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Ibrahima BA
Le théâtre sénégalais de langue française
Résumé
Le théâtre sénégalais de langue française a beaucoup marqué l’évolution intellectuelle et politique de l’élite
sénégalaise, en particulier. Sa désagrégation, plus de deux décennies après l’accession du pays à la
souveraineté, provient de différents facteurs dont le plus prégnant reste l’application d’une politique
artistique et culturelle tatillonne et incohérente. Or, son existence suscite un enjeu qui dépasse la simple
revitalisation du théâtre pour impliquer les stratégies de maîtrise de la langue française, médium au cœur du
dispositif éducationnel et administratif du Sénégal. Des mesures hardies peuvent aider à régénérer l’art
dramatique d’expression française, l’unique forme apte à ouvrir notre théâtre au monde.
Mots clés : art, culture, décadence, formation, française ,langue, promotion , Théâtre.
Abstract
The French-speaking Senegalese theatre usually made a deep impression on the political and intellectual
development of the Senegalese elite . Its disintegration, more than two decade after the country’s accession
to sovereignty has been caused by many factors in which the most remarkable is the implementation of an
inconsistent artistic and political policy. But, its existence creates a stake which overtakes the simple
revitalization of theatre in order to involve the good command strategies of French. It is a medium at the
heart of the administrative and educational Senegalese system. Only the adoption of urgent measures can
help to regenerate the French-speaking dramatic art, the unique form which is able to open our theatre to
Africa and into the world.
Key words: adoption, art, culture, development disintegration, French language, theatre,.
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N° 20 Décembre 2015
INTRODUCTION
Le théâtre négro-africain d’expression française a pris une large part dans l’évolution des peuples et dans
l’engagement des intellectuels sénégalais. D’entrée de jeu, faudrait-il rappeler que le théâtre, outre sa
fonction ludique et esthétique, est demeuré un vecteur culturel et pédagogique puissant que tous les
peuples ont utilisé, en un moment donné de leur histoire, pour transmettre des valeurs et des vertus mais
aussi et surtout pour tenter d’extirper des travers et des écarts de conduite nuisibles à l’harmonie sociale. De
la période coloniale à nos jours, ce théâtre a influencé, au cours de leur formation, une bonne partie des
élites africaines en général et sénégalaises en particulier et permit la création d’un nombre considérable
d’ateliers et de troupes dramatiques. Cependant, compte tenu de l’existence abondante de plusieurs formes
d’expression qui s’apparentent aujourd’hui au théâtre, il apparaît plus que nécessaire de revenir sur la réalité
conceptuelle de la notion pour éviter toute équivoque ou tout autre abus de sens qui pourraient faire
confondre l’art dramatique à certains de ses dérivés tels les téléfilms, les séries télévisuelles, les spots
publicitaires et autres expressions audio-visuelles. Ensuite, dans un bref rappel historique, il s’agira
d’évoquer la genèse et le développement de ce type de théâtre, d’indiquer les facteurs à l’origine de sa
décadence avant d’envisager son avenir au Sénégal. Les expériences de la troupe des Tréteaux sénégalais
et du Nouveau Toucan qui ont connu une vie plus longue et des options professionnelles plus affirmées
seront davantage sollicitées pour l’illustration à cette étude.
1 - La réalité sémantique du concept :
Le théâtre en général peut être défini, dans un langage simple, comme la représentation de faits, d’actions
relevant du réel ou imaginé, à travers une ou des scènes, dans une salle de théâtre ou dans tout autre
endroit, devant des spectateurs physiquement présents, face à des comédiens en chair et en os, incarnant
des rôles divers. Perçu sous cet angle, nous pouvons dire sans risque de nous tromper, que tous les
peuples connaissent une forme théâtrale, si spécifique, soit-elle. A ce titre, l’art dramatique se veut un
genre universel qui comprend néanmoins des attributs fondamentaux sans lesquels nous ne pouvons parler
de théâtre. La présence physique de comédiens et de spectateurs dans un cadre unique, autour d’une
intrigue ou d’une action jouée ou mimée, se déroulant dans un temps donné qui peut être fractionné mais
qui ne peut être reporté ni renvoyé, en constitue un préalable incontournable. Ces principes de base
indispensables rappellent la règle des trois unités chère au classicisme français : l’unité d’action, de temps et
de lieu. Aucun subterfuge ne donne la possibilité de déplacer l’espace de jeu mais le décor qu’on y met,
peut varier à l’infini. Sous cette acception, restent exclus du quatrième art tous ces montages audiovisuels
et transpositions cinématographiques dénommés abusivement théâtres. Néanmoins pour des besoins de
vulgarisation, des scènes théâtrales peuvent être filmées ; seulement reconnaissons, qu’en ce moment, il
ne s’agit plus de représentation théâtrale mais bien des « séquences théâtrales filmées ». Le spectacle
théâtral implique obligatoirement une présence physique autant des comédiens que du public. Le terme est
tellement galvaudé aujourd’hui que cet éclairage est nécessaire pour éviter les confusions
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Le théâtre sénégalais de langue française
sémantiques possibles. Il existe certes un nombre important de troupes et d’ateliers de théâtre mais qui se
sont spécialisés dans la production de téléfilms en langue wolof. Ils font rarement du théâtre, autrement dit,
ils réalisent exceptionnellement des moutures physiques devant des spectateurs.
2. La genèse de l’avènement du théâtre en langue française au Sénégal
Vers les années 1930, les pères missionnaires, pour mieux faire passer leur message et expliquer certains
dogmes et mythes de la religion chrétienne aux communautés analphabètes des colonies, recoururent au
théâtre. Ainsi, les services liturgiques des églises sénégalaises usèrent subtilement de cette forme
d’évangélisation par les chants, les danses et surtout par le théâtre. L’institution de l’école française pour la
formation des auxiliaires de l’administration coloniale offre au théâtre en langue française une autre
opportunité de se répandre. L’Ecole Normale William Ponty s’illustra particulièrement dans cette option.
2. 1 Le théâtre de l’école William PONTY
Le théâtre négro-africain d’expression française est étroitement lié à l’existence de l’Ecole Normale
Supérieure William PONTY dont la vocation était de former des cadres subalternes dans le domaine
principalement de l’enseignement et de la santé. Cette élite, choisie parmi les élèves les plus brillants,
s’exerçait, pour se distraire aux heures de recréation, au théâtre sans s’apercevoir que leur directeur
Charles Béart suivait d’un regard amusé et intéressé ces saynètes. Il ne tarda pas à systématiser la
pratique, comprenant que le théâtre pouvait, du point de vue pédagogique et artistique, contribuer
pleinement à leur formation. Le rôle idéologique de ce théâtre était important en ce sens qu’il véhiculait les
préoccupations du colonisateur qui s’appuyait sur la jeune élite pour perpétuer les valeurs fondamentales de
la culture française. D’une manière intelligente, la direction de l’école est parvenue à intégrer l’art
dramatique dans les enseignements apprentissages en proposant aux élèves, comme devoirs de vacances,
de collecter des récits tirés des coutumes et mœurs négro-africaines et d’en faire des scénarii pour leur
dramaturgie, perdant de vue, qu’un théâtre africain a existé dés les premières heures de la civilisation
africaine, si tant il vrai que le théâtre tire sa source dans l’ensemble des mythes, rites, chants, danses ,
processions et que ces liturgies, mises en scène, s’expriment par les moyens de la parole, de la musique,
de la gestuelle et de la danse. Nous retiendrons que ces aspects illustrent bien l’action dramatique et
ressemblent, à s’y méprendre, à du théâtre mais empreint de sacralité.
C’est donc manifeste que ce théâtre pontin avait des relents folkloriques et culturalistes ; et de ce point de
vue, contribuait fortement à l’animation dans le cadre des expositions coloniales par des représentations en
Europe. Bakary TRAORE souligne :
« En réalité le besoin des « Pontins », c’était celui de se divertir. Ils ont éprouvé le besoin légitime et
naturel d’avoir un domaine de liberté où ils peuvent organiser eux-mêmes leur activité et se créer leur
propre discipline. Cependant il faut ajouter que dans leur effort de création et d’adaptation, les auteurs
ont bénéficié de cet enrichissement intellectuel offert à tout
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travail de cette nature. Il est certain également que le théâtre de William PONTY a rempli la fonction
latente qui est de renforcer la cohésion des élèves en donnant l’occasion riodique à des gens
dispersés de se réunir pour participer à une activité commune. »234
Dans leur travail de recherche, les élèves s’évertuaient à démontrer que les évènements de la vie de tous
les jours en Afrique, reflétant le malheur ou le de bonheur, étaient une occasion de représentation publique,
par des acteurs doués, pour communier ensemble ou expier leur peine et douleur dans des incantations et
processions cathartiques. L’Afrique étant essentiellement orale, le langage avait une fonction primordiale
dans chaque spectacle sans oublier la gestuelle où l’expression corporelle et physionomique qui sont
l’essence de la création artistique.
2. 2 Le théâtre des centres culturels
L’administration coloniale, mesurant l’efficacité de l’art dramatique dans la politique de vulgarisation de la
culture occidentale, institua dans tous les Centres Culturels des grandes villes du négal, des ateliers de
théâtres. Sous le prétexte de promouvoir le brassage des peuples, la diversité culturelle, ces centres
culturels avaient pour mission principale de faire connaître et faire aimer les valeurs de la civilisation
française. Comment ? En montrant par des saynètes comiques, les aspects désuets, ridicules et
rétrogrades des traditions africaines à la manière des « pontins ». Ce théâtre des centres proposait
implicitement l’adoption du modèle européen. Même s’il puise l’essentiel de sa thématique dans les mœurs,
les coutumes, le passé et la vie des populations locales et entend réconcilier l’élite et la masse, il n’en
demeure pas moins un théâtre d’opérette, contrôlé par l’administration coloniale. Il perpétue l’esprit de
PONTY. Néanmoins, les populations venaient y découvrir le visage de leur propre univers culturel. Cela fait
dire à Alioune MBAYE :
« Les centres culturels devenaient le rempart trouvé contre la contagion des mœurs et des loisirs
américains notamment. Quel théâtre devait- on y jouer ? Pour l’épanouissement du plus grand
nombre, il faut éviter de jouer un théâtre d’auteur, élitiste bien que les pièces fussent écrites en
français. Il fallait aussi privilégier un théâtre à visage social destiné au public local. On cherchait aussi
à combler le vide entre les évolués au fait de la culture et les autres. […] Le centre culturel devenait
un lieu de rencontre où la masse venait s’abreuver des biens culturels du passé. »235
La préoccupation principale du programme était de satisfaire le besoin d’exotisme des européens de la
colonie. Des compétitions entre équipes régionales y étaient régulièrement organisées. Les pièces qui
étaient des créations collectives, privilégient des saynètes bouffonnes du genre « les fourberies d’un
charlatan », « l’aveugle amoureux », « le chauffeur indélicat », « le mari cocufié, etc. ». Ces montages
courts sont complétés par des chants, des danses, des battements de tam tam, du rythme des tambours,
et des « djembé ». Ce folklorisme à tous vents, masque des faiblesses techniques se
234 TRAORE, Bakary. « Le théâtre africain de l’Ecole William PONTY » in Actes du colloque sur le théâtre négro-africain, Abidjan, du 15 au 29 avril
1970, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 43.
235 MBAYE, Alioune. « Le théâtre des centres culturels en AOF : 1948-1958, Du casque colonial au béret tropical » in Ethiopiques, n° 76, 1er
semestre 2006, publié sur le site http : //ethiopiques.refer.sn
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Le théâtre sénégalais de langue française
manifestant dans la vacuité des personnages, dans le manque de consistance de l’intrigue et dans
l’absence d’articulations logiques entre les scènes. Les acteurs n’ont pas de formation technique préalable
et se plaisent juste à parfaire leur élocution en français. Même si le projet dramatique avec PONTY reste le
même, MBAYE fait remarquer que l’écriture a changé :
Alors qu’à PONTY, on a privilég la déclamation, les longs discours émaillés d’adjectifs, dans les
centres culturels, on a produit des pièces plus courtes, avec des répliques plus succinctes, le
remplissage de la scène se faisant par le théâtre et la danse. 236
D’une manière générale, le théâtre de PONTY et des centres culturels véhiculait l’idéologie coloniale,
contribuant à consolider le projet politique du dominateur. Pourtant un ancien pensionnaire de l’école
William PONTY, KEITA Fodéba, de 1949 à 1954, développe un théâtre-ballet qui sera à la fois tributaire de
la tradition et de l’expérience de PONTY. En procédant à la reproduction de quelques épisodes de la vie
africaine à travers les légendes, les contes, les mythes, il tente de réhabiliter le patrimoine culturel africain et
évolue plus tard vers un théâtre engagé et militant.
2. 3 L’Institut National des Arts du Sénégal
Aussitôt après les indépendances, se substitua au théâtre africain d’expression française de consentement
ou du moins de complaisance à l’ordre existant et parrainé par l’administration coloniale, un renouveau
théâtral qui se voulait plus engagé et résolument tourné vers l’exaltation du sentiment patriotique. Les
autorités politiques de l’époque, à la tête desquelles le président poète Léopold Sédar Senghor qui disait
mettre « la culture au début et à la fin de tout développement », s’évertuèrent à créer des espaces
réservés à la pratique des activités artistiques ; ce qui explique la création de l’Institut National des Arts du
Sénégal dont la vocation était de former des artistes dans tous les domaines de l’art. Le théâtre y occupait
une place centrale. Il y était noté des sections de musique, de danse et d’art dramatique d’où sont issus la
majeure partie des pensionnaires du Théâtre national Daniel Sorano, de la troupe dramatique des Tréteaux
sénégalais, de la troupe théâtrale du Nouveau Toucan et bien d’autres ateliers théâtres formés à partir des
jeunes promotions qui vont se succéder dans cette structure.
La section d’art dramatique avait bien favorisé l’apprentissage des techniques théâtrales en rapport étroit
avec l’approfondissement des connaissances en français par le biais de la littérature française et africaine
d’expression française. Il est à noter que les étudiants y étaient recrutés, dans un premier temps, avec un
niveau académique un plus bas qui était le certificat d’études primaires élémentaires(C.E.P.E). Les autorités
rehaussèrent le niveau en décrétant un recrutement à partir du brevet d’études du premier cycle (B.P.C.E),
niveau d’études de l’essentiel des membres fondateurs de la troupe du Nouveau Toucan. Ces
enseignements prenaient en compte d’autres matières liées à la formation de l’homme comme la
psychologie, la philosophie, la pédagogie et la psychopédagogie et l’initiation au maniement des instruments
de musique modernes et traditionnels. La vocalise et la diction n’étaient pas en reste. A l’issue de la
formation, les étudiants avaient acquis l’essentiel des
236 MBAYE, Alioune. Op.cit.
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