer l' attitude que nous avons face à un énoncé justifié? La clé de l' argumentation habermassienne peut s'exprimer ainsi: le processus de discussion rationnelle idéalisée permet d 'éliminer toute motivation à tenir pour hypothétique un énoncé déproblématisé (c' est-à-dire justifié par la discussion). Comme dans son texte de 1972, Habermas affirme que l' élimination de tout doute par rapport aux énoncés justifiés découle de la force d' une discussion idéale (où, on le comprend bien, les propriétés formelles et processuelles de la discussion sont remplies le plus possible). Selon Habermas, la suppression des doutes que nous avions sur des prétentions à la vérité problématisées résulte du consensus que crée la seule force du meilleur argument découvert au sein d'une discussion pratique idéalisée. C' est ce consensus rationnel qui permet, selon Habermas, de passer de la justification à la vérité puisque, suite à la discussion, nous n' avons plus de « motivation rationnelle justifiant que l'on maintienne une attitude hypothétique par rapport à la prétention à la vérité élevée par [un énoncé] ' p', prétention qui avait été provisoirement suspendue» 59. L' argumentation rationnelle permet donc aux énoncés problématisés de reprendre le statut de certitudes pratiques. Voilà pourquoi Habermas affirme que la discussion idéalisée nous permet un retour non problématique vers l'action. Habermas, 2001 , p. 192. Habermas, 2001 , p. 217. 59 Habermas, 2001 , p. 193. 57 58 68 La fonction rectrice du processus d'argumentation rationnelle permet d'expliquer le lien interne entre vérité et justification tout en r~ndant compte du caractère faillible de notre théorie de la vérité. Du même coup, elle permet de dynamiser le processus critique et, ainsi, de rendre compte de la possibilité d'un changement de croyance. En tournant le dos au concept de vérité-correspondance, Habermas développe une conception bidimensionnelle de la vérité qui s' intéresse avant tout au lien interne entre les sphères de l' action et de la discussion. L ' exigence transcendantale d'un concept de vérité absolue se dévoile au niveau de la pratique (via la nécessité des certitudes pratiques) et au niveau du discours (à travers l' émission de prétentions à la vérité inconditionnées). Voilà comment Habermas réintroduit un concept transculturel de vérité après le tournant linguistique. À la lumière des deux derniers chapitres, il est maintenant nécessaire de montrer plus spécifiquement ce qui oppose les deux auteurs auxquels nous nous intéressons (ainsi qu ' à introduire quelques critiques). Comme nous allons le voir dans les prochaines pages, je défendrai l' idée que l' opposition entre Rorty et Habermas est, en réalité, beaucoup plus subtile qu' on pourrait le croire à première vue (Chapitre IV). 69 Chapitre IV Le débat entre Habermas et Rorty Dans son article «Habermas, Pragmatism and the Problem of Aesthetics », Richard Shusterman affirme que: « for more than a decade, the ongoing Habermas-Rorty debate has been portrayed, at least in Europe, as expressing a radical philosophical opposition of deep and dramatic significance 1 ». Le but de son article est de mettre en parallèle les conceptions politiques et linguistiques des deux auteurs afin de montrer leurs véritables désaccords (tout en démasquant les méprises de la littérature secondaire). J' aimerais ici faire la même chose, mais dans le domaine de l' épistémologie 2 . Le but de ce quatrième et dernier chapitre est de décrypter les disputes théoriques entourant les conceptions de la vérité de Jürgen Habermas et de Richard Rorty afin d' en faire une analyse critique. Mais avant d ' accomplir cette tâche, je commencerai par interroger le vocabulaire de cet important débat. Je montrerai d ' abord qu' une certaine confusion conceptuelle règne autour du terme «réalisme ». Lorsque Habermas présente les questions qui l' intéressent dans Vérité et justification, il soutient qu ' il veut rendre compte du postulat d 'un monde unique après le tournant linguistique. Nous l' avons vu, c' est cette tâche qu' il mène à bien grâce à sa conception bidimensionnelle de la vérité et à l' affirmation que le monde vécu joue le rôle de correctif permanent transcendant le processus de justification. Dans cette première section, je montrerai que le réalisme faible habermassien n ' est pas incopmatible avec l' antiréalisme que défend Rorty (qui est, comme nous le savons, anti-correspondantiste). La visée de cette section est de montrer qu' une opposition réalisme-antiréalisme ne permet pas de saisir la complexité du débat épistémologique qui oppose Habermas et Rorty (4.1). Pourtant, il semble évident que la polémique entre ces deux auteurs ne découle pas simplement d' une mauvaise interprétation du vocabulaire utilisé. Dans le reste de ce chapitre, je présenterai ]es deux Shusterman, 2002 , p. 165. Je lai sserai ainsi de côté les débats sur le caractère esthétique du langage (et son pouvoir créateur) et tous les débats en éthique et politique (particulièrement surIe cognitivisme de la morale). Je me concentrerai uniquement sur les désaccords concernant la nécessité d'un concept transculturel de vérité et sur la façon de ' rendre compte de notre rapport avec la réalité extérieure. 1 2 70 plus grands points de tension entourant le débat épistémologique Habermas-Rorty. Le premier découle d ' une divergence évidente: Rorty ·ne rejette-t-il pas, du revers de la main, le dualisme croyance-vérité que souhaite défendre Habermas dans Vérité et justification? À partir de ce rej et rortien, dans la deuxième section, j'exposerai la première grande opposition théorique entre Rorty et Habermas: celle qui concerne l 'attitude que les acteurs du monde vécu prennent (et doivent prendre) devant la réalité dans laquelle ils sont plongés. Chez Habermas, nous l' avons vu, un concept fort de vérité empreint de platonisme est un besoin performatif de la praxis quotidienne. Rorty s' oppose à cette lecture du déroulement de l' action et, comme le soulignera Habermas lui-même, tente de nous libérer de l' emprise de cette position objectiviste. Rorty croit plutôt que cette interprétation habermassienne est une fabulation théorique qui ne peut expliquer correctement notre position d' acteur dans le monde vécu (4.2). Finalement, dans la dernière partie de ce mémoire, je présenterai l' opposition cardinale du débat Habermas-Rorty (du moins par sa présence dans la littérature secondaire): celle qui concerne la nécessité de présupposer un moment d 'inconditionnalité critique inhérent à nos prétentions à la vérité. Ce moment s' avère essentiel à Habermas pour expliquer la possibilité des processus d'apprentissage. Je terminerai ce chapitre en comparant cette approche avec celle que développe Rorty . dans sa discussion avec Thomas McCarthy (4.3). 4.1 La confusion autour du concept de réalisme Comme nous l'avons vu dans le deuxième chapitre, la motivation profonde de l' entreprise rortienne est de mettre en échec la . conception classique de véritécorrespondance. L ' inaptitude théorique du modèle cognitif du miroir de la nature lui fait défendre une conception antiréaliste de la connaissance. Habermas, on le comprend maintenant, partage cette prémisse anti -correspondantiste mais tente tout de même de défendre un réalisme faible sans la correspondance. Au premier abord, la tension entre ces deux auteurs semble donc pouvoir être formulée à travers une opposition réalisme- antiréalisme. Pourtant, je soutiendrai dans cette section qu' il y a, à c~ niveau, plus de ressemblances entre les thèses avancées par ces deux auteurs qu ' on pourrait le croire à 71 première vue. Je montrerai que, en sens, Rorty soutient à travers sa thèse des « pressions causales» et son affirmation que nous sommes toujours « en contact avec le monde» une conception de la réalité qui n'est pas totalement étrangère à la position réaliste que défend Habermas. Ce rapprochement me permettra de démasquer la confusion théorique qui entoure le concept de réalisme (et de correspondantisme) dans ce débat. Cette première section ouvrira ainsi la porte à l'explication détaillée des véritables désaccords théoriques entre Jürgen Habermas et Richard Rorty. Comme je l'ai montré au tout début du présent mémoire, Rorty et Habermas partagent plusieurs prémisses philosophiques qui influencent fondamentalement leurs conceptions de la vérité. Tous deux, à la lumière du tournant linguistique, s' accordent pour rejeter les théories de vérité-correspondance (qu' elles soient ontologiques ou transcendantales). Selon eux, la recherche de la vérité ne doit plus être conçue comme la recherche d'une adéquation entre nos représentations et la réalité extérieure. Comme nous l' avons vu à maintes reprises, les deux auteurs croient que l' influence du langage sur nos processus cognitifs est assez déformatrice pour empêcher tout accès à la réalité « nue». Tous deux s' accordent aussi pour insister sur le caractère faillible de nos processus de justification. Les limites spatio-temporelles de la communication nous interdisent toute connaissance certaine et absolue du monde. Or, malgré ces hypothèses communes, il semble qu'un désaccord fondamental subsiste sur la question de la vérité et du réalisme. Comment pourrait-on formuler -ce désaccord? Dans Vérité et justification, Habermas s'attaque à une question théorique fondamentale: « il s'agit de la question épistémologique du réalisme: comment concilier ~ la fois le postulat d' un monde indépendant de nos descriptions et identique pour tous les observateurs, et la découverte de la philosophie du langage, selon laquelle nous ne disposons d'aucun accès direct, non médiatisé par le langage, à la réalité -'nue,3 »? Cette tentative de conciliation du réalisme et du tournant linguistique semble évidemment s' opposer à la position antiréalisteque défend Rorty à travers son œuvre (selon laquelle le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du terme réalité en tant que 3 Habermas, 200] , p. 264. 72 - - -------------------------------------------- référence transculturelle). L ' opposition réalisme-antiréalisme semble donc au cœur de la dispute théorique entre les deux auteurs. Ce dualisme semble, à première vue du moins, mettre en lumière deux c·o nceptions différentes de la réalité (et, ainsi, du concept de vérité que celui-ci sous-entend). Or, je crois qu' une telle opposition binaire ne permet pas de comprendre le fond du désaccord entre Rorty et Habermas. En fait, l' idée que je souhaite ici défendre, c' est qu ' il y a une certaine confusion interprétative autour de la notion de réalisme. Comme nous le verrons dans ce chapitre, la véritable opposition entre ces deux auteurs conce~e moins la possibilité (ou l' impossibilité) de rendre compte théoriquement d ' une réalité indépendante de l' esprit humain que celle qui stipule que cette réalité indépendante pousse inévitablement les acteurs du monde vécu à présupposer une vérité empreinte de platonisme. Mais avant d' expliquer plus longuement ce point, je souhaite montrer que l' antiréalisme rortien a certains airs de familiarités avec le réalisme faible que défend Habermas dans Vérité et justification. Comme nous l' avons souligné dans le dernier chapitre, Habermas défend sa position réaliste en soulignant le rôle de corr~ctif permanent que joue le monde vécu dans nos processus discursifs. Rappelons que Habermas soutient que les jeux de langage et les pratiques résistent parfois à nos croyances de façon assez problématique pour rompre la continuité de la praxis quotidienne. Cette résistance occasionnelle du monde vécu nous dévoile, selon Habermas, une réalité indépendante de nos préférences qui ne peut être ignorée dans l' explication de nos processus cognitifs. En fait, elle nous dévoile que le monde vécu, en tant que « point de repère qui transcende la justification », s' appuie sur l' hypothèse d ' une réalité extérieure indépendante de nos préfér ences 4 • En quoi, alors, ce réalisme pragmatique non correspondantiste s'oppose-t-il à l' antiréalisme de Rorty? La question est pertinente puisque l' antiréalisme rortien et le réalisme faible .habermassien doivent d ' abord être conçus comme des exutoires des théories correspondantistes classiques. Sur quel plan, alors, Rorty s' oppose-t-il à la conception bidimensionnelle de Habermas? 4 Habermas, 2001 , p. 264. 73 - - - -- - - - - -- À la suite d'un examen minutieux de la théorie rortienne, il ne semble pas SI évident de trouver réponse à cette question. En fait, il est possible d'affirmer que Rorty croit lui aussi nécessaire qu' un concept de réalité extérieure indépendant de l' esprit humain doive être intégré à l' explication de nos processus cognitifs. Comme nous l' avons déjà évoqué dans le deuxième chapitre, l' antiréalisme rortien ne vise pas à démontrer l'inexistence d' une réalité extérieure. Au contraire, il soutient à plusieurs reprises que nous sommes toujours « en contact avec le mondeS ». Selon Rorty, il est raisonnable d'affirmer que le monde est là dehors , qu' il existe indépendamment de nos préférences. Dans son livre L 'espoir au lieu du savoir, il tente d' expliquer, avec plus de détails, ce rapport que nous entretenons avec la réalité. À la lumière d'e textes de Davidson, Rorty développe la thèse des pressions causales, qui vise à rendre compte du lien inévitable unissant nos 'conceptions de la vérité et la réalité. Il tient ainsi à clarifier son rejet de tout représentationnalisme tout en rendant compte du fait «que la plupart des choses de l'espace et du temps sont les effets de causes qui n'impliquent pas d' états mentaux humains 6 » : Aussi, même s' il n' existe pas une manière d' être du monde, mêJne s' il n' existe rien de tel que la «nature intrinsèque de la réal ité », il existe pourtant néanmoins les pressions causales. Ces pressions auront beau être décrites de différentes façons à différentes époques et pour différents buts, eIJes n'en delneurent pas moins des . 7 pressIons. Rorty affirme que ce contact que nous avons avec la réalité extérieure module inévitablement nos conceptions de la vérité. Ce constat rortien vise «[1 ' ]explication empirique des relations causales existant entre certains aspects de l'environnement et le fait de tenir pour vrais certains énoncés 8 ». Rorty ne nie donc pas l'influence d'un monde extérieur indépendant sur nos conceptions de la vérité. Sans retomber dans le correspondantisme, Rorty tente d'expliquer la relation entre les effets du monde et nos croyances. Selon lui, « la relation entre notre prétention à la vérité et le reste du monde Rorty, Rorty, 7 Rorty, 8 Rorty, 5 6 ] 995 , p. 34. 1997, p. 23. ] 995 , p. 34. ] 995, p. 34. 74 [est] causale plutôt que représentationnelle 9 ». Même si le lien que nous entretenons avec le monde n' est ni ontologique ni transcendantal, Rorty ne nie pas qu' un tel lien existe et qu' il est déterminant dans la formation de nos croyances lO . Comme nous pouvons déjà l' apercevoir, cette thèse rortienne a un certain air de familiarité avec l' idée habermassienne voulant que le monde vécu joue le rôle de correctif permanent de nos représentations. Chez Rorty, tout comme chez Habermas, rious trouvons le concept nécessaire d' un référent extérieur à l' aide duquel peuvent s' éprouver nos croyances (sans qu' il y ait, pour autant, une visée de correspondance entre nos croyances et la réalité). Cet important lien causal qu' établit Rorty entre réalité ' et vérité nous permet de clarifier la position qu' il souhaite défendre : Lorsqu ' on prétend que « le pragmatisme est incapable de rendre compte du caractère absolu de la vérité », on confond deux choses: l' exigence d ' une explication de la relation qui associe le fait de prétendre posséder des croyances vraies et le monde (expl ication que Davidson obtient en interprétant cette relation comme une relation causale et non pas représentationnelle), et l' exigence spécifiquement épistémologique aux termes de laquelle nous sommes assurés d ' aboutir à la certitude, que ce soit dans le présent ou à l' occasion de la recherche en cours, même si cela doit se produire dans un futur infiniment lointain I l. Ainsi, grâce à sa théorie des pressions causales, Rorty répond à la première exigence tout en montrant l' impossibilité de la deuxième. Bref, ce qui cause problème pour Rorty, ce n' est pas l'existence d'une réalité indépendante de nos préférences (réalité qui influence nos conceptions de la vérité), mais plutôt toute défense de l' idée voulant que la vérité soit, elle aussi, là dehors , qu'elle puisse être découverte au moyen d 'un processus correspondantiste de connaissance. Ce que Rorty met en doute, c'est qu'il y ait une seule façon de décrire les phénomènes causaux. Rorty, 1995, p. 34-35. Pour un exam en détaillé de cette thèse, voir: Putnam, 2000. Il Rorty, 1995, p. 35. 9 10 75 Une digression critique"s"e mble ici nécessaire: est-ce bien vrai que les conceptions que défendent Rorty et Habermas sont en mesure d' éviter tout type de références correspondantistes? N ' y a-t-il pas un retour vers une visée d' adéquation dans cette tentative d' expliquer comment différents éléments de notre environnement extérieur influencent nos théories de la vérité? Chose certaine, les deux auteurs, en insistant sur l' impossibilité d' un critère infaillible régulant nos processus cognitifs, évitent les conceptions correspondantistes ontologiques et transcendantales. Néanmoins, comme le " remarque Luc Langlois dans son article « Habermas et la question de la vérité », « on aurait sans doute tort de conclure que l' absence de ce critère infaillible disqualifie en même temps l' idée de correspondance, ou plutôt l' effort de correspondance l 2 » (ce qu' on "a ppellera une visée d 'adéquation). Cette critique adressée à Habermas semble tout aussi bien s' appliquer à Rorty. En effet, lorsque le monde s' impose à nous de façon à mettre en doute nos croyances, ne somme-nous pas obligés d 'interroger ce monde afin de renouer avec la certitude perdue? N ' y a-t-il pas ici, d' une façon ou d' une autre, une tentative de « raccorder nos interprétations du monde avec le monde lui-même 13 »? Ne sommes-nous pas obligés de viser l' adéquation entre nos interprétations et le « processus autonome » qu' est le monde vécu? Il semble en effet possible d' affirmer que la prétention rortienne et habermassienne d ' un rejet total du correspondantisme soit poussée trop loin. Ce que le tournant linguistique nous permet de rejeter, c' est d'abord l' existence d' un critère sûr et infaillible nous conduisant vers une connaissance définitive (ce qui montre l' inexistence d' un correspondantisme ontologique ou transcendantal). Rien ne semble nous permettre de conclure, contrairement à ce qu' affirment les deux auteurs, que nous devons réserver le même sort à l' entièreté de l'entreprise correspondantiste. Je crois qu'il serait facile de montrer que Habermas et Rorty soutiennent déjà une conception correspondantiste faible sans hypothèse métaphysique à travers leurs conceptions de la vérité. En fait, c' est la définition même du correspondantisme classique comme nécessitant un critère extralinguistique que ces auteurs doivent revoir afin de pouvoir décrire de façon plus subtile le déroulement de nos processus cognitifs. Car même si cette visée d'adéquation n' est pas indépendante du langage, elle permet tout de même de mieux expliquer le lien interne 12 13 Langlois, 2003 , p. 580. Langlois, 2003 , p. 580. 76 --- - -------- entre les pressions causales qu' exerce sur nous le monde vécu et le résultat du processus discursif qui rend compte de ces pressions. Revenons à notre sujet. Selon la lecture ici présentée, l' opposition réalismeantiréalisme ne parvient pas à mettre en lumière le désaccord profond entre Rorty et Habermas. Rien dans la théorie des pressions causales rortiennes ne nous dévoile la véritable opposition entre ces deux auteurs. Pourquoi alors parler d' un antiréalisme rortien? D' où vient ce dualisme (inadéquat) entre réalisme et antiréalisme? Nous pouvons dire que la confusion à propos de cette opposition découle de deux définitions antagonistes du terme réalisme. Les deux auteurs ne parlent pas de la même chose lorsqu' ils évoquent ce concept. Alors que Rorty défend un antiréalisme intrinsèquement correspondantiste, Habermas découple le concept de réalité de celui de correspondance. Lorsque Rorty affirme que le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du terme « réalité », ce n ' est que pour insister sur son rejet de toute perspective correspondantiste de connaissance. Ce qu' il veut faire, c' est prendre parti pour l' idée selon laquelle la philosophie du langage nous montre l' invalidité des processus cognitifs fondés sur un lien ontologique (ou même transcendantal) entre vérité et réalité. À l' encontre de cette assimilation du réalisme et du correspondantisme, Habermas tente de rendre compte de notre rapport avec la réalité en séparant ces deux notions. Il oppose aux thèses anti-correspondantistes rortiennes un réalisme pragmatique qui souligne la présence d'une réalité extérieure indépendante de l'esprit humain pouvant servir de correctif à nos conceptions de la vérité. Or, comme nous l' a montré notre examen de l' œuvre rortienne, l' auteur souscrit implicitement à ce réalisme faible. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer que le réalisme pragmatique de Habermas nous permet, au mieux, de souligner une faiblesse de la définition rortienne de « réalisme» (une assimilation non justifiée des concepts de réalisme et de correspondantisme) sans pour autant y marquer une opposition de fond. La question traitée (le rejet du représentationnalisme mène-t-il à un rejet du réalisme?) était donc, en quelque sorte, biaisée dès le départ. Mais quelle est alors la véritable opposition entre ces deux auteurs? Cette ressemblance théorique, au niveau du réalisme, nous permet-elle d'affirmer que les deux 77 auteurs, s' appuyant sur des prémisses pragmatiques et linguistiques semblables, ont plus de points en commun que de désaccords? Ce serait, évidemment, en dire trop, trop vite. Ce que je souhaite maintenant faire , c' est montrer en quoi consistent les désaccords fondamentaux entre Richard Rorty et Jürgen Habermas. Je commencerai par traiter du constat habermassien concernant l' attitude objectiviste que doivent adopter les acteurs plongés dans le monde vécu (4.2). 4.2 L'attitude des acteurs du monde vécu L ' un des débats les plus virulents entre Rorty et Habermas consiste à déterminer si nous avons besoin de distinguer assertabilité rationnelle et vérité "transculturelle lors de 1~ explication du déroulement de nos processus cognitifs. Comme nous l' avons vu, Rorty, contrairement à Habermas, croit que le tournant pragmatico-linguistique tarit la validité de ce dualisme (et ce, même s' il ne nie pas la présence d ' une réalité extérieure indépendante et modulatrice). Dans Vérité et justification, Habermas raffine son argumentation concernant la nécessité de cette distinction en changeant son angle d ' analyse. La question devient alors celle de savoir si nous avons besoin de soutenir, du point de vue des acteurs, un concept transculturel de vérité dans la praxis quotidienne. Le débat entre Rorty et Habermas se tourne maintenant vers l 'attitude que doivent adopter les acteurs du monde vécu devant la réalité dans laquelle ils sont plongés. Pour Habermas, présupposer un concept de vérité qui transcende le contexte de justification qui est chaque fois le nôtre est un besoin performatif de l' action, puisque nos faits et gestes quotidiens ne sont possibles que sur la base de "certitudes pratiques empreintes de platonisme. C'est à partir de cette hypothèse que Habermas construit son modèle bidimensionnel de la vérité et sépare conceptuellement les notions de vérité et d ' assertabilité rationnelle. Or, pour Rorty, ce besoin de certitude n'est qu'une fabulation théorique soutenue par des siècles de philosophie objectiviste. En bon pragmatiste, Rorty veut nous convaincre d ' abandonner cette tendance lourde de la philosophie classique afin de développer des outils permettant une reconfiguration du sens commun de notre communauté. 78 Rorty répond aux auteurs qui croient toujours nécessaire de maintenir l'intuition réaliste 14 en soutenant que le dualisme croyance-vérité est inutile parce que le tournant linguistique nous "m ontre que nous ne pouvons jamais être certain d ' avoir définitivement atteint la vérité. Ce dualisme n ' a tout simplement aucun effet sur notre manière d ' agir. Voilà pourquoi il soutient que la philosophie du langage montr~ l' invalidité de l' intuition réaliste. Lorsque Rorty affirme que « nous ne serons jamais capables de faire un pas en dehors du langage et [que] nous ne serons jamais capables de saisir la réalité sans qu' elle soit médiatisée par une description linguistique», c' est d'abord dans le but « d' ébranler l' influence qu' exercent encore les dualismes métaphysiques [dont] la tradition philosophique occidentale a hérités des Grecs 15 ». Selon lui, nous devons éviter de tels dualismes et expliquer autrement la réalité qui nous entoure, à l' aide d' un nouveau vocabulaire s' opposant à celui de la métaphysique grecque. Habermas ne se laisse pas convaincre par cette position déflationniste rortienne (particulièrement celle que Rorty développe dans L 'homme spéculaire et dans Contingence, ironie et solidarité). Afin de rendre compte de son désaccord, Habermas fignole son argumentation et développe, dans Vérité et justification, une approche réaliste pragmatique qui a pour but d' expliquer l' attitude que nous avons (et que nous devons avoir) devant le monde objectif. Habermas tient maintenant à rendre compte, "en se plaçant du point de vue des acteurs, de l' attitude que ceux -ci doivent adopter devant le monde vécu 16. Nous l' avons vu, ces acteurs doivent, selon Habermas, présupposer la stabilité du monde objectif; ils doivent agir sur la base de certitudes pratiques. Selon lui, seul un concept de vérité transculturelle peut nous permettre "de rendre compte des certitudes pratiques nécessaires à l'action. Voilà pourquoi, selon lui, le dualisme vérité- 14 Cette intuition , rappelons-le, est celle voulant qu'il y ait un dualisme fondamental entre ce que nous tenons pour vrai et la vérité. Comme nous l' avons dit au premier chapitre, J'intuition réaliste nous pousse à postuler une différence conceptuelle entre le concept de vérité et celui de croyance, la croyance étant ce qui ressort de nos processus de justification toujours contextuels, la vérité étant cette caractéristique inaliénable qui s' impose à nous indépendamment de nos autres croyances. 15 Rorty, 1995, p. 58-59. 16 Cette nouvelle perspective qu ' adopte Habermas doit être soulignée. C ' est une belle performance philosophique de la part de Habermas que de laisser la perspective d' observateur (du scientifique qui étudie le monde qoi l' entoure) afin de se placer au niveau de l' acteur submergé dans le monde vécu. Ce changement de perspective nous permet d'avoir une compréhension différente de la nécessité du dualisme vérité-croyance . 79 - - - - - - - -- - -- - -- - -- - - -- - --- assertabilité rationnelle est toujours nécessaire. Rappelons cette importante thèse de Habermas: Dans le rapport pratique à un monde objectif supposé identique et indépendant, les acteurs dépendent des certitudes pratiques. Or, celles-ci impliquent à leur tour que l'on tienne les opinions qui commandent l' action pour absolument vraies ( ... ) Au réalisme de la pratique quotidienne correspond un concept de vérité absolue 17 . Ce que Habermas veut souligner à travers son concept de certitude pratique, c' est l 'attitude objectiviste que doivent adopter les acteurs du monde vécu, au niveau de l' action, par rapport à leurs croyances justifiées localement. En tant qu' acteurs ancrés dans la praxis quotidienne, nous devons toujours supposer l' existence d ' une vérité inconditionnée. Rorty admettrait-il que ces certitudes constituent un «besoin performatif de l'action» révélant la nécessité de référer à un concept fort de vérité? Accepterait-il le mouvement circulaire entre action et discussion qui découle de la lecture habermassienne du monde vécu? Ces questions sont difficiles puisque Rorty n'a jamais répondu directement au réalisme pragmatique et à la conception bidimensionnelle que défend Habermas dans Vérité et justification. Néanmoins, Rorty laisse plusieurs traces de réponses potentielles dans son œuvre. Évidemment, la position habermassienne serait inacceptable pour lui si celle-ci nécessitait que l'on présuppose l 'accès à une vérité immuable (c'est -à-dire l'exigence spécifiquement épistémologique aux termes de laquelle nous sommes assurés d'aboutir à la certitude). Pourtant, l' observation habermassienne sur la nécessité des certitudes pratiques nous permet de rendre compte du faillibilisme de la connaissance. Nous avons vu que la vérité pragmatiste, tout comme la vérité épistémique, a chez Habermas un caractère faillible (la vérité pragmatiste peut être démentie par le monde vécu, la vérité épistémique par la force d'un meilleur argument encore imprévisible). Ainsi, pour comprendre le mouvement circulaire de l'action à la discussion à l' action, il n'est pas nécessaire de postuler un aboutissement cognitif quelconque. 17 Habermas, 2001 , p. 302-303. 80 Malgré la reconnaIssance de ce faillibilisme, Rorty refuserait sans doute de reconnaître comme valide cette référence nécessaire à un concept transculturel de vérité. Tout porte à croire qu' il s ' opposer~it farouchement à l'idée selon laquelle des certitudes pratiques empreintes de platonisme soient la condition de possibilité de l' agir quotidien. Habermas, qui développe sa conception bidimensionnelle de la vérité en partie pour répondre au néo-pragmatisme rortien, tente, dans les dernières pages sur l' explication du mouvement action-discussion-O action, de deviner ce que Rorty répliquerait à sa nouvelle thèse épistémologique: Certes Rorty ne contesterait pas ce lien entre discussion et action. Il accepterait aussi d ' établir un lien entre les deux perspectives - celle des interlocuteurs qui cherchent à se convaincre réciproquement de leurs interprétations et celle des sujets qui agissent et sont engagés dans leurs jeux de langage et dans leurs pratiques. Mais Rorty ne distinguerait pas. ces perspectives de façon à les relativiser l' une par rapport à l' autre. Au point de vue des participants à l' argumentation, sa description emprunte cet aspect des dialogues qui nous tiennent prisonniers et nous interdisent de nous évader des contextes de justifications; à la perspective des acteurs, elle emprunte le mode de la nécessité de venir à bout du monde. La projection réciproque de ces deux perspectives contraires constitue ensuite la certitude ethnocentrique qui mnène Rorty à se demander ce qui nous obligerait, d ' une façon générale, à nous efforcer de faire converger la prise de conscience contextualiste, que nous devons à nos expériences de l'argumentation, avec le réalisme de tous les jours dont il crédite le monde vécu 18 • Habermas tient ici à souligner que Rorty accepterait sans doute le mouvement pragmatiste continuité-rupture de continuité, mais n' y ajouterait pas la présupposition d' un concept transculturel de vérité (compris comme un besoin performatif de la praxis ( quotidienne). Bien au contraire, ce mouvement de l'action à la discussion lui servirait à justifier, en insistant sur l' effondrement constant de nos certitudes pratiques, notre rapport toujours imparfait à la réalité. Plus loin dans son texte, Habermas soutient que Rorty traiterait le besoin performatif de certitudes comme une illusion profondément 18 Habermas, 2001 , p. 196-197. 81 ancrée dans notre Zeitgeist. Habermas, en supposant toujours ce que Rorty répliquerait à sa conception, continue en affirmant que : Si les acteurs du monde vécu ne peuvent - jusqu' à nouvel ordre - s'empêcher d'être « réali stes », tant pis pour eux. Il incombe alors aux philosophes de réformer le concept de vérité qui est celui du bon sens, puisque c' est lui qui nous induit en erreurl9 . Je crois que Habermas voit juste en supposant que Rorty concevrait cette tendance qu' ont les acteurs à tenir pour inconditionnelles leurs croyances non pas comme un besoin performatif de l' action, mais bien comme le reflet d' une tradition objectiviste qui module notre compréhension du monde. Rorty, en bon pragmatiste, n ' essaierait paS d' expliquer fonctionnellement cette tendance réaliste des acteurs : à la suite de Dewey, il exhorterait plutôt les philosophes contemporains à développer de nouveaux vocabulaires afin de changer cette tendance objectiviste du sens commun de notre · communauté 2o . Comme nous l' avons vu au deuxième chapitre, Rorty croit que si nous sommes en mesure de nous libérer de l' emprise de la philosophie occidentale classique, la nécessité de s' appuyer sur des certitudes pratiques (comme la décrit Habermas) se révélera n ' être qu' un autre effet pernicieux de l' omniprésence de la métaphysique grecque. Voilà pourquoi nous pouvons imaginer qu ' à la conception habermassienne de la vérité transculturelle reflétant un besoin performatif de l' action, Rorty opposerait une visée rééducatrice. Ces explications nous permettent de formuler la première grande opposition épistémologique entre Richard Rorty et Jürgen Habermas. Les deux auteurs donnent une explication antagoniste de l' attitude que doivent prendre les acteurs devant la réalité dans laquelle ils sont submergés. Cette opposition est fondamentale puisqu' elle nous révèle le désaccord concernant 1) la pertinence du dualisme croyance-vérité dans l'explication théorique du déroulement de l'action et 2) la validité même de l'intuition réaliste. D ' un côté, Habermas soutient que cette intuition est toujours pertinente en montrant comment le dualisme croyance-vérité se révèle à nous dans la sphère quotidienne de l' action. De 19 20 Habermas, 2001 , p. 196-197. Rorty, 1997, p. 17. 82 l'autre, Rorty croit que la tendance des acteurs à tenir pour inconditionnels les énoncés justifiés ne souligne pas un besoin performatif de l'action, mais reflète plutôt une habitude de pensée ancrée dans plusieures générations de philosophies"métaphysiques. Une question critique se pose ici à nous: en tant qu' acteurs du monde vécu, avons-nous véritablement besoin de présupposer un concept fort de vérité dans la praxis quotidienne? À la lumière du pragmatisme classique, il semble évident que l' agir quotidien dépende, en grande partie, d'un savoir naïf; que nous agissons sur un arrièreplan de certitudes pratiques non éprouvées dans le contexte d'action. Néanmoins, la difficulté est celle de savoir à quel point la tend"a nce des acteurs à tenir leurs croyances pour vraies est une condition de possibilité de l' action. J ' aimerais ici mettre en lumière un point faible de l' argumentation habermassienne (sans pour autant prendre parti pour Rorty). Habermas, rappelons-le, soutient que « les pratiques du monde vécu reposent sur une conscience imbue de" certitude qui, in actu, ne laisse aucune place à une attitude réservée à l' égard de la vérité 21 ». Il affirme que l' action n ' est possible -que sur la base de certitudes absolues. Or, je doute que l'attitude objectiviste des acteurs soit toujours aussi forte que Habermas le laisse entendre. On le comprend intuitivement, le degré de certitude que nous avons face à nos différentes croyances varie de façon importante selon la croyance en question. Plus notre croyance prend la forme d ' une habitude (plus une action nous devient naturelle), plus le degré de certitude pratique associé à cette croyance sera élevé. Nous ne sautons pas en parachute de la même façon que nous prenons une marche ~ Le point que je veux ici soulever est que certaines actions semblent tout simplement impossibles sans une attitude constante de remise en question. Je crois qu' il serait possible de circonscrire un ensemble d ' actions qui recoupent, d' une certaine façon, certitude et réflexion. De façon à dresser un portrait juste de l'interaction entre action et discussion, Habermas - qui ne serait probablement pas en désaccord avec cette modification de l'interprétation qùe nous devons avoir de l'action - devrait rechercher à établir une hiérarchie de certitudes correspondant au degré d ' habitude de nos différentes actions. Cela lui permettrait d'expliquer de façon plus raffinée la grande complexité de 21 Habermas, 2001 , p. 302. 83 l' attitude des acteurs du monde vécu et, ainsi, éviter une généralisation sur le caractère nécessairement « absolu» de l' agir quotidien. Dans la prochaine et dernière section, j ' aimerais pré~enter un deuxième désaccord fondamental entre Habermas et Rorty. Celui-ci concerne une autre présupposition essentielle de l' activité humaine (comprise comme prétention transcendantale): la nécessité de présupposer un moment d ' inconditionnalité à l' intérieur de nos prétentions à la vérité. Je commencerai par expliquer la position habermassienne selon laquelle une telle présupposition est nécessaire à l' explication de nos processus critiques, dans le but de montrer comment Rorty, à travers sa thèse sur les «substitutions langagières », s' oppose aux prémisses habermassiennes. 4.3 Le moment d'inconditionnalité Avant de terminer le présent mémoire, j ' aimerais insister sur une deuxième facette du débat opposant Habermas et Rorty. Cette seconde opposition, contrairement à celle que nous venons de voir, n ' a pas son origine dans les nouvelles thèses que développe Habermas dans Vérité et justification, mais prend plutôt racine dans des textes publiés avant 1990. C ' est d' ailleurs à cette opposition que se consacre le plus longuement la littérature secondaire 22 • Robert Brandom consacre même les premières pages de son anthologie sur Rorty à ce ,débat 23 . Cette opposition concerne la nécessité de présupposer un moment d 'inconditionnalité critique inhérent à nos prétentions à la vérité. Le point de tension entre les deux auteurs est clairement résumé par Michael Barber dans son article « A Moment ofUnconditional Validity? Schutz and the Habermas/Rorty Debate» : Richard Rorty challenges Jürgen Habermas ' s belief that every validity-claim raised within context-bound discussions contains a moment of universal validity. Rorty argues that immersion within contingent languages prohibits any neutral, context-independent ground, that one cannot predict the defence of one' s 22 23 Voir: Habermas, 200] ; McCarty, ] 990; Barber, 2004. Brandom, 2000. 84 assertion before any audience, and that philosophy can no more escape its contextual limitations than strategie counterparts24 . Je commenceraI cette section en exposant le cœur de cette position objectiviste habermassienne. Cela me mènera à expliquer pourq40i des auteurs comme Habermas, McCarthy et Wellmer soutiennent que nous avons besoin de présupposer un moment d' inconditionnalité critique à l' intérieur de nos processus de justification. Nous verrons d' abord que, selon Habermas, présupposer ce moment d' inconditionnalité est nécessaire à l'explication de la force critique de nos énoncés; c'est ce moment qui nous permet d'expliquer la possibilité même de nos processus d'apprentissage. Une question se posera alors. Comment Rorty peut-il expliquer cette force critique s' il renie tout concept transculturel de vérité? D' où provient la force de révision inhérente aux processus critiques si aucun énoncé n' est davantage vrai? Afin de combler le vide méthodologique laissé par l' abandon du moment d' inconditionnalité, Rorty reconsidère la force critique du langage au moyen de sa thèse des « substitutions langagières ». C' est cette stratégie rortienne que nous allons expliciter dans cette section. Comme nous l' avons déjà laissé entendre, Habermas affirme que nos prétentions à la vérité doivent contenir un moment d' inconditionnalité qui transcende le processus de justification à chaque fois particulier. Comme le remarque Rorty, « Habermas says that every validity claim has ' a transcendent moment of universal validity [which] bursts every provinciality asunder' in addition to its strategie role in sorne context-bound discussion25 ». Qu'est-ce que cela veut dire exactement? Habermas veut ici souligner une autre attitude humaine objectiviste selon lui inévitable. Cette fois, cependant, il n' est pas intéressé par l' attitude des acteurs de la praxis quotidienne, mais bien par l' attitude des interlocuteurs participant à un processus de discussion visant l'entente. Comme il l' a fait avec les acteurs plongés dans la praxis quotidienne, Habermas soutient que les interlocuteurs ne peuvent s' empêcher d'être réalistes dans la sphère discursive. Habermas affirme que ceux-ci doivent considérer les énoncés qu'ils défendent dans les processus de justification comme inconditionnellement vrais. Cette attitude objectiviste leur permet, du 24 25 Barber, 2004, p. 51. Rorty, 2000, p. 6. 85 mOIns par sa prétention, une aSSIse réaliste qui transcende le caractère contextuel du processus de discussion; elle permet, en d 'autres termes, un moment d 'inconditionnalité qui permet d 'aller au-delà des limites contextuelles de l 'argumentatio.n26 • Selon lui, cette attitude que nous adoptons face à nos prétentions à la vérité est une présupposition inévitable des processus argumentatifs. Albrecht Wellmer résume magnifiquement cette pensée de Habermas dans son livre Vérité, contingence et modernité: À chaque fois que nous élevons des prétentions à la vérité sur la base de bons arguments ou de preuves irréfutables, nous supposons ( ... ) qu ' aucun argument ou aucune preuve ne surgira ultérieurement, qui remettrait nos prétentions à la vérité en • 27 questIon . Selon Habermas, lorsque nous soutenons, devant une communauté d ' interprétation, une prétention à la vérité - justifiée par de bonnes raisons (Wellmer) ou par la force du meilleur argument (Habermas) - nous présupposons toujours que celle-ci est en mesure de résister à tous les publics dans tous les contextes possibles. Cette attitude que nous devons prendre au sujet de nos énoncés est la condition de possibilité même des processus discursifs visant l'entente (une deuxième prétention transcendantale faible relative, cette fois , aux présuppositions de la discussion). Comment ces auteurs Ge pense notamment à Habermas, McCarthy, Wellmer et Barber) justifient-ils cette nécessité? Pourquoi devons-nous absolument présupposer ce moment d ' inconditionnalité? À quoi sert-il? Comme nous le savons, Jürgen Habermas et Thomas McCarthy s' opposent tous deux aux conceptions déflationnistes semblables à celle de Rorty28. L'une des raisons derrière leur appréhension est qu' ils ne croient pas que de telles conceptions puissent Notons ce lien important entre le moment d'inconditionnalité inhérent à nos prétentions à la vérité et le concept de vérité transculturelle. Selon Habermas, présupposer que - nos énoncés sont vraies inconditionnellement (qu ' il reflète une vérité transculturelle), nous donne accès au moment d' inconditionnalité (à un moment où, à J' intérieur même de nos processus de justification, nous allons audelà des limites contextuelles de l' argumentation) 27 Habermas, 200] , p. ] 92. 28 Voir: Habermas, 200] , p. 297-298-299; McCarthy, 1992. 26 86 l correctement expliquer le fonctionnement de nos processus critiques de révision 29 . Selon eux, la conception déflationniste de Rorty ne peut mobiliser les ressources conceptuelles suffisantes à l'explication du déroulement de ces processus d' apprentissage. Pour Habermas et McCarthy, ces processus ont besoin d' un concept fort de vérité servant d'étalon critique, et ce, afin que nos idées reçues puissent être comparées, justifiées ou modifiées à la lumière d' une « idée régulatrice ». Selon ces deux auteurs, cette contreépreuve critique est nécessaire pour pouvoir mettre en doute nos prétentions à la vérité et les standards mêmes de la vérité dont nous avons hérité culturellement. C' est ici que se dévoile à nous l' utilité pratique du moment d' inconditionnalité dont parlent Habermas et McCarthy. Selon eux, seul ce moment peut nous permettre d' expliquer comment le point de vue critique est possible. Si Habermas croit nécessaire que nos prétentions à la vérité renferment un moment d' inconditionnalité transcendant le contexte de justification, c' est d ' abord dans le but d' avoir une assise nous permettant de mettre en doute les différents points de vue que notre communauté a (ou pourrait avoir) sur le monde. Le moment d'inconditionnalité est une présupposition nécessaire de nos processus argumentatifs, car si les interlocuteurs supposaient toujours que leurs prétentions à la vérité étaient provinciales et faillibles , il serait impossible d 'expliquer ce qui leur permet de critiquer et de réviser leurs p ropres croyances. Ce moment objectif nous permet donc de rendre compte de nos processus d' apprentissage et de nos processus critiques. Thomas McCarthy fait la remarque suivante: We can and typically do make conte'x tually conditioned and fallible claims to unconditional truth (as 1 have just done); and it is this moment of unconditionaIity that opens us up to criticism from other points of view. Without that idealizing mOJnent, there would be no foothold in our accepted beliefs and practices for the critical shocks to consensus that force us to expand our horizons and learn to see things in different ways. lt is precisely this context-transcendent, " regulative" surplus of meaning in our notion of truth that keeps us from being locked into what 29 Nous revenons ainsi sur la question fondamentale soulevée à la fin du premier chapitre: comment est-il possible de rendre compte de laforce critique de nos énoncés? 87 we happen to agree on at any particuJar time and .place, that opens us up to the alternative possibiJities30 . C'est ce «surplus de signification régulateur» contenu dans l' idée d ' un moment d ' inconditionnalité qui nous ouvre à la critique. Sans cette assise critique, nous ne mettrions jamais en doute les opinions auxquelles nous sommes confrontés puisque nous aurions la conviction qu' il ne sert à rien de s' engager dans le processus critique (chaque point de vue étant local et faillible , toute vérité définitive nous étant inaccessible). Cette attitude objectiviste de l' interlocuteur est donc conçue comme un présupposé fonctionnel permettant la confrontation de différentes interprétations de la réalité; elle permet l'intégration d ' un aiguillon critique expliquant les processus d ' apprentissage 31 • Étant donné qu' elle rejette un tel moment régulateur, Habermas et" McCarthy demandent à la théorie rortienne d ' expliquer d ' où celle-ci tire sa force critique. D ' où provient cette force, si aucune croyance n ' est davantage vraie? Puisque Rorty affirme que le langage clôture notre champ épistémique en nous imposant un ensemble de catégories inévitables, Habermas et McCarthy doutent que celui-ci soit en mesure d ' expliquer d' où vient le pouvoir critique de nos arguments. Rorty leur répond en affirmant que c' est par des moyens qui n ' appartiennent pas à la philosophie classique que l' on doit rechercher le point de vue critique. L ' auteur tourne donc le dos, une fois de plus, à la notion de vérité transculturelle et utilise le pouvoir du langage pour retrouver cette force critique. D ' après McCarthy, 1990, p 370 Notons aussi une autre justification de cette attitude objectiviste des interlocuteurs que défend Habermas dans Vérité et justification. Dans ce livre, Habermas soutient que les participants aux processus de discussion visant l'entente donnent à leurs prétentions à la vérité une saveur universelle. Dans les processus d' argumentation (dans la sphère discursive), nous devons adopter une attitude imbue de platonisme devant à nos énoncés (une position qui rappelle celle des acteurs du monde vécu dans la praxis). Qu ' est-ce qui justifie cette attitude objectiviste? Au niveau de la discussion, ne sommes-nous pas justement en train de traiter avec des énoncés problématiques (et n'avons-nous pas ainsi une a~itude faillibiliste devant le monde)? Dans Vérité et justification, Habermas affirme que « les raisons pour lesquelles les interlocuteurs, en tant que sujets capables de parler et d' agir, doivent se comporter ainsi [c ' est-à-dire présupposer que leur prétentions à la vérité sont vraies universellement] ne sont pas si difficiles à comprendre, si on décrit leurs discussions, d' un point de vue pragmatique, telles qu'elles sont enchâssées dans le monde vécu. Nous l' avons vu, dans leur pratique, les individus socialisés ont besoin de certitudes qui conservent ce statut aussi longtemps qu ' elles se nourrissent d ' un savoir accepté sans réserve» Habermas, 2001 , p. 192-193. Cette attitude objectiviste devant nos prétentions à la vérité a donc pour but de faciliter le retour à la praxis quotidienne. Si nous ne pouvons .nous empêcher d'adopter ce regard empreint d' inconditionnalité devant nos énoncés visant la justification, c'est d ' abord pour renouer avec la sphère de l' action où règnent, selon Habermas, les certitudes pratiques. 30 31 88 .lui, ce n'est pas un concept fort de vérité référant à un monde objectif unique qui doit nous servir d' étalon critique ou d'idée régulatrice, mais bien ce qu ' il appelle les «suggestions alternatives concrètes» permettant une redescription de ce qUI est communément accepté : À l' opposé [de Habermas et de McCarthy], je pense que ce qui nous permet de nous livrer à de telles critiques [celles de nos prétentions à la validité particulières et des standards mêmes de la vérité] réside dans des suggestions alternatives concrètes, des suggestions sur la façon de redécrire. ce dont nous parlons 32 . Ainsi, pour Rorty, ce qu' il importe de faire , c' est de confronter des vocabulaires, d' en proposer un meilleur, et non d'effectuer une comparaison avec un monde -0 bj ectif unique 33 . De telles redescri ptions sont, selon Rorty, assez puissantes pour nous fournir les « idéaux normatifs» à la base de nos procédés critiques. Il croit que l 'attrait que nous éprouvons pour ces suggestions alternatives est suffisant à un point de vue régulateur: Contrairement à ce que dit McCarthy, ce n ' est pas un « moment d ' inconditionnalité qui nous expose à la critique à partir d ' un autre point de vue », c' est l'attrait que , . de vue 34 . nous eprouvons pour c~t autre pOInt Selon Rorty, nous n' avons pas besoin d' une référence qUI tienne au-delà de notre contexte particulier pour expliquer nos processus critiques (i.e. effectuer des évaluations et des comparaisons ) 35. Le penchant que nous éprouvons· pour certaines redescriptions langagières est . suffisant, selon lui, pour expliquer comment se déroulent nos changements de croyances et, du même coup, combler le vide laissé par l' abandon du McCarthy, 1992b, p. 179. C ' est pourquoi l'auteur accorde beaucoup d'importance aux métaphores. Rorty abolit la distinction entre phrase littérale et métaphore. Selon lui , il n' y a que des substitutions de nouvelles métaphores à d ' anciennes. Aucune n ' est plus proche de la nature intrinsèque des choses (littéralement), ily en a seulement des plus adaptées que d ' autres pour une communauté précise (p. 38). Rorty s' accorde donc avec Nietzsche pour dire que la vérité est une armée mobile de métaphores. Cela montre aussi que l' approche de Rorty ne peut pas être qualifiée de « déconstructiviste » car il n ' a aucun désir de montrer les problèmes internes aux conceptions philosophiques classiques- mais bien d' en proposer de plus intéressantes. 34 McCarthy, 1992b, p. 180. 35 Il tente même d ' expliquer certaines grandes révolutions scientifiques à la lumière de cette interprétation (comme « les suggestions de Galilée sur la façon de redécrire l'univers aristotélicien »). Rorty, 1995 p.45. 32 33 89 concept classique de vérité 36 . Voilà comment Rorty s' y prend pour expliquer les processus critiques tout en rejetant l' attitude objectiviste que doivent, selon Habermas, adopter les interlocuteurs du monde vécu. Voilà aussi pourquoi il affirme: « the deepest disagreement between Habermas and myself may be over whether the distinction between the unconditional and the conditional ( ... ) is a mark of maturity or a transitional stage on the way to maturi ty 37 ». C'est ce débat autour du concept d ' inconditionnalité que j ' aimerais ici explorer plus à fond. Il semble que c ' est l' explication de la force critique et son lien avec le concept d' inconditionnalité qui causent le plus de problèmes à Habermas et Rorty. Chez Habermas, l' accès à la force critique nécessite que nous tenions nos prétentions à la vérité comme inconditionnellement vraies. Cette inconditionnalité nous assure un point de vue qui transcende le provincialisme du processus de justification. Chez Rorty, l' attrait que nous éprouvons pour une alternative concrète est, selon lui, suffisant pour expliquer le point de vue critique. Pour lui, force critique et inconditionnalité ne vont pas de pair. Il suggère, au contraire, que nous sommes en mesure de trouver les ressources conceptuelles suffisantes du point de vue critique de façon immanente à la justification. À première vue, il est tentant de dire que la solution habermassienne est plus intéressante. Il semble en effet que le point de vue critique doive, d ' une manière ou d ' une autre, « transcender» le contexte de justification qui est chaque fois le nôtre. Ce que ce point de vue doit permettre, en fait, c'est d'avoir accès à un ensemble de possibilités qui ne sont pas encore le cas afin de pouvoir critiquer et réviser nos prétentions à la validité 38 (ce que Il est intéressant de remarquer que cette approche par les redescriptions langagières est intimement liée au désir qu ' a Rorty d' encourager certaines traditions de pensée marginales - tout particulièrement celle véhiculée par la littérature. Il y a évidemJnent un rapport direct entre l' apologie que fait Rorty de la littérature, de l' imagination et du besoin de créer et cette nouvelle approche philosophique fondée sur les redescriptions langagières. Comme nous l'avons laissé entendre précédemment, Rorty veut mobiliser les puissantes ressources conceptuelles de l' imagination que déploie la littérature et les utiliser en philosophie. Cette tactique lui permet . d'affirmer que le langage n ' est pas simplement limitatif et qu' au contraire, l' approche par redescriptions langagières permet de mettre en lumière plus de « choix alternatifs» que ce que permet le concept fort de vérité jouant le rôle de contre-épreuve réaliste . 37 Rorty, 2000, p. 24. 38 Pourrait-on dire que Rorty remplit ce critère contrefactuel grâce à son insistance sur la comparaison et l' imagination? Peut-être bien. Néanmoins, la perspective rortienne semble incapable de mobiliser les ressources conceptue]]es suffisantes pour pouvoir expliquer l 'attrait que nous éprouvons pour un choix plutôt qu ' un autre. Chez Rorty, un tel choix semble totalement réduit à l' utilité sociale. Ce problème mériterait, dans un autre contexte, d ' être traité plus à fond. 36 90 nous pouvons appeler, à la suite de Mark Hunyadi, la contrefactualité39 ). Habermas atteint ce point de vue transcendant à travers le caractère inconditionné que donnent les interlocuteurs à leurs prétentions à la validité. Il y a donc, chez Habermas une assimilation de la transcendance à l' inconditionnalité. Cette identification conceptuelle se dévoile de façon nette dans son explication de la justesse morale: «si le concept de justesse perd l' appui, transcendant par rapport à la justi.fication, que le concept de vérité doit à ses connotations ontologiques, la question se pose de savoir comment la prétention à la justesse peut conserver un tel aspect inconditionné 4o ». Chez Habermas, on le comprend, transcendance et inconditionnalité sont synonymes. Pourquoi Habermas assimile-t-il ces deux concepts? Ce dernier n ' explique pas le fond de sa pensée dans Vérité et justification. Notons cependant que cette tactique lui permet de retrouver une assise critique universelle puisque «l ' aspect inconditionné que nous aSSOCIons intuitivement aux prétentions à la vérité est ici interprété comme une manière de transcender tous les contextes locaux 41 ». Transcendance, inconditionnalité et universalité forment ainsi la triade conceptuelle du point de vue critique habermassien. Nous pouvons (et devons) néanmoins nous demander si 'cette assimilation de la transcendance à l' inconditionnalité est justifiée 42 . La théorie habermassienne semble en fait incapable d'expliquer ce lien interne, supposément nécessaire, entre le concept de transcendance (selon lequel la force critique nécessite l' accès à des ressources qui doivent transcender notre contexte de justification) et le concept d' inconditionnalité (selon lequel la force critique nécessite des ressources qui doivent transcender tous les contextes de justification possibles). Ce qu' il faut ici se demander, c' est s'il peut être possible de trouver un point de vue capable de transcender notre processus local de justification sans pour autant posséder un statut universel (sans pour autant prétendre transcender tous les contextes de justification)? C ' est ce que propose, du point de vue de l' éthique, Hunyadi , 2004b, p. 39 et suivantes. Habermas, 2001 , p. 226. Je souligne. 4 1 Habermas, 2001 , p. 217. 42 Problème qui a d' abord été exposé par Mark Hunyadi. Pour un examen détaillé de ce problème, voir le son livre Morale contextuelle (Hunyadi , 2008) et son article « L'autorité des droits de l'homme» (Hunyadi, 2004). 39 40 91 Mark Hunyadi dans son livre Morale contextuelle 43 . Sans développer ici ce à qUOI pourrait ressembler une théorie exhaustive de la contrefactualité épistémologique, je souhaite quand même formuler certaines questions qui seraient à la base de cette théorie: la pression qu' exerce sur nous le monde vécu peut-elle rendre possible (grâce à l'imagination humaine) un ensemble d' interprétations qui ne sont pas encore le cas? Ne serait-il pas possible de concevoir le monde vécu comme une source de contrefactualité toujours locale aux communautés d' interprétations (sans assise universelle)? Le monde vécu ne constitue-t-il pas une base suffisante pour le développement d' un point de vue transcendant (qui pourrait expliquer d' où proviennent nos choix épistémologiques contrefactuels) sans pour autant postuler une assise inconditionnée? Cette analyse critique nous montre donc que les véritables oppositions épistémologiques entre Habermas et Rorty concernent l' interprétation que nous devons avoir de l' attitude des acteurs du monde vécu (au niveau de l' action d' un côté, au niveau de la discussion de l' autre). On pourrait qualifier Habermas de philosophe des présuppositions (que ce soit celles de l'argumentation, celles concernant l' attitude que doivent adopter les acteurs du monde vécu dans la praxis quotidienne ou celles concernant l' attitude que doivent adopter les interlocuteurs dans les processus de justification). Ces présuppositions sont conçues par Habermas comme de véritables conditions de possibilité de l' action et de la discussion, et montrent, du même coup, la nécessité d'un concept transculturel de vérité (à travers les certitudes pratiques, la présence d' un monde 0 bj ectif servant de correctif permanent et 'la structure de l' argumentation elle-même) après le tournant linguistique et sans retomber dans un représentationnalisme ontologique ou transcendantal. Rorty préfère opposer à cette lecture objectiviste une lecture pragmatique déflationniste. On le remarque aisément, les présupposés habermassiens n' ont aucune résonance dans la philosophie rortienne : « l am being told that l presuppose something which, even after considerable reflection, l do not think l believe 44 ». Par deux fois , Rorty s'oppose aux présupposés habermassiens qu' il croit inutiles à l' explication du déroulement de l'activité humaine. Voilà pourquoi nous 43 44 Voir Hunyadi, 2008. Rorty, 2000, p. ] o. 92 pouvons affirmer que leurs désaccords profonds ne concernent pas le dualisme réalismeantiréalisme, mais bien les présupposés théoriques n~cessaires , du point de vue des acteurs, au déroulement de la praxis. quotidienne et des processus de justification. 93 Conclusion Réalisme et vérité: quelques pistes pour une réflexion à poursuivre Tout au long de ce travail, j'ai examiné, à la lumière des thèses rortiennes et habermassiennes de la vérité, les difficultés que pose le tournant linguistique à l'épistémologie contemporaine. Le rej et des théories correspondantistes classiques place les philosophes contemporains devant un défi considérable: celui de déterminer le caractère du concept de vérité après le tournant linguistique. Afin de répondre à cette difficile question, Rorty et Habermas développent, nous l' avons vu, des outils conceptuels originaux qui ont pour but soit de rétablir le concept transculturel de vérité, soit . de l'abandonner. Afin de compléter mon analyse, j ' aimerais porter quelques commentaires critiques sur la méthodologie employée par ces deux auteurs. Cela me permettra de reconsidérer certains arguments avancés par Rorty et Habermas, ainsi que de montrer l' une des grandes alternatives méthodologiques qui se présentent à l' épistémologie de demain. Dans le premier chapitre, j ' ai soulevé certaines questions concernant le concept de vérité sur lesquelles- il serait intéressant de revenir. Assumant un tournant linguistique maintenant achevé, je me suis posé la question suivante: doit-on nécessairement supposer que nos énoncés correspondent à une réalité extérieure pour faire sens du concept de vérité? Habermas affirme que, même dans une perspective anticorre~pondantiste , un concept transculturel de vérité est toujours nécessaire pour expliquer nos processus cognitifs. Selon lui, au niveau de l 'action, « faire intuitivement confiance à ce qu ' on tient pour absolument vrai est une nécessité pratique] ». C' est pour cela que les acteurs doivent « opérer avec la distinction entre croyance et savoir2 ». Au niveau de la discussion , Habermas soutient que les acteurs se doivent de présupposer que la vérité est une propriété inaliénable de leurs prétentions à la vérité et ce, même s' ils 1 2 Habermas, 2001 , p. ] 96. Habermas, 200] , p. 196. 94 savent que ces mêmes énoncés sont toujours possiblement faillibles 3 . Ces deux présupposés lui permettent de souligner la nécessité d'un concept de vérité qui transcende le caractère contextuel des échanges langagiers. Bref, au rejet rortien de «l ' exigence spécifiquement épistémologique aux termes de laquelle nous sommes assurés d' aboutir à la certitude» qu' il étaye, Habermas y oppose une analyse transcendantale des présuppositions inévitables de l'action et de la discussion qui lui permet d ' affirmer la nécessité d' un concept fort de vérité. Cette interrogation sur le caractère de la vérité était accompagnée de deux questions épistémologiques fondamentales: (1) comment il est possible de rendre compte de la force critique de nos énoncés et (2) comment il est possible de rendre compte du lien entre vérité et justification. Pour ce qui est de la force critique, Habermas l' obtient grâce au caractère inconditionné de nos prétentions à la vérité; Rorty grâce à l' attrait de certaines descriptions linguistiques inédites. Pour ce qui est du lien entre vérité et justification, Habermas l'obtient en montrant la dynamique action-discussion à la base du monde vécu (plus précisément grâce au pouvoir conceptuel de la discussion rationnelle qui permet d' éliminer toute motivation à tenir pour hypothétique un énoncé déproblématisé); Rorty, au contraire, rejette les présuppositions réalistes sous-jacentes à la question et assimile vérité à justification. Mais, ici, ce sont les méthodes philosophiques du débat entre Richard Rorty et Jürgen Habermas que je veux interroger. Leur affrontement théorique doit être conçu comme un débat méthodologique sur la possibilité de défendre un concept transculturel de vérité à travers les présupposés des acteurs du monde vécu (autant au niveau de l' action que de la discussion). Rappelons d'abord que l' une des forces de l'argumentation habermassienne découle de son angle d'analyse. Le tournant linguistique nous apprend que nous ne pouvons plus défendre la perspective qu'utilisait jadis l'épistémologie classique: celle de l' observateur qui jette un regard de troisième personne sur le degré d' adéquation entre nos représentations et la réalité. Le faillibilisme de la connaissance Notons l' ambivalence de cette position: 1) universelle par sa prétention, 2) faillibiliste par sa nature. C ' est cette position que résume magnifiquement McCarthy en affirmant que « we can and typically do make contextua]Jy conditioned andf allible daims ta unconditional truth H. Je sou1igne. 3 95 ainsi que l' influence structurelle du langage montre qu' un tel point de vue surplombant est inapte, dans une perspective post-correspondantiste, à saisir la complexité du rapport que nous entretenons avec la vérité. Habermas, qui ne voit cependant pas cet obstacle méthodologique comme insurmontable, oppose au point de vue classique de l' observateur celui des acteurs enchâssés dans le monde vécu. Cela lui permet d ' introduire un type de justification qui échappe aux difficultés du point de vue de la troisième personne. Ce que Habermas recherchE.\ c 'est ce que les acteurs du monde vécu présupposent toujours déjà eux-mêmes. En quoi consiste, plus exactement, la méthode habermassienne? Conformément à l' approche transcendantale qu' il développe dans ses thèses morales, Habermas tente de prouver la nécessité de référer à un concept transculturel de vérité à travers une étude des conditions de possibilité de l' action et de la discussion. Comme il le dit lui-même dans son petit essai Réalité, vérité épistémique et vérité morale: [Le réalislne pragmatique], à l' instar de la philosophie transcendantale, est toujours à la recherche de conditions supposées universelles - conditions qui sont rendues nécessaires, tant pour les pratiques de base et les entreprises d ' un sujet parlant et agissant, que du point de vue des structures profondes de mondes vécus intersubjectivement partagés au sein desquels ces sujets se trouvent socialisés. À la différence de la philosophie transcendantale, cette approche pragmatique ne donne lieu qu ' à des prétentions transcendantales faibles relatives à l' analyse des présuppositions de la discussion, de la connaissance et de l' action qui sont de fait inévitables. Les conditions transcendantales fonctionnent désormais comme un a priori pour nous, qui procédons à partir de notre engagement au cœur d'une forme culturelle de vie 4 • C ' est donc l'approche méthodologique développée dans sa pragmatique universelle que Habermas étend à sa conception épistémologique. Dans l' éthique de la discussion, rappelons-le, le contenu moral ne nous est accessible que dans la mesure où le sujet de l' activité communicationnelle est obligé d ' accepter des présuppositions pragmatiques de 4 Habermas, 2003, p. 67. 96 type contrefacutel 5 . De façon semblable, en épistémologie, Habermas recherche les présupposés comportementaux de l'action et de la discussion que l'on respecte toujours /déjà (ce qu'il appelle des prétentions transcendantales faibles). La réflexion habermassienne porte donc sur les conditions de possibilité de l'action et de la discussion et a pour but de nous dévoiler l' inévitabilité de référer à un concept transculturel de vérité dans l'explication de nos processus cognitifs. Habermas arrive-t-il à son but en recherchant à découvrir les présupposés inévitables de l' action et de la discussion? Cette approche quasi-transcendantale nous permet-elle de préserver une conception inconditionnée de la vérité après le tournant linguistique? Je crois que cette question difficile mérite d'occuper une place centrale dans l'épistémologie de demain. Assumer le tournant linguistique, c'est d'abord se rendre compte que la sphère de l' inconditionné ne s' atteint plus, comme on le croyait auparavant, à travers un processus correspondantiste de connaissance. Afin de préserver la force de ce concept, la recherche des conditions supposées universelles de l' action et de la discussion semble la meilleure (et peut-être la seule) voie possible. Néanmoins, même si on accepte que certains présupposés régissent notre rapport au monde vécu, nous avons toujours le droit de nous demander ci ceux-ci sont de fait inévitables et universels. N ' y a-t-il pas un certain d~gré de spéculation dans le fait de présupposer que les acteurs agissent, inévitablement, sur l' arrière-plan d'un réalisme fort? En fait, l' une des questions cruciales à laquelle est confronté Habermas est celle de savoir si, en tant qu 'acteurs de monde vécu, nous pouvons faire autrement. C' est précisément cette question que pose Rorty avec insistance. Serait-il possible, comme le suggère Rorty partout dans son œuvre, ( de montrer que l'attitude objectiviste des acteurs n' est que l'arrière-goût de plusieurs siècles de philosophie métaphysique, de montrer que les présuppositions habermassiennes de l'action et de la discussion ne sont pas les derniers mots de l'affaire? Si l' on accepte la prémisse rortienne seloh laquelle il est possible de reformuler le rôle que nous jouons dans le monde vécu à travers un vocabulaire non objectiviste, la question transcendantale concernànt l' attitude des acteurs du monde vécu devient alors 5 Habermas, 1997, p. 18 ; Habermas, 1992, p. 18. 97 une question sur la désirabilité d' un tel changement et sur l' orientation que nous devons y donner. Bref, si l' on adopte la perspective rortienne, l'épistémologie doit prendre un tournant normatif. Les questions épistémologiques fondamentales deviennent un questionnement sur ce qui serait meilleur, pour nous, de faire: devons-nous, oui ou non, espérer la disparition de l'objectivisme métaphysique dans l' interprétation du déroulement de nos processus cognitifs? Comme nous l'avons souligné dans le dernier chapitre, le problème restera celui d' expliquer pourquoi nous sommes attirés par une solution plutôt qu' une autre; il faudra mieux expliquer d' où la force critique tire sa puissance motivationnelle si on ne reconnaît plus l' attitude nécessairement objectiviste des acteurs. C' est à cette tâche que les néo-pragmatistes doivent se livrer. Si l' on accepte la prémisse habermassienne selon laquelle il est possible de découvrir certaines présuppositions inévitables de l'action et de la discussion, la question épistémologique devient une question quasi-transcendantale sur les conditions supposées universelles de l' agir quotidien. Ce type de philosophie doit alors se tourner, je crois, vers une explication plus approfondie du lien entre «présuppositions inévitables» et «vérité transculturelle» et ce afin de prouver l' inévitabilité du concept transculturel de vérité dans l' explication du déroulement du monde vécu. Il faudra donner davantage d' explications sur l' assimilation (non justifiée chez Habermas) entre transcendance et inconditionnalité: pourquoi la transcendance nécessaire de nos prétentions à la vérité (qualité qui peut sans doute se trouver à travers une analyse des prétentions transcendantales faibles des acteurs du monde vécu), nous permet-elle de conclure sur l' inconditionnalité de ces mêmes prétentions? En somme, je crois que l' explication de l' opposition entre Habermas et Rorty effectuée dans ce mémoire dévoile une des jonctions méthodologiques les plus importantes à laquelle est arrivée l' épistémologie post -correspondantiste contemporaine. 98 Bibliographie AUSTIN, J.L. (1976), How to Do Things with Words , Oxford, Oxford UniversitY,Press. A YER, Alfred (1952), Language, Truth and Logic, London, Dover. BARBER, Michael (2004), 'A Moment of Unconditional Validity? Schutz and the Habermas/Rorty Debate' in Human Studies 27. BILGRAMI, AKEEL (2000), 'Is Truth a Goal of Inquiry?: Rorty and Davidson on Truth' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. BOUVERESSE, Jacques (2000), 'Reading Rorty : Pragmatism and its Consequences ' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. BRANDOM, Robert (2000), 'Rorty and his Critics (éd.), Maden, Blackwell Publishers. BRANDOM, Robert (2000b), 'Vocabularies of Pragmatism: Synthesizing Naturalism and Historicism' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. BRANDOM, Robert (1998), Making it Explicit: Reasoning, Representing, and Discursive Commitment, Boston, Harvard University Press. DESCARTES, René (1956), Méditations métaphysique, Paris, PUF. DESCARTES, René (1995), Discours de la méthode, Québec, Résurgences. DEWEY, John (1938), Logic: .the Theoly of Inquiry, New York, Henry HoIt and Company. ENGEL, Pascal (1998), 'Hermeneutique, langage et vérité' ln Studia Philosophica 57/1998. FREGE, Gottlob (1994), 'Sens et dénotation' in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil. FULTNER, Barbara (1996), 'The redemption of truth: Idealization, acceptability and fallibilism in Habermas' theory of meaning' in International Journal of Philosophical Studies , 4:2. GADAMER, Hans-Georg (1996), Vérité et méthode herméneutique philosophique, Paris, Seuil. les grandes lignes d'une 99 HABERMAS, Jürgen (1976), Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard. HABERMAS, Jürgen (1987), Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF. HABERMAS, Jürgen (1992), De l'éthique de la discussion, Paris, Flammarion. HABERMAS, Jürgen (1997), . Droit et démocratie: entre faits et normes, Paris, Flammarion. HABERMAS, Jürgen (2001), Vérité et justification, Paris, Gallimard. HABERMAS, Jürgen (2003), L 'éthique de la discussion et la question de la vérité, Paris, Grasset. HAMANN, Johann Georg (2007), Writings on Philosophy and Language, Cambridge, Cambridge University Press. HESSE, Mary (1978), ' Habermas' Consensus Theory of Truth' .in Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, vol. 1978, volume two: symposia and invited papers. HUMBOLDT, Wilhelm Von (1999), On language, Cambridge, Cambridge University Press. HUNYADI, Mark (2004), 'L'autorité des droits de l'homme' in Studia Philosophica, Vol. 63/2004. HUNYADI, Mark (2004b), Je est un clone: l'éthique à l'épreuve des biotechnologies, Paris, Seui~. HUNYADI, Mark (2008), Morale contextuelle, Québec, Presses de l'Université Laval. KANT, Emmanuel (2001), Critique de la Raison Pure, Paris, PUF. LAFONT, Cristiana (1999), The Linguistic Turn in Hermeneutic Philosophy, CambridgeLondon, MIT Press. LANGLOIS, Luc (2003), 'Habermas et la question de la vérité' ln Archives de philosophie 2003/3, volume 66. McCARTHY, Thomas (1990), ' Private Irony and Pubic Decency: Richard Rorty ' s New Pragmatism' in Criticallnquiry, Vol. 16, No. 2, Winter 1990. McCARTHY, Thomas (1992), 'Ironie privée et décence publique: le nouveau pragmatisme de Richard Rorty' in Lire Rorty, Paris, De l'éclat, pp. 77-100. 100 McCARTHY, Thomas (1992b), ' Une réponse à la réplique "de Rorty: la théorie ironiste comme vocation' in Lire Rorty, Paris, De l'éclat, pp. 195-212. McDOWELL, John (2000), Towards Rehabilitating Obectivity in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. O ' SHEA, James (2007), Wilfrid Sellars, Cambridge, Polity. PEIRCE, Charles Sanders (1955), Philosophical Writings of Peirce, New York, Dover Publications. PUTNAM, Hilary (1984), Raison, vérité et histoire, Paris, De Minuit. PUTNAM, Hilary (1987), The Many Faces of Realism , New York, Open Court Publishing Company. PUTNAM, Hilary (1992), Realism with a Human Face , Harvard, Harvard University Press. PUTNAM, Hilary (2000), 'Richard Rorty on Reality and Justification' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. QUINE, Willard van Orman (1951), 'Two Dogmas of Empiricism' in The Philosophical Review, 60: 20-43 RORTY, Richard (1990), L 'homme spéculaire, Paris, Seuil. RORTY, Richard (1990b), 'Truth and Freedom: A Reply to Thomas McCarthy' ln Criticallnquiry, Vol. 16, No. 3, Spring 1990. RORTY, Richard (1990c), Science et solidarité - la vérité sans le pouvoir, Paris, De l' éclat. RORTY, Richard (1992),. The Linguistic Turn: Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press. RORTY, Richard (1992b), 'Vérité et liberté: Réponse à Thomas McCarthy' in Lire Rorty Paris, De l'éclat. RORTY, Richard (1994), Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF. RORTY, Richard (1995), L'espoir au lieu du savoir, Paris, Albin Michel. RORTY, Richard (1995b), 'Is Truth A Goal of Enquiry? Davidson Vs. Wright' ln Philosophical Quarterly, Vol. 45, No. 180, (Jul. , 1995). 101 RORTY, Richard (1997), Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin. RORTY, Richard (2000), 'Universality and Truth' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. SELLARS, Wilfrid (1997), Empiricism and the Philosophy of Mind, Boston, Harvard University Press. SHUSTERMAN, Richard (2002), ' Habermas, Pragmatism and the Problem of Aesthetics' in Habermas and Pragmatism, London, Routledge, pp. 165-181. TA YLOR, Charles (1985), 'Theories of meaning' in Philosophical Papers: Volume 1, Human Agency and Langague, Cambridge University Press, Cambridge. WELLMER, Albrecht (1991), The Persistence of Modernity, Cambridge, MIT Press. WILLIAMS, Michael (1996), Unnatural Doubts, Princeton, Princeton University Press. WILLIAMS, Michael (2000), 'Epistemology and the Mirror of Nature' in Rorty and his Critics, Maden, Blackwell Publishers. WITTGENSTEIN, Ludwig (1993), Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard. WITTGENSTEIN, Ludwig (2007), Philosophical Investigations, Maden, Blackwell Publishers. 102