Réalisme et vérité : le débat entre Habermas et Rorty

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PIERRE-LUC DOSTIE PROULX
RÉALISME ET VÉRITÉ: LE DÉBAT ENTRE
HABERMAS ET RORTY
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l' Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l' obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)
FACUL TÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LA V AL
QUÉBEC
2008
© Pierre-Luc Dostie Proulx, 2008
Résumé
Étant donné l' universalité de la médiation linguistique conditionnant notre rapport au
monde, à quoi fait-on référence lorsqu' on utilise le concept de « vérité» en épistémologie
contemporaine? Doit-on nécessairement supposer que nos énoncés correspondent à une
réalité extérieure pour faire sens du concept de vérité? Un réalisme sans la représentation
est-il possible? Le présent mémoire tente de répondre à ces interrogations en exposant
deux conceptions de la vérité radicalement différentes: celle de Jürgen Habermas et celle
de Richard Rorty. Après une présentation des grandes répercussions du tournant
linguistique sur les conceptions épistémologiques classiques, j ' analyserai la position néopragmatiste rortienne qui affirme que le tournant linguistique a épuisé la validité
conceptuelle du dualisme croyance-vérité. J' expliquerai en quoi consistent la position
antiréaliste de Rorty, son traitement déflationniste de la distinction vérité-justification et
ses thèses mélioristes. Cela me mènera à poser la question suivante: est-ce possible de
préserver un concept transculturel de vérité après le tournant linguistique? Dans le but de
répondre à cette question, j'exposerai la théorie épistémologique que développe Jürgen
Habermas dans Vérité et justification. J ' expliquerai la conception bidimensionnelle de la
vérité qu ' il y développe en insistant sur l'interaction constante des sphères de l ' action et
de la discussion. Cette exposition me permettra de procéder à une analyse exhaustive du
débat entre ces deux auteurs. J ' insisterai sur leurs désaccords concernant l' explication
théorique, du point de vue des acteurs, du déroulement de la praxis quotidienne et des
processus de justification.
11
Avant-propos
Il va sans dire que je ne serais jamais arrivé à terminer ce long travail sans l' aide
précieuse de nombreuses personnes envers qui je désire ici exprimer ma gratitude.
D ' abord et avant tout, je me dois de souligner, avec insistance, les deux années que j ' ai
passées auprès de Mark Hunyadi à l' Université Laval. C ' est d' abord le professeur
Hunyadi qui m ' a introduit aux œuvres de Richard Rorty et de Jürgen Habermas et c' est
au cours de cette période que les grandes lignes de mon projet se sont tracées. Son intérêt
contagieux pour les problèmes contemporains de philosophie normative a été l' élément
déclencheur de ma propre curiosité pour la philosophie contemporaine. Je veux aussi
remercier chaleureusement Luc Langlois, mon directeur de maîtrise, qui, grâce à son aide
précieuse, a permis la réalisation effective de mon projet. Sa rapidité de correction et ses
remarques judicieuses ont fait en sorte que j ' ai pu trouver mon chemin dans le labyrinthe
théorique qu' ont tracé les auteurs auxquels je m'intéresse dans le présent travail.
Finalement, je souhaite remercier Jocelyn Maclure, d'abord -pour ses encouragements
constants et l' intérêt qu' il a toujours porté à mon travail, et ensuite pour les nombreuses
portes qu' il m ' a ouvertes en me permettant d'aller à Northwestem University, où j ' ai
étudié pendant un an au cours de ma maîtrise.
Je suis également très reconnaissant envers Thomas McCarthy et Charles Taylor
qui m'ont accueilli à Northwestem University et m'ont aidé à approfondir mes travaux de
recherche. Mes bons contacts avec ces deux professeurs m ' ont permis un deuxième
voyage d ' études, à Yale University, où j ' ai eu la chance d' assister à des séminaires d ' une
grande qualité. Je tiens à remercier Seyla Benhabib et lan Shapiro, qui m ' ont aidé à bien
m ' intégrer dans leur prestigieux milieu universitaire. Leur aide m ' a permis de poursuivre
III
-
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mes recherches sans désagrément. Ces deux voyages d' études ont été d' une aide
incalculable à l' articulation de mon projet de recherche.
Je ne peux taire mon immense gratitude envers deux amis qui m' ont été d' une
assistance sans prix. D' abord ma correctrice, Sophie Martineau, qui avait pour tâche de
corriger grammaticalement, syntaxiquement et sémantiquement les premières versions de
ce travail. Bien souvent, elle est allée au-delà de ses tâches et me faisait remarquer
certaines imprécisions dans mon propos - son aide a donné une plus grande cohérence
aux premières versions. Je souhaite aussi remercier François Boucher, qui a lu et
commenté les manuscrits de ce mémoire. Je lui dois de nombreuses conversations qui .ont
éclairci certains passages difficiles. Son œil critique, qui m'a toujours impressionné, m' a
particulièrement aidé lors de l' élaboration du dernier chapitre. Je le remercie
chaleureusement.
Je me dois finalement de souligner les encouragements constants de mes parents,
sans qui rien n'aurait pu être réalisé. C'est leur enthousiasme sans réserve qui a rendu
l' accomplissement de ce travail possible.
IV
À mes parents
Linguistic philosophy, over the last thirty years,
has succeeded in putting the entire philosophical
tradition, from Parmenides through Descartes,
and Hume to Bradley and Whitehead, on the
defensive. lt has done so by a careful and
thorough scrutiny of the ways in which
traditional philosophers have used language in
the formulation to their problelTIs. This
achievement is sufficient to place this period
among the great ages of the history of
philosophy.
Richard Rorty, The Linguistic Turn
v
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................... ii
Avant-propos .................................................................................................................... iii
Table des matières ............................................................................................................vi
Introduction L'épistémologie après le tournant linguistique ........................................ 1
Chapitre 1 Le tournant linguistique et la critique
du paradigme mentaliste ........................................................................... 6
1.1 La conception mentaliste de la connaissance ............................................................ 7
1.2. L'architectonique du tournant linguistique ............................................................. Il
1.3. La philosophie du langage comme nouveau paradigme ......................................... 17
1.3.1 La mutation de l'autorité épistémique ............................................................... 18
1.3.2 Le rejet des conceptions correspondantistes ...................................................... 20
1.4 Les défis de l'épistémologie contemporaine ........................................................... 23
Chapitre II Rorty et l'autosuffisance du concept de tenu-pour-vrai ............. ~ ............ 27
2.1 Un antiréalisme pragmatiste ..................................................................................... 28
2.1.1 La contingence du langage et l'abandon de
l'horizon d'un monde objectif unique ................................................................ 29
2.1.2 Intuition réaliste et rééducation ........................................................................... 34
2.2 Vérité et justification ..... .; .......................................................................................... 38
2.3 Méliorisme : un point de vue rétrospectif. ................................................................ 42
VI
Chapitre III Habermas et la nécessité d'une contre-épreuve réaliste ............. ~ .......... 47
3.1 La théorie consensuelle de la vérité .......................................................................... 48
3.1.1 Le consensus comme critère de la vérité ........................................................ .... 49
3.1.2 Les apories de la théorie consensuelle ................................................................ 54
3.2 La théorie pragmatiste/épistémique de la vérité ....................................................... 58
3.2.1 Le concept pragmatiste de la vérité .................. ......................................... ......... 59
3.2.2 Le concept épistémique de la vérité .................................................................... 63
3.3 Vérité et justification ................................................................................................ 67
Chapitre IV Le débat Habermas-Rorty ........................................................................ 70
4.1 La confusion autour du concept de réalisme ................................................. ..... ...... 71
4.2 L ' attitude des acteurs du monde vécu ...................................................................... 78
4.3 Le moment d ' inconditionnalité ................................................................................. 84
Conclusion Réalisme et vérité: quelques pistes pour
une réflexion à poursuivre ...................................................................... 94
Bibliographie ................................................................................................................... 99
vu
Introduction
. L'épistémologie après le tournant linguistique
N ' est-il pas fascinant, pour un œil contemporain, de remarquer que parmi toutes
les tentatives de purification de la raison qu' opère Kant dans Critique de la raison pure,
ce n'est pas celle qui porte sur les traditions ni l'expérience qui a d ' abord retenu
l' attention, mais bien celle sur le langage l ? C ' est dans un essai prophétique intitulé
Metakritik über den Purismus der Vernunft (Métacritique des purismes de la raison),
écrit trois ans seulement après la publication de la première édition de l' important livre de
Kant, que Johann Georg Hamann a insisté, le premier, sur le rapport étroit entre raison et
langage. Ce qu' il Y a de révolutionnaire dans la pensée hamannienne, c ' est l' importance .
accordée au caractère constitutif du langage pour la pensée et la connaissance en général.
Comme celui-ci l' indique au tout début de son court essai: «the entire faculty ofthought
2
[is] founded on language ». Même si ces propos visionnaires n ' ont pas eu la résonance
méritée du vivant de Hamann (la juste reconnaissance de la tradition Hamann-HerderHumboldt est, on peut l' affirmer, un phénomène plutôt contemporain3) , c'est à travers la
critique hamannienne de Kant que s' est amorcée la tradition allemande de la philosophie
du langage.
Il fallut attendre plus de cent ans avant que la philosophie linguistique, dans une
version bien différente, connut son véritable essor. Lorsque Gottlob Frege publia Sinn
und Bedeutung en 1892 (Sens et dénotation) , celui-ci introduisit les bases théoriques pour
un développement exhaustif de la philosophie du langage tel qu'on la connaît
aujourd ' hui. Cet article fondateur de la philosophie analytique permit une importante
remise en question de l'analyse classique des sensations, des représentations et des
jugements. C ' est à partir des remarques de Frege qu'il a été possible, pour la première
fois , d ' élaborer une rigoureuse critique des théories mentalistes de la connaissance et de
Hamann, 2007 , p. 207-208.
Hamann, 2007 , p. 211.
3 Voir: Taylor] 985 ; Lafont 1999; Habermas 2001.
1
2
la conception classique de l' autorité épistémique. À la lumière de la sémantique formelle
qui se développa à partir de l' analyse frégéenne de l' insuffisance de la dénotation, on
peut affirmer que cette version analytique de la philosophie du langage prit suffisamment
de force pour devenir l' une des traditions les plus importantes de la philosophie du XX e
siècle.
C' est
le
développement
et
l' approfondissement
combinés
des
thèses
hamanniennes (sur le caractère constitutif du langage pour notre compréhension du
monde) et des thèses frégiennes (sur la dimension sémantique de nos énoncés) qui ont
mené à ce que l' on appelle aujourd' hui le tournant linguistique. En mettant l' accent sur le
sens, la généralisation des thèses frégiennes nous a fait perdre l' immédiateté de la
référence que nous avions avec la réalité extérieure. En mettant l' accent sur le lien
indissoluble entre raison et langage, la généralisation des thèses hamannienne nous a
montré l' influence structurelle qu' exerce le langage sur tout type de connaissance. Dès le
milieu du XXe siècle, grâce au développement de ces deux traditions concurrentes, il ne
semblait plus possible de tenir les promesses de la philosophie mentaliste.
C 'est un tournant linguistique maintenant mature qui se dresse aujourd 'hui devant
4
nous. Habermas situe même ses propres thèses « après le tournant linguistique ». Chose
certaine, le nouvel éclairage que jette la philosophie du langage sur les plus grands enjeux
de la philosophie de la connaissance peut maintenant être apprécié à sa juste valeur. Ce
que le tournant linguistique ad ' abord montré, c' est que nous n ' avons aucun . rapport
immédiat à la réalité «nue ». En ajoutant à cette observation celles qui concernent
l' impossibilité d' un concept fondationnel sémantico-déductif et l'influence structurelle
qu ' exerce le langage sur notre compréhension du mondes, certaines questions
épistémologiques fondamentales
s' imposent naturellement à nous:
étant donné
l'universalité de la médiation linguistique conditionnant notre rapport au monde, à quoi
fait-on
référence
lorsqu' on utilise
le
concept
de
«vérité»
en
épistémologie
contemporaine? Doit-on toujours supposer que nos énoncés correspondent au monde
4
5
Habermas, 1997, p. 24.
Pour un développement détaillé de ces thèses, voir: chapitre l , section 2.
2
extérieur afin de faire sens du concept de vérité? Bref, comment est-il possible de
préserver un concept de vérité transculturelle après le tournant linguistique?
Dans le présent mémoire, je propose d'effectuer l'analyse .critique de certaines
grandes répercussions de la philosophie du langage sur les théories contemporaines de la
vérité. Afin de ne pas me perdre dans l' abondante littérature concernée par ce sujet, je
concentrerai mon analyse sur le débat entre Richard R6rty et Jürgen Habermas. Je
développerai en détail l' opposition entre ces deux auteurs (qui peut être considérée
comme l'une des plus importantes alternatives devant lesquelles est placée la philosophie
épistémologique contemporaine). Sans tomber dans les multiples débats parallèles à la
philosophie du langage (théories de la signification, théories normatives, etc.), je
comparerai l'approche déflationniste rortienne de la vérité à la théorie épistémologique
qu' a récemment développée Habermas dans Vérité et justification (1999)6.
En 1967, Richard Rorty publia, sous le titre The Linguistic Turn , une importante
anthologie sur l' évolution de la philosophie du langage. Au-delà de cette intéressante
collection d' articles rassemblés par Rorty, c' est le ton employé par l' auteur dans son
introduction qui doit aujourd ' hui attirer notre attention. Comme le remarque Habermas,
« les textes rassemblés avaient une double fonction: résumant une évolution triomphale,
ils devaient en même temps en marquer la fin. En tout cas, la distance métaphilosophique
avec laquelle l' auteur du recueil commentait les textes trahissait, jusque dans son geste
laudateur, le message hégélien selon lequel toute figure de l' esprit, parvenue à sa
maturité, est, par la force de la dialectique, condamnée au déclin 7 ». Ce n'est que 12 ans
plus tard, dans Philosophy and the Mirror of Nature 8, que Rorty développa de façon
systématique une interprétation critique des grandes répercussions du tournant
linguistique. Dès les premières pages de cet important livre, celui-ci radicalise le tournant
linguistique resté selon lui inachevé et tente de nous convaincre d' abandonner tout type
de vérité qui échapperait au temps et au hasard. En fait, Rorty croit qu' en épuisant la
6 J'invoquerai parfois les multiples débats auxquels ont participé ces deux auteurs (particulièrement le débat
Putnam-Rorty et McCarthy-Rorty) sans pour autant y réserver un traitement assidu.
7 Habermas, 2001 , p. 169.
8 Rorty, 1990.
3
validité conceptuelle des théories correspondantistes, le tournant linguistique a épuisé la
validité même de l'intuition réaliste 9 . J'expliquerai, dans ce mémoire, en quoi consiste
l'antiréalisme rortien, en insistant sur une thèse qu'il développe dans Contingence, ironie
et solidarité: celle de la contingence du langage. J'insisterai aussi sur le rejet rortien
d'une thèse centrale de la philosophie classique de la connaissance: le dualisme
croyance-vérité. Pour le dire en un mot, être en contact avec la réalité signifie
simplement, selon lui, être en contact avec une communauté linguistique. Je terminerai
mon analyse de l'œuvre rortienne en montrant comment celui-ci justifie ses positions
théoriques; j'exposerai ainsi ses conceptions mélioristes et son insistance sur le concept
de « point de vue rétrospectif ».
. J'exposerai ensuite le « réalisme pragmatiste de la connaissance» que développe
Jürgen Habermas dans un livre de 1999, Wahrheit und Rechtfertigung (Vérité et
justification). Au moins deux importantes raisons ont poussé Habermas à renouer avec la
philosophie théorique qu'il avait, à son dire même, abandonnée depuis près de trente
ans 10 • La première découle de son désir de corriger la conception épistémologique qu' il a
défendue en 1972 dans un essai intitulé Wahrheitstheorien (Théories relatives à la
vérité); la deuxième de son désaccord sans réserve avec les théories contextualistes
semblables à celles de Rorty. Refusant maintenant de traiter la vérité comme un concept
strictement épistémique, Habermas reconsidère ses théories épistémologiques en
défendant, à travers une lecture pragmatique · du concept de vérité, la nécessité d' un
concept de vérité absolue en philosophie de la connaissance. Je montrerai que la
philosophie épistémologique habermassienne
se base
sur deux présuppositions
fondamentales concernant l'attitude que nous devons avoir dans le monde vécu: celle des
acteurs de la praxis quotidienne (qui doivent tenir leurs croyances comme absolument
vraies) et celle des interlocuteurs des processus argumentatifs visant l'entente (qui
doivent tenir leurs prétentions à la vérité comme absolument vraies). Ces deux attitudes
objectivistes sont, selon Habermas, les conditions de possibilité du bon déroulement de
l'action et de la discussion. C' est à partir de ces deux «prétentions transcendantales
L' intuition réalise est l' intuition selon laquelle il y a une différence conceptuelle entre nos croyances et la
vérité. Voir chapitre l, p. 24-25.
10 Habermas, 1990, p. 263.
9
4
faibles Il » que Habermas réintègre un concept fort de vérité et une théorie réaliste après
le tournant linguistique.
Je conclurai ce mémoire en exposant les points de désaccord les plus importants
entre Habermas et Rorty. Afin de démasquer certaines confusions théoriques concernant
la compréhension de la position rortienne, je porterai un regard critique sur l' affirmation
selon laquelle le réalisme pragmatique habermassien s' oppose à l' antiréalisme rortien. En
fait, ce que je mettrai en lumière, c' est qu' on ne peut comprendre le débat entre ces deux
auteurs à l' aide de l' opposition réalisme-antiréalisme. Cela me mènera à expliquer deux
des plus grandes oppositions que l' on peut tirer de ce débat. La première con'c erne
l' observation selon laquelle les acteurs du monde vécu doivent agir sur la base de
certitudes pratiques
«empreintes
de
platonisme».
Rorty
refuse
cette
lecture
fonctionnelle que suggère Habermas et tente de montrer comment celle-ci s' ancre dans
un faux dualisme vérité-assertabilité rationnelle. La deuxième grande opposition entre
Habermas et Rorty concerne la nécessité de présupposer un moment d' inconditionnalité
critique à l' intérieur de nos prétentions à la vérité. Habermas défend cette exigence
performative en montrant comment nos processus critiques dépendent d' une assise qui
transcende à chaque fois la justification. Nous verrons alors comment Rorty, qui refuse
encore une fois cette lecture habermassienne, réinterprète le déroulement de nos
processus d' apprentissage en s'appuyant sur la force critique du langage. Ces deux
oppositions me mèneront à poser certaines questions cruciales pour le futur de
l'épistémologie.
Il
Habermas, 2003 , p. 67.
5
Chapitre 1
Le tournant linguistique et la critique du paradigme mentaliste
Dans ce premIer chapitre, je présenterai l'arrière-plan philosophique du débat
entre Jürgen Habermas et Richard Rorty en mettant en lumière certaines des convictions
théoriques fondamentales que ceux -ci partagent. Afin de sonder le terrain sur lequel
s'affrontent ces deux auteurs - pour ainsi mieux comprendre les présupposés inhérents à
leurs théories - j'expliquerai certaines des thèses les plus importantes associées à ce
qu'on appelle aujourd'hui le « tournant linguistique ». Cette démarche s' avère nécessaire
puisque le nouveau paradigme philosophique qu'est la philosophie du langage 1 est le
fondement théorique de l'argumentation des deux auteurs; il est, en fait, le point de départ
fondamental de leurs conceptions philosophiques. Mais avant de m'engager dans
l' élaboration de ces thèses, j ' expliquerai comment se dessinait la théorie classique de la
connaIssance avant le tournant linguistique. J' expliquerai le modèle mentaliste de la
connaIssance et ses deux présupposés fondamentaux: l' autorité épistémique de la
première personne du singulier et la conception correspondantiste de la vérité (1.1).
Ensuite, après avoir dit un mot sur l' émergence du tournant linguistique dans la tradition
analytique et la tradition allemande, je tracerai les grands traits de l' architectonique de la
philosophie du langage en exposant quatre thèses qui ont été soutenues dans le cadre du
tournant linguistique: (a) le rôle quasi-transcendantal que joue le langage dans nos
processus cognitifs, (b) l'impossibilité qu'une proposition puisse servir de fondetpent à
une chaîne linéaire de justification, (c) l'observation voulant que le langage articule
nécessairement un horizon de significations structurant notre rapport à la réalité et (d) le
caractère inévitablement intersubjectif de notre rencontre avec le monde (1.2). À la
lumière de ces observations, je montrerai comment la philosophie du langage a permis
une importante critique de la théorie mentaliste. J'expliquerai comment le tournant
linguistique suggère que notre compréhension de l'autorité épistémique doit passer d' un
1 C ' est de cette façon que Habermas qualifie le tournant linguistique dans Vérité et justification (2001),
p. 12. et L 'éthique de la discussion et la question de la vérité (2003), p. 61. On remarque une position
semblable dans les premières œuvres de Rorty, voir par exemple The Linguistic Turn (1992), p. 33.
6
« je » isolé à un « nous» intersubjectif, que notre perspective pour juger de la validité
d'un
énoncé
doit
nécessairement
présupposer
l'horizon
d' une
communauté
d'interprétation structurant notre champ épistémique. Cette thèse me mènera à expliquer
le rejet du modèle cognitif du miroir de la nature. Puisque notre contact avec le monde
doit
nécessairement
passer
à
travers
un
filtre
linguistique
qUI
s' articule
intersubjectivement, les thèses défendues à travers le tournarit linguistique permettent de
mettre en doute l' autorité épistémique de la première personne et les théories
représentationalistes de la vérité. Je montrerai ainsi comment la philosophie du langage
rompt avec la philosophie mentaliste (1.3). Ces trois premières sections me permettront
de présenter les conséquences les plus importantes du tournant linguistique sur
l'épistémologie contemporaine. Étant donné l'universalité de la médiation linguistique
conditionnant notre rapport au monde, nous devons nous demander s' il est touj ours
possible de conserver un concept fort de vérité référant à un monde objectif
unique. Comment est-il possible de sauvegarder l'idée d'une contre-épreuve réaliste
structurant notre conception épistémologique après le tournant linguistique? Afin de
répondre à cette difficile question, je soulignerai deux importants défis que doit relever
toute conception épistémologique post-tournant linguistique: comment peut-on rendre
compte de la force critique de nos énoncés et comment peut-on rendre compte du lien
entre vérité et justification? (1.4). Ce premier chapitre me servira de rampe de lancement
à l'explication détaillée des conceptions rortienne (chapitre II) et habermassienne
(chapitre III) de la vérité.
1.1 La conception mentaliste de la connaissance
" Dès 1965, Richard Rorty qualifiait ce qui est aujourd'hui connu sous le nom de
« tournant linguistique» comme l'une des périodes de plus importantes de l 'histoire de la
philosophie 2 • Cette expression connut d'ailleurs sa popularité grâce à l' anthologie que cet
auteur a publié sous ce titre en 1967, un livre qui, comme le remarque Habermas,
« marque une césure dans l'histoi"re de la pensée analytique 3 ». Néanmoins, Rorty fera
2
3
Rorty, 1992, p. 33.
Habermas, 2001 , P .169. Nous reviendrons sur la position rortienne au deux ième chapitre.
7
beaucoup plus que simplement commenter l ' histoire de la philosophie linguistique du
e
XX siècle. Quelques années après la parution de cette importante anthologie, Rorty, dans
PhilQsophy and the Mirror of Nature (1979), radicalisera le tournant lingu~stique afin de
promouvoir un pragmatisme purifié de toute référence réaliste. Tout au cours son œuvre,
Rorty
rej~tte
les conceptions correspondantistes de la vérité pour défendre une position
pragmatiste déflationniste4 • C ' est cette position que je détaillerai dans le deuxième
chapitre. Jürgen Habermas, lui aussi, reconnaît « le changement de paradigme » que crée
le tournant linguistique en philosophie contemporaine. Selon lui, ce tournant, en
dévoilant le caractère nécessairement linguistique de notre rencontre avec le monde,
marque la fin de la philosophie mentaliste (du moins dans sa version traditionnelle)5.
Comme nous le savons, l' entreprise habermassienne est imprégnée de toute part par la
philosophie linguistique: que ce soit sa théorie de la société, sa théorie de la
signification, son éthique, sa politique ou, de façon plus marquante pour nous, son
. épistémologie. C' est à ce dernier aspect que Habermas consacre son livre Vérité et
justification (1999). Assumant un tournant linguistique maintenant mature, celui-ci
défend dans ce livrè un réalisme sans la représentation à travers une conception
bidimensionnelle de la vérité. J'exposerai cette position dans le troisième chapitre du
présent mémoire.
Voilà pourquoi il n'est pas exagéré de dire que le tournant linguistique est au cœur
des thèses philosophiques des deux auteurs qui nous intéressent ici. C' est cet important
courant philosophique que nous devons d'abord analyser. Mais afin de bien comprendre
l' importante transformation de perspective qu'amène avec lui le tournant linguistique en
philosophie contemporaine, il est nécessaire de commencer par décrire les hypothèses de
base de la théorie classique de la connaissance qui s' est développée avant la philosophie
du langage . . Cette description nous permettra de voir plus clairement ce que les
philosophes du tournant linguistique ont reproché aux conceptions classiques de la
connaissance. Afin d'accomplir cette tâche, j'exposerai ici le paradigme mentaliste et ses
deux présupposés fondamentaux.
Dans le cadre de ce mémoire, j ' entends par « déflationniste» une position qui ne comprend pas l~ concept
de vérité de façon transculturelle : le prédicat de vérité ne renvoyant ainsi à aucune propriété de vérité.
s Habermas, 2001 , p .12 .
4
8
Avant le tournant linguistique, la philosophie de la connaIssance était
traditionnellement considérée comme une philosophie du sujet marquée par des
séparations sujet-objet, intérieur-extérieur. Comme je l'ai déjà évoqué, je qualifierai ces
théories de la connaissance par le terme mentaliste 6. Qu'entend-on exactement par
« mentaliste »? Jürgen Habermas affirme que, selon une conception mentaliste de la
connaissance, « l'objectivité est assurée dès lors que le sujet de la représentation se réfère
correctement à ses objets. La subjectivité de ses représentations est soumise au contrôle
du monde objectif7 ». Une telle conception postule un dualisme entre l'intérieur et
l'extérieur pouvant être aplani grâce à un .point de vue adéquat de première personne.
Selon le paradigme mentaliste, la validité d'un énoncé ou d'une représentation mentale
repose sur sa conformité avec le monde extérieur et l'entité permettant de valider cette
conformité est le sujet. Une théorie mentaliste de la connaissance se base donc sur (a)
l'autorité épistémique de la première personne du singulier et (b) le modèle cognitif du
miroir de la nature (une théorie correspondantiste de la vérité).
(a) Qu'entendons-nous ' exactement par l 'autorité épistémique de la première
personne du singulier? L' idée derrière ce concept est que la position du «je» isolé
constitue une perspective idéale pour déterminer la validité d'une représentation
quelconque. La subjectivité du point de vue de l'observateur est, si on la combine à une
méthode adéquate, le gage d'une représentation correcte du monde objectif. Grâce à un
processus d' expérimentation, le sujet isolé est en mesure de trouver des raisons
suffisantes à la justification de ses descriptions du monde. Le modèle mentaliste met ainsi
de l'avant une relation à deux termes sujet-objet dans laquelle nos représentations
subjectives doivent correspondre à un état de chose réel. Dans ce modèle, le sujet est le ce
pour quoI ou le ce pour qui il y a une représentation, et donc, une connaissance. Ce point
de vue solipsiste présuppose généralement que, lors de notre rencontre avec le monde,
nous avons accès à un donné sensible parfaitement exprimable par nos états mentaux. Ce
caractère non interprété du donné est possible seulement si le sujet a un accès immédiat
Jürgen Habermas affirme que «jusqu'à Frege, la voie royale de l'analyse des sensations, des
représentations et des jugements étaient mentalistes », 2001, P .264.
7 Habermas, 2001 , P .177.
6
9
~----------------------------------------------------------------------
---
au monde extérieur. L'autorité épistémique de la première "personne présuppose donc que
notre rencontre avec le monde est libre de toute contrainte.
(b) La conception mentaliste de la connaissance présuppose aussi ce que Rorty a
appelé « le modèle cognitif du miroir de la nature ». Un tel modèle conçoit la vérité sous
une forme représentationnelle. Une représentation mentale est vraie si elle est une image
fidèle du monde objectif, si elle correspond adéquatement à une réalité extérieure. Voilà
pourquoi nous parlons du modèle cognitif du miroir de la nature. La vérité d' une
représentation X se dévoile au «je» si celle-ci lui apparaît conforme au monde objectif
de façon claire et distincte. Il importe de remarquer que, selon la version classique du
modèle mentaliste, cette correspondance doit se faire entre nos représentations mentales
et ce qu'est le monde en soi (et non pas simplement entre nos représentations mentales et
la façon dont le monde nous apparaît). La conception correspondantiste de la vérité nous
dévoile ainsi le caractère universel et transculturel de la vérité par le fait que la réalité
extérieure est identique et accessible à tous.
La philosophie de la connaissance que développe René Descartes peut sans aucun "
doute être considérée comme un parfait parangon de cette philosophie mentaliste. La
philosophie cartésienne satisfait aux deux présuppositions que nous venons de décrire: le
point de vue épistémique cartésien est strictement subjectif et sous-entend une conception
correspondantiste de la vérité. Pour Descartes, l'accès à la connaissance est assuré par un
point de vue solipsiste libre de toute contrainte. Ce modèle basé sur la certitude
subjective se dévoile distinctement à travers la première règle de la méthode cartésienne:
( ... ) ne recevoir jatnais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment
être tel1e,
c'est-à~dire
d' éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de
ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le
mettre en doute 8 .
8
Descartes, 1995, p. ] 5.
10
Descartes nous pousse aInSI à examIner nos . états mentaux (compris comme
représentations du monde) de façon à rechercher ceux qui sont assez clairs et distincts
pour être considérés comme vrais. Le sujet a un accès idéal à ses propres états mentaux
puisque «la puissance de bien juger et distinguer le vrai d' avec le faux ( ... ) est
naturellement égale en tous les hommes 9 ». Le point de vue qui en découle est strictement
subjectif et présuppose un modèle de connaissance compris comme miroir de la nature.
Ce modèle mentaliste basé sur la subjectivité et la correspondance a pris une place
paradigmatique en philosophie de la connaissance. C'est pourtant cette conception
classique qu' ébranle la philosophie du langage. Comme nous le verrons plus loin, les
thèses défendues à travers le tournant linguistique permettent de mettre en doute les deux
présupposés qui sont à la base de la conception mentaliste (i.e. l'autorité épistémique de
la première personne et le modèle correspondantiste de la vérité). Dans la prochaine
section, j'introduirai ce profond remaniement de la philosophie de la connaissance en
expliquant certaines des thèses principales auj ourd 'hui associées au tournant linguistique.
1.2 L'architectonique du tournant linguistique
Nous pouvons affirmer, d'entrée de jeu, que le tournant linguistique est un
phénomène complexe recoupant des perspectives parfois divergentes. L' analyse des
œuvres fondamentales du tournant linguistique nous révèle d' abord la multiplicité des
motivations théoriques alimentant l'apparition de ce nouveau paradigme. Certains
philosophes ont adopté le tournant linguistique en réaction au caractère abstrait de
l' idéalisme allemand JO, certains en réaction à la conception instrumentale du langage
ll
et
Descartes, 1995, p. 2.
On pense ici à la première grande vague de philosophie analytique qui tentait de clarifier le propos
philosophique : notamment Alfred Ayer et le premier Wittgenstein qui affirmait, dans l'avant-propos de
son Trac/a/us , que « tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut
parler, il faut garder le silence », 1993, p. 31.
II
Humboldt, par exemple, considère la conception instrumentale du langage comme « l'erreur
fondamentale» de la philosophie linguistique: « The diversity of languages is to man no more than a
diversity of sounds, which he uses when aiming at objects, as mere tools to reach them. And this is
precisely the view that is corrupting the study of language, the view that prevents the development of a real
understanding of language and robs of its fertility the little understanding of it already available » in Lafont,
1999, p. 14-15.
9
10
Il
d'autres en réaction aux présupposés du paradigme de la philosophie mentaliste 12 . La
complexité du tournant linguistique se dévoile aussi par un examen de sa genèse. Comme
le remarque Habermas, «ce qui sera appelé plus tard le 'tournant linguistique' s' est
effectué à la fois dans une version herméneutique [allemande] et dans une
analytique
13
versi~n
»; de Humboldt à Gadamer d'un côté, de Frege au deuxième Wittgenstein de
l'autre. Néanmoins, il semble possible d'établir des rapports importants entre les
conclusions qu'ont tracées ces deux traditions du tournant linguistique. C'est à ces
similitudes que je m'intéresserai dans cette section.
En quoi donc consistent les grands traits de l'architectonique du tournant
linguistique? Pourquoi celui-ci est-il qualifié de nouveau paradigme philosophique? Afin
de nous donner un aperçu des thèses linguistiques qui se sont développées à travers la
tradition allemande et la tradition analytique, je porterai mon attention sur quatre
observations que l'on peut faire ressortir du tournant linguistique. Cette synthèse qui est
la mienne se concentre d ' abord sur les auteurs au fondement de la tradition allemande (de
Hamann à Humboldt) et sur ce que Rorty a appelé la deuxième vague de philosophie
analytique (le deuxième Wittgenstein et Sellars)14, deux groupes d' auteurs qui arrivent à
des conclusions particulièrement similaires. Néanmoins, ce ne sont pas tous les
philosophes du tournant linguistique qui acceptent les quatre observations décrites plus
loin (pensons notamment aux positivistes logiques). L' important pour nous, c' est que
Encore une fois chez Humboldt, mais aussi chez Heidegger
Habermas, 2001 , p. Il.
14 La « deuxièlne vague de philosophie analytique» s' oppose d' abord aux théories du positivisme logique
(considéré comme la première vague). Selon Rorty, les philosophes appartenant à cette deuxième vague
font un pas de plus que les positivistes logiques dans leur rejet de la métaphysique et du dogmatisme. Le
positivisme logique analysait la structure logique du langage afin de mettre en lumière une méthode
permettant de déterminer, et ce de façon permanente, le sens et le non-sens des énoncés - ceux-ci
cherchaient le fondement pour une connaissance vraie. Les philosophes de la deuxième vague de
philosophie analytique doutent maintenant qu ' une théorie puisse admettre une réponse définitive découlant
d'un fondement premier (d'où un rejet du fondationalsime). Ils mettent plutôt de l'avant des conceptions
holistes de la connaissance soulignant le caractère contextuel de nos représentations. De plus, ceux-ci
rejettent l' approche strictement logique de l' analyse linguistique et ce afin de porter leur attention sur
l' usage que nous faisons du langage dans le monde vécu. Comme l' a fait Humboldt, les philosophes
analytiques de la deuxième vague s ' intéressent avant tout à l' aspect contextuel du langage et à son impact
pratique dans le monde vécu. Ce qu'il y a de particulièrement intéressant pour nous, c'est que les thèses
développées dans la deuxième vague analytique partagent de grandes similarités théoriques avec les thèses
développées par les fondateur de la branche linguistique de la philosophie allemande (Hamann, Herder,
Humboldt). On peut même affirmer qu'il y a une certaine récurrence thématique entre ces deux moments
de J'histoire de la philosophie.
12
13
12
celles-ci soient partagées par Rorty et Habermas, même si elles le sont dans des
perspectives considérablement différentes. L'analyse de ces thèses nous permettra de
mieux comprendre d'où naît le conflit théorique entre ces deux auteurs contemporains.
Ces quatre observations sont (a) le rôle constitutif que joue le langage dans nos processus
cognitifs,
(b) l'impossibilité
d'un
concept
fondationnel
sémantico-déductif,
(c) l'influence structurelle qu'exerce le langage sur notre compréhension du monde et
(d) le caractère nécessairement intersubjectif de notre relation au monde.
(a) La première observation que je décrirai ici est au fondement de la tradition
allemande du tournant linguistique. Celle-ci souligne le caractère constitutif que joue le
langage dans nos processus cognitifs. C'est d'abord Hamann qui remarque que, sans le
langage, nos processus cognitifs restent tout simplement impuissants 15 . Les philosophes
allemands ont remarqué que le langage est ce qui permet à la pensée de devenir
intelligible; il est la condition nécessaire à l'articulation de nos représentations mentales.
Le tournant linguistique suggère ainsi que le langage est notre seul moyen de synthétiser
notre rencontre avec le monde: sans lui, cette rencontre reste informe. Comme le
remarque Humboldt: «thought and language are therefore one and inseparable from
each other. But the former is also intrinsically bound to the necessity of entering into a
union with the verbal sound; thought cannot otherwise achieve clarity, nor the
representation become a concept l6 ». La philosophie a ainsi reconnu le caractère quasitranscendantal du langage: celui-ci est la condition de possibilité même de la pensée.
En leur donnant une forme linguistique, le langage est ce qui nous permet de rendre nos
représentations mentales intelligibles. Le sens de ces représentations est lui-même
constitué à travers une structure toujours déjà linguistique. Voilà pourquoi Habermas
affirme que «la sémantique découvre dans le langage l'organe formateur de la
15 Le langage a, selon Hamann, une double capacité : esthétique et logique. Les mots sont sensations
(puisque nous les recevons et les émettons via les sens), mais leur signification conceptuelle n'appartient
pas à cette sensation; ils sont donc à la fois sensations et concepts. Le langage appartient ainsi au domaine
empirique d'un côté, et au domaine conceptuel de l'autre. Selon Hamann, c'est ce caractère hybride du
langage qui permet la fameuse fusion entre l'entendement et la sensibilité que recherchait Kant: le langage
contient toujours déjà le potentiel théorique nécessaire pour faire le pont entre le domaine empirique et le
domaine conceptuel. Ainsi, c'est le làngage - et non la raison - qui permet d'expliquer l'unification
nécessaire de la connaissance. En unifiant entendement et sensibilité - et ainsi en permettant à nos concepts
de devenir intelligibles - le langage est ce qui rend possible la connaissance.
16 Humboldt, 1999, p. 54-55.
13
pensée 17 ». Sellars résume admirablement cette thèse en affirmant : « the ability to have
thoughts is acquired in the process of acquiring overt speech and that only after overt
speech is weIl established, can ' inner speech' occur without its overt culmination 18 ».
Selon cette observation, seul le langage nous permet de faire le pont entre nos
expériences sensibles et l' intelligibilité c;le nos concepts. Cette observation nous dévoile
du même coup l' ubiquité de la forme linguistique puisque toutes nos pensées doivent
nécessairement prendre une structure linguistique. Le langage est pour nous inévitable.
(b) Depuis Humboldt, la majorité des philosophes du tournant linguistique ont
insisté sur la forme nécessairement holiste du langage. Ils ont mis de l' avant l' idée que
cette faculté est un tout articulé qui ne prend sens que dans son ensemble. Le langage
n' est pas une activité permettant d'articuler des représentations indépendantes de celles
que nous possédons déjà; il ne prend son sens que lorsque nos différentes représentations
ont un minimum de corrélation. Pour le dire en un mot, le tournant linguistique suggère
que nous ne pouvons avoir une compréhension isolée d' éléments linguistiques. Cette
o~servation
a d' importantes conséquences sur nos processus de justification puisqu' il
semble maintenant impossible qu' une proposition élémentaire puisse servir de
fondement à ces processus. Le caractère holiste du langage souligne l' impossibilité de
tout concept fondationel sémantico-déductif. Comme le remarque Habermas, «il est
impossible de privilégier des énoncés de base censés être capables de se légitimer d' euxmêmes et de servir de fondement à une chaîne linéaire de justification 19 ». Bref, « il n' y
a pas de commencements indubitables au-delà du langage 20 ». Voilà ce que Humboldt et
Wittgenstein veulent signifier lorsqu'ils écrivent qu'on ne peut utiliser le langage pour
sortir du langage 21 • Cette réclusion dans laquelle nous place le langage montre du même
coup qu'il est impossible de fonder ou de contester la vérité d'une proposition sans se
référer à une ou plusieurs autres propositions. Nos énoncés linguistiques visant la
justification semblent donc toujours condamnés à prendre place dans un flux infini
d' énoncés linguistiques. Rorty, qui pousse cette influence à son extrême, affirmera
Habermas, 200] , p. ]6.
Sellars, 1997, p. ] 04.
19 Habennas, 200] , p. 181.
20 Habermas, 200] , p. 300.
2 1 Engel , 1998, p. 118 ; Wittgenstein, 2007 54 ; Lafont, 1999, p. 30.
17
18
14
que cette thèse nous suggère d' adopter un concept holiste de justification puisque « rien
ne peut valoir comme justification sauf à être rapporté à ce que nous avons déjà
, 22
accepte
».
(c) Ces deux observations en suggèrent une autre encore plus radicale: langage et
réalité s' enchevêtrent à un point où tout accès direct à la réalité « nue» est interdit au
sujet de la connaissance. Cet enchevêtrement du langage et de la réalité se dévoile grâce
au caractère holiste du langage que nous venons d' évoquer.
Lorsque notre
compréhension du monde change, ce changement prend nécessairement place dans un
réseau de représentations que nous possédons déjà. Puisque que notre rencontre avec le
monde est toujours déjà imprégnée de langage (nos représentations doivent
nécessairement passer à travers un filtre linguistique), on remarque que le langage
influence inévitablement la formation de nos nouvelles représentations en leur imposant
un certain moule cognitif. Comme le faisait Humboldt, Habermas remarque que « le
lexique et la syntaxe d'une langue structurent un ensemble de catégories et de modes de
pensée et articulent une précompréhension de tout ce que les membres de la
communauté linguistique rencontrent dans le monde 23 ». Il est possible de parler d ' une
précompréhension articulée par le langage puisque nous comprenons toujours le sens de
nouveaux énoncés à partir d'un arrière-plan linguistique déjà accepté. Cette observation
met de l' avant l' idée que notre rencontre avec le monde est touj ours déj à intégrée à un
horizon de significations particulier.
Afin de montrer que même le sens de nos énoncés les plus élémentaires dépend
des catégories que nous impose notre communauté linguistique, j'utiliserai un excellent
exemple développé par Hilary Putnam. Dans son livre Raison, vérité et histoire, il
analyse la proposition « le chat est sur le paillasson ». Le but de Putnam est de montrer
que même cette proposition descriptive élémentaire n'est pas libre de toute
présupposition. Au contraire, un tel énoncé est pour nous signifiant puisqu'il réfère à des
catégories que nous trouvons déjà pertinentes. Putnam remarque que:
22
23
Rorty, 1990, p. 204.
Habermas, 2001 , p. 13.
15
-
-
-~------- ---
Nous avons une catégorie ' chat' parce que nous considérons que la division du
mopde en animaux et non-animaux est importante, et. parce que cela nous intéresse
de savoir à quelle espèce appartient un certain animal. Nous trouvons pertinent
qu ' il Y ait un chat, et non simplement une chose, sur ce paillasson. Nous avons une
catégorie ' paillasson ' parce que nous considérons que la division des choses
inanimées en artefact et non-artefact est importante, et parce que cela nous
intéresse aussi de savoir quelle est la fonction et la nature d' un artefact donné.
Nous trouvons pertinent que le chat se trouve sur un paillasson, et non simplement
sur quelque chose. Nous avons une catégorie ' sur' parce que nous nous intéressons
aux re1ations spatiales24 .
Putnam montre ainsi que le langage véhicule toujours les catégories de notre
communauté linguistique. Il remarque que .« nous sommes partis de l' énoncé le plus
banal qui soit, ' Le chat est sur le paillasson', et nous avons trouvé que les
présuppositions qui rendent cet énoncé pertinent dans certains contextes font appel à
l' importance que nous attribuons aux catégories animé-inanimé,jonction et espaces25 ».
Putnam remarque ainsi que notre rencontre avec le monde se fait touj ours à travers un
certain horizon de significations particulier.
(d) Finalement, les philosophes du tournant linguistique ont suggéré que
l' objectivité
de
la
connaIssance
passe
nécessairement
par
une
synthèse
communicationnelle, que la relation sujet-sujet est la condition de possibilité de la
relation sujet-objet. C'est la nature dialogique du langage qui nous oblige à revoir la
façon traditionnelle que nous avions de concevoir l' objectivité. L'objectivité de la
connaissance ne découle plus, comme on le croyait auparavant, d'une expérience directe
avec le monde extérieur, mais bien - du moins à un certain niveau - d' ententes
intersubjectives découlant de nos processus langagiers. En d'autres termes, l'objectivité
est nécessairement influencée par nos processus intersubjectifs de discussion (par un
processus
24
25
de
rectification
public).
La clé
de
cette
observation
est que
la
Putnam, 1984, p. 224.
Putnam, 1984, p. 224.
16
précompréhension du monde qu' articule le langage est toujours intersubjective; un
horizon de significations est toujours un horizon de significations d'une communauté
linguistique particulière. Puisque que c'est à travers la visée communicative du langage
que prennent forme nos catégories et nos modes de pensées, la philosophie du langage a
mis en lumière l' aspect intersubj ectif de notre accès à la connaissance.
Comme nous pouvons commencer à l'apercevoir intuitivement, ces quatre
observations rompent avec les présupposés qui sont à la base des théories classiques de la
connaissance. Le tournant linguistique nous montre qu' il Y a un enchevêtrement
fondamental de la réalité et du langage (enchevêtrement que ne peut ignorer une analyse
du fonctionnement de nos processus cognitifs). L'ubiquité du langage nous montre que
notre rencontre avec le monde n'est jamais « immédiate». Il semble ainsi exister une
incompatibilité de principe entre les thèses avancées par le paradigme linguistique et
celles avancées par le paradigme mentaliste. Dans la prochaine section, je montrerai de
façon détaillée comment la philosophie du langage attaque les deux hypothèses du
paradigme mentaliste (des attaques que Habermas et Rorty cautionnent). Cela me
permettra de montrer ' les véritables enjeux auxquels sont confrontés les thèses
épistémologiques post-tournant linguistique.
1.3 La philosophie du langage comme nouveau paradigme
Habermas et Rorty s'accordent pour dire que la' philosophie du langage crée une
véritable césure en philosophie de la connaissance. Selon eux, le tournant linguistique
marque le passage de la philosophie mentaliste à la philosophie intersubjectiviste du
langage 26 , une transformation que l'on peut considérer comme paradigmatique. Dans
cette section, j'aimerais expliquer cette mutation de perspective que connaît la
philosophie de la connaissance et l'épistémologie. Je me concentrerai sur la façon dont le
tournant linguistique met en doute les deux hypothèses qui sont à la base du modèle
mentaliste de connaissance. Les quatre observations que nous venons de décrire nous
permettent de montrer 1) l'impossibilité de soutenir la thèse de l' autorité épistémique de
26
Habermas, 2001 , p. 12.
17
la première personne et que 2) la conception classique du correspondantisme est erronée.
À partir de ces deux convictions partagées par Rorty et Habermas, j ' expliquerai les
grands défis que pose le tournant linguistique à l'épistémologie contemporaine. Cela me
permettra de me lancer dans le cœur du débat concernant la place que doit prendre le
concept de contre-épreuve réaliste dans les théories de la vérité.
1.3.1
La mutation de l'autorité épistémique
Comme nous l' avons vu au début de ce chapitre, le paradigme mentaliste suggère
que notre accès à la connaissance est assuré par un point de vue adéquat de première
personne. Selon ce modèle, le sujet a un accès direct à la réalité extérieure et, grâce à une
méthode rigoureuse, peut atteindre la connaissance du monde objectif semblable pour
tous. Dans un tel modèle, le sujet est l' entité permettant de -déterminer la validité de ses
représentations du monde. Tout ce qui interfère avec cette entreprise individuelle n' est
qu' obstacle au bon déroulement du processus cognitif lui-même. Or, les observations
qu' amène avec lui le tournant linguistique permettent de mettre en doute la thèse de
l' autorité épistémique de la première personne du singulier que promeut le modèle
mentaliste. Comme nous l' avons déjà évoqué, le tournant linguistique met de l' avant
l' idée que notre langage articule une précompréhension du monde qui structure notre
accès à la connaissance. Cette observation est importante puisque une telle
précompréhension est toujours intersubjectivement partagée par notre communauté
linguistique. Selon la philosophie du langage, le sujet isolé n' est pas la mesure de cette
précompréhension linguistique déformatrice; celle-ci est toujours articulée par l' ensemble
de la communauté qui partage un langage commun. Cette communauté joue donc un rôle
fondamental dans notre accès à la connaissance puisque c' est elle qui, en structurant le
langage, module notre compréhension du monde objectif. L'intrication fondamentale du
concept d'objectivité et de notre communauté linguistique se dévoile grâce à
l' observation selon laquelle aucune expérience au monde ne se dérobe à l'approbation ou
à la contestation de ceux qui nous entourent. Tous nos énoncés sont soumis au contrôle
18
des interlocuteurs que nous rencontrons dans le monde vécu27 (que ce soit de façon
directe à travers les dialogues ou de façon indirecte dans les processus de pensée .
solipsistes). Voilà pourquoi nous pouvons dire que notre communauté linguistique joue
toujours déjà le rôle exigeant d' une communauté d 'interprétation.
Ainsi, une des grandes conclusions que nous devons tirer du tournant pragmaticolinguistique est que notre point de vue pour juger de la validité d' un énoncé ne peut être
qu'intersubjectif. Comme le remarque Habermas:
L ' expression
linguistique
en
tant
que
médium
de
représentation
et de
communication du savoir est pour nous incontournable. Il n 'existe p as d 'expérience
non interprétée à laquelle il n y ait qu 'un accès privé et qui se dérobe à
l 'appréciation ou à la rectification publique28 •
Cette nécessité d' une «rectification publique» montre que nos processus de
connaissance dépendent, dans leur quête d' objectivité, d'une référence à un public. Ainsi
le tournant linguistique souligne, en suggérant que le langage est un médium inévitable
de représentation, la nécessité de l'horizon d' une communauté d' interprétation. Cette
observation mène à un grand remaniement de notre conception de l' autorité épistémique:
la philosophie du langage nous indique que cette perspective épistémique se doit d'être
intersubjective. C' est pourquoi nous allons parler de l 'autorité épistémique d 'une
communauté linguistique (ou de l' autorité épistémique de la première personne du
pluriel). Bref, la mutation de l' autorité épistémique qu'apporte avec lui le tournant
linguistique nous suggère de remplacer la relation à deux termes sujet-objet qui était la
marque du paradigme mentaliste par une relation à trois termes où des propositions font
valoir des états de chose devant une communauté d 'interprétation29 .
27 J'entends par « monde vécu» le monde où se déploie l'action des membres d'une société donnée . Chez
Habermas, le monde vécu est le théâtre de l 'activité communicationnelle.
28 Habermas, 2001 , p. 173.
29 Il nous pousse aussi à ajouter le concept de « propositions» ou « expressions symboliques » comme
médiateur entre le monde et nous.
19
L'importance de ce changement de perspective ne doit pas être sous-estimé. En
rejetant la thèse de l'autorité épistémique de la première personne du singulier, le
tournant linguistique met en doute la compréhension classique de notre accès à la
connaissance et, du même coup, un des importants piliers du paradigme mentaliste. Afin
de voir plus en détail comment la philosophie du langage nous permet de rej eter le
modèle mentaliste de la connaissance, j'ajouterai à cette thèse de la mutation de l' autorité
épistémique une autre observation: celle voulant que le tournant linguistique soit en
mesure de mettre en doute la conception correspondantistes de la vérité.
1.3.2
Le rejet des conceptions correspondantistes
Selon le paradigme mentaliste, la vérité d' une représentation mentale se dévoile à
travers
s~
conformité avec le monde objectif. Cette conception de la vérité postule que
nos représentations mentales peuvent référer de façon juste au monde extérieur. Nous
l'avons déjà vu, un tel modèle présuppose aussi que la réalité nous est accessible
immédiatement via les sens et que c'ette expérience sensible peut être formalisée à travers
nos représentations mentales. Nos expériences sont tout autant de données nous
permettant un accès à la connaissance du monde. Dans ce modèle, un énoncé est vrai s' il
est le miroir de la nature. C ' est une telle conception de la vérité que le tournant
pragmatico-linguistique met en doute. Comme nous venons de le voir, le tournant
linguistique suggère que le sujet isolé ne peut plus être considéré comme l' entité ultime
de la connaissance du monde extérieur. À la lumière de ce que nous venons de dire, nous
pourrions affirmer que c'est notre communauté linguistique qui détient l' autorité
suffisante pour déterminer la validité de nos représentations du monde extérieur. Or, la
philosophie du langage va même jusqu'à ébranler l'idée voulant que la connaissance
s' effectue essentiellement sous le mode de la représentation d ' objets (objets comprIS
comme images fidèles du monde extérieur). C'est le concept même de «vérité
correspondantiste » qui semble s' écrouler après le passage du tournant linguistique. C ' est
du moins la voie qu'empruntent Habermas et Rorty puisque tous deux rejettent les
conceptions de la vérité fondées sur le correspondantisme classique.
20
Ce que la philosophie du langage remet en cause, c' est l'idée que nous avons
accès, via nos sens, à une connaissance non interprétée. Comme nous l'avons vu avec
l'observation voulant que le langage articule nécessairement un horizon de significations
structurant notre rapport à la réalité, le tournant linguistique nous montre que nos pensées
sont toujours déjà structurellement influencées par le langage. Les philosophes de ce
courant remarquent qu'une référence directe de nos représentations à la réalité n' est pas
possible puisque toute représentation doit passer à travers un filtre linguistique déformant
cette rencontre avec le monde. Le caractère holiste du langage suggère que nos nouvelles
interprétations doivent pouvoir être conciliées avec nos représentations déjà acceptées,
que nos croyances antérieures influencent nécessairement nos croyances en devenir. Le
langage véhicule toujours déjà un horizon de significations duquel on ne peut échapper; il
articule une précompréhension du monde intersubjectivement partagée. Selon cette
observation, le monde ne nous est jamais accessible de façon immédiate; nous n' avons
aucun accès à la réalité «nue» puisque le langage filtre déjà, à travers les modes de
pensée que promeut notre communauté linguistique, notre rapport à la réalité. Voilà
pourquoi Rorty, par exemple, s'accorde avec Davidson pour « abandonner l' idée selon
laquelle la connaissance est une tentative de représenter la réalité 30 ».
On peut donc dire que ce sont les deux hypothèses fondamentales du paradigme
mentaliste qu' ébranle le tournant linguistique. Le sujet isolé ne semble plus être en
mesure d' être l' autorité permettant de juger de la validité de nos représentations du
monde. C' est même l' idée d' une conception correspondantiste de la vérité qui semble
s'écrouler sous le poids du tournant linguistique. Voilà pourquoi Habermas et Rorty
peuvent parler d' un changement philosophique paradigmatique. Dans Vérité et
justification, Habermas résume magnifiquement ce changement qu' apporte le tournant
linguistique :
[La mutation de l' autorité épistélnique vise à relnplacer] la relation à deux termes
entre sujet de la représentation et objet représenté par une relation à trois termes,
celle de l' expression symbolique qui fait valoir un état de choses devant une
30
Rorty, 1995, p. 35.
21
communauté d' interprétation. Le monde objectif n' est plus ici une réalité qu ' il
s' agit de reproduire, mais seulement la référence commune d' une communauté de
communication, qui s' entendent les uns avec les autres à propos de quelque chose.
Les faits
communiqués ne peuvent pas être dissociés du processus de
communication ( ... ) La connaissance ne se réduit plus à une correspondance entre
propositions et faits. Seul, par conséquent, le tournant linguistique, conduit jusqu' à
son terme logique, peut surmonter à la fois le mentalisme et le modèle cognitif du
miroir de la nature 31•
Ainsi, à la lumière du tournant linguistique, Habermas et Rorty tournent le dos au modèle
cognitif du miroir de la nature. Mais ne pourrait-on pas leur reprocher de comprendre le
représentationnalisme sous une forme typiquement ontologique (i.e. comme une
correspondance entre nos représentations et le monde en soi)? Plusieurs auteurs ont
remarqué que la correspondance entre le concept et la chose n ' a pas à avoir une telle
teneur ontologique. La philosophie transcendantale kantienne, par exemple, adhère au
critère de la vérité-correspondance sans y ajouter un argument ontologique. Dans
Critique de la raison pure, Kant suggère que la chose appartient toujours au monde
phénoménal (et non pas au monde des choses en soi). Il postule la correspondance des
actes synthétiques de l' esprit (référant aux catégories) et des phénomènes. Kant
reconstruit ainsi toute une philosophie de la connaissance sans sortir du champ des
phénomènes. Si Habermas et Rorty s' opposent ici Kant, ce n ' est pas sur le plan d ' un
représentationnalisme
ontologique, mais plutôt sur l' idée que nous disposons,
antérieurement à toute prestation langagière, d' un critère sûr et infaillible pour juger de
cette correspondance. Nous remarquons ainsi que, ce sur quoi les deux auteurs
contemporains insistent à l' aide du tournant linguistique, c ' est tout autant le caractère
faillible de l' argumentation langagière que l' impossibilité d'un représentationnalisme
transcendantal et ontologique.
Un tel changement de perspective a des conséquences très importantes sur
l' épistémologie contemporaine. Les observations qu ' apporte avec lui le tournant
linguistique nous obligent à remettre fondamentalement en question notre compréhension
31
Habermas, 2001 , p. 173-174.
22
de nos processus cognitifs. Pour terminer le présent chapitre, j ' expliquerai les nouveaux
défis auxquels font face les théories contemporaines de la vérité. Cela me permettra
d' introduire deux perspectives qui ont été adoptées en épistémologie à la suite du
tournant linguistique: celle de Richard Rorty et celle de Jürgen Habermas.
1.4 Les défis de l'épistémologie contemporaine
L'objectif des sections précédentes était d'expliquer comment la philosophie du
langage nous permet de défendre la thèse selon laquelle il nous est impossible d' échapper
à un filtre linguistique structurant notre rapport au monde. Selon celle-ci, toute
expérience porte l' empreinte du langage. À la lumière de cette observation partagée par
Rorty et Habermas, nous devons nous demander s'il est encore possible de conserver un
concept fort de vérité référant à un monde objectif unique dans nos thèses
épistémologiques. En d' autres termes, nous devons nous demander si le changement de
perspective qu'apporte le tournant linguistique nous permet toujours de défendre une
conception réaliste. La philosophie du langage nous révèle l' importante tension
conceptuelle qui existe entre ce qui est tenu-pour-vrai par notre communauté linguistique
et un concept de vérité référant
~
une réalité extérieure semblable pour tous; une tension
entre ce qui résulte de nos processus de justification touj ours locaux et une référence
unique et inchangeable à un monde objectif. Le tournant linguistique nous pousse donc à
poser une question épistémologique fondamentale: le rejet du correspondantisme mène-til à un rejet du réalisme 32 ?
Cette tension créée ·par le rejet des théories correspondantistes de la vérité se
fortifie à la lumière de deux intuitions contradictoires quoique également convaincantes.
32 Cette question peut aussi être formulée ainsi : comment est-il possible de sauvegarder l' idée d ' une
contre-épreuve réaliste structurant notre conception épistémologique après le tournant linguistique ? II
importe de remarquer que cette question du réalisme se pose sous deux angles différents. D'abord, au
niveau de nos processus de justification, nous devons nous demander si nous avons besoin d'un concept de
vérité référant à une réalité unique afin de 'compléter' le concept contextuel de tenu-pour-vrai? En d ' autres
termes, la question est celle de savoir si la thèse de la mutation de l' autorité épistémique doit présupposer
l' horizon d ' un monde objectif pareil pour tous? Ensuite, il importe de se demander si un concept réaliste
peut être réintégré à nos conceptions épistémologiques à la suite du rejet du modèle cognitif du miroir de la
nature. Pour le dire en un mot, y-a-t-iJ un sens à parler d' un « réalisme sans la représentation» ?
23
Comme nous l'avons vu auparavant, le tournant linguistique nous suggère d' adopter une
conception holiste de justification puisque rien ne semble pouvoir servir de pierre de
touche à nos processus justificatifs sinon des descriptions linguistiques déjà acceptées.
C'est du moins la perspective que défendent certains philosophes analytiques postpositivisme logique (particulièrement le deuxième Wittgenstein et Wilfrid Sellars33 ) . Ce
que l' on peut appeler l' intuition holistique montre que l' adoption d' une nouvelle
croyance n' est possible que si celle-ci peut s'accommoder à un réseau de croyances déjà
acceptées; nos croyances sur le monde objectif doivent d'abord pouvoir être harmonisées
avec nos croyances antérieures. Voilà pourquoi les philosophes du tournant linguistique
nous suggèrent qu ' une justification réussie semble relever, du moins à un certain niveau,
d' un principe de cohérence.
L' intuition holistique s'oppose à une autre idée tout aussi probante: celle voulant
que nos processus cognitifs se réfèrent, d' une façon ou d' une autre, à un monde objectif
unique. Selon cette intuition, que l'on peut appeler l'intuition réaliste, ce qui est tenupour-vrai par notre communauté linguistique n'est pas le dernier mot de l' affaire.
Plusieurs philosophes linguistiques ont remarqué qu' il est contre-intuitif de penser que le
concept de vérité puisse se réduire à une simple affaire de cohérence. La vérité, du moins
dans son sens traditionnel, a un caractère immuable qui se dévoile à travers une référence
unique à une réalité extérieure semblable pour tous. En d'autres termes, nous pouvons
dire que l' intuition réaliste nous pousse à postuler une différence conceptuelle entre le
concept de vérité et celui de croyance (ou de tenu-pour-vrai), la croyance étant ce qui
ressort de nos processus de justification toujours contextuels, la vérité étant cette
caractéristique inaliénable qui s'impose à nous indépendamment de nos autres croyances.
Il semble donc que nous sommes confrontés à deux intuitions contradictoires:
l' intuition réaliste selon laquelle il existe une distinction entre vérité et croyance, et
l' intuition holiste selon laquelle nos processu,s de justification se référent nécessairement
à nos croyances antérieures (un modèle dans lequel le concept de vérité ne semble jouer
Comme le remarque James O'Shea dans son excellent livre d'introduction à la philosophie de Wilfrid
Sellars: « in place of foundationalisni Sellars offered an account of our knowledge as characterized by
holism and fai ll ibilism », 2007, p. 2.
33
24
aucun rôle fondamental). Michael Williams
~écrit
brillamment cette opposition dans son
livre Unnatural Doubts :
Premièrement, pour que nous puissions avoir connaissance d' un monde objectif,
la vérité de ce que nous croyons sur Je monde doit être indépendante de notre
croyance; deuxièmement, la justification consiste inévitablement à corroborer
certaines croyances par d'autres croyances; c'est donc, en ce sens minimal, une
affaire de cohérence34 .
Est-il possible, et si oui comment, de concilier ces deux intuitions? Cette question est à la
base d'un important débat en philosophie contemporaine opposant deux perspectives
foncièrement différentes. Nous avons, d'un côté, des penseurs comme Richard Rorty qui,
en radicalisant le tournant linguistique, évitent la question en affirmant que nos processus
d'entente ne doivent plus se dérouler à l'horizon de la réalité d' un monde objectif unique.
Selon eux, la présupposition d'un monde objectif semblable pour tous n' est pas
nécessaire puisque la validité d'un énoncé ne peut être déterminée qu'à travers un
processus cohérentiste. Ces auteurs ont défendu l'idée selon laquelle le concept de tenupour-vrai est suffisant pour parler de vérité. Rorty rejette ainsi toute tentative de
conciliation en affirmant que l' intuition réaliste est une illusion profondément ancrée
dans notre culture et dont nous devons nous débarrasser (cette position est développée
dans le deuxième chapitre). De l' autre, se trouvent des philosophes comme Apel et
Habermas qui pensent toujours que la référence à un concept fort de vérité est nécessaire.
Ceux-ci affirment, malgré le rejet du correspondantisme, qu'un réalisme sans la
représentation est possible et indispensable. Habermas développe ainsi d'intéressants
outils méthodologiques afin de montrer comment nos processus de justification nous
permettent de dire quelque chose à propos de la vérité tout en rendant compte de
l'intuition holistique (cette position est développée dans le troisième chapitre).
C'est à ces nombreuses questions que je m'intéresserai dans le reste du présent
mémoire en opposant les thèses de Richard Rorty à celles de Jürgen Habermas. Afin de
34
Wil1iams, 1996, p. 266.
25
voir s'il est possible de défendre un certain réalisme à la lumière de la philosophie du
langage, j ' expliquerai comment ces auteurs relèvent deux importants défis que pose le
. tournant linguistique à l'épistémologie contemporaine. Tout d'abord, il faut se demander
(1) comment il est possible de rendre compte de la force critique de nos énoncés. Cette
question est pertinente peu importe notre position face au réalisme: si on rejette le
réalisme, il faut se demander pourquoi certains énoncés semblent plus convaincants que
d'autre même si aucun n'est davantage vrai; si on accepte le réalisme, il faut se demander
d'où nos énoncés tirent leur relation avec le prédicat de vérité. La difficulté est de savoir
d'où provient le poids critique de nos propositions. Le deuxième défi que doivent relever
les conceptions épistémologiques contemporaines est celui d'expliquer (2) comment il est
possible de rendre compte du lien entre vérité et justification. Nos processus de
justification nous permettent-ils de nous rapprocher d'une vérité semblable pour tous? Y
a-t-il un lien interne entre ces deux concepts ou doit-on se satisfaire, pour parler de vérité,
de nos processus de justifications toujours locaux et faillibles?
Dans le prochain chapitre, je me consacrerai à l'analyse de la conception néopragmatiste de Richard Rorty.' J ' expliquerai sa position antiréaliste en montrant comment
celui-ci répond aux deux importants défis que nous venons de décrire (i.e. d' où vient la
force critique de nos énoncés et quel lien existe entre vérité et justification). Ce chapitre
me mènera à l' explication de la position adverse, celle de Habermas, selon laquelle il est
toujours possible de défendre une conception réaliste en épistémologie contemporaine
après le tournant linguistique.
26
Chapitre II
Rorty et l'autosuffisance du concept de tenu-pour-vrai
L' auteur américain Richard Rorty se réclame de la tradition philosophique connue
sous le nom de «pragmatisme». Plus précisément, Rorty qualifie ses thèses de «néopragmatistes ». Selon lui, la grande différence entre le pragmatisme classique et le
pragmatisme contemporain «réside dans
ce que l' on a appelé le
'tournant
linguistique, l ». C'est sur cette conception néo-pragmatiste influencée par la philosophie
du langage que je porterai ici mon attention. Comme nous le verrons, la philosophie de
Rorty met de l'avant une conception déflationniste de la vérité - c'est-à-dire que Rorty
croit que la philosophie contemporaine doit abandonner toute référence à un concept fort
de vérité 2 référant à un monde objectif unique. Rorty s' attaque aux conceptions
correspondantistes de la connaissance et à leurs tentatives de décrire la «nature
intrinsèque de la réalité ». Afin de clarifier ces positions théoriques, je commencerai par
expliquer en quoi consiste l' antiréalisme de Richard Rorty. Je présenterai sa thèse de la
contingence du langage selon laquelle l '-impossibilité de tout métalangage prouve
l' impossibilité de toute vérité transculturelle pouvant servir d' étalon critique. Comme
nous l' avons laissé entendre au premier chapitre, Rorty croit que le tournant linguistique
nous dévoile les apories du correspondantisme promu par les théories classiques de la
connaissance (et, de façon plus large encore, les apories de la compréhension classique
du concept de vérité). J' expliquerai comment cette observation le mène à interpréter de
façon bien spécifique la thèse de la mutation de l'autorité épistémique. Selon lui, nos
processus d' entente n' ont plus à présupposer l' horizon d'un monde objectif semblable
pour tous; être en contact avec la réalité signifie simplement être en contact avec une
communauté linguistique. Ces explications me mèneront à mettre en lumière la
redéfinition rortienne du concept de vérité (comme ce qui est bon et avantageux pour
nous de croire). J' expliquerai ensuite ce que Rorty fait de « l' intuition réaliste» décrite
Rorty, 1995 , p. 17.
Dans le cadre de ce mémoire, j ' entends par « concept fort de vérité », une conception vise à montrer Je
caractère transculturel du concept de vérité.
1
2
27
par Williams et Habermas. Je montrerai comment Rorty suggère que cette intuition n' est
qu'une illusion profondément ancrée dans notre culture. En bon pragmatiste, il opte pour
une « rééducation» et tente de nous convaincre d' abandonner le dualisme entre croyance
et vérité (2.1). Je montrerai ensuite comment sa compréhension du tournant linguistique
lui fait affirmer qu'aucun lien conceptuel n' existe entre nos processus de justification et
le concept de vérité transculturelle. J' exposerai la critique rortienne du concept de
« situation épistémique idéale» ainsi que le pourquoi de son assimilation entre vérité et
justification. Cette exposition me permettra d'expliquer de façon détaillée pourquoi Rorty
soutient pouvoir se passer d'une contre-épreuve réaliste en épistémologie contemporaine
(2.2). Finalement, je montrerai comment Rorty justifie les positions théoriques
controversées qu'il défend à travers son œuvre. Comme nous le verrons, celui -ci soutient
que les thèses qu' il défend (autant sa redéfinition de l' autorité épistémique que son
assimilation entre vérité et justification) sont «meilleures» ou «plus adaptées » que
celles défendues par la philosophie objectiviste classique. Une question se pose alors :
avec quels outils peut-on déterminer ce qui est « meilleur »? Je terminerai ce deuxième
chapitre en exposant de façon détaillée le méliorisme rortien en insistant sur son concept
de « point de vue rétrospectif» (2.3).
2.1 Un antiréalisme pragmatiste
De tous les philosophes contemporains rejetant le concept transculturel de vérité
servant de contre-épreuve réaliste, Richard Rorty en est probablement le représentant le
plus intéressant. Cet auteur défend l' idée selon laquelle un concept fort de vérité
correspondant à un monde extérieur unique n' a plus à être l'horizon de nos processus
cognitifs (et de nos processus d'entente). Comme nous le verrons, celui-ci défend la thèse
de la contingence du langage. Cette thèse affirme que, puisque seules nos descriptions
langagières ont la qualité de pouvoir être vraies ou
fa~sses
et que, du même coup, le
tournant linguistique nous montre qu ' il est impossible d' é,tablir un métalangage (un
langage qui recouperait les perspectives de toutes les communautés linguistiques
présentes
et
futures) ,
l' idée
d' une
référence
réaliste
permettant un
moment
d' inconditionnalité critique doit être abandonnée. Voilà pourquoi sa radicalisation du
28
tournant linguistique lui fait affirmer qu' être en rapport avec la réalité signifie
simplement être en rapport avec une communauté linguistique. Lui aussi cautionne la
thèse de la mutation de l' autorité épistémique (selon laquelle des propositions font valoir
des descriptions du monde devant une communauté d'interprétation) , mais il n' y ajoute
pas l' horizon d'un
~onde
objectif pouvant servir d'étalon critique. Cela le pousse à
redéfinir le concept de vérité comme « ce qui est avantageux pour nous de croire »; le
« nous» référant à une communauté linguistique à chaque fois particulière (2.1.1). Rorty
rejette ainsi l' intuition réaliste communément associée aux théories classiques de la
connaissance. En fait, il affirme que cette intuition n'est qu' une illusion créée par de
multiples générations de philosophies objectivistes (selon lesquelles nous avons besoin
d' un concept de vérité transculturelle dans nos processus cognitifs). Selon lui, nous
devrions porter notre attention sur des traditions de pensée marginales (comme celle du
roman) qui ne caractérisent pas le concept de vérité par l' immuabilité. Voilà pourquoi
Rorty plaide pour une rééducation et souhaite nous inciter à redéfinir notre
compréhension des concepts classiques d' épistémologie (2.1.2).
2.1.1 La contingence du langage et l'abandon de l'horizon d'un monde objectif
unique
Que ce soit en éthique, en politique ou en épistémologie, Richard Rorty affirme
que la philosophie est partout hantée par une quête d'universalité et d' immuabilité. L' une
des visées théoriques de Rorty est de rej eter cette tendance lourde de la philosophie
classique, qu' il croit inadaptée à nos besoins contemporains. En fait, Rorty donne à la
philosophie, à la suite de Nietzsche, une tâche radicalement opposée. Selon lui, il faut
arrêter de rechercher l' universel pour se consacrer au particulier et au contingent3 . C' est
dans cet esprit que Rorty renie plusieurs des grands dualismes classiques de la
philosophie. En épistémologie, par exemple, il ne sert à rien, selon lui, de tracer une
distinction théorique entre réalité et apparence ou entre vérité et croyance, puisque le
premier terme de chacune de ces relations présuppose que la connaissance d' un état de
choses immuable est possible :
3
Rorty, ] 997, p. 50.
29
Les pragmatistes, qu ' ils soient classiques ou ' néo', ne croient pas quant à eux qu ' il
existe une manière d' être des choses. Aussi désirent-ils remplacer la distinction entre
apparence et réalité par celle qui sépare les descriptions du monde et de nous-mêmes
qui sont les moins utiles et celles qui le sont da,:antage 4 •
Rorty croit qu' il est impossible de décrire « la nature intrinsèque du monde» et que tout
type de correspondantisme doit être abandonné. Dans les prochaines · pages, nous
expliquerons pourquoi Rorty adopte une telle position.
Po~r
l' instant, il importe de
remarquer que ce rej et de toute description de la nature intrinsèque de la réalité (et, ainsi,
du dualisme réalité-apparence) a fait en sorte que les thèses rortiennes ont été qualifiées
d'antiréalistes. Que devons-nous comprendre du terme antiréalisme? Celui-ci pose
problème du fait qu ' il crée beaucoup de confusion chez les commentateurs et les lecteurs
de Rorty. Notons d' abord que Rorty ne nie pas l' existence d' une réalité extérieure; iI"ne
nie pas que le monde extérieur s' impose à nous indépendamment de nos préférences. Il
ne met pas en doute l'idée voulant que nous soyons « en contact avec le monde» 5 . Rorty
se rend bien compte que le monde extérieur s'impose à nous et influence nos conceptions
de celui-ci 6 . Le point que Rorty met de l'avant en utilisant le terme antiréalisme, est que
tout accès direct à la réalité « nue» est interdit au sujet de la connaissance. La vérité ne
découle pas d 'un rapport correspondantiste entre nos énoncés linguistiques et la réalité.
Étant donné ce rejet du correspondantisme, Rorty suggère que le concept de réalité
unique semblable pour. tous peut et doit être abandonné lors de l'explication du
déroulement de nos processus cogni~ifs; ce concept est, en fait, théoriquement inutile 7•
Les thèses de Rorty peuvent être qualifiées d' antiréalistes puisqu' elles mettent de l' avant
Rorty, 1995, p. 24.
Rorty, ] 995 , p. 34.
6 Afin de rendre compte de ce contact avec le monde, Rorty souligne que le monde extérieur exerce sur
nous des « pressions causales» qui influencent inévitablement nos croyances. Or, ces pressions causales
n' ont pas le potentiel de dévoiler la nature intrinsèque de. la réalité: Rorty, ] 995 , p. 34-35. Nous y
reviendrons de façon détaillée dans le dernier chapitre.
7 Nous élaborerons sur le concept « d ' ut jlité relative» dans la section sur le rn éliorlsme rorti en.
4
5
30
l'idée radicale que le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du terme
réalité (et, du même coup, de celui de vérité) en tant que référence transculturelle 8.
Pourquoi Rorty adopte-t-il cette position antiréaliste? Afin de répondre à cette
question, nous devons insister sur le lien qui existe entre sa conception de la vérité et le
tournant linguistique. Tout d ' abord, Rorty croit que la « vérité» ne peut venir que des
descriptions langagières découlant de notre expérience au monde. Le monde extérieur ne
peut être qualifié de vrai ou de faux ; seuls les énoncés portant sur celui-ci peuvent être
ainsi qualifiés. Le prédicat de vérité ne peut · être associé qu' à des descriptions qui
prennent la forme d ' énoncés linguistiques:
La vérité ne saurait être là, dehors - elle ne saurait exister indépendamment de
l' esprit humain - parce que les phrases ne sauraient exister ainsi, elles ne sauraient
être là, devant nous. Le monde est là, dehors, mais pas les descriptions [langagières]
du monde. Seules elles peuvent être vraies ou fausses 9 .
.
Selon Rorty, le monde n ' est jamais vrai ou faux; il est ce qu'il est. Le prédicat de vérité
ne s' applique qu' à nos seules représentations linguistiques du monde. Cette première
observation permet de clarifier la position rortienne :
Dire que le monde est là, qu ' il n' est pas notre création, c' est dire, non sans bon sens,
que la plupart des choses de l' espace et du temps sont les effets de causes qui
n' impliquent pas d' états mentaux humains. Dire que la vérité n ' est pas là, c 'est
simplement dire que sans phrases il n ' y a point de vérité, que les phrases sont des
éléments des langages de l 'homme, et que lesdits langages sont des créations
humaines lO •
Rorty ajoute à cette observation l' importante hypothèse du tournant linguistique voulant
que le langage nous impose des catégories et des modes de pensée qui structurent
8 Comme nous le verrons, Habermas, qui partage des prémisses semblables, utilisera son arsenal théorique
pour sauver Je concept de réalité d'un sort déflationniste (sans tomber dans la représentation).
9 Rorty, 1997, p.23.
10 Rorty, 1997, p.23.
31
nécessairement notre champ épistémique (le champ de raIsons et d ' arguments
possiblement mobilisables dans nos processus de justification). Comme nous l' avons vu
au premier chapitre, celui-ci cautionne l' idée voulant que toute description langagière
présuppose nécessairement l' arrière-plan d'une communauté linguistique. L ' influence de
cette communauté sur nos processus cognitifs est, pour Rorty, incontestable. Nos
descriptions du monde resteront toujours locales et contextuelles puisqu' il est selon lui
impossible d ' établir un langage qui ne sérait pas attaché à un horizon de significations
précis. Il appelle cette thèse la contingence du langage 11. Celle-ci met de l' avant l' idée
que, puisque tout langage porte l' empreinte d'une communauté particulière,. il est
impossible d ' établir un langage universel qui nous permettrait de décrire le monde de
façon satisfaisante pour tous (et, ainsi, découvrir une vérité transculturelle). Comme le
remarque Rorty : « il n' y a pas 'moyen de sortir des divers vocabulaires que nous avons
employés pour trouver un méta-vocabulaire qui, d' une façon ou d'une autre, tienne
compte de tous les vocabulaires possibles, de toutes les façons possibles de juger et de
sentir 12 ». Dans la perspective rortienne, il n'existe pas de vérité au sens platonicien
(transculturelle) puisqu' il n'existe pas de langage non humain (transculturel) permettant
de décrire le monde de façon unique: on ne peut établir un métalangage. Puisque nous
sommes prisonniers du caractère contextuel du langage, tous les énoncés que nous
émettrons sur le monde le seront aussi 13. Voilà pourquoi Rorty affirme que:
Il n' existe pas de contact qui , antérieur au langage, permettrait de mettre le doigt sur
ce qu ' est un objet en lui-même, par opposition à ce qu'il est au regard des
descriptions variées que nous en donnons 14 .
Rorty, 1997, p. 17.
Rorty, 1997, p. 17.
13 Certains pourraient 'mettre de l'avant que cette théorie est autoréfutante : elle semble défendre la vérité
qu ' il n' existe pas de vérité. Mais Rorty se garde bien d' affirmer que ses propos touchent ou représentent
« l' état réel des choses ». Sa mission n' est que de proposer un schéma qui serait plus utile (utilité relative)
ou mieux adapté (méliorisme) aux conditions de vie actuelles. Toute sa thèse n' est que
« recommandation ». Ce qu ' il désire faire , c' est de substituer un vocabulaire à un autre. Il veut remplacer le
vocabulaire correspondantiste par un vocabulaire pragmatiste. Il veut, en d' autres termes, « rendre attrayant
le vocabulaire auquel vont mes préférences ». Nous aborderons cette conception mélioriste à la fin de ce
chapitre.
14 Rorty, 1990c, p. 9.
11
12
32
Comme, nous le comprenons maintenant, Rorty ne fait aucune distinction entre le concept
de tenu-pour-vrai et celui de vérité. En fait, l'un des buts avoués de l' entreprise rortienne
est de donner une nouvelle définition au concept de vérité. Qu' est-ce donc que la vérité
pour Richard Rorty s' il ne la conçoit plus comme un concept transculturel pouvant servir
d' étalon critique? Afin de répondre à cette question, celui-ci prend parti pour William
James et John Dewey et réduit le concept de vérité au concept « d' utilité ». Comme le
disait Dewey, « [les catégories de -la raison] ne représentent rien de plus que les intérêts
d' une certaine race, d 'une certaine espèce -leur ' vérité' se résume à leur ' utilité ,15 ». En
d' al:ltres mots, Rorty croit que la vérité est simplement ce qui se montre profitable pour
nous de croire, selon nos raisons:
« [les pragmatistes] considèrent la vérité,
conformément à la formule de James, comme ce qu' il est avantageux pour nous de
croire l6 ». L' important avec cette redéfinition est d'insister sur le fait que ce qu' il est bon
pour nous de croire maintenant est toujours sous réserve d' une meilleure compréhension
(on parlera ainsi d' une conception faillibiliste de la connaissance). La redéfinition
rortienne du concept de vérité vise l'abandon de la compréhension classique de la vérité
comme un « but fixe» que nous devrions atteindre.
Rorty cautionne ainsi la thèse de la mutation de l' autorité épistémique que nous
avons décrite au premier chapitre (où des énoncés décrivant le monde extérieur sont
soumis à une communauté d' interprétation), mais n' y ajoute pas l' horizon d' un monde
objectif unique. C' est-à-dire qu'il ne croit pas que la véracité de nos énoncés descriptifs
dépende, au bout du compte, d' une correspondance adéquate avec un monde objectif
unique. Ce qui permet d' expliquer l' adoption d'une nouvelle croyance comme vraie ,
c'est son acceptation par une communauté linguistique toujours particulière. En bref,
Rorty ne croit pas qu'une référence à un monde objectif unique soit nécessaire au bon
fonctionnement de nos processus de justification. Il croit plutôt qu'il est préférable de
débarrasser nos processus de justification du concept de vérité transculturelle servant
d' étalon critique. Selon lui, être en contact avec le monde signifie être en contact avec
une communauté linguistique. En ce sens, la vérité n'est qu' une affaire de pratiques
15
J6
John Dewey, Wille zur Mach!, sec. 515 in Rorty, 1990c, p. 8.
Rorty, 1994, p. 37.
33
sociales. Rorty défend ainsi l' idée que le processus . de rectification publique de nos
croyances par une communauté linguistique locale est suffisant à l' explication du
déroulement de nos processus de justification.
Avant d'aborder les problèmes théoriques qui émergent d' une telle position
déflationniste, essayons de voir la raison pour laquelle la philosophie classique a
rarement interprété le concept de vérité de façon antiréaliste. Pour ce faire , nous allons
voir comment Rorty répond aux objections voulant que sa conception soit contre-intuitive
puisqu'elle laisse de côté l' intuition réaliste que nous avons décrite à la fin du premier
chapitre. Cela me permettra d ' expliquer la visée rééducative de l' entreprise rortienne et
son insistance sur certaines traditions de pensée marginales.
2.1.2 Intuition réaliste et rééducation
La raison pour laquelle la théorie rortienne peut sembler contre-intuitive vient du
fait qu' elle paraît incompatible avec l' intuition réaliste décrite par Williams et Habermas.
Selon cette intuition, la présence du monde extérieur - présence que.Rorty ne met pas en
doute -
engendre un dualisme entre le concept de vérité (ce qu' est le monde
indépendamment de nos préférences) et le concept de tenu-pour-vrai (la façon dont nous
et notre communauté linguistique comprenons le monde maintenant). Comment Rorty
peut-il rendre compte de cette intuition s' il rejette l' idée d'une vérité pouvant servir de
référence transculturelle? Sa tactique est radicale: il traite l' intuition réaliste qui hante
nos processus cognitifs comme une illusion. Il combat ainsi l' idée que nous avons besoin
de nous référer à un concept de vérité transculturelle pour expliquer le déroulement de
ces processus. Néanmoins, comme le remarque Rorty lui-même, cette illusion est
profondément ancrée dans notre Zeitgeist. Voilà pourquoi celui-ci attire notre attention
sur des traditions philosophiques « marginales» (comme celle du roman) selon lesquelles
le monde n'est pas structuré autour de notions transculturelles de validité. Rorty s' engage
ainsi dans un effort à long terme pour répudier de telles notions en changeant la
représentation que la culture occidentale ad ' elle-même.
34
Selon Rorty, la philosophie classique - de la métaphysique grecque à l' idéalisme
allemand - a pris le quasi-monopole de nos concepts de raison et de vérité. C ' est ce type
de philosophie qui a, d'après lui, introduit les grands dualismes classiques - apparenceréalité, vérité-croyance, moralité-prudence - ainsi que le concept fort de vérité jouant le
rôle de contre-épreuve réaliste. Selon Rorty, l'hégémonie de la philosophie objectiviste
dans la tradition philosophique occidentale a permis à l'intuition réaliste de prendre place
à la racine du sens commun de notre compréhension du monde. Néanmoins, Rorty
avance que les définitions théoriques mises de l'avant par ce type de philosophie sont
inappropriées (et surtout inutiles). L'omniprésence de l'intuition réaliste en philosophie
occidentale ne fait que montrer à quel point nombre de philosophes sont prisonniers de
l'image d'une vérité conçue comme immuable:
We pragmatists think that those philosophers wh,o view the defence of « our
realistic intuitions» as an important or moral imperative are held captive by the
picture of getting closer to a fixed goal 17 .
Or, Rorty avance que, si on y regarde de plus près, la philosophie objectiviste n ' a pas un
monopole total sur les concepts philosophiques de raison et de vérité. Il est possible,
selon lui, de trouver à l'intérieur de notre culture occidentale des traditions, qu'il baptise
« marginales », se refusant à un concept transculturel de vérité pouvant servir d ' étalon
critique. La stratégie de Rorty est d'insister sur ces traditions: « il existe des traditions
qui s'opposent à ce que nous tenons pour central, ou qui n'occupent qu' une position
marginale; ce sont celles que je désire encourager l8 ». Dans la perspective rortienne, la
philosophie objectiviste n'est pas le dernier mot de l'affaire. Contrairement à ce
qu'avance Thomas McCarthy dans l'excellent dialogue qui a opposé les deux auteurs au
cours des années 1990, Rorty ne croit pas que la culture occidentale soit «partout
structurée autour des notions transculturelles de vérité 19 » :
Rorty, ] 995b, p. 298.
Rorty, ] 992b, p. 184.
19 Rorty, 1992b, p. 184.
17
18
35 .
Par bonheur, elle n ' est structurée de la sorte qu ' en certaines de ses parties. Aussi
puis-je avoir recours à des choses qui sont dites et faites dans d' autres secteurs. Je
peux opposer certains éléments de notre culture à d' autres ( ... ) Nous appartenons à
une culture que n' ont pas seulement nourrie «la Bible, Socrate, Platon et les
Lumières », malS aussi, par exemple, Rabelais, Montaigne, Sterne, Hogarth et
Mark Twain 20 .
Étant donné cette pluralité de conceptions, Rorty croit adéquat, pour mettre fin au
monopole de la philosophie objectiviste, de plaider pour une rééducation. Pour ce faire ,
ce dernier attire notre attention sur certaines de ces traditions marginales afin de montrer
qu'il est possible d' expliquer le déroulement de nos processus de justification sans le
concept de vérité transculturelle servant de contre-épreuve réaliste. Sa tactique est de
suggérer que notre culture possède déjà, en elle-même, les ressources nécessaires pour
éviter l' utilisation d' un tel concept. Rorty veut ainsi montrer que le sens commun des
sociétés occidentales peut se passer du concept classique de vérité. Rorty s' accorde avec
William James pour dire que:
[Les pragmatistes] devraient se concevoir eux-mêmes comme travaillant à
l' interface du sens commun de leur communauté, sens commun largement
influencé par la métaphysique grecque et le monothéisme patriarcal. ( ... ) Ils
devraient se concevoir engagés dans un effort à long terme pour changer la
rhétorique, le sens commun de leur communauté et l'image qu 'elle a d' elle"
2]
meme
.
Mais quelle est, plus précisément, cette nouvelle image que Rorty veut donner à notre
communauté occidentale? Comme nous l'avons déjà évoqué au début de cette section,
celui-ci veut remplacer la quête de l' immuable et de l'unique qui traverse la philosophie
objectiviste par une entreprise qui s'intéresse davantage à l'idiosyncrasique et au
particulier. Pour Rorty, l' exemple paradigmatique de cette dernière approche est un
certain mode de pensée véhiculé par la littérature et le roman: « le roman est précisément
20
21
Rorty, 1992b, p. 184.
Rorty, ] 995b, p. 300.
36
l'un des éléments de notre culture dont je soutiendrais qu'il n'est pas structuré autour des
22
notions transculturelles de validité ». Selon Rorty, le but ultime de la littérature n ' est
pas de décrire la nature intrinsèque du monde extérieur, mais bien une recherche
continuelle de l'unique. Comme le remarque Rorty, « le besoin de redécrire, cultivé par
les romans, est différent du besoin de démontrer, cultivé par la 'métaphysique23». Le but
avoué de la littérature est de créer de nouveaux mots pour décrire de façon originale
notre rapport quotidien avec le monde. Rorty est fasciné par cette approche créative.
Selon lui, cette quête de l' unique n ' a pas son pareil en philosophie. Il affirme que cette
recherche du particulier par une redescription du quotidien en des termes nouveaux doit
être exportée en philo's ophie (nous reviendrons sur ce concept de redescription dans la
dernière section). Cette emphase sur « l' unique» et « le particulier» permet à Rorty de
dévoiler ce qui motive son entreprise philosophique:
Nous aimerions trouver un moyen de rendre [la conscience cultivée parle roman]
aussi claire pour chacun que pour nous, en exhibant ce que McCarthy appelle sa
« validité transculturelle
» 24.
Rorty n ' explique pas à fond en quoi l'approche littéraire surpasse, selon lui, l' approche
de la philosophie classique. Il se contente de dire que cette première approche est « plus
adaptée» ou « meilleure» que la seconde. En fait, Rorty soutient que l'approche littéraire
est « plus flexible» que l' approche philosophique. Celle-ci nous permet de dépasser les
« limites définitives» que nous impose la philosophie puisqu'elle rend «tout point de
vue possible »25. Nous en dirons plus sur ce méliorisme dans la dernière section.
Comme nous le comprenons maintenant, l'entreprise de rééducation que lance
Rorty vise une redéfinition des grands concepts philosophiques et une modification du
sens commun de notre société occidentale. Néanmoins, cette réorientation que donne
Rorty à la philosophie semble devoir donner réponse à certains problèmes inévitablement
liés à une conception épistémique déflationniste. Parmi ces problèmes se trouve celui
22
23
24
25
Rorty,
Rorty,
Rorty,
Rorty,
1992b, p.
1992b, p.
1992b, p.
1992b, p.
184.
185.
] 87.
186.
37
d'expliquer le rapport qUI existe entre les concepts de vérité et de justification.
Traditionnellement, le but avoué de nos processus de justification était la découverte
d'une vérité semblable pour tous. Essayons maintenant de voir comment Rorty interprète,
à la lumière de sa théorie déflationniste, ce lien interne entre vérité et justification (2.2).
2.2 Vérité et justification
Dans la section précédente, nous avons introduit l' antiréalisme de Richard Rorty
VIa sa thèse de la contingence du langage (selon laquelle l' impossibilité de tout
métalangage prouve l'impossibilité de toute vérité transculturelle). Nous avons aussi
expliqué sa redéfinition du concept de vérité comme « ce qui est avantageux pour nous de
croire », 'ainsi que son désir d'attirer notre attention sur des traditions de pensée
marginales dans lesquelles le concept de vérité transculturelle ne joue pas un rôle central.
Comme nous l' avons vu, l'entreprise rortienne prend place dans un effort à long terme
visant à changer le sens commun de notre société occidentale. Évidemment, une telle
conception déflationniste ouvre la porte à des questions fondamentales: étant donné
l'abandon de tout concept fort de vérité jouant le rôle de contre-épreuve réaliste, existe-til un lien interne entre le concept rortien de vérité et celui de justification? Quelles sont
les conséquences de cette approche sur notre compréhension des processus de recherche
(qu' ils soient éthiques, politiques ou scientifiques)? Dans la présente section,
j ' expliquerai pourquoi Rorty s'oppose au concept de «situation épistémique idéale»
(qui, comme nous le verrons, se veut l'alternative contemporaine la plus répandue pour
conserver un concept transculturel de vérité en philosophie). Je montrerai ensuite, en
détail, comment Rorty assimile le concept de vérité à celui de justification. Cette analyse
me permettra d'introduire la dernière section de ce chapitre qui concerne le méliorisme
rortien (2.3).
Comme nous le verrons dans le prochain chapitre qui porte sur Jürgen Habermas,
plusieurs philosophes contemporains ont tenté d'expliquer la différence conceptuelle
entre la notion de vérité et celle de justification à travers ce qu'ils ont appelé «une
situation épistémique idéale ». Afin de répondre à l'intuition réaliste (selon laquelle ce
38
qui est justifié - ou tenu-pour-vrai - n ' est pas nécessairement ce qui est vrai), les
philosophes objectivistes ont insisté sur le rapport entre les conditions entourant le
processus de justification et le résultat du processus lui-même. Une situation épistémique
idéale est une situation dans laquelle les conditions de justification sont idéalisées et
permettent, hypothétiquement, de tendre vers la vérité (on parle de situations
« épistémiques» car celles-ci visent bien souvent un échange de raisons argumenté).
Selon un tel schéma, « est vrai ce qui peut être rationnellement accepté dans de telles
conditions idéales
26
». Pour la plupart des auteurs contemporains qui défendent cette
approche, de telles idéalisations n'auront jamais leur équivalent en pratique; la situation
épistémique idéale est conçue comme une situation hypothétique. Mais pourquoi
construire une telle situation idéale si celle-ci ne sera jamais parfaitement réalisée? La
notion de situation épistémique idéale a cela d'intéressant qu ' elle nous donne tous les
outils théoriques nécessaires pour séparer conceptuellement les concepts de vérité et de
justification : l'énoncé justifié se distingue de l'énoncé vrai par ses conditions de
justification. Cette notion permet aUSSI d ' expliquer le lien interne entre vérité et
justification puisque, selon ces auteurs objectivistes, plus nous tendons vers des
conditions idéales de justification, plus nous augmentons nos chances de nous approcher
de l' énoncé vrai.
Rorty ne croit pas qu' une telle situation épistémique idéale puisse nous permettre
d'en dire plus sur la véracité de nos énoncés. Comme on le comprend maintenant, une
telle idéalisation vise à trouver une façon de faire en sorte qu' une justification présentée
devant une communauté linguistique particulière puisse tenir devant toutes les
communautés possibles. Selon Rorty, une telle tentative est nécessairement vouée à
l' échec: « there can be no such thing as an 'ideal audience ' before whom justification
would be sufficient to ensure truth, any more than there can be a largest integer
27
».
Celui-ci affirme que, derrière ce désir de vouloir étendre la validité de la justification à un
public universel, se cache l'ambition objectiviste d ' atteindre la nature intrinsèque de la
réalité:
26
27
Habermas, 200] , p. ] 89.
Rorty, 1995b p. 283.
39
Il n' existe rien de tel que le fait de ' connaître', dont il conviendrait de découvrir la
nature, comme s' il s' agissait d' une tâche pour laquelle les hommes de science, dans
les sciences de la nature, possèdent une aptitude particulière. La seule chose à
laquelle nous puissions croire, c' est à un processus de justification des croyances par
rapport à des publics divers. Aucun de ces publics n'est plus proche de la nature, ou
plus représentatif de quelque idéal de rationalité anhistorique, que n' importe quel
autre 28•
Selon Rorty, ce désir de vouloir séparer vérité et justification nous révèle, une fois de
plus, l' hégémonie du concept transculturel de vérité et de l'intuition réaliste dans notre
société occidentale. Or, Rorty, conformément à la conception déflationniste décrite
précédemment, croit qu 'il n 'existe aucun lien interne entre les concepts de vérité et de
justification. Selon lui, aucune différence conceptuelle importante n ' existe entre ces deux
notions. Étant donné sa redéfinition du concept de vérité, il affirme que « les philosophes
doivent se limiter à la justification
29
». Voilà pourquoi, partout dans son œuvre, il
assimile le concept de vérité au concept de justification. Comment Rorty justifie-t-il cette
assimilation? Il utilise deux stratégies . argumentatives différentes pour justifier cette
position. Tout d ' abord, il affirme qu ' une telle assimilation est «d' une plus grande
utilité» que toute tentative visant à séparer conceptuellement vérité et justification:
1
En dépit des efforts que Putnam et Habermas ont entrepris pour clarifier la notion de
' situation épistémique idéale', je préfère cette dernière stratégie [celle de se limiter à
la justification], car cette notion ne me semble pas d' une plus grande utilité que
l'idée de ' correspondance avec le réel ', ou que n' importe laquelle des notions que
les philosophes ont mobilisées pour offrir une interprétation intéressante du mot
' vrai ,30.
Encore une fois, Rorty ne donne pas plus de détails sur ce type de justification via le
concept « d'utilité ». Comme il l' a fait lors de sa promotion des t~aditions de pensée
Rorty, 1995, p. 41.
Rorty, 1995, p. 33.
30 Rorty, 1995, p. 33.
28
29
40
marginales, il se contente de dire que cette approche est « plus adaptée» ou « meilleure»
que celle déjà en place. J' élaborerai davantage sur le rapport rortien à « l'utile» et au
« meilleur» dans la prochaine section, où je décrirai sa conception mélioriste. La
deuxième raison que donne Rorty à l'assimilation du concept de vérité à celui de
justification découle d' un argument typiquement pragmatiste. Il affirme que, puisque la
distinction entre vérité et justification ne fait aucune différence en pratique, nous pouvons
(et devons) l' abandonner. Selon Rorty, lorsque nous nous demandons si une de nos
croyances est vraie , nous n' avons aucun autre moyen d'effectuer cette vérification sinon
de nous demander si cette croyance est justifiée. Voilà pourquoi il affirme qu 'il n y a
aucune différence entre évaluer si un énoncé est justifié et évaluer si un énoncé est vrai:
Pragmatists think that if something makes no difference to practice, it should make
no difference to philosophy. This conviction makes them suspicious of the
philosophers ' etnphasis on the difference between justification and truth. For that
difference makes no difference to my decisions about what to do. ( ... ) Assessement
of truth and assessement of justification are, wh en the question is about what 1
should believe now, the same activity31.
Puisque la distinction entre vérité et justification ne fait aucune différence en pratique, il
serait mieux, selon Rorty, de l' abandonner. Notons, une fois de plus, que cette position
théorique est entièrement cohérente avec la définition rortienne de la vérité. Comme nous
l'avons vu dans la première section, Rorty définit la vérité comme ce qui est utile de
croire pour une communauté linguistique particulière. Or, « si la vérité est, comme le
disait James, ' le nom que l' on donne à tout ce qui se montre avantageux au regard de la
croyance, et avantageux, aussi, pour des raisons assignables et définies' , on ne voit
évidemment pas en quoi la vérité différerait de ce qui est j~stifié32 ». Une telle position
théorique
lui
permet
de
réaffirmer
son
antiréalisme et"
son
refus
de
tout
représentationnalisme :
31
32
Rorty, 1995b, p. 281.
Rorty, 1995, p. 33 .
41
À partir du moment où l'on décide qu'il n'y a rien à savoir sur la connexion de la
justification et de la vérité ( ... ) l'idée d' une connaissance de la nature de la
connaissance devient aussi vaine que l'idée d ' une connaissance de la nature de la
vérité 33 .
Pour résumer, on peut dire que la tactique qu'utilise Rorty pour répondre à la difficulté
concernant le lien interne entre vérité et justification est radicale: il affirme que les
philosophes devraient se limiter à la justification, qu' il ne sert à rien de rechercher une
« situation épistémique idéale» pour sauver le concept de vérité 34 . Celui-ci réussi donc à
esquiver la difficile question concernant le lien interne entre les concepts de vérité et de
justification en montrant que celle-ci n'est pas pertinente (au sens pragmatiste du moins) ..
Néanmoins, la conception déflationniste rortienne fait face à d'autres difficultés. Avec
quels outils peut-il venir justifier ces explications théoriques? Étant son refus de toute
vérité transculturelle, avec quels arguments Rorty peut-il venir défendre ses conceptions
théoriques? Comme nous allons le voir dans la dernière section de ce chapitre, Rorty
affirme que les thèses qu'il défend sont «meilleures» que celles défendues par la
philosophie classique. Cette position nous mènera à expliquer en détail la conception
mélioriste que développe Richard Rorty, une conception qui est au centre de son œuvre et
de ses positions philosophiques (2.3).
2.3 Méliorisme : un point de vue rétrospectif
Jusqu'à maintenant, nous avons vu con1ment l'antiréalisme de Rorty le pousse à
adopter plusieurs positions théoriques controversées - que ce soit sa critique de l'intuition
réaliste au moyen d' une apologie de la tradition littéraire ou son assimilation du concept
de vérité à celui de justification. J'aimerais maintenant revenir sur le type de justification
que Rorty donne à ces positions. Rappelons-nous que Rorty justifie son apologie des
traditions philosophiques marginales en affirmant que les ressources théoriques que
celles-ci proposent sont plus adaptées à nos besoins contemporains que celles que
propose la philosophie objectiviste. De manière semblable, l'une des deux justifications
33
34
Rorty, 1995 , p. 50.
Voir: BiJgrami , 2000.
42
que donne Rorty à l'assimilation du concept de vérité à celui de justification est que cette
méthode est plus utile que celle déjà en place. Finalement, comme nous allons le voir
dans le dernier chapitre de ce mémoire, si Rorty pense que nos processus critiques
bénéficieraient de l'abandon du concept transculturel de vérité, c' est qu' il croit que son
explication du déroulement de nos processus critiques ouvre à plus de possibilités que ce
que fait la philosophie classique; elle est, en fait, meilleure.
Dans tous ces cas, Rorty procède en choisissant la « meilleure» option (ou la plus
utile). Une question se pose alors: comment pouvons-nous déterminer ce qui est
meilleur? Une telle question est fondamentale, car cette conception mélioriste occupe une
place centrale dans l' œuvre rortienne (tant sur le plan de la justification de ses positions
que sur celui du fonctionnement des thèses elles-mêmes). Disons d'abord qu' il est clair,
pour Rorty, qu' il n'existe aucun principe systématique pour choisir la solution la plus
utile (ou la meilleure) :
Lorsqu ' on [presse les pragmatistes] en leur demandant: «Utiles à quoi? » ils n ' ont
rien d ' autre à répondre que: « Utiles pour cré~r un meilleur futur ». Et quand on leur
demande: «Meilleur selon quel critère? », ils n ' ont pas de réponse précise. Ils
n ' ont pas de réponse plus précise que n ' en avaient les premiers malnmifères pour
spécifier sous quels aspects ils étaient Ineil1eurs que les dinosaures en voie
d ' extinction 35 .
La seule chose que les pragmatistes peuvent avancer, c'est que « ce qui est meilleur est
meilleur dans la mesure où cela contient davantage de ce que nous considérons comme
bon et avantageux
36
». Ce qu' ils espèrent, c' est un futur qui les surprendra et les remplira
de joie car ils ne croient pas qu'il existe un plan ou un modèle à suivre permettant
d'assurer le bonheur de l'humanité. On ne peut manquer de remarquer, avec Rorty,
qu' une telle approche a un « flou délibéré» ou un « flou de principe ». Pour lui, c' est ce
caractère d' indétermination qui
35
36
«caractérise la façon
américaine de faire
ce
Rorty, 1995, p. 24.
Rorty, 1995, p. 24-25.
43
qu' Heidegger appelait ' aller au-delà de la métaphysique ,37 ». Selon la démarche
rortienne, aucun point de vue de troisième personne ni aucune procédure ne nous permet
d'honorerune prétention à la vérité. D'après lui, il est impossible d'adopter un point de
vue totalement détaché ou impartial :
Quand je dis «nous devrions faire ceci» ou «nous ne saurions faire cela », je ne
parle pas, bien sûr, d' un point de vue neutre. Je prends parti pour Berlin, en
m' efforçant d' être son auxiliaire et de faire disparaître en partie les broussailles
philosophiques. Je ne suis pas pJus neutre - la philosophie ne saurait davantage être
neutre - sur des affaires politiques de cette ampleur que Locke, à qui l'on doit cette
métaphore de «J'auxiliaire » (underlaborer), ne pouvait rester neutre entre
l' hylomorphisme et le corpuscuJarisme 38 .
Malgré le flou délibéré qu'il entend donner à son œuvre, il est tout de même possible de
trouver, dans les ouvrages de Rorty, différents critères mélioristes. Parmi ces critères
nous retrouvons a) le méliorisme identitaire 39 (selon lequel est meilleur ce que nous
désirons devenir utopiquement), b) le méliorisme comparatitO (selon lequel est meilleur
ce qui sera choisi grâce à une comparaison avec ce qui a déjà été fait et ce qui a déjà été
imaginé), c) le méliorisme de la généralisation des avantages 41 (selon lequel est meilleur
ce qui aura, hypothétiquement, les meilleures conséquences selon les buts que nous nous
sommes fixés) , et, de façon plutôt surprenante, d) le méliorisme de l' argumentation
rationnelle
42
(selon lequel est meilleur ce qui nous aura persuadés dans le cadre d'un
processus rationnel). Devant cette multiplicité de choix, nous pouvons affirmer que le
méliorisme rortien contient bel et bien un « flou· de principe »; il semble volontairement
ambigu. Les différents critères que propose Rorty sont parfois incohérents. Parmi cette
pluralité de critères lui permettant de fonder son méliorisme, aucun ne semble avoir plus
de validité à ses yeux. La perspective de Rorty a, c:n ce sens, un caractère exploratoire.
Rorty,
Rorty,
39 Rorty,
40 Rorty,
4 1 Rorty,
42 Rorty,
37
38
1995, p. 26.
1997, p. 88.
1997, p. 95. Je souligne.
1997, p. 87. Je souligne.
1995c, p. 23-24.
1992b, p. 239.
44
La conclusion importante que nous devons tirer de l'analyse de cette conception
mélioriste pourrait être formulée ainsi : puisque nous ne pouvons savoir, a priori, si nos
choix ou nos redescriptions langagières seront « meilleures» ou véritablement « utiles»
(nous n 'avons aucun critère pour effectuer un tel choix), seul un point de vue rétrosp ectif
nous permettra de les juger. Cette importante conclusion se dévoile lorsque Rorty
compare ce que nous pouvons faire avec un nouveau vocabulaire et ce que nous pouvons
faire avec de nouveaux outils:
J'ai dit [... ] que le problème, avec cette comparaison [entre un nouveau vocabulaire
et un nouvel outil] , est que la personne qui conçoit un nouvel outil peut
habituellement expliquer à quoi il sera utile - pourquoi elle en a besoin - à
l' avance ; par contre, la création d'une nouvelle forme de vie culturelle, d ' un
nouveau vocabulaire, ne verra son utilité expliquée que rétrospectivement43 •
Ce n' est qu' une fois que nous savons comment nous servir d'un nouveau vocabulaire que
celui-ci prend tout son sens. Devant un choix difficile, qu'il soit éthique, politique ou
scientifique, il n' y a aucune méthode nous permettant de déterminer de façon certaine ce
qui est vrai ou faux , bien ou mal : le jugement ne pourra se faire que rétrospectivement.
Ainsi, Rorty remarque que nous laissons le sort de nos redescriptions langagières aux
générations futures. La proposition d'un nouveau vocabulaire ne pourra être validée que
par la postérité:
Pour nous résumer, je suggère que la meilleure façon de comprendre le pathétique
de la finitude ( ... ) consiste à l'interpréter ( ... ) cOlnme le constat qu ' à un certain
stade, il ne reste qu ' à s' en relnettre à la bonne volonté de ceux qui vivront d ' autres
v,ies et écriront d ' autres poèmes 44 •
Étant donné cette absence de procédure décisionnelle et cette incertitude quant à
l'acceptation future , Rorty considère les philosophes qui ont réussi à imposer leur
vocabulaire comme des « génies ». Ceux-ci ont réussi à faire comprendre aux autres leurs
43
44
Rorty, 1997, p. 89. Je souligne.
Rorty, 1997, p. 72.
45
idiosyncrasies - ils ont réussi, « du fait des contingences de quelque situation historique,
de quelque besoin particulier qu' a une communauté à un moment donné », à imposer de
nouvelles descriptions langagières 45. Ces explications nous permettent de mieux
comprendre la justification que donne Rorty à l' ensemble de so~ œuvre. Lui aussi
souhaite être un «poète fort» en imposant à la philosophie une nouvelle description
d ' elle-même. Il tente de redécrire les grandes entreprises philosophiques en leur donnant
une texture déflationniste. Mais certains auteurs pensent qu' une telle approche est
fondamentalement erronée, que la philosophie objectiviste a mis le doigt sur une
caractéristique essentielle de l' expérience humaine de laquelle on ne peut se défaire.
Selon ceux-ci, l' idée d' un concept fort de vérité servant de contre-épreuve réaliste ne peut
être abandonnée. L ' un des plus grands représentants de ces auteurs réalistes
contemporains est Jürgen Habermas. Dans le prochain chapitre, je décrirai le réalisme
sans la représentation que défend Habermas au moyen de sa conception bidimensionnelle
de la vérité (Chapitre III).
45
Rorty, 1997, p. 66.
46
Chapitre III
Habermas et la nécessité d'une contre-épreuve réaliste
À la lumière de l'importante conviction du tournant pragmatico-linguistique selon
laquelle nous ne pouvons entretenir un rapport à la réalité « nue », l' antiréalisme promu
par Richard Rorty semble une approche séduisante. La réintégration d'une référence
réaliste à notre conception de la vérité semble une entreprise vouée à l'échec puisque la
philosophie du langage nous apprend qu'il est impossible de confronter t:l0s propositions
à une réalité qui ne soit pas déjà elle-même imprégnée par le langage. Le tournant
linguistique nous incite donc à croire que « la seule forme sous laquelle la vérité nous soit
accessible soit celle du rationnellement acceptable 1 ». Néanmoins, certains auteurs,
comme Jürgen Habermas, tentent de nous convaincre que la défense d'une contreépreuve réaliste structurant notre conception de la vérité est toujours envisageable en
épistémologie. Ces auteurs tentent de répondre à la question suivante: comment est-il
possible de qualifier un énoncé de vrai sans passer par une adéquation avec le réel? Dans
ce troisième chapitre, j ' exposerai le réalisme sans la correspondance que développe
Habermas dans son livre Vérité et justification (1999). Mais avant de me lancer dans le
détail de cette importante thèse, j ' expliquerai la
t~éorie
consensuelle de la vérité que
celui-ci a défendue en 1972 dans son article « Théories relatives à la vérité ». Selon cette
théorie initiale, le critère de la vérité est le consensus rationnellement motivé (un concept
recteur, hypothétique, qui permet d'expliquer le déroulement de nos processus cognitifs).
Après avoir décrit les principales caractéristiques de cette conception consensuelle,
j'expliquerai pourquoi Habermas en est venu à réviser cette thèse en diminuant le rôle
qu'y joue le consensus (3.1). Il s'est écoulé plus de 25 ans avant que Habermas propose
une nouvelle théorie exhaustive de la vérité. En 1999, dans Vérité et justification, il essaie
de répondre au doute contextualiste que crée le tournant linguistique en développant une
conception bidimensionnelle de la vérité lui permettant de- réintroduire un aiguillon
réaliste en épistémologie. Il se concentre sur le lien conceptuel entre action et discours
1
Habermas, 2001 p. 215.
47
afin de montrer que nous évoluons sur la base de certitudes pratiques qui présupposent la
présence d' un monde objectif commun à tous (3.2). Une question importante demande
alors à être résolue: à la lumière de ce modèle, comment Habermas peut-il expliquer le
lien interne entre nos processus de justification toujours locaux et le concept de vérité? Je
terminerai ce troisième chapitre en expliquant comment la.dimension argumentative de sa
conception (ce qu ' il appelle le concept épistémique de la vérité 2 ) joue un rôle
asymptotique : la discussion rationnelle visant la justification (dans laquelle les propriétés
formelles de la discussion sont idéalisées le plus possible) est ce qui nous permet de
tendre vers la vérité (3.3).
3.1 La théorie consensuelle de la vérité
C' est dans un article de 1972 intitulé « Théories relatives à la vérité », que Jürgen
Habermas introduit sa théorie consensuelle de la vérité. Même si celui -ci modifiera cette
conception (et ce, de façon assez fondamentale) dans les années suivant la parution du
texte, cette dernière lui est toujours . associée
~e
façon paradigmatique. Pourquoi
Habermas a-t-il décidé de développer une théorie consensuelle de la vérité? À la lumière
du tournant linguistique, Habermas voulait d'abord pouvoir . expliquer le caractère
faillible de nos processus cognitifs 3 ; il voulait rendre compte du fait que nos processus de
description du monde restent toujours imparfaits. Étant donné que Habermas ne croit plus
possible de fonder la vérité sur la correspondance, celui-ci assimile, en 1972 du moins, la
vérité au concept d' assertabilité rationnelle 4 • Puisque le langage nous empêche d'avoir un
accès à la réalité en soi (la vérité ne peut plus se comprendre comme un concept
d'adéquation), la théorie consensuelle propose de comprendre la vérité non pas par
rapport à une correspondance avec un monde objectif, mais par rapport à
l' argumentation. Selon Habermas, le critère de la vérité est le consensus atteint par
l 'argumentation. Dans le but d'expliquer la force de révision inhérente aux processus
d' apprentissage, Habennas n'associe cependant pas la vérité à n'importe quel type de
J'entends par« épistémique » ce qui est justifié par des raisons.
Habermas, 1987, p. 307; Habermas, 2001 , p. 192.
4 J'entends par «assertabilité rationnelle» l'énoncé justifié dans le cadre de proces~us de discussion
rationnelJe.
2
3
48
- - - - - - - - - - - - -- - --
--
-
-
-
consensus. Selon lui, le critère de la vérité est le consensus rationnellement acceptable (ce
qu' il appellera «l ' accord virtuel de tous »). De façon à expliquer les vertus et le
fonctionnement interne de ce processus hypothétique, Habermas lie ce consensus
rationnel à une « situation idéale de parole» jouant un rôle procédural. Cette conception,
que nous allons développer ici, permet à Habermas de rendre compte de la faillibilité de
nos consensus factuels tout en étant en mesure d' expliquer· le déroulement de nos
processus d' apprentissage (3.1.1). Bien que cette approche soit ingénieuse, Habermas
remarque rapidement, à l' aide de quelques critiques, certains des problèmes inhérents à sa
conception. Afin de terminer cette première section, j ' expliquerai les apories de la théorie
consensuelle de la vérité. Après reconsidération, Habermas se rend compte que son
assimilation de la vérité à l' acceptabilité rationnelle est contre-intuitive. Il refuse
maintenant de considérer l' intuition réaliste comme une illusion et désire rendre compte
du fait que la vérité est une propriété inaliénable de nos énoncés (et ce, même après le
tournant linguistique). De plus, Habermas ne croit plus que le consensus rationnellement
acceptable puisse être le «critère» de la vérité. Il se rend maintenant compte de
l' incohérence pratique d' un consensus qui mettrait fin à toute discussion et aux problèmes
découlant du fait d' associer la vérité à un processus épistémique (3.1.2). Cette section me
mènera à décrire la révision exhaustive qu'élabore Habermas en 1999 pour combler les
lacunes de sa théorie consensuelle de la vérité.
3.1.1 Le consensus comme critère de la vérité
Dans la foulée du tournant pragmatico-linguistique, Habermas adhère, dès les
années 1970, ·à la conviction première de la philosophie du langage selon laquelle il n' y a
pas de possibilité pour nous d'entretenir un rapport direct à la réalité «nue ». Pour
Habermas, nous ne pouvons échapper à l'emprise du langage: nous n' avons aucun accès
à « une saisie non filtrée de la réalitéS ». À la lumière de cette importante observation,
Habermas - de façon semblable à Rorty - croit que nous devons interpréter la vérité
comme une affaire de langage. Dans son texte de 1972, il affirme que « la vérité n' est pas
5
Habermas, 2001 , p. 2 15 et 273.
49
une propriété revenant à des informations [i.e. du type vérité-correspondance] , mais à des
énoncés 6 ». Habermas s' oppose ainsi au concept classique de vérité compris comme
« adéquation ». Mais comment pouvons-nous déterminer ce qu' est un énoncé vrai si ce
n' est plus par une adéquation avec le réel, si nous n' avons plus accès à la réalité « nue »?
Afin de rendre compte du caractère faillible de nos processus cognitifs, Habermas
assimile la vérité à l' ordre de l'assertabilité rationnelle. Puisque nous n' avons aucun
accès à la réalité en soi, la seule chose que nous pouvons viser, c' est un niveau de
justification suffisant pour nous. La faillibilité de nos processus de connaissance nous
empêche d' accéder à tout type de vérité immuable. C' est la raison pour laquelle il
affirme :, « vérité veut dire warranted assertibility7 ».
Néanmoins, Habermas, qui veut éviter que la faillibilité de nos processus de
justification nous entraîne dans le relativisme, tente d' intégrer une assise universelle à sa
théorie de la vérité. Voilà pourquoi il recherche un nouveau «critère» pour la vérité. En
toute cohérence avec la philosophie du langage qu' il développe depuis ses premiers
livres, c'est l 'argumentation qui, selon lui, doit maintenant guider notre recherche de la
vérité. Il résume son approche de cette façon:
La tentative séduisante visant à fonder alors la vérité, non pas dans la démarche
argumentative elle-même, mais dans cette adéquation, échoue cependant en raison
du fait que ni les prédicats ni les concepts, ni les systèmes terminologiques et
conceptuels dans lesquels ils figurent ne peuvent être vrais. Seuls les énoncés
peuvent être vrais ou faux . Il faut donc déterminer la vérité par rapport à
l' argumentation 8 .
Sur la base de sa pragmatique formelle, Habermas soutient l'idée que la vérité n' est
qu' une affaire de prétention à la validité critiquable pouvant être honorée, de bon droit,
par la discussion 9 . C' est l' argumentation qui doit maintenant jouer le rôle d'aiguillon
permettant de distinguer le vrai du faux. Étant donné que nous n'avons plus d' accès
Habermas,
Habermas,
8 Habermas,
9 Habermas,
6
7
1987, p. 284 et 317.
1987, p. 307.
1987, p. 317.
1987, p. 285-286.
50
direct à la réalité, c'est au «jugement de tous les autres» que nous devons nous référer
afin d'évaluer la véracité d'un énoncé:
Afin de distinguer des énoncés vrais et des énoncés faux, je me réfère au jugement
d ' autres personnes, plus précisément au jugement de tous les autres avec lesquels je
pourrais engager une conversation 10.
À la lumière de cette observation, Habermas affirme qu' un énoncé vrai est un énoncé qui
fait l' objet d' un consensus réalisé par l' argumentation ll . Cette conviction, qui constitue
en quelque sorte le cœur de la théorie consensuelle, est soumise à une objection évidente:
«si nous entendons par ' consensus' tout accord réalisé de façon contingente, il ne
pourrait manifestement pas servir de critère de vérité 12 ». Que signifie le lien conceptuel
entre vérité et consensus si Habermas ne fait pas référence aux simples consensus
factuels? Il répond à cette difficulté en affirmant que c'est le « consensus fondé » ou le
« consensus rationnel 13 » qui doit être le critère de la vérité:
La condition de la vérité des énoncés est l 'accord virtuel de tous les autres. Toute
autre personne devrait être en mesure de se convaincre que je suis en droit
d ' attribuer à l' objet le prédicat en question, et de ce fait de
fi ' approuver.
La vérité
d ' une proposition signifie la promesse d ' aboutir à un consensus rationnel sur ce qui
a été dit
l4
.
Le consensus fondé est rationnel (et permet du même coup d' être le critère de la vérité)
au sens où celui-ci peut faire l' objet d ' une entente hypothétique élargie. Habermas
affirme que ce consensus est atteint grâce à la seule force sans contrainte du meilleur
argument: «l ' issue de la discussion ne peut être décidée, ni par la seule contrainte
logique ni par la seule contrainte empirique, mais par la 'force du meilleur argument' .
Habermas, 1987, p. 285.
Habermas, 1987, p. 307.
12 Habermas, 1987, p. 307.
13 Ce qu 'on pourrait aussi appeler un « consensus rationnellement motivé ».
14 Habermas, 1987, p. 285. Je souligne.
10
Il
51
Nous appelons cette force la motivation rationnelle 15 ». Cette motivation que crée la
«force du meilleur argument» est assurée grâce à une idéalisation des propriétés
formelles de la discussion. Qu' est-ce que cela veut dire? Habermas nous indique que
lorsque l' on passe du discours ordinaire au niveau de l' argumentation (niveau où l' on
recherche la vérité), un processus de décontextualisation doit être opéré. Cette
décontextualisation est assurée par une idéalisation des propriétés formelles du discours,
ce que Habermas appelle « une situation idéale de parole» :
La force consensuelle de l' argument repose sur le fait que nous pouvons osciller
entre les différents niveaux de la discussion [du discours ordinaire à J'argumentation
rationnelle] jusqu' à ce que se réalise un consensus. Un consensus obtenu par
l' argumentation est un critère suffisant du fait d' avoir honoré des prétentions à la
validité discursives, à condition que les propriétés fonnelles assurent la liberté de
passer d ' un niveau de la discussion à un autre. Or quelles sont les propriétés
formelles qui remplissent cette condition? Ma thèse est la suivante: il s' agit des
propriétés d' une situation idéale de parole 16 .
Selon Habermas, c' est grâce à la « sitl:lation idéale de parole» que nous pouvons espérer
réaliser sans restriction les exigences processuelles d' un dialogue illimité et sans
contrainte (permettant, hypothétiquement, le consensus rationnel). Cette situation idéale
soutient des critères qui représentent les présuppositions pragmatiques incontournables de
l' argumentation. Selon Habermas, ces exigences contrefactuelles de l' argumentation sont
répandues dans toutes les sociétés et permettent d'avoir un point de vue allant au-delà des
propriétés denses de notre culture. "Quelles sont ces propriétés permettant de tendre vers
la vérité? La situation idéale de parole implique quatre exigences (quatre idéalisations qui
soutiennent la prétention rationnelle du consensus). Ces propriétés formelles sont:
1) l' inclusion de tous, 2) l'égalité des chances et le même accès à la parole, 3) la
réciprocité entre les participants et 4), la sincérité des propos tenus J7 . Selon Habermas, la
Habermas, 1987, p. 308.
Habermas, 1987, p. 322.
17 Habermas, 1987, p. 322-323-324. Habermas résume magnifiquement toute sa position dans Vérité et
justification (2001), p. 300-01. Voir aussi Habermas, 200] , p. 19] pour un mot sur le caractère universel
des propriétés forme] les.
15
16
52
situation idéale de parole (qui remplit, même imparfaitement, ces quatre critères) permet
de rendre compte de l'intuition réaliste selon laquelle un énoncé vrai peut résister à toute
tentative de réfutation dans tous les contextes. Bien sûr; les « limites spatio-temporelles
du processus de communication 18» nous empêchent de réaliser complètement ces
conditions idéales. Ce qu' il importe de comprendre, c' est que l 'accord atteint par un tel
consensus idéalisé est « virtuel ». C' est-à-dire que le « consensus fondé» n' est possible
qu' hypothétiquement. Étant donné l' inévitabilité d' un filtre linguistique structurant nos
processus
de justification
et
les
limites
spatio-temporelles
du
processus
de
communication, Habermas croit impossible qu' il y existe une exemplification parfaite de
ce consensus en pratique. Voilà pourquoi il parle de « l 'anticipation de situation idéale de
parole 19 » et non pas de son accomplissement.
À quoi sert une telle idéalisation si celle-ci ne se présente que sous un mode
anticipatoire? Habermas associe à la situation idéale de parole au moins deux rôles
distincts. Tout d' abord, celle-ci nous sert à distinguer les consensus factuels des
consensus possiblement rationnels 2o . En tant que supposition inévitable, elle joue un rôle
opératoire en nous permettant de tenir pour vraie la discussion idéalisant le mieux les
propriétés formelles du discours. Elle nous permet, en fait, de «prétendre qu ' un
consensus effectivement établi est un consensus rationnel 21 ». Deuxièmement, et c' est
fondamental pour Habermas, la situation idéale de parole nous offre un moment
d 'inconditionnalité qui rend possible un « point de vue critique» permettant de mettre en
doute nos opinions fondées 22 . En ce sens, le consensus .rationnel que sous-entend la
situation idéale de parole joue le rôle d'idée directrice 23 . Habermas utilise ce consensus
hypothétique pour rendre disponible un aiguillon critique capable de faire éclater les
consensus factuels 24 . Selon Habermas, le consensus rationnel permet d'expliquer
structurellement comment il est possible « d'interroger, de modifier et de remplacer le
Habermas,
Habermas,
20 Habermas,
2 1 Habermas,
22 Habermas,
23 Habermas,
24 Habermas,
18
19
1987, p.
1987, p.
1987, p.
1987, p.
1987, p.
1987, p.
1987, p.
325.
326. Je souligne.
325.
326.
326.
324-325.
32 1.
53
langage justificateur dans lequel sont interprétées les expériences 25 ». En rendant possible
un moment d' inconditionnalité, le consensus fondé permet d' éviter de tomber dans le
relativisme,
puisqu' il
permet
d ' apprentissage et de correction
26
d' expliquer
le
déroulement
de
nos
processus
.
Nous pouvons résumer"l' argument derrière la théorie consensuelle de la vérité de
Habermas en disant que la visée d' une telle théorie est de «projeter le moment de
rationalité du discours dans l' anticipation d'un consensus définitif ( ... ) dont toutes les
raisons auraient été soumises à l' examen d' une situation idéale de parole affranchie des
contingences de l' échange langagier quotidien 27 ». Cependant, Habermas a rapidement
souligné certains problèmes inhérents à cette conception consensuelle (certaines apories
qui l' ont convaincu de modifier fondamentalement sa théorie de la vérité). Expliquons
maintenant les critiques qui ont été faites au suj et de cette théorie initiale, pour ensuite
introduire les modifications que celui-ci apporta dans les années suivant la publication du
texte (3.1.2).
3.1.2 Les apories de la théorie consensuelle
Quels sont les problèmes qui découlent du fait de faire du consensus rationnel le
critère de la vérité? Dans cette section, j ' expliquerai les difficultés inhérentes à la théorie
consensuelle. Dans un premier temps, je montrerai comment Habermas en est venu à
remettre en question l' idée même de «consensus rationnel », compris comme concept
épistémologique. Deux raisons sont invoquées par Habermas afin de mettre en doute
cette notion: 1) l'incohérence conceptuelle de l'idée d' un « consensus ultime» et 2) le
lien interne entre vérité et consensus. Dans un deuxième temps, nous expliquerons la
façon dont celui-ci revient sur l'identification de la vérité à l' assertabilité rationnelle.
Dans les années suivant la publication de «Théories relatives à la vérité », Habermas
Habermas, 1987, p. 317.
N ' y a-t-il pas ici, comme le remarque Barbara Fultner, une séparation implicite entre assertabilité
rationnelle et vérité? Habermas ne fonctionne-t-il pas ici avec deux concepts de vérité? Nous y reviendrons
dans le quatrième chapitre.
27 Langlois, 2003 , p. 566.
25
26
54
redéfinit la vérité comme une propriété inaliénable de nos énoncés et cesse de réduire le
concept à l' ordre du tenu-pour-vrai.
Albrecht Wellmer est l'un des premIers auteurs à s' opposer à l' idée que le
consensu,s rationnel habermassien puisse servir de critère de la vérité. Selon lui, l' idée
d'un « consensus rationnel» compris comme valeur ultime a quelque chose de paradoxal.
Dans Vérité et justification, à la lumière de la critique de Wellmer, Habermas explique
pourquoi il en est venu à rejeter le concept de consensus fondé comme critère de la vérité.
Il explique qu' il doute maintenant de «l ' idée d' un consensus ultime ou d' un langage
définitif mettant fin à toute autre communication ou à toute interprétation ultérieure, ' si
bien que ce qui prétend être une situation d' entente idéale se révèle être une situation audelà de la nécessité (et des problèmes) de l' entente réalisée au moyen du langage,28 ».
Habermas remarque ainsi l 'incohérence fonctionnelle du concept de consensus rationnel.
Même en tant qu' idée hypothétique, l' idée de consensus fondé est incohérente avec
l' intuition faillibiliste que lègue le tournant linguistique (intuition qui, comme nous le
savons, constitue la prémisse fondamentale de Habermas). Bref, il semble y avoir une
contradiction fonctionnelle entre le consensus factuel résultant de nos processus
argumentatifs provinciaux et la conclusion définitive que promet le consensus fondé 29 .
Cet argument n' est pas le seul que mobilise Habermas afin de montrer les
faiblesses du concept de consensus rationnel. Après reconsidération de sa propre théorie,
Habermas met maintenant en doute le lien conceptuel entre vérité et consensus. Comme
nous l' avons déj à invoqué, ce que le consensus a de rationnel, ce sont les procédures qui
y ont mené. Mais la rationalité du processus ne garantit pas nécessairement la vérité de la
conclusion. Encore une fois, c'est une critique qu' a développée Wellmer dans son livre
Persistence of Modernity :
Habmeras, 2001 , p. 189.
.
L' incohérence conceptuelle de la notion de consensus idéal se révèle aussi dans son évaluation. Pour
pouvoir juger de son accomplissement, il faudrait être capable de se placer du point de vue d ' un
observateur omniscient (et non pas seulement au niveau des participants). Sinon, quand saura-t-on si une
telle perfection aura été atteinte? Or, à la lumière du tournant linguistique, il est clair pour Habermas que
nous ne disposons d' aucun élément d'externalité permettant un pareil jugement. Il est impossible de savoir
si un consensus est véritablement fondé tant qu'un nouvel argument ne vient pas secouer ce que l' on tient
pour vrai. Voir Langlois, 2003 , p. 566-567.
28
29
55
-----
- - 1
-~~
If 1 have reasons foragreeing, then this means precisely that 1 consider a validityclaim to he true. But the truth does not follow here /rom the rationality of the
consensus, it follows form the appropriateness of the reasons which 1 can advance
for a validity-claim, and 1 need to have convinced myself that these reasons are in
fact appropriate hefore 1 can speak of the rationality of the consensus30 .
Même dans des conditions presque idéales (i.e. dans un processus rationnel), rien ne peut
exclure que le consensus que l' on atteint est faux
31
•
Comme le remarque Habermas lui-
même dans Vérité et justification, «cette conception procédurale de la vérité ( ... ) est
contre-intuitive, dans la mesure où, de toute évidence, la vérité n ' est pas un ' concept qui
connote le succès,32 ». Nous entrons ainsi au cœur de la difficulté de l'identification de la
vérité et du consensus. Étant donné l' impossibilité de l' exemplification du consensus
rationnel, ce consensus ne peut être ce par quoi nous atteignons la vérité (même si
Habermas continuera à affirmer que cette procédure discursive nous permet de nous en
approcher). L ' argument que Habermas met maintenant de l' avant est que, même sous des
conditions idéales, rien ne nous permet d'exclure qu' une entente factuelle puisse être
fausse (et ce grâce à la force d ' un meilleur argument actuellement imprévisible). Nous
n' avons aucun moyen de savoir si un énoncé sera capable de résister à toutes les
tentatives de réfutation ultérieures 33 • Les critères procéduraux que développe Habermas à
travers la situation idéale de parole ne peuvent, en aucun cas, nous assurer de la vérité du
consensus. Bref, ce que Habermas remarque maintenant, c'est que la vérité n'est pas un
concept strictement épistémique 34. Les raisons apportées afin d' honorer une prétention à
la validité ne peuvent jamais nous assurer de la vérité de ce qui est mis en cause.
L'incohérence conceptuelle du concept de consensus ultime ainsi que l' observation
Wellmer, 1991 , p. 161. Je souligne.
À la lumière de la critique deWellmer, Habermas doute que l'on puisse tout simplement assigner un
critère à la vérité. En 1983, il ajoute la remarque suivante à son texte de 1972 : « parler d'un critère de la
vérité est trompeur ». Ce qu'il veut dire, c'est que le consensus fondé doit pouvoir expliquer
l' approximation de la vérité au moyen d ' une procédure, mais il ne peut permettre de la trouver.
32 Habermas, 200 1, p. 301 et suivantes.
33 Habermas, 2001 , p. 192.
34 J'entends par épistémique ce qui est « supporté par des raisons ». Le concept épistémique de Habermas,
par exemple, est la croyance supporté par les meilleures raisons ' (ou, dans ce cas, par la force du meilleur
argument).
30
31
56
voulant que la rationalité d' un consensus ne nous indique rien quant à sa vérité mènent
Habermas à rejeter l' idée de « consensus» en tant que critère de la vérité.
Habermas nous informe aussi, dès le début de Vérité et justification, qu' il désire
maintenant abandonner l' adéquation d' assertabilité rationnelle et de vérité. Dans ce livre,
Habermas affirme « [qu' il] distingue, plus rigoureusement [qu'il ne l' avait fait] jusqu' à
présent, entre la vérité d ' un énoncé et l' assertabilité rationnelle de ce même énoncé
(même dans des conditions approximativement idéales)35 ». Pourquoi veut-il maintenant
opérer cette distinction conceptuelle? Il reconnaît qu' il y a une dualité de registre entre.le
concept de vérité et d ' assertabilité rationnelle. Il veut ainsi «rendre justice à la
36
transcendance de la vérité par rapport à son contexte ». Alors que nos justifications
rationnelles peuvent toujours être rejetées par la force d ' un meilleur argument, Habermas
affirme que nous devons comprendre la vérité comme un moment inconditionnel
(irréductible à nos énoncés). Il soutient que le concept de vérité doit receler un moment
d'inconditionnalité, que celui-ci n 'est plus assimilable à la justification. Bref, Habermas
veut maintenant développer une approche théorique qui permette de rendre compte de
l' intuition réaliste que nous avons décrite à la fin du premier chapitre.
C ' est pour répondre à ces apories que Habermas développe, en 1999, une nouvelle
théorie de la vérité. Pour la première fois en plus de 25 ans, Habermas se replonge dans la
philosophie théorique afin de rendre compte de l' intuition réaliste à la lumière du doute
contextualiste que crée la philosophie du langage 37 . Afin de défendre la possibilité d ' une
contre-épreuve
réaliste
en
épistémologie,
Habermas
introduit
une
conception
bidimensionnelle de la vérité (pragmatiste d'un côté, épistémique de l'autre). C' est à cette
conception habermassienne que nous devons maintenant nous consacrer (3.2).
L ' élaboration nous mènera à montrer comment Habermas défend le lien interne entre
vérité et justification (3.3).
Habermas, 2001 , p. 270.
Habermas, 2001 , p. 301.
37 Habermas, 2001 , p. 263.
35
36
57
3.2 La théorie pragmatiste/épistémique de la vérité
Comme nous venons de le VOIr, Habermas fait maintenant d ' importantes
objections à la théorie consensuelle de la vérité: que ce soit l' incohérence pratique d' un
consensus ultime ou le caractère contre-intuitif du traitement strictement épistémique de
la vérité. Voilà ce qui a mené Habermas «à procéder à une révision qui rapporte le
concept d' acceptabilité rationnelle, [qu' il maintient] et qui a son fondement dans la
théorie de la discussion, à un concept de vérité pragmatiste, non épistémique, sans par là
même assimiler la ' vérité ' à une ' assertabilité idéale,38 ». Afin d' introduire ce concept de
« vérité pragmatiste» dans sa conception épistémologique, Habermas se concentre sur le
lien opératoire entre action et vérité et insiste sur l' interrelation entre les sphères de
l' action et du discours. Selon Habermas, le tissu des pratiques courantes s' appuie sur des
certitudes empreintes de platonisme indispensables à l' action (divulguant le besoin
performatif d ' un concept fort de vérité). Or, lorsque que nous perdons confiance en nos
certitudes, celles-ci prennent la forme d' énoncés hypothétiques pouvant être évalués par
la discussion. Selon Habermas, ce passage de l' action à la discussion a pour but le
rétablissement des certitudes pratiques indispensables à l' action. Dans ce modèle, le
monde objectif joue le rôle de référence commune et implicite des acteurs dans le monde
vécu; il est, pour Habermas, un correctif permanent transcendant le contexte chaque fois
particulier de la discussion. Ce modèle, qui est épistémique d ' un côté (au niveau du
discours) et pragmatiste de l'autre (au niveau de l'action), est ce qui permet à Habermas
de réintégrer une référence réaliste en épistémologie après le tournant linguistique.
Il importe de noter que, même s'il veut réintroduire un concept de vérité servant
de contre-épreuve réaliste dans sa théorie, Habermas ne veut pas réhabiliter un concept de
vérité-correspondance (qu' il soit ontologique ou transcendantal). Pour lui, l' introduction
d ' ~n
principe réaliste en épistémologie n' a pas pour but de rétablir la théorie
correspondantiste. Mais comment peut-on défendre un réalisme sans retomber dans la
représentation? Comment défendre l' intuition réaliste sans revenir au modèle cognitif du
miroir de la nature? Habermas donne une réponse ingénieuse à cette difficulté.
38
Habermas, 2001 , p. 302.
58
Conformément à ce que nous venons de dire, Habermas veut rendre compte de la relation
fonctionnelle qu' entretiennent les choses et les interprétations que nous avons 'de ces
choses dans le monde vécu. Dans Vérité et justification, Habermas ne s' intéresse pas à la
correspondance, mais à cette relation fonctionnelle qui existe entre les choses et nos
interprétations. À l' instar de la philosophie transcendantale, Habermas recherche les
conditions supposées universelles de l' action et de la discussion; il recherche, en fait, les
«prétentions transcendantales faibles» que présupposent toujours déjà les acteurs 39 .
Dans la sphère de l'action, Habermas affirme que nous évoluons sur la base de certitudes
pratiques que nous tenons inconditionnellement pour vraies (concept pragmatiste de la
vérité). Jusqu' à preuve du contraire, nous pouvons (et nous devons) avoir une confiance
inébranlable dans le monde objectif. Cette confiance joue le rôle de présupposé
fonctionnel et nous divulgue le besoin performatif d' un concept fort de vérité (3.2.1).
Cependant, lorsque le monde 0 bj ectif nous fait défaut (lorsque nous perdons confiance en
certaines certitudes pratiques), nos croyances sont problématisées et évaluées au niveau
argumentatif. Les participants adoptent alors une attitude réflexive et donnent des raison
pour expliquer pourquoi la continuité de la praxis quotidienne a été rompue, et ce, afin de
reprendre le cours normal des choses (concept épistémique de la vérité) (3.2.2). C' est
cette conception bidimensionnelle de la vérité que nous devons maintenant analyser.
3.2.1 Le concept pragmatiste de la vérité
Dans les prochaines sections, j 'expliquerai pourquoi Habermas soutient que nous
ne pouvons nous passer d'une référence réaliste en épistémologie. Je commencerai par
présenter la thèse habermassienne selon laquelle l'horizon d' un monde objectif unique et
semblable pour tous est une nécessité pratique. Selon Habermas, la sphère de l' action
quotidienne présuppose que les acteurs agissent sur la: base d'un réalisme fort (et donc un
concept de vérité absolue). Je tenterai d' abord de montrer pourquoi nous devons supposer
cette vérité pragmatiste inconditionnée. Ces explications me mèneront à soulever une
importante question: que se passe-t-il lorsque le monde objectif nous fait défaut, lorsque
. nos certitudes pratiques s' effondrent? Pour répondre à cette question, Habermas ajoute à
39
Habermas, 2003 , p. 67.
59
sa théorie épistémologique un concept de «vérité épistémique» (ou acceptabilité
rationnelle). C ' est ici que la théorie habermassienne devient intéressante pour nous,
puisque ce dernier tente d ' expliquer, par le discours, le lien interne entre vérité et
justification (tout en montrant la nécessité d ' une contre-épreuve réaliste dans . nos
processus de justification). Comme nous le verrons, c' est cette interrelation entre la
sphère de la pratique et du discours qui, selon Habermas, nous permet de défendre d ' abord au niveau de l' action, ensuite au niveau du discours - un concept fort de vérité
sans retomber dans la correspondance.
Le concept de «vérité pragmatiste» introduit par Habermas prend une place
prépondérante à l' intérieur de la nouvelle thèse de la vérité que celui -ci développe dans
Vérité et justification. Selon lui, c' est ce concept de vérité pragmatiste qui règne dans la
vie de tous les jours (dans ce que nous appellerons, à la suite de Habermas, « le monde
vécu »). Afin de rendre compte de l' intuition réaliste sans retomber dans la
correspondance, Habermas tient à expliquer le lien fonctionnel que nous entretenons avec
les choses. Il souligne que les acteurs du monde vécu ont toujours tendance à associer
leurs interprétations à la réalité en soi, que l' agir quotidien présuppose nécessairement un
réalisme fort . D ' où vient la nécessité d' un tel présupposé? Habermas montre que, en tant
qu'acteurs du monde vécu, nous avons toujours une créance en la stabilité du monde sans
laquelle nos représentations n ' auraient aucune raison d' être. Ce que Habermas veut
mettre en lumière ici, à la manière de Husserl, c' est que nous sommes toujours déjà
auprès des choses. En fait, il soutient que cette créance est une prétention transcendantale
faible relative nécessaire de l' action. Les actions que nous effectuons dans le monde vécu
prennent toujours place sur les rails d'un réalisme fort :
Les pratiques du monde vécu reposent sur une conscience imbue de certitude qui , in
actu, ne laisse aucune place à une attitude réservée à l'égard de la vérité ( ... ) Dans le
rapport pratique à un monde objectif supposé identique et indépendant, les acteurs
dépendent des certitudes pratiques. Or celles-ci impliquent à leur tour que l' on
tienne les opinions qui commandent J' action pour ' absolument vraies. Nous ne
60
--------------
-~-
mettons pas le pied sur un pont dont la statique nous paraît douteuse. Au réalisme de
la pratique quotidienne correspond un concept de vérité absolue
40
.
Ce réalisme de la pratique quotidienne est conçu par Habermas comme une « nécessité
pratique ». Il utilise l' expression « venir à bout du monde» pour exprimer cette nécessité.
Il veut dire par là que les acteurs du monde vécu doivent avoir une confiance inébranlable
en la stabilité du monde pour fonctionner dans la sphère de l' action. Ainsi, le réalisme
faible que défend Habermas se découvre à travers le lien fonctionnel entre action et vérité
(et non dans une relation de correspondance avec le monde extérieur). Dans ce modèle, à
l' opposé des thèses réalistes classiques, Habermas ne conçoit pas ·le monde objectif
comme une réalité en soi, mais bien comme la référence implicite des acteurs du monde
vécu. Leurs faits et gestes doivent être soutenus par une entente d ' arrière-fond, par une
confiance généralisée en la stabilité du monde objectif:
Dans le monde vécu, les acteurs dépendent d ' un certain nombre de certitudes
pratiques. Il leur faut venir à bout d ' un monde supposé objectif et donc opérer avec
la distinction entre croyance et savoir. Faire intuitivement confiance à ce que l' on
tient pour absolulnent vrai est une nécessité pratique
41
•
Néanmoins, le tournant linguistique semble nous suggérer d ' adopter une attitude
faillibiliste face au monde. Puisque toute tentative correspondantiste est vouée à l' échec,
qu' est-ce qui nous autorise à avoir une si grande confiance envers le monde objectif?
Selon Habermas, dans la vie de tous les jours (au niveau de l'action), nous ne pouvons
pas constamment tenir une attitude réflexive par rapport au monde extérieur. Avec lui,
nous remarquons que, dans l'action, nous ne sommes pas constamment en train de
remettre notre rapport au monde en question. Une telle attitude serait tout bonnement
impraticable: «le besoin performatif de certitude pratique exclut ( ... ) toute réserve de
principe à l' égard de la vérité »42. Habermas soutient que, au niveau de l'action, il n ' y a
aucune thématisation explicite de notre rapport au monde; les acteurs agissent naïvement
40
41
42
Habermas, 2001 , p. 302-303.
Habermas, 200 l , p. 196.
Habermas, 2001 , p. 188.
61
puisqu' ils ne remettent pas continuellement en cause leur rapport au monde. Il affirme
que nous avons le droit de tenir pour vrai nos croyances justifiées, car, dans l' action, le
monde vécu fait
impli~itement
ses preuves:
Comme les sujets qui agissent doivent venir à bout « du » monde, ils ne peuvent
éviter d ' être réalistes, du moins dans le contexte de leur monde vécu. Ils ont
d ' ailleurs le droit de l' être, car les jeux de langage et leurs pratiques, aussi
longtemps qu ' ils fonctionnent sans provoquer la déception, font leurs «preuves»
par le fait même qu ' ils fonctionnent 43 .
L' auteur met ainsi en lumière l' idée pragmatiste voulant que la vie quotidienne soit
traversée par un grand nombre de régularités (ce que Dewey appelait la « continuité »44).
Tant que ces régularités ne nous trompent pas, nous pouvons nous appuyer, sans crainte,
sur le tissu des pratiques courantes. La clé de l' argumentation habermassienne, on le
comprend maintenant, est que cette continuité de l' action s' explique par le fait que les
acteurs présupposent nécessairement un réalisme fort (qui nous montre la nécessité de
présupposer un concept de vérité absolue). Le problème survient lorsque le monde nous
déçoit. Que devons-nous faire lorsque nos certitudes pratiques nous laissent tomber,
lorsqu' on ne peut plus adopter une attitude confiante face au monde objectif? Quelle
attitude devons-nous adopter lorsqu' il y a « rupture de continuité »? Habermas affirme
que, lorsqu'une telle situation survient, nous devons problématiser notre rapport au
monde et adopter une position réflexive (discursive) par rapport à celui-ci. Dans la
prochaine section, nous allons expliquer ce passage de l'action au discours en insistant
sur l' interrelation entre le concept de vérité pragmatiste et le deuxième concept de vérité
que défend Habermas dans Vérité et justification: le concept épistémique de la vérité
(3.2.2).
43
44
Habermas, 2001 , p. 194.
Dewey, 1962, premier chapitre.
62
3.2.2 Le concept épistémique de la vérité
Habermas affirme que, lorsque certaines de nos certitudes pratiques s' effondrent,
celles-ci se transforment en prétentions à la validité critiquables et doivent être soumises
au contrôle d' un processus discursif de justification. Ainsi, lorsque les régularités de la
vie quotidienne ne suffisent plus, nous passons du niveau pragmatiste de l' action au
niveau réflexif de la discussion. La validité des certitudes pratiques est hypothétiquement
suspendue pour être évaluée de façon épistémique (c' est-à-dire que nous devons donner
des raisons pour ou contre la prétention à la validité remise en cause). Nous devons ainsi
expliciter notre rapport avec le monde objectif. C' est à ce niveau, et à ce nIveau
seulement, que nous effectuons une thématisation de notre rapport à la réalité:
Avec le passage de l' action à la discussion, les participants adoptent une attitude
réflexive et, à la lumière des raisons avancées pour ou contre, disputent la vérité des
énoncés controversés, vérité qui est alors explicitement érigée en thème
45
.
Cette sphère épistémique nous permet de produire des arguments pour expliquer ce qui a
échoué dans la praxis quotidienne. Ce passage de l'action au discours joue un rôle
primordial dans l' épistémologie habermassienne. Quelle est la visée de cette sphère
épistémique? Quel rôle joue, pour Habermas, le discours dans sa théorie de la vérité?
Selon ce dernier, le but de ce processus discursif est de fournir les raisons de l' échec du
monde objectif, et ce, afin de revenir vers la sphère de l'action. Voilà ' pourquoi il
affirme:
Du point de vue des pratiques qui ont échoué et des certitudes pratiques qui ont été
ébranlées, les argumentations ont une sorte de fonction réparatrice
46
•
La visée « réparatrice t>de ce processus de justification est de rétablir la confiance en nos
certitudes pratiques. « Les discussions sont ainsi des sortes de machines à laver, filtrant
45
46
Habermas, 2001 , p. 303.
Habermas, 200] , p. 304.
63
ce qui est rationnellement acceptable pour tous 47 ». Le discours nous permet aInSI
d'atteindre ce que Habermas appelait déjà en 1972 une vérité épistémique; c' est-à-dire la
vérité qui est justifiée par les meilleures raisons que peut nous fournir le processus
discursif (ce qu'il appelait aussi l'acceptabilité rationnelle). Bref, si nous quittons, pour
un instant seulement, la sphère de la pratique pour expliquer des segments du monde
objectif qui nous ont déçus, c'est pour mieux renouer avec celle-ci. Ce mouvement de
l'action à la discussion vise donc à recomposer la texture habituelle de la vie quotidienne
(de recoudre le tissu brisé de la praxis quotidienne). Pour reprendre le vocabulaire de
Dewey, les processus d'argumentation ont pour fonction de rétablir la continuité qui ' a
été perdue.
Selon Habermas, la nécessité d'un concept fort de vérité se dévoile tout autant au
niveau de l'action qu' au niveau du discours (au moyen de prétentions transcendantales
faibles). Sur le plan de l'action, cette nécessité se dévoile à travers les certitudes
pratiques empreintes de platonisme nécessaires à l'action. Le concept de vérité absolue se
présente alors à nous comme un besoin performatif de la praxis quotidienne. Sur le plan
de la discussion , la nécessité d'un concept fort de vérité se dévoile à travers le caractère
inconditionné de nos prétentions à la vérité. Selon Haberm.as, notre expérience
dogmatique des certitudes pratiques nous pousse intuitivement à émettre des prétentions à
la vérité qui transcendent tous les contextes de justification:
Avec le platonisme de leurs conceptions fortes de vérité et de savoir en guise de
certitudes pratiques, le monde vécu qui, pour ainsi dire, émerge dans la discussion,
fournit le critère grâce auquel les prétentions à la vérité indépendantes du contexte
donné sont émises et acceptées; c'est là un critère qui transcende la justification,
mais est toujours déjà présupposé dans l'action
48
.
Puisque nous tenons, dans le contexte de l'action, nos certitudes pratiques pour
absolument vraies, le monde vécu requiert que nous en fassions autant avec nos
47
48
Habermas, 2003 , p. 75.
Habermas, 2001 , p. 195. Je souligne.
64
préte'n tions à la vérité
49
•
Habermas affirme que nous sommes en droit de donner un
caractère inconditionné à nos prétentions puisque, au niveau discursif, le monde vécu
joue le rôle de référence commune, de point de repère transcendant auquel se réfèrent nos
5o
prétentions à la vérité . Ce monde vécu joue le rôle essentiel d ' étalon critique (et ce,
même si nous n'avons pas d'accès direct à la réalité « nue »). Un monde objectif unique
pareil pour tous est donc, pour Habermas, une hypothèse nécessaire de l ' usage du
langage à des fins de communication
5l
(hypothèse qui se dévoile, on le comprend, à
travers notre rapport au monde vécu).
Une question se pose alors: puisqu' une référence au monde vécu constitue, selon
Habermas, le critère nous permettant de transcender le contexte qui est chaque fois le
nôtre, ne retombons-nous pas dans un modèle correspondantiste de la connaissance?
Habermas refuse de l'admettre. Du moins, ce modèle ne présuppose ni de monde en soi
ni de critère infaillible pour atteindre la vérité. Pour Habermas, le rapport que nous
entretenons avec la réalité est opératoire et non pas représentationnel : « il s' agit ici d ' une
supposition formelle qui ne préjuge d ' aucun contenu déterminé et ne nous incite pas non
plus à parvenir à cette ' image correcte de la nature des choses' que Rorty associe toujours
à toute intuition réaliste 52 ».
L ' ordre discursif vise ainsi l' atteinte d ' une vérité épistémique (à travers un
processus argumentatif qui suppose un monde objectif commun) nous permettant un
retour au déroulement normal de la praxis quotidienne. Ce qu' il faut ici noter, c' est que
nos processus de justification n'ont plus, comme le disait Habermas en 1972, de fin en
soi (même hypothétique). Ces processus gardent toujours un caractère faillible. Dans la
théorie épistémologique qU,e défend maintenant Habermas, le concept de vérité
épistérnique (qui sert la cause de la praxis en permettant aux acteurs du monde vécu un
retour au cours habituel des choses) ne nous garantit pas que le monde vécu ne démentira
pas, un jour ou l'autre, le résultat de l' argumentation:
Habermas, 2001 , p.
Habermas, 2001 , p.
51 Habermas, 200], p.
52 Habermas, 2001 , p.
49
50
194.
] 89.
] 94.
194.
65
Le monde vécu, avec ses conceptions fortes de vérité et de savoir qui sont fonction
de l' action, se manifeste à l' intérieur de la discussion et y apporte le point de repère
qui, tout à la fois, transcende la justification et rappel1e aux interlocuteurs que nos
interprétations sont faillibles 53 .
Comment un monde vécu dogmatique est-il en mesure de créer une conSCIence
faillibiliste? Habermas ne tombe-t-il pas ici dans une contradiction? En fait, celui-ci
affirme que c' est justement le caractère inconditionné du monde vécu qui permet aux
participants à l' argumentation de développer cette conscience faillibiliste. Ce qui permet
ce développement, c ' est le rôle d ' assise critique que joue le monde vécu dans nos
processus discursifs, assise sur laquelle s' éprouvent nos prétentions à la vérité. Le monde
vécu est donc objectif en deux sens distincts: d ' abord parce qu'il sert de point de
référence commun dans le processus d ' argumentation, et ensuite parce qu ' il nous permet
d ' apprendre que nos croyances bien fondées peuvent se révéler fausses:
[Lorsque les jeux de langage et les pratiques échouent], le monde n'a pas joué le jeu
comme on l' attendait de lui. C ' est ce démenti vécu dans la pratique, celui d ' un échec
par lequel le monde révoque performativement sa disposition à jouer le jeu, qui
constitue le concept d ' objectivité 54 .
Comme nous l' avons vu dans les deux dernières sections, l' inévitabilité d ' un
concept fort de vérité se dévoile, selon Habermas, à travers deux prétentions
transcendantales des acteurs du monde vécu: 1) à travers les certitudes pratiques
nécessaires à l' action et 2) à travers le caractère inconditionné de nos prétentions à la
vérité. L ' objectivité du monde vécu, quant à elle, se dévoile lorsque nos croyances
justifiées ne suffisent plus à expliquer naïvement la praxis quotidienne. Il reste
maintenant à comprendre comment le concept de vérité épistémique peut se transformer
en certitude pratique. Ce qu' il reste à expliquer, c' est le lien interne qui doit
nécessairement exister, chez Habermas, entr~ vérité et justification. Qu'est-ce qui nous
53
54
Habermas, 2001 , p. 195.
Habermas, 2001 , p. 221.
66
permet de passer de l'ordre de la discussion à l'ordre de l'action? Ne sont-ce pas là deux
ordres conceptuels distincts? Afin de répondre à cette question, Habermas utilise des
outils qu' il a précédemment développés dans sa théorie consensuelle de la vérité. Pour le
dire en un mot, c'est une idéalisation du processus discursif qui nous permet, selon lui, de
passer de l' acceptabilité rationnelle aux certitudes pratiques. Expliquons maintenant
comment Habermas défend cette approche (3.3).
3.3 Vérité et justification
À la lumière de ce modèle bidimensionnel de la vérité, Habermas remarque
qu' une importante question relative au mouvement discussion-action a jusqu' à
maintenant
été
laissée
de
côté:
qu 'est-ce
qui nous
autorise
à
tenir pour
inconditionnellement vrai ce qui a été seulement justifié par des arguments provinciaux?
D'où la notion de vérité épistémique tire-t-elle sa force conceptuelle? Habermas
remarque qu' il faut en dire plus sur ce qui nous permet de passer de la discussion
(acceptabilité rationnelle) à l' action (certitudes pratiques empreintes de platonisme). Bref,
ce que Habermas tient à expliciter, c' est le lien interne qui existe entre vérité et
justification. C ' est dans le but de répondre à ces questions qu' il décide d'en dire plus sur
le processus d ' argumentation lui-même.
Le lien entre vérité et justification a un caractère paradoxal puisque « le but des
justifications est de découvrir une vérité qui dépasse toute justification55 ». Afin
d ' expliquer le mouvement conceptuel qui fait passer de l' action à la discussion à l' action,
Habermas récupère certains éléments qu'il a introduits à travers sa théorie consensuelle
de la vérité (éléments qu'il a continué à défendre à l' aide de sa pragmatique
universelle
56
).
Selon lui, seul « un concept de vérité fondée sur la discussion, qui idéalise
les propriétés formelles et processuelles de l'argumentation mais non ses fins» nous
permet de rendre compte 1) de la différence conceptuelle entre vérité et acceptabilité
rationnelle et 2) du lien interne entre vérité et justification. Habermas croit donc que c'est
Habermas, 2001 , p. 303.
Notamment dans ..un texte de 1976 intitulé Signification de la pragmatique universelle. Voir Habermas,
1987, p. 329.
55
56
67
la réalisation (même imparfaite) d'un processus de discussion idéalisé qui nous permet de
trouver le lien entre vérité et justification. Comme nous l' avons déjà invoqué, celui-ci
s' intéresse aux propriétés formelles et processuelles de la discussion. Rappelons-nous
que,
pour
Habermas,
les
quatre
conditions
de
l'argumentation . rationnelle
sont: «l' inclusion universelle, la participation à égalité de droit,
répression et l' orientation vers l' entente
57
l'ab~ence
de toute
». Au niveau épistémique, il affirme qu' un
« énoncé est vrai si et seulement si il résiste à toutes les tentatives d' invalidation dans les
conditions de communications exigeantes qui sont celles des discussions rationnelles 58 ».
Mais d' où provient la force conceptuelle qui se cache derrière de telles idéalisations
(permettant un retour à l' action)? Qu' est-ce qui explique que les discussions rationnelles
aient le pouvoir de changer l' attitude que nous avons face à un énoncé justifié?
La clé de l' argumentation habermassienne peut s'exprimer ainsi: le processus de
discussion rationnelle idéalisée permet d 'éliminer toute motivation à tenir pour
hypothétique un énoncé déproblématisé (c' est-à-dire justifié par la discussion). Comme
dans son texte de 1972, Habermas affirme que l' élimination de tout doute par rapport aux
énoncés justifiés découle de la force d' une discussion idéale (où, on le comprend bien, les
propriétés formelles et processuelles de la discussion sont remplies le plus possible).
Selon Habermas, la suppression des doutes que nous avions sur des prétentions à la vérité
problématisées résulte du consensus que crée la seule force du meilleur argument
découvert au sein d'une discussion pratique idéalisée. C' est ce consensus rationnel qui
permet, selon Habermas, de passer de la justification à la vérité puisque, suite à la
discussion, nous n' avons plus de « motivation rationnelle justifiant que l'on maintienne
une attitude hypothétique par rapport à la prétention à la vérité élevée par [un énoncé] ' p',
prétention qui avait été provisoirement suspendue» 59. L' argumentation rationnelle
permet donc aux énoncés problématisés de reprendre le statut de certitudes pratiques.
Voilà pourquoi Habermas affirme que la discussion idéalisée nous permet un retour non
problématique vers l'action.
Habermas, 2001 , p. 192.
Habermas, 2001 , p. 217.
59 Habermas, 2001 , p. 193.
57
58
68
La fonction rectrice du processus d'argumentation rationnelle permet d'expliquer
le lien interne entre vérité et justification tout en r~ndant compte du caractère faillible de
notre théorie de la vérité. Du même coup, elle permet de dynamiser le processus critique
et, ainsi, de rendre compte de la possibilité d'un changement de croyance. En tournant le
dos au concept de vérité-correspondance, Habermas développe une conception
bidimensionnelle de la vérité qui s' intéresse avant tout au lien interne entre les sphères de
l' action et de la discussion. L ' exigence transcendantale d'un concept de vérité absolue se
dévoile au niveau de la pratique (via la nécessité des certitudes pratiques) et au niveau du
discours (à travers l' émission de prétentions à la vérité inconditionnées). Voilà comment
Habermas réintroduit un concept transculturel de vérité après le tournant linguistique. À
la lumière des deux derniers chapitres, il est maintenant nécessaire de montrer plus
spécifiquement ce qui oppose les deux auteurs auxquels nous nous intéressons (ainsi qu ' à
introduire quelques critiques). Comme nous allons le voir dans les prochaines pages, je
défendrai l' idée que l' opposition entre Rorty et Habermas est, en réalité, beaucoup plus
subtile qu' on pourrait le croire à première vue (Chapitre IV).
69
Chapitre IV
Le débat entre Habermas et Rorty
Dans son article «Habermas, Pragmatism and the Problem of Aesthetics »,
Richard Shusterman affirme que: « for more than a decade, the ongoing Habermas-Rorty
debate has been portrayed, at least in Europe, as expressing a radical philosophical
opposition of deep and dramatic significance 1 ». Le but de son article est de mettre en
parallèle les conceptions politiques et linguistiques des deux auteurs afin de montrer leurs
véritables désaccords (tout en démasquant les méprises de la littérature secondaire).
J' aimerais ici faire la même chose, mais dans le domaine de l' épistémologie 2 . Le but de
ce quatrième et dernier chapitre est de décrypter les disputes théoriques entourant les
conceptions de la vérité de Jürgen Habermas et de Richard Rorty afin d' en faire une
analyse critique. Mais avant d ' accomplir cette tâche, je commencerai par interroger le
vocabulaire de cet important débat. Je montrerai d ' abord qu' une certaine confusion
conceptuelle règne autour du terme «réalisme ». Lorsque Habermas présente les
questions qui l' intéressent dans Vérité et justification, il soutient qu ' il veut rendre compte
du postulat d 'un monde unique après le tournant linguistique. Nous l' avons vu, c' est cette
tâche qu' il mène à bien grâce à sa conception bidimensionnelle de la vérité et à
l' affirmation que le monde vécu joue le rôle de correctif permanent transcendant le
processus de justification. Dans cette première section, je montrerai que le réalisme faible
habermassien n ' est pas incopmatible avec l' antiréalisme que défend Rorty (qui est,
comme nous le savons, anti-correspondantiste). La visée de cette section est de montrer
qu' une opposition réalisme-antiréalisme ne permet pas de saisir la complexité du débat
épistémologique qui oppose Habermas et Rorty (4.1). Pourtant, il semble évident que la
polémique entre ces deux auteurs ne découle pas simplement d' une mauvaise
interprétation du vocabulaire utilisé. Dans le reste de ce chapitre, je présenterai ]es deux
Shusterman, 2002 , p. 165.
Je lai sserai ainsi de côté les débats sur le caractère esthétique du langage (et son pouvoir créateur) et tous
les débats en éthique et politique (particulièrement surIe cognitivisme de la morale). Je me concentrerai
uniquement sur les désaccords concernant la nécessité d'un concept transculturel de vérité et sur la façon de
'
rendre compte de notre rapport avec la réalité extérieure.
1
2
70
plus grands points de tension entourant le débat épistémologique Habermas-Rorty. Le
premier découle d ' une divergence évidente: Rorty ·ne rejette-t-il pas, du revers de la
main, le dualisme croyance-vérité que souhaite défendre Habermas dans Vérité et
justification? À partir de ce rej et rortien, dans la deuxième section, j'exposerai la
première grande opposition théorique entre Rorty et Habermas: celle qui concerne
l 'attitude que les acteurs du monde vécu prennent (et doivent prendre) devant la réalité
dans laquelle ils sont plongés. Chez Habermas, nous l' avons vu, un concept fort de vérité
empreint de platonisme est un besoin performatif de la praxis quotidienne. Rorty
s' oppose à cette lecture du déroulement de l' action et, comme le soulignera Habermas
lui-même, tente de nous libérer de l' emprise de cette position objectiviste. Rorty croit
plutôt que cette interprétation habermassienne est une fabulation théorique qui ne peut
expliquer correctement notre position d' acteur dans le monde vécu (4.2). Finalement,
dans la dernière partie de ce mémoire, je présenterai l' opposition cardinale du débat
Habermas-Rorty (du moins par sa présence dans la littérature secondaire): celle qui
concerne la nécessité de présupposer un moment d 'inconditionnalité critique inhérent à
nos prétentions à la vérité. Ce moment s' avère essentiel à Habermas pour expliquer la
possibilité des processus d'apprentissage. Je terminerai ce chapitre en comparant cette
approche
avec
celle
que
développe
Rorty
. dans
sa
discussion
avec
Thomas McCarthy (4.3).
4.1 La confusion autour du concept de réalisme
Comme nous l'avons vu dans le deuxième chapitre, la motivation profonde de
l' entreprise rortienne est de mettre en échec la . conception classique de véritécorrespondance. L ' inaptitude théorique du modèle cognitif du miroir de la nature lui fait
défendre une conception antiréaliste de la connaissance. Habermas, on le comprend
maintenant, partage cette prémisse anti -correspondantiste mais tente tout de même de
défendre un réalisme faible sans la correspondance. Au premier abord, la tension entre
ces deux auteurs semble donc pouvoir être formulée à travers une opposition réalisme-
antiréalisme. Pourtant, je soutiendrai dans cette section qu' il y a, à
c~
niveau, plus de
ressemblances entre les thèses avancées par ces deux auteurs qu ' on pourrait le croire à
71
première vue. Je montrerai que, en sens, Rorty soutient à travers sa thèse des « pressions
causales» et son affirmation que nous sommes toujours « en contact avec le monde» une
conception de la réalité qui n'est pas totalement étrangère à la position réaliste que défend
Habermas. Ce rapprochement me permettra de démasquer la confusion théorique qui
entoure le concept de réalisme (et de correspondantisme) dans ce débat. Cette première
section ouvrira ainsi la porte à l'explication détaillée des véritables désaccords théoriques
entre Jürgen Habermas et Richard Rorty.
Comme je l'ai montré au tout début du présent mémoire, Rorty et Habermas
partagent plusieurs prémisses philosophiques qui influencent fondamentalement leurs
conceptions de la vérité. Tous deux, à la lumière du tournant linguistique, s' accordent
pour rejeter les théories de vérité-correspondance (qu' elles soient ontologiques ou
transcendantales). Selon eux, la recherche de la vérité ne doit plus être conçue comme la
recherche d'une adéquation entre nos représentations et la réalité extérieure. Comme nous
l' avons vu à maintes reprises, les deux auteurs croient que l' influence du langage sur nos
processus cognitifs est assez déformatrice pour empêcher tout accès à la réalité « nue».
Tous deux s' accordent aussi pour insister sur le caractère faillible de nos processus de
justification. Les limites spatio-temporelles de la communication nous interdisent toute
connaissance certaine et absolue du monde. Or, malgré ces hypothèses communes, il
semble qu'un désaccord fondamental subsiste sur la question de la vérité et du réalisme.
Comment pourrait-on formuler -ce désaccord?
Dans Vérité et justification, Habermas s'attaque à une question théorique
fondamentale: « il s'agit de la question épistémologique du réalisme: comment concilier
~
la fois le postulat d' un monde indépendant de nos descriptions et identique pour tous les
observateurs, et la découverte de la philosophie du langage, selon laquelle nous ne
disposons d'aucun accès direct, non médiatisé par le langage, à la réalité -'nue,3 »? Cette
tentative de conciliation du réalisme et du tournant linguistique semble évidemment
s' opposer à la position antiréalisteque défend Rorty à travers son œuvre (selon laquelle
le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du terme réalité en tant que
3
Habermas, 200] , p. 264.
72
-
-
--------------------------------------------
référence transculturelle). L ' opposition réalisme-antiréalisme semble donc au cœur de la
dispute théorique entre les deux auteurs. Ce dualisme semble, à première vue du moins,
mettre en lumière deux c·o nceptions différentes de la réalité (et, ainsi, du concept de vérité
que celui-ci sous-entend). Or, je crois qu' une telle opposition binaire ne permet pas de
comprendre le fond du désaccord entre Rorty et Habermas. En fait, l' idée que je souhaite
ici défendre, c' est qu ' il y a une certaine confusion interprétative autour de la notion de
réalisme. Comme nous le verrons dans ce chapitre, la véritable opposition entre ces deux
auteurs
conce~e
moins la possibilité (ou l' impossibilité) de rendre compte théoriquement
d ' une réalité indépendante de l' esprit humain que celle qui stipule que cette réalité
indépendante pousse inévitablement les acteurs du monde vécu à présupposer une vérité
empreinte de platonisme. Mais avant d' expliquer plus longuement ce point, je souhaite
montrer que l' antiréalisme rortien a certains airs de familiarités avec le réalisme faible
que défend Habermas dans Vérité et justification.
Comme nous l' avons souligné dans le dernier chapitre, Habermas défend sa
position réaliste en soulignant le rôle de
corr~ctif permanent
que joue le monde vécu dans
nos processus discursifs. Rappelons que Habermas soutient que les jeux de langage et les
pratiques résistent parfois à nos croyances de façon assez problématique pour rompre la
continuité de la praxis quotidienne. Cette résistance occasionnelle du monde vécu nous
dévoile, selon Habermas, une réalité indépendante de nos préférences qui ne peut être
ignorée dans l' explication de nos processus cognitifs. En fait, elle nous dévoile que le
monde vécu, en tant que « point de repère qui transcende la justification », s' appuie sur
l' hypothèse d ' une réalité extérieure indépendante de nos préfér ences
4
•
En quoi, alors, ce
réalisme pragmatique non correspondantiste s'oppose-t-il à l' antiréalisme de Rorty? La
question est pertinente puisque l' antiréalisme rortien et le réalisme faible .habermassien
doivent d ' abord être conçus comme des exutoires des théories correspondantistes
classiques. Sur quel plan, alors, Rorty s' oppose-t-il à la conception bidimensionnelle de
Habermas?
4
Habermas, 2001 , p. 264.
73
- -
-
--
- - - - --
À la suite d'un examen minutieux de la théorie rortienne, il ne semble pas
SI
évident de trouver réponse à cette question. En fait, il est possible d'affirmer que Rorty
croit lui aussi nécessaire qu' un concept de réalité extérieure indépendant de l' esprit
humain doive être intégré à l' explication de nos processus cognitifs. Comme nous l' avons
déjà évoqué dans le deuxième chapitre, l' antiréalisme rortien ne vise pas à démontrer
l'inexistence d' une réalité extérieure. Au contraire, il soutient à plusieurs reprises que
nous sommes toujours « en contact avec le mondeS ». Selon Rorty, il est raisonnable
d'affirmer que le monde est là dehors , qu' il existe indépendamment de nos préférences.
Dans son livre L 'espoir au lieu du savoir, il tente d' expliquer, avec plus de détails, ce
rapport que nous entretenons avec la réalité. À la lumière d'e textes de Davidson, Rorty
développe la thèse des pressions causales, qui vise à rendre compte du lien inévitable
unissant nos 'conceptions de la vérité et la réalité. Il tient ainsi à clarifier son rejet de tout
représentationnalisme tout en rendant compte du fait «que la plupart des choses de
l'espace et du temps sont les effets de causes qui n'impliquent pas d' états mentaux
humains 6 » :
Aussi, même s' il n' existe pas une manière d' être du monde, mêJne s' il n' existe rien
de tel que la «nature intrinsèque de la réal ité », il existe pourtant néanmoins les
pressions causales. Ces pressions auront beau être décrites de différentes façons à
différentes époques et pour différents buts, eIJes n'en delneurent pas moins des
.
7
pressIons.
Rorty affirme que ce contact que nous avons avec la réalité extérieure module
inévitablement nos conceptions de la vérité. Ce constat rortien vise «[1 ' ]explication
empirique des relations causales existant entre certains aspects de l'environnement et le
fait de tenir pour vrais certains énoncés 8 ». Rorty ne nie donc pas l'influence d'un monde
extérieur indépendant sur nos conceptions de la vérité. Sans retomber dans le
correspondantisme, Rorty tente d'expliquer la relation entre les effets du monde et nos
croyances. Selon lui, « la relation entre notre prétention à la vérité et le reste du monde
Rorty,
Rorty,
7 Rorty,
8 Rorty,
5
6
] 995 , p. 34.
1997, p. 23.
] 995 , p. 34.
] 995, p. 34.
74
[est] causale plutôt que représentationnelle 9 ». Même si le lien que nous entretenons avec
le monde n' est ni ontologique ni transcendantal, Rorty ne nie pas qu' un tel lien existe et
qu' il est déterminant dans la formation de nos croyances lO .
Comme nous pouvons déjà l' apercevoir, cette thèse rortienne a un certain air de
familiarité avec l' idée habermassienne voulant que le monde vécu joue le rôle de
correctif permanent de nos représentations. Chez Rorty, tout comme chez Habermas,
rious trouvons le concept nécessaire d' un référent extérieur à l' aide duquel peuvent
s' éprouver nos croyances (sans qu' il y ait, pour autant, une visée de correspondance
entre nos croyances et la réalité). Cet important lien causal qu' établit Rorty entre réalité '
et vérité nous permet de clarifier la position qu' il souhaite défendre :
Lorsqu ' on prétend que « le pragmatisme est incapable de rendre compte du caractère
absolu de la vérité », on confond deux choses: l' exigence d ' une explication de la
relation qui associe le fait de prétendre posséder des croyances vraies et le monde
(expl ication que Davidson obtient en interprétant cette relation comme une relation
causale
et
non
pas
représentationnelle),
et
l' exigence
spécifiquement
épistémologique aux termes de laquelle nous sommes assurés d ' aboutir à la
certitude, que ce soit dans le présent ou à l' occasion de la recherche en cours, même
si cela doit se produire dans un futur infiniment lointain I l.
Ainsi, grâce à sa théorie des pressions causales, Rorty répond à la première exigence tout
en montrant l' impossibilité de la deuxième. Bref, ce qui cause problème pour Rorty, ce
n' est pas l'existence d'une réalité indépendante de nos préférences (réalité qui influence
nos conceptions de la vérité), mais plutôt toute défense de l' idée voulant que la vérité
soit, elle aussi, là dehors , qu'elle puisse être découverte au moyen d 'un processus
correspondantiste de connaissance. Ce que Rorty met en doute, c'est qu'il y ait une seule
façon de décrire les phénomènes causaux.
Rorty, 1995, p. 34-35.
Pour un exam en détaillé de cette thèse, voir: Putnam, 2000.
Il Rorty, 1995, p. 35.
9
10
75
Une digression critique"s"e mble ici nécessaire: est-ce bien vrai que les conceptions
que défendent Rorty et Habermas sont en mesure d' éviter tout type de références
correspondantistes? N ' y a-t-il pas un retour vers une visée d' adéquation dans cette
tentative d' expliquer comment différents éléments de notre environnement extérieur
influencent nos théories de la vérité? Chose certaine, les deux auteurs, en insistant sur
l' impossibilité d' un critère infaillible régulant nos processus cognitifs, évitent les
conceptions correspondantistes ontologiques et transcendantales. Néanmoins, comme le "
remarque Luc Langlois dans son article « Habermas et la question de la vérité », « on
aurait sans doute tort de conclure que l' absence de ce critère infaillible disqualifie en
même temps l' idée de correspondance, ou plutôt l' effort de correspondance l 2 » (ce qu' on
"a ppellera une visée d 'adéquation). Cette critique adressée à Habermas semble tout aussi
bien s' appliquer à Rorty. En effet, lorsque le monde s' impose à nous de façon à mettre en
doute nos croyances, ne somme-nous pas obligés d 'interroger ce monde afin de renouer
avec la certitude perdue? N ' y a-t-il pas ici, d' une façon ou d' une autre, une tentative de
« raccorder nos interprétations du monde avec le monde lui-même 13 »? Ne sommes-nous
pas obligés de viser l' adéquation entre nos interprétations et le « processus autonome »
qu' est le monde vécu? Il semble en effet possible d' affirmer que la prétention rortienne et
habermassienne d ' un rejet total du correspondantisme soit poussée trop loin. Ce que le
tournant linguistique nous permet de rejeter, c' est d'abord l' existence d' un critère sûr et
infaillible nous conduisant vers une connaissance définitive (ce qui montre l' inexistence
d' un correspondantisme ontologique ou transcendantal). Rien ne semble nous permettre
de conclure, contrairement à ce qu' affirment les deux auteurs, que nous devons réserver
le même sort à l' entièreté de l'entreprise correspondantiste. Je crois qu'il serait facile de
montrer que Habermas et Rorty soutiennent déjà une conception correspondantiste faible
sans hypothèse métaphysique à travers leurs conceptions de la vérité. En fait, c' est la
définition même du correspondantisme classique comme nécessitant un critère extralinguistique que ces auteurs doivent revoir afin de pouvoir décrire de façon plus subtile le
déroulement de nos processus cognitifs. Car même si cette visée d'adéquation n' est pas
indépendante du langage, elle permet tout de même de mieux expliquer le lien interne
12
13
Langlois, 2003 , p. 580.
Langlois, 2003 , p. 580.
76
---
-
--------
entre les pressions causales qu' exerce sur nous le monde vécu et le résultat du processus
discursif qui rend compte de ces pressions.
Revenons à notre sujet. Selon la lecture ici présentée, l' opposition réalismeantiréalisme ne parvient pas à mettre en lumière le désaccord profond entre Rorty et
Habermas. Rien dans la théorie des pressions causales rortiennes ne nous dévoile la
véritable opposition entre ces deux auteurs. Pourquoi alors parler d' un antiréalisme
rortien? D' où vient ce dualisme (inadéquat) entre réalisme et antiréalisme? Nous pouvons
dire que la confusion à propos de cette opposition découle de deux définitions
antagonistes du terme réalisme. Les deux auteurs ne parlent pas de la même chose
lorsqu' ils évoquent ce concept. Alors que Rorty défend un antiréalisme intrinsèquement
correspondantiste, Habermas découple le concept de réalité de celui de correspondance.
Lorsque Rorty affirme que le tournant linguistique a épuisé la validité conceptuelle du
terme « réalité », ce n ' est que pour insister sur son rejet de toute perspective
correspondantiste de connaissance. Ce qu' il veut faire, c' est prendre parti pour l' idée
selon laquelle la philosophie du langage nous montre l' invalidité des processus cognitifs
fondés sur un lien ontologique (ou même transcendantal) entre vérité et réalité. À
l' encontre de cette assimilation du réalisme et du correspondantisme, Habermas tente de
rendre compte de notre rapport avec la réalité en séparant ces deux notions. Il oppose aux
thèses anti-correspondantistes rortiennes un réalisme pragmatique qui souligne la
présence d'une réalité extérieure indépendante de l'esprit humain pouvant servir de
correctif à nos conceptions de la vérité. Or, comme nous l' a montré notre examen de
l' œuvre rortienne, l' auteur souscrit implicitement à ce réalisme faible. Voilà pourquoi
nous pouvons affirmer que le réalisme pragmatique de Habermas nous permet, au mieux,
de souligner une faiblesse de la définition rortienne de « réalisme» (une assimilation non
justifiée des concepts de réalisme et de correspondantisme) sans pour autant y marquer
une opposition de fond. La question traitée (le rejet du représentationnalisme mène-t-il à
un rejet du réalisme?) était donc, en quelque sorte, biaisée dès le départ.
Mais quelle est alors la véritable opposition entre ces deux auteurs? Cette
ressemblance théorique, au niveau du réalisme, nous permet-elle d'affirmer que les deux
77
auteurs, s' appuyant sur des prémisses pragmatiques et linguistiques semblables, ont plus
de points en commun que de désaccords? Ce serait, évidemment, en dire trop, trop vite.
Ce que je souhaite maintenant faire , c' est montrer en quoi consistent les désaccords
fondamentaux entre Richard Rorty et Jürgen Habermas. Je commencerai par traiter du
constat habermassien concernant l' attitude objectiviste que doivent adopter les acteurs
plongés dans le monde vécu (4.2).
4.2 L'attitude des acteurs du monde vécu
L ' un des débats les plus virulents entre Rorty et Habermas consiste à déterminer
si nous avons besoin de distinguer assertabilité rationnelle et vérité "transculturelle lors
de 1~ explication du déroulement de nos processus cognitifs. Comme nous l' avons vu,
Rorty, contrairement à Habermas, croit que le tournant pragmatico-linguistique tarit la
validité de ce dualisme (et ce, même s' il ne nie pas la présence d ' une réalité extérieure
indépendante et modulatrice). Dans Vérité et justification, Habermas raffine son
argumentation concernant la nécessité de cette distinction en changeant son angle
d ' analyse. La question devient alors celle de savoir si nous avons besoin de soutenir, du
point de vue des acteurs, un concept transculturel de vérité dans la praxis quotidienne. Le
débat entre Rorty et Habermas se tourne maintenant vers l 'attitude que doivent adopter
les acteurs du monde vécu devant la réalité dans laquelle ils sont plongés. Pour
Habermas, présupposer un concept de vérité qui transcende le contexte de justification
qui est chaque fois le nôtre est un besoin performatif de l' action, puisque nos faits et
gestes quotidiens ne sont possibles que sur la base de "certitudes pratiques empreintes de
platonisme. C'est à partir de cette hypothèse que Habermas construit son modèle
bidimensionnel de la vérité et sépare conceptuellement les notions de vérité et
d ' assertabilité rationnelle. Or, pour Rorty, ce besoin de certitude n'est qu'une fabulation
théorique soutenue par des siècles de philosophie objectiviste. En bon pragmatiste, Rorty
veut nous convaincre d ' abandonner cette tendance lourde de la philosophie classique afin
de développer des outils permettant une reconfiguration du sens commun de notre
communauté.
78
Rorty répond aux auteurs qui croient toujours nécessaire de maintenir l'intuition
réaliste
14
en soutenant que le dualisme croyance-vérité est inutile parce que le tournant
linguistique nous "m ontre que nous ne pouvons jamais être certain d ' avoir définitivement
atteint la vérité. Ce dualisme n ' a tout simplement aucun effet sur notre manière d ' agir.
Voilà pourquoi il soutient que la philosophie du langage
montr~
l' invalidité de l' intuition
réaliste. Lorsque Rorty affirme que « nous ne serons jamais capables de faire un pas en
dehors du langage et [que] nous ne serons jamais capables de saisir la réalité sans qu' elle
soit médiatisée par une description linguistique», c' est d'abord dans le but « d' ébranler
l' influence qu' exercent encore les dualismes métaphysiques
[dont] la tradition
philosophique occidentale a hérités des Grecs 15 ». Selon lui, nous devons éviter de tels
dualismes et expliquer autrement la réalité qui nous entoure, à l' aide d' un nouveau
vocabulaire s' opposant à celui de la métaphysique grecque.
Habermas ne se laisse pas convaincre par cette position déflationniste rortienne
(particulièrement celle que Rorty développe dans L 'homme spéculaire et dans
Contingence, ironie et solidarité). Afin de rendre compte de son désaccord, Habermas
fignole son argumentation et développe, dans Vérité et justification, une approche réaliste
pragmatique qui a pour but d' expliquer l' attitude que nous avons (et que nous devons
avoir) devant le monde objectif. Habermas tient maintenant à rendre compte, "en se
plaçant du point de vue des acteurs, de l' attitude que ceux -ci doivent adopter devant le
monde vécu 16. Nous l' avons vu, ces acteurs doivent, selon Habermas, présupposer la
stabilité du monde objectif; ils doivent agir sur la base de certitudes pratiques. Selon lui,
seul un concept de vérité transculturelle peut nous permettre "de rendre compte des
certitudes pratiques nécessaires à l'action. Voilà pourquoi, selon lui, le dualisme vérité-
14 Cette intuition , rappelons-le, est celle voulant qu'il y ait un dualisme fondamental entre ce que nous
tenons pour vrai et la vérité. Comme nous l' avons dit au premier chapitre, J'intuition réaliste nous pousse à
postuler une différence conceptuelle entre le concept de vérité et celui de croyance, la croyance étant ce qui
ressort de nos processus de justification toujours contextuels, la vérité étant cette caractéristique inaliénable
qui s' impose à nous indépendamment de nos autres croyances.
15 Rorty, 1995, p. 58-59.
16 Cette nouvelle perspective qu ' adopte Habermas doit être soulignée. C ' est une belle performance
philosophique de la part de Habermas que de laisser la perspective d' observateur (du scientifique qui étudie
le monde qoi l' entoure) afin de se placer au niveau de l' acteur submergé dans le monde vécu. Ce
changement de perspective nous permet d'avoir une compréhension différente de la nécessité du dualisme
vérité-croyance .
79
- - - - - - - -- - -- - -- - --
-
-
--
-
---
assertabilité rationnelle est toujours nécessaire. Rappelons cette importante thèse de
Habermas:
Dans le rapport pratique à un monde objectif supposé identique et indépendant, les
acteurs dépendent des certitudes pratiques. Or, celles-ci impliquent à leur tour que
l'on tienne les opinions qui commandent l' action pour absolument vraies ( ... ) Au
réalisme de la pratique quotidienne correspond un concept de vérité absolue 17 .
Ce que Habermas veut souligner à travers son concept de certitude pratique, c' est
l 'attitude objectiviste que doivent adopter les acteurs du monde vécu, au niveau de
l' action, par rapport à leurs croyances justifiées localement. En tant qu' acteurs ancrés
dans la praxis quotidienne, nous devons toujours supposer l' existence d ' une vérité
inconditionnée.
Rorty admettrait-il que ces certitudes constituent un «besoin performatif de
l'action» révélant la nécessité de référer à un concept fort de vérité? Accepterait-il le
mouvement circulaire entre action et discussion qui découle de la lecture habermassienne
du monde vécu? Ces questions sont difficiles puisque Rorty n'a jamais répondu
directement au réalisme pragmatique et à la conception bidimensionnelle que défend
Habermas dans Vérité et justification. Néanmoins, Rorty laisse plusieurs traces de
réponses potentielles dans son œuvre. Évidemment, la position habermassienne serait
inacceptable pour lui si celle-ci nécessitait que l'on présuppose l 'accès à une vérité
immuable (c'est -à-dire l'exigence spécifiquement épistémologique aux termes de laquelle
nous sommes assurés d'aboutir à la certitude). Pourtant, l' observation habermassienne sur
la nécessité des certitudes pratiques nous permet de rendre compte du faillibilisme de la
connaissance. Nous avons vu que la vérité pragmatiste, tout comme la vérité épistémique,
a chez Habermas un caractère faillible (la vérité pragmatiste peut être démentie par le
monde vécu, la vérité épistémique par la force d'un meilleur argument encore
imprévisible). Ainsi, pour comprendre le mouvement circulaire de l'action à la discussion
à l' action, il n'est pas nécessaire de postuler un aboutissement cognitif quelconque.
17
Habermas, 2001 , p. 302-303.
80
Malgré la reconnaIssance de ce faillibilisme, Rorty refuserait sans doute de
reconnaître comme valide cette référence nécessaire à un concept transculturel de vérité.
Tout porte à croire qu' il
s ' opposer~it
farouchement à l'idée selon laquelle des certitudes
pratiques empreintes de platonisme soient la condition de possibilité de l' agir quotidien.
Habermas, qui développe sa conception bidimensionnelle de la vérité en partie pour
répondre au néo-pragmatisme rortien, tente, dans les dernières pages sur l' explication du
mouvement action-discussion-O
action, de deviner ce que Rorty répliquerait à sa nouvelle
thèse épistémologique:
Certes Rorty ne contesterait pas ce lien entre discussion et action. Il accepterait aussi
d ' établir un lien entre les deux perspectives - celle des interlocuteurs qui cherchent à
se convaincre réciproquement de leurs interprétations et celle des sujets qui agissent
et sont engagés dans leurs jeux de langage et dans leurs pratiques. Mais Rorty ne
distinguerait pas. ces perspectives de façon à les relativiser l' une par rapport à
l' autre. Au point de vue des participants à l' argumentation, sa description emprunte
cet aspect des dialogues qui nous tiennent prisonniers et nous interdisent de nous
évader des contextes de justifications; à la perspective des acteurs, elle emprunte le
mode de la nécessité de venir à bout du monde. La projection réciproque de ces deux
perspectives contraires constitue ensuite la certitude ethnocentrique qui mnène Rorty
à se demander ce qui nous obligerait, d ' une façon générale, à nous efforcer de faire
converger la prise de conscience contextualiste, que nous devons à nos expériences
de l'argumentation, avec le réalisme de tous les jours dont il crédite le monde vécu
18
•
Habermas tient ici à souligner que Rorty accepterait sans doute le mouvement
pragmatiste continuité-rupture de continuité, mais n' y ajouterait pas la présupposition
d' un concept transculturel de vérité (compris comme un besoin performatif de la praxis
(
quotidienne). Bien au contraire, ce mouvement de l'action à la discussion lui servirait à
justifier, en insistant sur l' effondrement constant de nos certitudes pratiques, notre
rapport toujours imparfait à la réalité. Plus loin dans son texte, Habermas soutient que
Rorty traiterait le besoin performatif de certitudes comme une illusion profondément
18
Habermas, 2001 , p. 196-197.
81
ancrée dans notre Zeitgeist. Habermas, en supposant toujours ce que Rorty répliquerait à
sa conception, continue en affirmant que :
Si les acteurs du monde vécu ne peuvent - jusqu' à nouvel ordre - s'empêcher d'être
« réali stes », tant pis pour eux. Il incombe alors aux philosophes de réformer le
concept de vérité qui est celui du bon sens, puisque c' est lui qui nous induit en
erreurl9 .
Je crois que Habermas voit juste en supposant que Rorty concevrait cette tendance qu' ont
les acteurs à tenir pour inconditionnelles leurs croyances non pas comme un besoin
performatif de l' action, mais bien comme le reflet d' une tradition objectiviste qui module
notre compréhension du monde. Rorty, en bon pragmatiste, n ' essaierait paS d' expliquer
fonctionnellement cette tendance réaliste des acteurs : à la suite de Dewey, il exhorterait
plutôt les philosophes contemporains à développer de nouveaux vocabulaires afin de
changer cette tendance objectiviste du sens commun de notre · communauté 2o . Comme
nous l' avons vu au deuxième chapitre, Rorty croit que si nous sommes en mesure de nous
libérer de l' emprise de la philosophie occidentale classique, la nécessité de s' appuyer sur
des certitudes pratiques (comme la décrit Habermas) se révélera n ' être qu' un autre effet
pernicieux de l' omniprésence de la métaphysique grecque. Voilà pourquoi nous pouvons
imaginer qu ' à la conception habermassienne de la vérité transculturelle reflétant un
besoin performatif de l' action, Rorty opposerait une visée rééducatrice.
Ces explications nous permettent de formuler la première grande opposition
épistémologique entre Richard Rorty et Jürgen Habermas. Les deux auteurs donnent une
explication antagoniste de l' attitude que doivent prendre les acteurs devant la réalité dans
laquelle ils sont submergés. Cette opposition est fondamentale puisqu' elle nous révèle le
désaccord concernant 1) la pertinence du dualisme croyance-vérité dans l'explication
théorique du déroulement de l'action et 2) la validité même de l'intuition réaliste. D ' un
côté, Habermas soutient que cette intuition est toujours pertinente en montrant comment
le dualisme croyance-vérité se révèle à nous dans la sphère quotidienne de l' action. De
19
20
Habermas, 2001 , p. 196-197.
Rorty, 1997, p. 17.
82
l'autre, Rorty croit que la tendance des acteurs à tenir pour inconditionnels les énoncés
justifiés ne souligne pas un besoin performatif de l'action, mais reflète plutôt une
habitude de pensée ancrée dans plusieures générations de philosophies"métaphysiques.
Une question critique se pose ici à nous: en tant qu' acteurs du monde vécu,
avons-nous véritablement besoin de présupposer un concept fort de vérité dans la praxis
quotidienne? À la lumière du pragmatisme classique, il semble évident que l' agir
quotidien dépende, en grande partie, d'un savoir naïf; que nous agissons sur un arrièreplan de certitudes pratiques non éprouvées dans le contexte d'action. Néanmoins, la
difficulté est celle de savoir à quel point la tend"a nce des acteurs à tenir leurs croyances
pour vraies est une condition de possibilité de l' action. J ' aimerais ici mettre en lumière
un point faible de l' argumentation habermassienne (sans pour autant prendre parti pour
Rorty). Habermas, rappelons-le, soutient que « les pratiques du monde vécu reposent sur
une conscience imbue de" certitude qui, in actu, ne laisse aucune place à une attitude
réservée à l' égard de la vérité 21 ». Il affirme que l' action n ' est possible -que sur la base de
certitudes absolues. Or, je doute que l'attitude objectiviste des acteurs soit toujours aussi
forte que Habermas le laisse entendre. On le comprend intuitivement, le degré de
certitude que nous avons face à nos différentes croyances varie de façon importante selon
la croyance en question. Plus notre croyance prend la forme d ' une habitude (plus une
action nous devient naturelle), plus le degré de certitude pratique associé à cette croyance
sera élevé. Nous ne sautons pas en parachute de la même façon que nous prenons une
marche ~
Le point que je veux ici soulever est que certaines actions semblent tout
simplement impossibles sans une attitude constante de remise en question. Je crois qu' il
serait possible de circonscrire un ensemble d ' actions qui recoupent, d' une certaine façon,
certitude et réflexion. De façon à dresser un portrait juste de l'interaction entre action et
discussion, Habermas - qui ne serait probablement pas en désaccord avec cette
modification de l'interprétation qùe nous devons avoir de l'action - devrait rechercher à
établir une hiérarchie de certitudes correspondant au degré d ' habitude de nos différentes
actions. Cela lui permettrait d'expliquer de façon plus raffinée la grande complexité de
21
Habermas, 2001 , p. 302.
83
l' attitude des acteurs du monde vécu et, ainsi, éviter une généralisation sur le caractère
nécessairement « absolu» de l' agir quotidien.
Dans la prochaine et dernière section, j ' aimerais
pré~enter
un deuxième désaccord
fondamental entre Habermas et Rorty. Celui-ci concerne une autre présupposition
essentielle de l' activité humaine (comprise comme prétention transcendantale): la
nécessité de présupposer un moment d ' inconditionnalité à l' intérieur de nos prétentions à
la vérité. Je commencerai par expliquer la position habermassienne selon laquelle une
telle présupposition est nécessaire à l' explication de nos processus critiques, dans le but
de montrer comment Rorty, à travers sa thèse sur les «substitutions langagières »,
s' oppose aux prémisses habermassiennes.
4.3 Le moment d'inconditionnalité
Avant de terminer le présent mémoire, j ' aimerais insister sur une deuxième facette
du débat opposant Habermas et Rorty. Cette seconde opposition, contrairement à celle
que nous venons de voir, n ' a pas son origine dans les nouvelles thèses que développe
Habermas dans Vérité et justification, mais prend plutôt racine dans des textes publiés
avant 1990. C ' est d' ailleurs à cette opposition que se consacre le plus longuement la
littérature secondaire 22 • Robert Brandom consacre même les premières pages de son
anthologie sur Rorty à ce ,débat
23
.
Cette opposition concerne la nécessité de présupposer
un moment d 'inconditionnalité critique inhérent à nos prétentions à la vérité. Le point de
tension entre les deux auteurs est clairement résumé par Michael Barber dans son article
« A Moment ofUnconditional Validity? Schutz and the Habermas/Rorty Debate» :
Richard Rorty challenges Jürgen Habermas ' s belief that every validity-claim
raised within context-bound discussions contains a moment of universal validity.
Rorty argues that immersion within contingent languages prohibits any neutral,
context-independent ground, that one cannot predict the defence of one' s
22
23
Voir: Habermas, 200] ; McCarty, ] 990; Barber, 2004.
Brandom, 2000.
84
assertion before any audience, and that philosophy can no more escape its
contextual limitations than strategie counterparts24 .
Je commenceraI cette section en exposant le cœur de cette position objectiviste
habermassienne. Cela me mènera à expliquer pourq40i des auteurs comme Habermas,
McCarthy et Wellmer soutiennent que nous avons besoin de présupposer un moment
d' inconditionnalité critique à l' intérieur de nos processus de justification. Nous verrons
d' abord que, selon Habermas, présupposer ce moment d' inconditionnalité est nécessaire à
l'explication de la force critique de nos énoncés; c'est ce moment qui nous permet
d'expliquer la possibilité même de nos processus d'apprentissage. Une question se posera
alors. Comment Rorty peut-il expliquer cette force critique s' il renie tout concept
transculturel de vérité? D' où provient la force de révision inhérente aux processus
critiques si aucun énoncé n' est davantage vrai? Afin de combler le vide méthodologique
laissé par l' abandon du moment d' inconditionnalité, Rorty reconsidère la force critique
du langage au moyen de sa thèse des « substitutions langagières ». C' est cette stratégie
rortienne que nous allons expliciter dans cette section.
Comme nous l' avons déjà laissé entendre, Habermas affirme que nos prétentions à
la vérité doivent contenir un moment d' inconditionnalité qui transcende le processus de
justification à chaque fois particulier. Comme le remarque Rorty, « Habermas says that
every validity claim has ' a transcendent moment of universal validity [which] bursts
every provinciality asunder' in addition to its strategie role in sorne context-bound
discussion25 ». Qu'est-ce que cela veut dire exactement? Habermas veut ici souligner une
autre attitude humaine objectiviste selon lui inévitable. Cette fois, cependant, il n' est pas
intéressé par l' attitude des acteurs de la praxis quotidienne, mais bien par l' attitude des
interlocuteurs participant à un processus de discussion visant l'entente. Comme il l' a fait
avec les acteurs plongés dans la praxis quotidienne, Habermas soutient que les
interlocuteurs ne peuvent s' empêcher d'être réalistes dans la sphère discursive. Habermas
affirme que ceux-ci doivent considérer les énoncés qu'ils défendent dans les processus de
justification comme inconditionnellement vrais. Cette attitude objectiviste leur permet, du
24
25
Barber, 2004, p. 51.
Rorty, 2000, p. 6.
85
mOIns par sa prétention, une aSSIse réaliste qui transcende le caractère contextuel du
processus de discussion; elle permet, en d 'autres termes, un moment d 'inconditionnalité
qui permet d 'aller au-delà des limites contextuelles de l 'argumentatio.n26 • Selon lui, cette
attitude que nous adoptons face à nos prétentions à la vérité est une présupposition
inévitable des processus argumentatifs. Albrecht Wellmer résume magnifiquement cette
pensée de Habermas dans son livre Vérité, contingence et modernité:
À chaque fois que nous élevons des prétentions à la vérité sur la base de bons
arguments ou de preuves irréfutables, nous supposons ( ... ) qu ' aucun argument ou
aucune preuve ne surgira ultérieurement, qui remettrait nos prétentions à la vérité en
•
27
questIon .
Selon Habermas, lorsque nous soutenons, devant une communauté d ' interprétation, une
prétention à la vérité - justifiée par de bonnes raisons (Wellmer) ou par la force du
meilleur argument (Habermas) - nous présupposons toujours que celle-ci est en mesure
de résister à tous les publics dans tous les contextes possibles. Cette attitude que nous
devons prendre au sujet de nos énoncés est la condition de possibilité même des
processus discursifs visant l'entente (une deuxième prétention transcendantale faible
relative, cette fois , aux présuppositions de la discussion). Comment ces auteurs Ge pense
notamment à Habermas, McCarthy, Wellmer et Barber) justifient-ils cette nécessité?
Pourquoi devons-nous absolument présupposer ce moment d ' inconditionnalité? À quoi
sert-il?
Comme nous le savons, Jürgen Habermas et Thomas McCarthy s' opposent tous
deux aux conceptions déflationnistes semblables à celle de Rorty28. L'une des raisons
derrière leur appréhension est qu' ils ne croient pas que de telles conceptions puissent
Notons ce lien important entre le moment d'inconditionnalité inhérent à nos prétentions à la vérité et le
concept de vérité transculturelle. Selon Habermas, présupposer que - nos énoncés sont vraies
inconditionnellement (qu ' il reflète une vérité transculturelle), nous donne accès au moment
d' inconditionnalité (à un moment où, à J' intérieur même de nos processus de justification, nous allons audelà des limites contextuelles de l' argumentation)
27 Habermas, 200] , p. ] 92.
28 Voir: Habermas, 200] , p. 297-298-299; McCarthy, 1992.
26
86
l
correctement expliquer le fonctionnement de nos processus critiques de révision 29 . Selon
eux, la conception déflationniste de Rorty ne peut mobiliser les ressources conceptuelles
suffisantes à l'explication du déroulement de ces processus d' apprentissage. Pour
Habermas et McCarthy, ces processus ont besoin d' un concept fort de vérité servant
d'étalon critique, et ce, afin que nos idées reçues puissent être comparées, justifiées ou
modifiées à la lumière d' une « idée régulatrice ». Selon ces deux auteurs, cette contreépreuve critique est nécessaire pour pouvoir mettre en doute nos prétentions à la vérité et
les standards mêmes de la vérité dont nous avons hérité culturellement. C' est ici que se
dévoile à nous l' utilité pratique du moment d' inconditionnalité dont parlent Habermas et
McCarthy. Selon eux, seul ce moment peut nous permettre d' expliquer comment le point
de vue critique est possible.
Si Habermas croit nécessaire que nos prétentions à la vérité renferment un
moment d' inconditionnalité transcendant le contexte de justification, c' est d ' abord dans
le but d' avoir une assise nous permettant de mettre en doute les différents points de vue
que notre communauté a (ou pourrait avoir) sur le monde. Le moment d'inconditionnalité
est une présupposition nécessaire de nos processus argumentatifs, car si les interlocuteurs
supposaient toujours que leurs prétentions à la vérité étaient provinciales et faillibles , il
serait impossible d 'expliquer ce qui leur permet de critiquer et de réviser leurs p ropres
croyances. Ce moment objectif nous permet donc de rendre compte de nos processus
d' apprentissage et de nos processus critiques. Thomas McCarthy fait la remarque
suivante:
We can and typically do make conte'x tually conditioned and fallible claims to
unconditional truth (as 1 have just done); and it is this moment of unconditionaIity
that opens us up to criticism from other points of view. Without that idealizing
mOJnent, there would be no foothold in our accepted beliefs and practices for the
critical shocks to consensus that force us to expand our horizons and learn to see
things in different ways. lt is precisely this context-transcendent, " regulative"
surplus of meaning in our notion of truth that keeps us from being locked into what
29
Nous revenons ainsi sur la question fondamentale soulevée à la fin du premier chapitre: comment est-il
possible de rendre compte de laforce critique de nos énoncés?
87
we happen to agree on at any particuJar time and .place, that opens us up to the
alternative possibiJities30 .
C'est ce «surplus de signification régulateur» contenu dans l' idée d ' un moment
d ' inconditionnalité qui nous ouvre à la critique. Sans cette assise critique, nous ne
mettrions jamais en doute les opinions auxquelles nous sommes confrontés puisque nous
aurions la conviction qu' il ne sert à rien de s' engager dans le processus critique (chaque
point de vue étant local et faillible , toute vérité définitive nous étant inaccessible). Cette
attitude objectiviste de l' interlocuteur est donc conçue comme un présupposé fonctionnel
permettant la confrontation de différentes interprétations de la réalité; elle permet
l'intégration d ' un aiguillon critique expliquant les processus d ' apprentissage
31
•
Étant donné qu' elle rejette un tel moment régulateur, Habermas et" McCarthy
demandent à la théorie rortienne d ' expliquer d ' où celle-ci tire sa force critique. D ' où
provient cette force, si aucune croyance n ' est davantage vraie? Puisque Rorty affirme que
le langage clôture notre champ épistémique en nous imposant un ensemble de catégories
inévitables, Habermas et McCarthy doutent que celui-ci soit en mesure d ' expliquer d' où
vient le pouvoir critique de nos arguments. Rorty leur répond en affirmant que c' est par
des moyens qui n ' appartiennent pas à la philosophie classique que l' on doit rechercher le
point de vue critique. L ' auteur tourne donc le dos, une fois de plus, à la notion de vérité
transculturelle et utilise le pouvoir du langage pour retrouver cette force critique. D ' après
McCarthy, 1990, p 370
Notons aussi une autre justification de cette attitude objectiviste des interlocuteurs que défend Habermas
dans Vérité et justification. Dans ce livre, Habermas soutient que les participants aux processus de
discussion visant l'entente donnent à leurs prétentions à la vérité une saveur universelle. Dans les processus
d' argumentation (dans la sphère discursive), nous devons adopter une attitude imbue de platonisme devant
à nos énoncés (une position qui rappelle celle des acteurs du monde vécu dans la praxis). Qu ' est-ce qui
justifie cette attitude objectiviste? Au niveau de la discussion, ne sommes-nous pas justement en train de
traiter avec des énoncés problématiques (et n'avons-nous pas ainsi une a~itude faillibiliste devant le
monde)? Dans Vérité et justification, Habermas affirme que « les raisons pour lesquelles les interlocuteurs,
en tant que sujets capables de parler et d' agir, doivent se comporter ainsi [c ' est-à-dire présupposer que leur
prétentions à la vérité sont vraies universellement] ne sont pas si difficiles à comprendre, si on décrit leurs
discussions, d' un point de vue pragmatique, telles qu'elles sont enchâssées dans le monde vécu. Nous
l' avons vu, dans leur pratique, les individus socialisés ont besoin de certitudes qui conservent ce statut aussi
longtemps qu ' elles se nourrissent d ' un savoir accepté sans réserve» Habermas, 2001 , p. 192-193. Cette
attitude objectiviste devant nos prétentions à la vérité a donc pour but de faciliter le retour à la praxis
quotidienne. Si nous ne pouvons .nous empêcher d'adopter ce regard empreint d' inconditionnalité devant
nos énoncés visant la justification, c'est d ' abord pour renouer avec la sphère de l' action où règnent, selon
Habermas, les certitudes pratiques.
30
31
88
.lui, ce n'est pas un concept fort de vérité référant à un monde objectif unique qui doit
nous servir d' étalon critique ou d'idée régulatrice, mais bien ce qu ' il appelle les
«suggestions alternatives concrètes» permettant une redescription de ce qUI est
communément accepté :
À l' opposé [de Habermas et de McCarthy], je pense que ce qui nous permet de nous
livrer à de telles critiques [celles de nos prétentions à la validité particulières et des
standards mêmes de la vérité] réside dans des suggestions alternatives concrètes, des
suggestions sur la façon de redécrire. ce dont nous parlons
32
.
Ainsi, pour Rorty, ce qu' il importe de faire , c' est de confronter des vocabulaires, d' en
proposer un meilleur, et non d'effectuer une comparaison avec un monde
-0 bj ectif
unique 33 . De telles redescri ptions sont, selon Rorty, assez puissantes pour nous fournir les
« idéaux normatifs» à la base de nos procédés critiques. Il croit que l 'attrait que nous
éprouvons pour ces suggestions alternatives est suffisant à un point de vue régulateur:
Contrairement à ce que dit McCarthy, ce n ' est pas un « moment d ' inconditionnalité
qui nous expose à la critique à partir d ' un autre point de vue », c' est l'attrait que
,
. de vue 34 .
nous eprouvons
pour c~t autre pOInt
Selon Rorty, nous n' avons pas besoin d' une référence qUI tienne au-delà de notre
contexte particulier pour expliquer nos processus critiques (i.e. effectuer des évaluations
et des comparaisons ) 35. Le penchant que nous éprouvons· pour certaines redescriptions
langagières est . suffisant, selon lui, pour expliquer comment se déroulent nos
changements de croyances et, du même coup, combler le vide laissé par l' abandon du
McCarthy, 1992b, p. 179.
C ' est pourquoi l'auteur accorde beaucoup d'importance aux métaphores. Rorty abolit la distinction entre
phrase littérale et métaphore. Selon lui , il n' y a que des substitutions de nouvelles métaphores à
d ' anciennes. Aucune n ' est plus proche de la nature intrinsèque des choses (littéralement), ily en a
seulement des plus adaptées que d ' autres pour une communauté précise (p. 38). Rorty s' accorde donc avec
Nietzsche pour dire que la vérité est une armée mobile de métaphores. Cela montre aussi que l' approche de
Rorty ne peut pas être qualifiée de « déconstructiviste » car il n ' a aucun désir de montrer les problèmes
internes aux conceptions philosophiques classiques- mais bien d' en proposer de plus intéressantes.
34 McCarthy, 1992b, p. 180.
35 Il tente même d ' expliquer certaines grandes révolutions scientifiques à la lumière de cette interprétation
(comme « les suggestions de Galilée sur la façon de redécrire l'univers aristotélicien »). Rorty, 1995 p.45.
32
33
89
concept classique de vérité 36 . Voilà comment Rorty s' y prend pour expliquer les
processus critiques tout en rejetant l' attitude objectiviste que doivent, selon Habermas,
adopter les interlocuteurs du monde vécu. Voilà aussi pourquoi il affirme: « the deepest
disagreement between Habermas and myself may be over whether the distinction
between the unconditional and the conditional ( ... ) is a mark of maturity or a transitional
stage on the way to maturi ty 37 ».
C'est ce débat autour du concept d ' inconditionnalité que j ' aimerais ici explorer
plus à fond. Il semble que c ' est l' explication de la force critique et son lien avec le
concept d' inconditionnalité qui causent le plus de problèmes à Habermas et Rorty. Chez
Habermas, l' accès à la force critique nécessite que nous tenions nos prétentions à la vérité
comme inconditionnellement vraies. Cette inconditionnalité nous assure un point de vue
qui transcende le provincialisme du processus de justification. Chez Rorty, l' attrait que
nous éprouvons pour une alternative concrète est, selon lui, suffisant pour expliquer le
point de vue critique. Pour lui, force critique et inconditionnalité ne vont pas de pair. Il
suggère, au contraire, que nous sommes en mesure de trouver les ressources
conceptuelles suffisantes du point de vue critique de façon immanente à la justification. À
première vue, il est tentant de dire que la solution habermassienne est plus intéressante. Il
semble en effet que le point de vue critique doive, d ' une manière ou d ' une autre,
« transcender» le contexte de justification qui est chaque fois le nôtre. Ce que ce point de
vue doit permettre, en fait, c'est d'avoir accès à un ensemble de possibilités qui ne sont
pas encore le cas afin de pouvoir critiquer et réviser nos prétentions à la validité 38 (ce que
Il est intéressant de remarquer que cette approche par les redescriptions langagières est intimement liée
au désir qu ' a Rorty d' encourager certaines traditions de pensée marginales - tout particulièrement celle
véhiculée par la littérature. Il y a évidemJnent un rapport direct entre l' apologie que fait Rorty de la
littérature, de l' imagination et du besoin de créer et cette nouvelle approche philosophique fondée sur les
redescriptions langagières. Comme nous l'avons laissé entendre précédemment, Rorty veut mobiliser les
puissantes ressources conceptuelles de l' imagination que déploie la littérature et les utiliser en philosophie.
Cette tactique lui permet . d'affirmer que le langage n ' est pas simplement limitatif et qu' au contraire,
l' approche par redescriptions langagières permet de mettre en lumière plus de « choix alternatifs» que ce
que permet le concept fort de vérité jouant le rôle de contre-épreuve réaliste .
37 Rorty, 2000, p. 24.
38 Pourrait-on dire que Rorty remplit ce critère contrefactuel grâce à son insistance sur la comparaison et
l' imagination? Peut-être bien. Néanmoins, la perspective rortienne semble incapable de mobiliser les
ressources conceptue]]es suffisantes pour pouvoir expliquer l 'attrait que nous éprouvons pour un choix
plutôt qu ' un autre. Chez Rorty, un tel choix semble totalement réduit à l' utilité sociale. Ce problème
mériterait, dans un autre contexte, d ' être traité plus à fond.
36
90
nous pouvons appeler, à la suite de Mark Hunyadi, la contrefactualité39 ). Habermas
atteint ce point de vue transcendant à travers le caractère inconditionné que donnent les
interlocuteurs à leurs prétentions à la validité. Il y a donc, chez Habermas une
assimilation de la transcendance à l' inconditionnalité. Cette identification conceptuelle se
dévoile de façon nette dans son explication de la justesse morale: «si le concept de
justesse perd l' appui, transcendant par rapport à la justi.fication, que le concept de vérité
doit à ses connotations ontologiques, la question se pose de savoir comment la prétention
à la justesse peut conserver un tel aspect inconditionné
4o
». Chez Habermas, on le
comprend, transcendance et inconditionnalité sont synonymes. Pourquoi Habermas
assimile-t-il ces deux concepts? Ce dernier n ' explique pas le fond de sa pensée dans
Vérité et justification. Notons cependant que cette tactique lui permet de retrouver une
assise critique universelle puisque «l ' aspect inconditionné que nous aSSOCIons
intuitivement aux prétentions à la vérité est ici interprété comme une manière de
transcender tous les contextes locaux 41 ». Transcendance, inconditionnalité et universalité
forment ainsi la triade conceptuelle du point de vue critique habermassien.
Nous pouvons (et devons) néanmoins nous demander si 'cette assimilation de la
transcendance à l' inconditionnalité est justifiée
42
.
La théorie habermassienne semble en
fait incapable d'expliquer ce lien interne, supposément nécessaire, entre le concept de
transcendance (selon lequel la force critique nécessite l' accès à des ressources qui doivent
transcender notre contexte de justification) et le concept d' inconditionnalité (selon lequel
la force critique nécessite des ressources qui doivent transcender tous les contextes de
justification possibles). Ce qu' il faut ici se demander, c' est s'il peut être possible de
trouver un point de vue capable de transcender notre processus local de justification sans
pour autant posséder un statut universel (sans pour autant prétendre transcender tous les
contextes de justification)? C ' est ce que propose, du point de vue de l' éthique,
Hunyadi , 2004b, p. 39 et suivantes.
Habermas, 2001 , p. 226. Je souligne.
4 1 Habermas, 2001 , p. 217.
42 Problème qui a d' abord été exposé par Mark Hunyadi. Pour un examen détaillé de ce problème, voir le
son livre Morale contextuelle (Hunyadi , 2008) et son article « L'autorité des droits de l'homme» (Hunyadi,
2004).
39
40
91
Mark Hunyadi dans son livre Morale contextuelle 43 . Sans développer ici ce à qUOI
pourrait ressembler une théorie exhaustive de la contrefactualité épistémologique, je
souhaite quand même formuler certaines questions qui seraient à la base de cette théorie:
la pression qu' exerce sur nous le monde vécu peut-elle rendre possible (grâce à
l'imagination humaine) un ensemble d' interprétations qui ne sont pas encore le cas? Ne
serait-il pas possible de concevoir le monde vécu comme une source de contrefactualité
toujours locale aux communautés d' interprétations (sans assise universelle)? Le monde
vécu ne constitue-t-il pas une base suffisante pour le développement d' un point de vue
transcendant (qui pourrait expliquer d' où proviennent nos choix épistémologiques
contrefactuels) sans pour autant postuler une assise inconditionnée?
Cette analyse critique nous montre donc que les véritables oppositions
épistémologiques entre Habermas et Rorty concernent l' interprétation que nous devons
avoir de l' attitude des acteurs du monde vécu (au niveau de l' action d' un côté, au niveau
de la discussion de l' autre). On pourrait qualifier Habermas de philosophe des
présuppositions (que ce soit celles de l'argumentation, celles concernant l' attitude que
doivent adopter les acteurs du monde vécu dans la praxis quotidienne ou celles
concernant l' attitude que doivent adopter les interlocuteurs dans les processus de
justification). Ces présuppositions sont conçues par Habermas comme de véritables
conditions de possibilité de l' action et de la discussion, et montrent, du même coup, la
nécessité d'un concept transculturel de vérité (à travers les certitudes pratiques, la
présence d' un monde
0 bj ectif
servant de correctif permanent et 'la structure de
l' argumentation elle-même) après le tournant linguistique et sans retomber dans un
représentationnalisme ontologique ou transcendantal. Rorty préfère opposer à cette
lecture objectiviste une lecture pragmatique déflationniste. On le remarque aisément, les
présupposés habermassiens n' ont aucune résonance dans la philosophie rortienne : « l am
being told that l presuppose something which, even after considerable reflection, l do not
think l believe 44 ». Par deux fois , Rorty s'oppose aux présupposés habermassiens qu' il
croit inutiles à l' explication du déroulement de l'activité humaine. Voilà pourquoi nous
43
44
Voir Hunyadi, 2008.
Rorty, 2000, p. ] o.
92
pouvons affirmer que leurs désaccords profonds ne concernent pas le dualisme réalismeantiréalisme, mais bien les présupposés théoriques n~cessaires , du point de vue des
acteurs, au déroulement de la praxis. quotidienne et des processus de justification.
93
Conclusion
Réalisme et vérité: quelques pistes pour une réflexion à poursuivre
Tout au long de ce travail, j'ai examiné, à la lumière des thèses rortiennes et
habermassiennes de la vérité, les difficultés que pose le tournant linguistique à
l'épistémologie contemporaine. Le rej et des théories correspondantistes classiques place
les philosophes contemporains devant un défi considérable: celui de déterminer le
caractère du concept de vérité après le tournant linguistique. Afin de répondre à cette
difficile question, Rorty et Habermas développent, nous l' avons vu, des outils
conceptuels originaux qui ont pour but soit de rétablir le concept transculturel de vérité,
soit . de l'abandonner. Afin de compléter mon analyse, j ' aimerais porter quelques
commentaires critiques sur la méthodologie employée par ces deux auteurs. Cela me
permettra de reconsidérer certains arguments avancés par Rorty et Habermas, ainsi que
de montrer l' une des grandes alternatives méthodologiques qui se présentent à
l' épistémologie de demain.
Dans le premier chapitre, j ' ai soulevé certaines questions concernant le concept de
vérité sur lesquelles- il serait intéressant de revenir. Assumant un tournant linguistique
maintenant achevé, je me suis posé la question suivante: doit-on nécessairement
supposer que nos énoncés correspondent à une réalité extérieure pour faire sens du
concept de vérité? Habermas affirme que, même dans une perspective anticorre~pondantiste ,
un concept transculturel de vérité est toujours nécessaire pour
expliquer nos processus cognitifs. Selon lui, au niveau de l 'action, « faire intuitivement
confiance à ce qu ' on tient pour absolument vrai est une nécessité pratique] ». C' est pour
cela que les acteurs doivent « opérer avec la distinction entre croyance et savoir2 ». Au
niveau de la discussion , Habermas soutient que les acteurs se doivent de présupposer que
la vérité est une propriété inaliénable de leurs prétentions à la vérité et ce, même s' ils
1
2
Habermas, 2001 , p. ] 96.
Habermas, 200] , p. 196.
94
savent que ces mêmes énoncés sont toujours possiblement faillibles 3 . Ces deux
présupposés lui permettent de souligner la nécessité d'un concept de vérité qui transcende
le caractère contextuel des échanges langagiers. Bref, au rejet rortien de «l ' exigence
spécifiquement épistémologique aux termes de laquelle nous sommes assurés d' aboutir à
la certitude» qu' il étaye, Habermas y oppose une analyse transcendantale des
présuppositions inévitables de l'action et de la discussion qui lui permet d ' affirmer la
nécessité d' un concept fort de vérité.
Cette interrogation sur le caractère de la vérité était accompagnée de deux
questions épistémologiques fondamentales: (1) comment il est possible de rendre compte
de la force critique de nos énoncés et (2) comment il est possible de rendre compte du
lien entre vérité et justification. Pour ce qui est de la force critique, Habermas l' obtient
grâce au caractère inconditionné de nos prétentions à la vérité; Rorty grâce à l' attrait de
certaines descriptions linguistiques inédites. Pour ce qui est du lien entre vérité et
justification, Habermas l'obtient en montrant la dynamique action-discussion à la base du
monde vécu (plus précisément grâce au pouvoir conceptuel de la discussion rationnelle
qui permet d' éliminer toute motivation à tenir pour hypothétique un énoncé
déproblématisé); Rorty, au contraire, rejette les présuppositions réalistes sous-jacentes à
la question et assimile vérité à justification.
Mais, ici, ce sont les méthodes philosophiques du débat entre Richard Rorty et
Jürgen Habermas que je veux interroger. Leur affrontement théorique doit être conçu
comme un débat méthodologique sur la possibilité de défendre un concept transculturel
de vérité à travers les présupposés des acteurs du monde vécu (autant au niveau de
l' action que de la discussion). Rappelons d'abord que l' une des forces de l'argumentation
habermassienne découle de son angle d'analyse. Le tournant linguistique nous apprend
que nous ne pouvons plus défendre la perspective qu'utilisait jadis l'épistémologie
classique: celle de l' observateur qui jette un regard de troisième personne sur le degré
d' adéquation entre nos représentations et la réalité. Le faillibilisme de la connaissance
Notons l' ambivalence de cette position: 1) universelle par sa prétention, 2) faillibiliste par sa nature.
C ' est cette position que résume magnifiquement McCarthy en affirmant que « we can and typically do
make contextua]Jy conditioned andf allible daims ta unconditional truth H. Je sou1igne.
3
95
ainsi que l' influence structurelle du langage montre qu' un tel point de vue surplombant
est inapte, dans une perspective post-correspondantiste, à saisir la complexité du rapport
que nous entretenons avec la vérité. Habermas, qui ne voit cependant pas cet obstacle
méthodologique comme insurmontable, oppose au point de vue
classique de
l' observateur celui des acteurs enchâssés dans le monde vécu. Cela lui permet
d ' introduire un type de justification qui échappe aux difficultés du point de vue de la
troisième personne. Ce que Habermas recherchE.\ c 'est ce que les acteurs du monde vécu
présupposent toujours déjà eux-mêmes.
En quoi consiste, plus exactement, la méthode habermassienne? Conformément à
l' approche transcendantale qu' il développe dans ses thèses morales, Habermas tente de
prouver la nécessité de référer à un concept transculturel de vérité à travers une étude des
conditions de possibilité de l' action et de la discussion. Comme il le dit lui-même dans
son petit essai Réalité, vérité épistémique et vérité morale:
[Le réalislne pragmatique], à l' instar de la philosophie transcendantale, est
toujours à la recherche de conditions supposées universelles - conditions qui sont
rendues nécessaires, tant pour les pratiques de base et les entreprises d ' un sujet
parlant et agissant, que du point de vue des structures profondes de mondes vécus
intersubjectivement partagés au sein desquels ces sujets se trouvent socialisés. À
la différence de la philosophie transcendantale, cette approche pragmatique ne
donne lieu qu ' à des prétentions transcendantales faibles relatives à l' analyse des
présuppositions de la discussion, de la connaissance et de l' action qui sont de fait
inévitables. Les conditions transcendantales fonctionnent désormais comme un a
priori pour nous, qui procédons à partir de notre engagement au cœur d'une
forme culturelle de vie 4 •
C ' est donc l'approche méthodologique développée dans sa pragmatique universelle que
Habermas étend à sa conception épistémologique. Dans l' éthique de la discussion,
rappelons-le, le contenu moral ne nous est accessible que dans la mesure où le sujet de
l' activité communicationnelle est obligé d ' accepter des présuppositions pragmatiques de
4
Habermas, 2003, p. 67.
96
type contrefacutel 5 . De façon semblable, en épistémologie, Habermas recherche les
présupposés comportementaux de l'action et de la discussion que l'on respecte toujours
/déjà (ce qu'il appelle des prétentions transcendantales faibles).
La réflexion
habermassienne porte donc sur les conditions de possibilité de l'action et de la discussion
et a pour but de nous dévoiler l' inévitabilité de référer à un concept transculturel de vérité
dans l'explication de nos processus cognitifs.
Habermas arrive-t-il à son but en recherchant à découvrir les présupposés
inévitables de l' action et de la discussion? Cette approche quasi-transcendantale nous
permet-elle de préserver une conception inconditionnée de la vérité après le tournant
linguistique? Je crois que cette question difficile mérite d'occuper une place centrale dans
l'épistémologie de demain. Assumer le tournant linguistique, c'est d'abord se rendre
compte que la sphère de l' inconditionné ne s' atteint plus, comme on le croyait
auparavant, à travers un processus correspondantiste de connaissance. Afin de préserver
la force de ce concept, la recherche des conditions supposées universelles de l' action et
de la discussion semble la meilleure (et peut-être la seule) voie possible. Néanmoins,
même si on accepte que certains présupposés régissent notre rapport au monde vécu, nous
avons toujours le droit de nous demander ci ceux-ci sont de fait inévitables et universels.
N ' y a-t-il pas un certain
d~gré
de spéculation dans le fait de présupposer que les acteurs
agissent, inévitablement, sur l' arrière-plan d'un réalisme fort? En fait, l' une des questions
cruciales à laquelle est confronté Habermas est celle de savoir si, en tant qu 'acteurs de
monde vécu, nous pouvons faire autrement. C' est précisément cette question que pose
Rorty avec insistance. Serait-il possible, comme le suggère Rorty partout dans son œuvre,
(
de montrer que l'attitude objectiviste des acteurs n' est que l'arrière-goût de plusieurs
siècles
de
philosophie
métaphysique,
de
montrer
que
les
présuppositions
habermassiennes de l'action et de la discussion ne sont pas les derniers mots de l'affaire?
Si l' on accepte la prémisse rortienne seloh laquelle il est possible de reformuler le
rôle que nous jouons dans le monde vécu à travers un vocabulaire non objectiviste, la
question transcendantale concernànt l' attitude des acteurs du monde vécu devient alors
5
Habermas, 1997, p. 18 ; Habermas, 1992, p. 18.
97
une question sur la désirabilité d' un tel changement et sur l' orientation que nous devons
y donner. Bref, si l' on adopte la perspective rortienne, l'épistémologie doit prendre un
tournant normatif. Les questions épistémologiques fondamentales deviennent un
questionnement sur ce qui serait meilleur, pour nous, de faire: devons-nous, oui ou non,
espérer la disparition de l'objectivisme métaphysique dans l' interprétation du
déroulement de nos processus cognitifs? Comme nous l'avons souligné dans le dernier
chapitre, le problème restera celui d' expliquer pourquoi nous sommes attirés par une
solution plutôt qu' une autre; il faudra mieux expliquer d' où la force critique tire sa
puissance motivationnelle si on ne reconnaît plus l' attitude nécessairement objectiviste
des acteurs. C' est à cette tâche que les néo-pragmatistes doivent se livrer. Si l' on accepte
la prémisse habermassienne selon laquelle il est possible de découvrir certaines
présuppositions inévitables de l'action et de la discussion, la question épistémologique
devient une question quasi-transcendantale sur les conditions supposées universelles de
l' agir quotidien. Ce type de philosophie doit alors se tourner, je crois, vers une
explication plus approfondie du lien entre «présuppositions inévitables» et «vérité
transculturelle» et ce afin de prouver l' inévitabilité du concept transculturel de vérité
dans l' explication du déroulement du monde vécu. Il faudra donner davantage
d' explications sur l' assimilation (non justifiée chez Habermas) entre transcendance et
inconditionnalité: pourquoi la transcendance nécessaire de nos prétentions à la vérité
(qualité qui peut sans doute se trouver à travers une analyse des prétentions
transcendantales faibles des acteurs du monde vécu), nous permet-elle de conclure sur
l' inconditionnalité de ces mêmes prétentions? En somme, je crois que l' explication de
l' opposition entre Habermas et Rorty effectuée dans ce mémoire dévoile une des
jonctions méthodologiques les plus importantes à laquelle est arrivée l' épistémologie
post -correspondantiste contemporaine.
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