Le théâtre sénégalais de langue française

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Ibrahima BA
Le théâtre sénégalais de langue française
Résumé
Le théâtre sénégalais de langue française a beaucoup marqué l’évolution intellectuelle et politique de l’élite
sénégalaise, en particulier. Sa désagrégation, plus de deux décennies après l’accession du pays à la
souveraineté, provient
de différents facteurs dont le plus prégnant reste l’application d’une politique
artistique et culturelle tatillonne et incohérente. Or, son existence suscite un enjeu qui dépasse la simple
revitalisation du théâtre pour impliquer les stratégies de maîtrise de la langue française, médium au cœur du
dispositif éducationnel et administratif du Sénégal. Des mesures hardies peuvent aider à régénérer l’art
dramatique d’expression française, l’unique forme apte à ouvrir notre théâtre au monde.
Mots clés : art, culture, décadence, formation, française ,langue, promotion , Théâtre.
Abstract
The French-speaking Senegalese theatre usually made a deep impression on the political and intellectual
development of the Senegalese elite . Its disintegration, more than two decade after the country’s accession
to sovereignty has been caused by many factors in which the most remarkable is the implementation of an
inconsistent artistic and political policy. But, its existence creates a stake which overtakes the simple
revitalization of theatre in order to involve the good command strategies of French. It is a medium at the
heart of the administrative and educational Senegalese system. Only the adoption of urgent measures can
help to regenerate the French-speaking dramatic art, the unique form which is able to open our theatre to
Africa and into the world.
Key words: adoption, art, culture, development disintegration, French language, theatre,.
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INTRODUCTION
Le théâtre négro-africain d’expression française a pris une large part dans l’évolution des peuples et dans
l’engagement des intellectuels sénégalais. D’entrée de jeu, faudrait-il rappeler que le théâtre, outre sa
fonction ludique et esthétique, est demeuré un vecteur culturel et pédagogique puissant que tous les
peuples ont utilisé, en un moment donné de leur histoire, pour transmettre des valeurs et des vertus mais
aussi et surtout pour tenter d’extirper des travers et des écarts de conduite nuisibles à l’harmonie sociale. De
la période coloniale à nos jours, ce théâtre a influencé, au cours de leur formation, une bonne partie des
élites africaines en général et sénégalaises en particulier et permit la création d’un nombre considérable
d’ateliers et de troupes dramatiques. Cependant, compte tenu de l’existence abondante de plusieurs formes
d’expression qui s’apparentent aujourd’hui au théâtre, il apparaît plus que nécessaire de revenir sur la réalité
conceptuelle de la notion pour éviter toute équivoque ou tout autre abus de sens qui pourraient faire
confondre l’art dramatique à certains de ses dérivés tels les téléfilms, les séries télévisuelles, les spots
publicitaires et autres expressions audio-visuelles. Ensuite, dans un bref rappel historique,
il s’agira
d’évoquer la genèse et le développement de ce type de théâtre, d’indiquer les facteurs à l’origine de sa
décadence avant d’envisager son avenir au Sénégal. Les expériences de la troupe des Tréteaux sénégalais
et du Nouveau Toucan qui ont connu une vie plus longue et des options professionnelles plus affirmées
seront davantage sollicitées pour l’illustration à cette étude.
1 - La réalité sémantique du concept :
Le théâtre en général peut être défini, dans un langage simple, comme la représentation de faits, d’actions
relevant du réel ou imaginé, à travers une ou des scènes, dans une salle de théâtre ou dans tout autre
endroit, devant des spectateurs physiquement présents, face à des comédiens en chair et en os, incarnant
des rôles divers. Perçu sous cet angle, nous pouvons dire sans risque de nous tromper, que tous les
peuples connaissent une forme théâtrale, si spécifique, soit-elle. A ce titre, l’art dramatique se veut un
genre universel qui comprend néanmoins des attributs fondamentaux sans lesquels nous ne pouvons parler
de théâtre. La présence physique de comédiens et de spectateurs dans un cadre unique, autour d’une
intrigue ou d’une action jouée ou mimée, se déroulant dans un temps donné qui peut être fractionné mais
qui ne peut être reporté ni renvoyé, en constitue un préalable incontournable. Ces principes de base
indispensables rappellent la règle des trois unités chère au classicisme français : l’unité d’action, de temps et
de lieu. Aucun subterfuge ne donne la possibilité de déplacer l’espace de jeu mais le décor qu’on y met,
peut varier à l’infini. Sous cette acception, restent exclus du quatrième art tous ces montages audiovisuels
et transpositions cinématographiques dénommés abusivement théâtres. Néanmoins pour des besoins de
vulgarisation, des scènes théâtrales peuvent être filmées ; seulement reconnaissons, qu’en ce moment, il
ne s’agit plus de représentation théâtrale mais bien des « séquences théâtrales filmées ». Le spectacle
théâtral implique obligatoirement une présence physique autant des comédiens que du public. Le terme est
tellement galvaudé aujourd’hui que cet éclairage est nécessaire pour éviter les confusions
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sémantiques possibles. Il existe certes un nombre important de troupes et d’ateliers de théâtre mais qui se
sont spécialisés dans la production de téléfilms en langue wolof. Ils font rarement du théâtre, autrement dit,
ils réalisent exceptionnellement des moutures physiques devant des spectateurs.
2. La genèse de l’avènement du théâtre en langue française au Sénégal
Vers les années 1930, les pères missionnaires, pour mieux faire passer leur message et expliquer certains
dogmes et mythes de la religion chrétienne aux communautés analphabètes des colonies, recoururent au
théâtre. Ainsi, les services liturgiques des églises sénégalaises usèrent subtilement
de cette forme
d’évangélisation par les chants, les danses et surtout par le théâtre. L’institution de l’école française pour la
formation des auxiliaires de l’administration coloniale offre
au théâtre
en langue française une autre
opportunité de se répandre. L’Ecole Normale William Ponty s’illustra particulièrement dans cette option.
2. 1 Le théâtre de l’école William PONTY
Le théâtre négro-africain d’expression française est étroitement lié à l’existence de l’Ecole Normale
Supérieure William PONTY
dont la vocation était de former des cadres subalternes dans le domaine
principalement de l’enseignement et de la santé. Cette élite, choisie parmi les élèves les plus brillants,
s’exerçait, pour se distraire aux heures de recréation, au théâtre sans s’apercevoir que leur directeur
Charles Béart suivait d’un regard amusé et intéressé ces saynètes. Il ne tarda pas à systématiser la
pratique, comprenant
que le théâtre
pouvait, du point de vue pédagogique et artistique, contribuer
pleinement à leur formation. Le rôle idéologique de ce théâtre était important en ce sens qu’il véhiculait les
préoccupations du colonisateur qui s’appuyait sur la jeune élite pour perpétuer les valeurs fondamentales de
la culture
française. D’une manière intelligente, la direction de l’école est
parvenue à intégrer l’art
dramatique dans les enseignements apprentissages en proposant aux élèves, comme devoirs de vacances,
de collecter des récits tirés des coutumes et mœurs négro-africaines et d’en faire des scénarii pour leur
dramaturgie, perdant de vue, qu’un théâtre africain a existé dés les premières heures de la civilisation
africaine, si tant il vrai que le théâtre tire sa source dans l’ensemble des mythes, rites, chants, danses ,
processions et que ces liturgies, mises en scène, s’expriment par les moyens de la parole, de la musique,
de la gestuelle et de la danse. Nous retiendrons que ces aspects illustrent bien l’action dramatique et
ressemblent, à s’y méprendre, à du théâtre mais empreint de sacralité.
C’est donc manifeste que ce théâtre pontin avait des relents folkloriques et culturalistes ; et de ce point de
vue, contribuait fortement à l’animation dans le cadre des expositions coloniales par des représentations en
Europe. Bakary TRAORE souligne :
« En réalité le besoin des « Pontins », c’était celui de se divertir. Ils ont éprouvé le besoin légitime et
naturel d’avoir un domaine de liberté où ils peuvent organiser eux-mêmes leur activité et se créer leur
propre discipline. Cependant il faut ajouter que dans leur effort de création et d’adaptation, les auteurs
ont bénéficié de cet enrichissement intellectuel offert à tout
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travail de cette nature. Il est certain également que le théâtre de William PONTY a rempli la fonction
latente qui est de renforcer la cohésion des élèves en donnant l’occasion périodique à des gens
dispersés de se réunir pour participer à une activité commune. »
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Dans leur travail de recherche, les élèves s’évertuaient à démontrer que les évènements de la vie de tous
les jours en Afrique, reflétant le malheur ou le de bonheur, étaient une occasion de représentation publique,
par des acteurs doués, pour communier ensemble ou expier leur peine et douleur dans des incantations et
processions cathartiques. L’Afrique étant essentiellement orale, le langage avait une fonction primordiale
dans chaque spectacle sans oublier la gestuelle où l’expression corporelle et physionomique qui sont
l’essence de la création artistique.
2. 2 Le théâtre des centres culturels
L’administration coloniale, mesurant l’efficacité de l’art dramatique dans la politique de vulgarisation de la
culture occidentale, institua dans tous les Centres Culturels des grandes villes du Sénégal, des ateliers de
théâtres. Sous le prétexte de promouvoir le brassage des peuples, la diversité culturelle, ces centres
culturels avaient pour mission principale de faire connaître et faire aimer les valeurs de la civilisation
française. Comment ? En montrant par des saynètes comiques, les aspects désuets,
ridicules et
rétrogrades des traditions africaines à la manière des « pontins ». Ce théâtre des centres proposait
implicitement l’adoption du modèle européen. Même s’il puise l’essentiel de sa thématique dans les mœurs,
les coutumes, le passé et la vie des populations locales et entend réconcilier l’élite et la masse, il n’en
demeure pas moins un théâtre d’opérette, contrôlé par l’administration coloniale. Il perpétue l’esprit de
PONTY. Néanmoins, les populations venaient y découvrir le visage de leur propre univers culturel. Cela fait
dire à Alioune MBAYE :
« Les centres culturels devenaient le rempart trouvé contre la contagion des mœurs et des loisirs
américains notamment. Quel théâtre devait- on y jouer ? Pour l’épanouissement du plus grand
nombre, il faut éviter de jouer un théâtre d’auteur, élitiste bien que les pièces fussent écrites en
français. Il fallait aussi privilégier un théâtre à visage social destiné au public local. On cherchait aussi
à combler le vide entre les évolués au fait de la culture et les autres. […] Le centre culturel devenait
235
un lieu de rencontre où la masse venait s’abreuver des biens culturels du passé. »
La préoccupation principale du programme était de satisfaire le besoin d’exotisme des européens de la
colonie. Des compétitions entre équipes régionales y étaient régulièrement organisées. Les pièces qui
étaient des créations collectives, privilégient des saynètes bouffonnes du genre « les fourberies d’un
charlatan », « l’aveugle amoureux », « le chauffeur indélicat », « le mari cocufié, etc. ». Ces montages
courts sont complétés par des chants, des danses, des battements de tam –tam, du rythme des tambours,
et des « djembé ». Ce folklorisme à tous vents, masque des faiblesses techniques se
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TRAORE, Bakary. « Le théâtre africain de l’Ecole William PONTY » in Actes du colloque sur le théâtre négro-africain, Abidjan, du 15 au 29 avril
1970, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 43.
235
MBAYE, Alioune. « Le théâtre des centres culturels en AOF : 1948-1958, Du casque colonial au béret tropical » in Ethiopiques, n° 76, 1er
semestre 2006, publié sur le site http : //ethiopiques.refer.sn
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Le théâtre sénégalais de langue française
manifestant dans la vacuité des personnages, dans le manque de consistance de l’intrigue
et dans
l’absence d’articulations logiques entre les scènes. Les acteurs n’ont pas de formation technique préalable
et se plaisent juste à parfaire leur élocution en français. Même si le projet dramatique avec PONTY reste le
même, MBAYE fait remarquer que l’écriture a changé :
Alors qu’à PONTY, on a privilégié la déclamation, les longs discours émaillés d’adjectifs, dans les
centres culturels, on a produit des pièces plus courtes, avec des répliques plus succinctes, le
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remplissage de la scène se faisant par le théâtre et la danse.
D’une manière générale, le théâtre de PONTY et des centres culturels véhiculait l’idéologie coloniale,
contribuant à consolider le projet politique du dominateur. Pourtant un ancien
pensionnaire de l’école
William PONTY, KEITA Fodéba, de 1949 à 1954, développe un théâtre-ballet qui sera à la fois tributaire de
la tradition et de l’expérience de PONTY. En procédant à la reproduction de quelques épisodes de la vie
africaine à travers les légendes, les contes, les mythes, il tente de réhabiliter le patrimoine culturel africain et
évolue plus tard vers un théâtre engagé et militant.
2. 3 L’Institut National des Arts du Sénégal
Aussitôt après les indépendances, se substitua au théâtre africain d’expression française de consentement
ou du moins de complaisance à l’ordre existant et parrainé par l’administration coloniale, un renouveau
théâtral qui se voulait plus engagé et résolument tourné vers l’exaltation du sentiment patriotique. Les
autorités politiques de l’époque, à la tête desquelles le président poète Léopold Sédar Senghor qui disait
mettre « la culture au début et à la fin de tout développement », s’évertuèrent à créer des espaces
réservés à la pratique des activités artistiques ; ce qui explique la création de l’Institut National des Arts du
Sénégal dont la vocation était de former des artistes dans tous les domaines de l’art. Le théâtre y occupait
une place centrale. Il y était noté des sections de musique, de danse et d’art dramatique d’où sont issus la
majeure partie des pensionnaires du Théâtre national Daniel Sorano, de la troupe dramatique des Tréteaux
sénégalais, de la troupe théâtrale du Nouveau Toucan et bien d’autres ateliers théâtres formés à partir des
jeunes promotions qui vont se succéder dans cette structure.
La section d’art dramatique avait bien favorisé l’apprentissage des techniques théâtrales en rapport étroit
avec l’approfondissement des connaissances en français par le biais de la littérature française et africaine
d’expression française. Il est à noter que les étudiants y étaient recrutés, dans un premier temps, avec un
niveau académique un plus bas qui était le certificat d’études primaires élémentaires(C.E.P.E). Les autorités
rehaussèrent le niveau en décrétant un recrutement à partir du brevet d’études du premier cycle (B.P.C.E),
niveau d’études de l’essentiel des membres fondateurs de la troupe du Nouveau Toucan. Ces
enseignements prenaient en compte d’autres matières liées à la formation de l’homme comme la
psychologie, la philosophie, la pédagogie et la psychopédagogie et l’initiation au maniement des instruments
de musique modernes et traditionnels. La vocalise et la diction n’étaient pas en reste. A l’issue de la
formation, les étudiants avaient acquis l’essentiel des
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MBAYE, Alioune. Op.cit.
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techniques dramatiques et un savoir faire qui leur donnaient la compétence d’exercer librement leur
profession. Le théâtre en langue française va s’appuyer fondamentalement sur cette institution qui lui
servira de vivier, pourvoyeur de talentueux comédiens, formés à bonne école, pour assurer sa promotion et
sa pérennité au Sénégal.
3. Les vicissitudes du théâtre d’expression française
Le théâtre en français, après les indépendances, trouve un cadre favorable à son rayonnement en termes
d’infrastructures de représentation avec la création de la Compagnie Daniel Sorano et des théâtres de
verdure des centres culturels régionaux et en termes de formation des comédiens avec la mise en place de
l’Institut des Arts. Mais très vite, il se heurtera à des obstacles qui plomberont son évolution.
3. 1 Moments de rayonnement du théâtre en langue française
Les premières décennies de la souveraineté nationale furent marquées par un développement prodigieux
des productions en langue française. Le
président Léopold SENGHOR, fervent théoricien de
la
francophonie, entendait donner plus de vitalité au français par le truchement de l’art et de la culture. Pour
cette raison, il assigna aux Nouvelles Editions Africaines (Les N.E.A), la mission de faciliter l’impression des
pièces de théâtre et à la Compagnie Sorano, l’objectif de promouvoir les réalisations spectaculaires en
français.
3.1.1 La Compagnie du Théâtre Daniel Sorano
Dans le cadre de l’organisation du festival mondial des arts nègres au Sénégal, les dirigeants politiques de
l’époque, sous la houlette du président poète Léopold Sédar Senghor, prirent la décision de bâtir un édifice
théâtral qui porte le nom du français Daniel Sorano qui a des racines sénégalaises, en hommage à son
immense talent d’acteur et d’homme de culture. Ses premiers pensionnaires, majoritairement issus de la
première promotion du conservatoire d’Art dramatique, talentueux et doués, connurent énormément de
succès à chacune de leur représentation. A cette époque, les principales pièces interprétées avaient des
relents patriotiques, faisant référence à nos héros nationaux qui ont longtemps résisté aux envahisseurs
étrangers. Ces pièces historiques, écrites pour la plupart, par des africains en général et sénégalais en
particulier, participaient à raffermir les liens entre compatriotes et à consolider l’unité nationale, au grand
bonheur des décideurs politiques. Parmi ces comédiens,
nous citerons les plus célèbres : Mamadou
DIOUM, un des interprètes du roi Albouri, dans la pièce écrite par Cheik Aliou NDAO intitulée L’Exil
d’Albouri, qui met en scène Albouri NDIAYE, roi du Djolof qui s’opposa à la domination coloniale avec
courage et détermination, préférant l’exil avec son peuple à la soumission. Aliou CISSE, interprète du roi
Lat-dior Ngoné Latyr DIOP dans la pièce écrite par Amadou Cisse DIA, titrée Les derniers jours de Lat-Dior
qui relate la lutte menée contre l’ancien gouverneur colonial du Sénégal, le général Faidherbe par le Damel
–teigne, Lat-dior, souverain dans le Cayor et dans le Baol. Malgré la supériorité matérielle et militaire de
l’ennemi, il résista avec courage et mourut les armes au poing. Ces grosses productions
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contribuèrent à susciter chez les jeunes générations, un sentiment de fierté et de patriotisme. Coly MBAYE,
Alpha Oumar WANE, Abdoulaye DIOP Dany, Isseu Niang, Assy Dieng BA ,« feu » Oumar SECK dont le
talent incontestable s’est vivement exprimé, quand il a remplacé le célèbre Douta SECK à son décès, dans
l’interprétation du rôle du Roi Christophe de la pièce du Martiniquais Aimé CESAIRE, La Tragédie du roi
Christophe. La liste n’est pas exhaustive. Passée la période de gloire et de revalorisation de nos héros, la
troupe dramatique s’attaqua aux mœurs de la société sénégalaise en dénonçant ses travers et ses tares
dans des pièces écrites par nos compatriotes. Il est important de souligner le rôle significatif joué par les
pensionnaires du Théâtre Sorano dans l’effort d’émancipation des populations et de consolidation de l’unité
nationale. La diversité culturelle, crédo majeur de la politique artistique de la Compagnie, a été manifeste
dans son répertoire et fut rendue possible par l’utilisation de la langue française, facteur d’unification et de
ciment national. Cependant les langues locales n’ont jamais été négligées en ce sens qu’elles ont toutes été
utilisées dans les créations collectives.
3.1.2 La naissance et l’évolution des ateliers de théâtre privés et amateurs
Toutes les promotions sorties de l’Institut National des Arts, n’ayant pu être recrutées par Le Théâtre
Sorano, donc dans la fonction publique, se lancèrent dans l’entreprise privée et tenteront de gagner leur vie
par le biais de leur art. Il a existé parallèlement quelques ateliers de théâtre amateur en langue française qui
ont marqué très faiblement le paysage théâtral sénégalais.
3.1.2.1 Les tréteaux sénégalais
Etant de la même génération et de la même formation que leurs homologues de la Compagnie Dramatique
du Théâtre national Daniel Sorano, les membres de la troupe des Tréteaux sénégalais prirent l’option de
créer une troupe à vocation privée pour soutenir la création et impulser une dimension nouvelle au théâtre
sénégalais d’expression française. Il s’y ajoute la saturation du personnel de Sorano qui a atteint ses limites
dans le recrutement de nouveaux comédiens. La bande des Moustapha Mbaye, directeur de la troupe, des
Sagana Mbaye, Mamadou Diop, Mbaye Lô Gueye etc., offrirent à leur public des pièces de bonne facture
des dramaturges de très grande renommée. A titre d’exemple, nous citerons, le poème dramatique de
Senghor intitulé Chaka, joué au théâtre national Daniel Sorano, mis en scène par Moustapha Mbaye et qui
évoque l’épopée du roi Zulu Chaka qui tue sa femme Nolivé ainsi que le bébé qu’elle porte pour l’amour de
son peuple, dit-il. Concernant cette pièce de SENGHOR, Omar NDAO témoigne :
« Les Tréteaux usèrent de ruse avec le pouvoir : ils entreprirent de monter Chaka, le fameux poème
épique de celui qui présidait alors aux destinées du Sénégal. SENGHOR mit la main à la poche et leur
octroya une subvention de deux millions de francs CFA à laquelle le tout
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nouveau Premier ministre d’alors ajouta un million et demi. Pour l’époque, cette rondelette somme
était plus qu’une fortune. »
237
Cette pièce est suivie d’une création collective qui initie une rupture, tant dans la conception que dans le
contenu d’avec les pièces classiques ; c’était pour mieux intégrer les fondamentaux essentiels de la culture
africaine dans le jeu, en les associant aux techniques théâtrales occidentales, telles que le respect de
l’unité de temps, de lieu, indispensables à la représentation théâtrale. Les pièces écrites par Cheik Aliou
Ndao intitulées respectivement : Le fils de l’Almamy qui relate le conflit latent entre un père téméraire faisant
face à l’envahisseur français avec dignité et courage et un fils un peu plus conciliant à l’égard du colon dont
la force de frappe et la puissance sont bien connues par le garçon qui a séjourné en métropole et qui n’est
préoccupé que par le développement de sa contrée en faisant de la paix son crédo ; La décision, autre pièce
qui présente la dure condition de vie des noirs américains, a été montée et jouée avec un énorme succès du
fait de la ségrégation raciale qui faisait l’actualité en Amérique et dans la diaspora. Cette pièce, faisant
l’événement à cette époque, connut une distribution intelligente. Les rôles furent dévolus à des comédiens
d’envergure pour incarner les personnages principaux : Jacques par Moustapha MBAYE, Ted par
Mamadou DIOP, Mummy par Marie Augustine DIATTA, Oncle Chiffon par Mbaye Gueye LO, Marie par
Marieme CAMARA, pour ne citer que ceux-là. Cette pièce fut suivie par un montage poétique relatant la
société noire américaine aux Etats-Unis d’Amérique. Comme pour répondre à leur vocation de mobilité,
traduite dans la symbolique de leur dénomination « Les Tréteaux », la troupe bourlingua pendant deux ans à
travers le pays et dans la sous région avant de plonger dans la léthargie, puis la dislocation du fait des
difficultés matérielles et financières. Leurs cadets du Nouveau Toucan, autre troupe privée, accepteront de
reprendre le flambeau pour tenter une nouvelle expérience. Nous sommes aux années 1970-1980.
3.1.2.2 Le Nouveau Toucan
Tirant la leçon de l’échec de leurs ainés des Tréteaux sénégalais, l’Etat du Sénégal se résolut à régler deux
équations fondamentales. La première, consistant à trouver des débouchés aux nouveaux sortants de
l’I.N.A.S dont le niveau académique a été rehaussé suite à la réforme de l’ancienne école des arts, la
seconde, à accompagner et à stimuler la recherche artistique en vue de participer à l’animation dans les
centres culturels et à la toute jeune télévision nationale qui était à ses balbutiements. A cet effet, l’Etat, sous
l’impulsion de l’ancien Président de la république Léopold Sédar SENGHOR et de son ancien Premier
Ministre Monsieur Abdou DIOUF, voulant matérialiser l’intérêt qu’ils semblent donner à la culture, décidèrent
de mettre en place des crédits importants pour appuyer les initiatives des acteurs culturels. C’est ainsi
qu’une subvention conséquente fut octroyée à la troupe pour lui permettre d’assurer son autonomie
professionnelle.
237
NDAO, Omar. « Le théâtre privé au Sénégal » par NDAO, professeur de lettres à l’université Cheikh Anta DIOP de Dakar, liens :
festart.over-blog.com/article-21185531html
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Le théâtre sénégalais de langue française
Le principal défi était de ne pas finir comme leurs devanciers des Tréteaux sénégalais qui ont connu un
échec patent et le second, à faire redécouvrir l’art dramatique et à le faire aimer de leur concitoyens, tâches
extrêmement ardues, quand on sait les nombreuses difficultés qui assaillent le théâtre sénégalais de
l’époque ; donc des mesures draconiennes s’imposèrent à tous les membres, tant dans la gestion financière
qu’administrative. Selon Thierno Bocar KANE, ancien vice président de la troupe :
« Des mesures concrètes furent prises à propos de la structuration de la troupe avec des
prérogatives bien précises dévolues à chacun. Des commissions furent crées dont les plus
238
importantes, celle de choix de pièces à interpréter et celle de thématiques et de lecture. »
Nous citerons parmi les éléments moteurs de la troupe : Abdoulaye Sammy DIANKHA, président, Thierno
Bocar KANE Meste, vice président, Mamadou Torbe DIALLO, président de la commission de choix de
pièces et de lecture, Ndeye Astou LO, secrétaire administrative, Mamadou KASSE, gestionnaire financier,
Mbacke Bousso KANDJI, chargé du matériel, Pape Oumar DIOP, Ndéye Patience DIOP, Aicha SARR et
Ricky Bambi NDIAYE.
Le choix des pièces à interpréter donnait l’occasion aux différents membres de discuter sereinement pour
s’accorder sur la pertinence et l’intérêt des pièces à jouer et mesurer l’impact positif qu’elles susciteront
devant le public, sous la direction du metteur en scène Mamadou Traore DIOP,
désigné pour sa
compétence et son dévouement. La première pièce choisie fut historique et s’intitulait : Le choix de Madior,
œuvre écrite par Ibrahima Sall et qui entre dans la veine de réhabilitation des figures historiques. Le Choix
de Madior connut la distribution suivante : Mamadou Torbe DIALLO, roi Madior, Ndeye Astou LO, la
princesse Yacine Boudou qui a accepté d’être sacrifiée par son mari Madior plus préoccupé pour la
conquête du trône pour sauver son fils. Papa Oumar DIOP Mackena joue Ngir ,un des princes, Mbacke
Bousso KANDJI, Amary, un des princes, Mamadou KASSE, Sakhewar, un des princes, Thierno Bocar
KANE, Moussa, un autre prince, Abdoulaye Sammy DIANKHA, le sorcier, Mamadou BADIANE, le griot.
Cette pièce, mise en scène par Mamadou Traore DIOP, fut représentée à Sorano, dans quelques
établissements de la capitale, puis dans presque toutes les régions du Sénégal, en français.
La troupe commença à avoir une renommée nationale ; ce qui lui valut d’être choisie par les autorités pour
représenter le Sénégal au festival international de Nice en France où elle connut un grand succès. Avant le
voyage à Nice en France, la télévision nationale qui venait pratiquement de commencer à émettre, noua un
partenariat avec le NOUVEAU TOUCAN pour une série de sketchs en français, filmés et diffusés par le
petit écran, une fois par semaine, en concurrence au théâtre populaire qui gagnait du terrain du fait des
langues locales utilisées et comprises par l’écrasante majorité de la population, mais très pauvre en jeu
d’acteurs et en respect des normes théâtrales. Les
fonds générés par les spectacles donnèrent la possibilité aux membres de résister aux aléas liés à leur
condition d’existence, et leur permirent de travailler sereinement et efficacement lors de leur répétition dans
un cadre
octroyé par les autorités gouvernementales. L’Etat
assista régulièrement la jeune troupe et
l’encouragea à poursuivre son répertoire. Ceci galvanisa les pensionnaires qui multiplièrent leur sortie dans
238
KANE, Thierno Bocar. « Interview » réalisée par moi-même, l’auteur de l’article, au domicile de l’ancien vice président du Nouveau
Toucan, à Rufisque, Kounoune, le 03 novembre 2015.
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les écoles pour aider les jeunes élèves à aimer et parler correctement le français en respectant la diction et
autres artifices liés à la pratique de la langue française. A
comédiens du NOUVEAU TOUCAN participèrent à
l’instar de leurs collègues de Sorano, les
l’enregistrement des textes pour stimuler les
apprentissages lors de la réforme de l’enseignement du français au Sénégal par le Ministère de l’Education
Nationale sur la méthode « Pour parler français ». Cette étape dépassée, il fallait maintenant s’attaquer à
une question cruciale qui allait constituer un véritable tournant dans
la vie du groupe. Il s’agissait de
déterminer l’orientation idéologique de la troupe en rapport avec la situation politique et économique de
l’Afrique, confrontée à de nombreuses difficultés qui avaient pour noms : autocratie, mal gouvernance,
népotisme, pauvreté, maladie, analphabétisme, et j’en passe. Le Vice - Président, Monsieur KANE,
précise :
« Face à la situation des pays africains encore sous domination coloniale, fallait-il rester à se
complaire de fantaisie, en faisant de l’art pour l’art uniquement pour la jouissance esthétique ? Bien
sûr que non, donc malgré quelques résistances timides, un consensus fut trouvé pour le montage des
spectacles dédiés aux peuples africains en lutte. »
239
C’est dans ce cadre que la troupe mit en scène la pièce écrite par Martial MALINDA (alias Sylvain BEMBA),
L’Enfer, c’est Orfeo, épopée des maquisards de Guinée Bissau, en lutte contre l’occupation portugaise. Ce
qui démontre qu’aucune lutte de libération ne peut réussir sans la participation et l’effort de tous les
compatriotes. Au lendemain de la brillante prestation des comédiens de la troupe à l’université de Dakar, les
autorités gouvernementales, ayant ressenti un changement de paradigme à la faveur d’un théâtre militant et
engagé, retirèrent provisoirement, à l’atelier, leur soutien. Cela n’entama en rien la détermination des
membres qui entreprirent des tournées à travers plusieurs régions du Sénégal dans les établissements
scolaires, utilisant le français comme médium.
La troupe retourna à l’orthodoxie, en s’attaquant aux faits de société, en proposant de traiter des problèmes
résultant des mutations que connaît la société africaine contemporaine ainsi que l’évolution des mentalités, à
travers le montage de la pièce du Béninois Jean PLIAT : La Secrétaire particulière. Dans une mise en
scène assurée par Sammy DIANKHA, en collaboration avec la télévision nationale, la trame de l’histoire,
sous forme de comédie satirique, s’attaque aux fonctionnaires véreux qui font de leur poste privilégié, un
instrument de chantage pour abuser de la confiance des gamines afin d’assouvir leur besoin charnel, faisant
de la corruption leur chasse gardée. Dans cette pièce,
toutes les veuleries se croisent : pots-de vin,
népotisme, favoritisme, abus de confiance et détournement de mineurs au grand dam d’honnêtes citoyens
qui ne comptent que sur leur légitime droit
de travailler et de s’épanouir dans une société juste. Les
téléspectateurs sénégalais furent
239
KANE, Thierno Bocar. « Interview », op.cit.
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Liens Nouvelle Série
Le théâtre sénégalais de langue française
séduits par le jeu dramatique des acteurs et le langage théâtral de qualité mais restent désorienté par
l’incompréhension des séquences dites dans un français assez soutenu. Une autre préoccupation interpella
les membres et suscita beaucoup d’interrogations. Fallait-il renoncer à l’utilisation de la langue française
dans les prestations ? Deux camps s’opposèrent. La poire fut coupée en deux. L’artifice consistera
à
procéder à l’usage combiné et concomitant du français et des langues nationales. L’expérience tourna court
et mit le groupe en léthargie. Les difficultés financières et
matérielles s’accumulèrent et finirent par
démoraliser les membres de la troupe qui se disloqua dans le courant des années 1981.
3.1.2.3 Les autres compagnies privées d’expression française
Après les moments de vie intense et de
déclin des Tréteaux sénégalais et du Nouveau Toucan, les
différentes promotions qui se succédèrent à l’Institut National des Arts, créèrent à leur sortie leur propre
troupe car du fait
des effectifs pléthoriques de la fonction publique, les autorités étatiques refusèrent
d’enrôler tous les diplômés des écoles de formation surtout quand ceux-ci relèvent de l’art et de la culture
qui n’était point dans les ordres de priorité du gouvernement sénégalais. Ce dernier encourageait plutôt les
initiatives privées et facilitait aux nouveaux sortants, les procédures de montage d’entreprise. Ainsi, virent le
jour successivement, à quelques années d’intervalle, Les Gueules Tapées, créées en 1997, qui associèrent
deux promotions du Conservatoire National et montèrent de nombreux spectacles fondés sur l’humour, au
Sénégal et ailleurs ; Les Sept Kouss qui opérait sur le même registre de la dérision ; Le Théâtre de la Rue
fondé en 2002, juste composé de deux membres : Papa Meissa GUEYE et Saïkou LO, élèves diplômés de
l’Institut, qui produisirent Vitalibé, une première et grande pièce. Toutes ces formations purent bénéficier de
la subvention étatique mais ne firent pas long feu. Parallèlement, l’étudiant de Lettres modernes, BARRY,
initie un théâtre d’enfants au quartier résidentiel du Point E à Dakar qui s’occupe essentiellement de forger la
personnalité des enfants par l’expression théâtrale. Awa Sène SARR, la brillante comédienne de Sorano qui
finit par s’isoler pour créer Petaaw-bi et Moussa Sène Absa, initiateur des Ateliers de Kocc, furent soutenus
par la coopération française. Alors qu’au même moment, Pape FAYE en association avec Boury KANDE
monte Zénith’Art.
Le théâtre universitaire de recherche et d’expérimentation naît avec Faro Théâtre de l’enseignantchercheur, feu Oumar NDAO et avec l’Atelier-Théâtre Isseu NIANG du Professeur Ousmane DIAKHATE de
la Faculté des Lettres de l’université Cheikh Anta DIOP. A côté de ces compagnies, se développe un
théâtre d’amateur en langue française : aux premières heures des indépendances, Joseph DIAKITE avait
créé son Négro-Théâtre à Dakar –plateau, à Rufisque Mame Birame DIOUF, vers les années 1980, donne
naissance à l’Atelier-Théâtre Gestu. Dans les régions, en dehors des Ateliers Théâtre des centres culturels,
il est noté l’existence de Jallore Danse Théâtre de Saint-Louis, pratiquant un art polyvalent en français et en
wolof, de Bou-Saana Théâtre de Ziguinchor qui a réussi à adapter à la scène le roman d’Ahmadou
KOUROUMA Allah n’est pas obligé avec la mise en scène des fondateurs Souleymane DIAWARA et
Famara SAGNA. Notre liste n’est certainement pas
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exhaustive mais pour l’essentiel, voilà les troupes qui ont animé, pendant une période, la vie culturelle et
artistique sénégalaise.
Parallèlement, l’Alliance Française, devenue Institut Français, impulse le théâtre scolaire en organisant
chaque année, de mars à avril, un concours théâtral interscolaire qui réunit à Dakar, après les phases de
présélection et de sélection, les meilleurs ateliers théâtres des lycées et établissements secondaires du
Sénégal. Les troupes des lycées dakarois Lamine GUEYE, Blaise DIAGNE, les Cours Sainte Marie de
Hanne, Abdoulaye SADJI de Rufisque, Elhadji Malick SY de Thiès, furent celles qui étaient
les
plus
régulières aux phases finales, s’étant certainement dotées d’un encadrement technique de qualité. Elles
disputèrent âprement, si souvent, le « Griot de bronze » qui était mis en compétition.
Toutes ces compagnies, à quelque niveau qu’elles se sont retrouvées sur le terrain culturel et artistique
national, ont contribué au rayonnement du théâtre en langue française au Sénégal. Mais elles n’ont pas pu
vaincre les nombreux obstacles qui se sont dressés sur leur chemin et qui ont abrégé leur vie.
3. 2 La décadence du théâtre en langue français
Les facteurs à l’origine de la décadence sont de différents ordres ; leur conjugaison a sonné le glas du
théâtre africain d’expression française. Ils se déclinent essentiellement en termes d’absence de politique de
promotion, de problème de langue de communication et d’inexistence de cadre de formation des acteurs du
théâtre.
3.2.1 L’absence d’une politique de promotion
Le pouvoir de la première alternance politique au Sénégal, qui, sous prétexte de rétablir les équilibres
macro-économiques, procéda au réajustement structurel, porta un coup rude au développement des
expressions artistiques en général, et du théâtre en particulier. La première mesure consista à mettre un
terme aux subventions accordées aux promotions sorties de l’Institut des Arts, organisées en troupes
privées ; la deuxième, la fermeture de la section art dramatique de l’école et la troisième, la réduction
drastique des budgets du Ministère de la Culture, de la Compagnie du Théâtre Daniel Sorano et des centres
culturels régionaux et de toutes les structures administratives qui ont vocation de promouvoir l’art et la
culture. Ce qui a fait dire à Oumar NDAO que :
« Au début des années 1990, la culture subit les contrecoups des nouvelles dispositions
économiques. Elle ne fut plus considérée comme un secteur qui méritait qu’on en fît un des domaines
de concentration de l’aide. La réorientation des axes de coopération avec la France depuis le discours
de la Baule, les plans d’ajustement structurel, la dévaluation du franc CFA, la stratégie du « moins
d’Etat, mieux d’Etat » et les différents processus de la désenghorisation, finirent par réduire le
240
Ministère de la Culture à une abstraction insignifiante. »
240
NDAO, Omar. « Le théâtre privé au Sénégal », op.cit.
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Le théâtre sénégalais de langue française
De surcroît, les organismes internationaux de soutien à l’art et à la culture (Programme de soutien à l’action
culturelle - Union européenne, le Fonds d’Aide aux Artistes et au Développement Culturel, etc.), les seuls
sur le terrain, ont des procédures tellement lourdes et complexes qu’elles n’attirent point les formations
théâtrales. Ensuite, les créations sont étouffées, tuées dans l’œuf, si elles sont jugées subversives, autant
par les autorités étatiques que par les missions de coopération culturelle. Ainsi, démoralisés et essoufflés
économiquement, les acteurs légitimes de ce théâtre, chercheront à se reconvertir à d’autres corps de
métier pour tenter d’assurer leur survie. De fait, l’atmosphère socioéconomique ambiante, ne plaide plus
guère en faveur de la promotion de l’art et de la culture.
3.2.2 Un théâtre de texte
Les auteurs sénégalais n’ont jamais su se départir du discours épique des tragédies historiques. La
réhabilitation donne lieu à de longues tirades sublimes, d’une grande richesse poétique mais d’une faible
valeur théâtrale pour un public qui n’est pas féru de langue française. Même le théâtre de mœurs, à notre
avis, est bavard et s’empêtre dans un verbiage qui ne fait qu’alourdir sa trame. Dans Adja, la militante, La
Collégienne de Marouba Fall comme du reste dans Ngor Niébé ou L’Os de Mor Lam de Birago Diop, le
décompte de la longueur des répliques offre, en moyenne, plus de cinq lignes. Cet état de fait refroidit le
rythme dramatique et rend impossible l’aménagement, dans le texte, de stichomythies virevoltantes et très
spectaculaires. A cela, s’ajoute le registre un peu trop soutenu du français. Si bien qu’à chaque fois qu’il se
déplace à Sorano ou ailleurs, pour voir ces moutures, parce qu’accroché par une publicité tapageuse, le
public est abreuvé de textes auxquels ni la gestuelle outrageuse ni la tonalité chaleureuse de la palabre ne
lui permettent d’en posséder la quintessence. Au bout du compte, il ne tire profit et plaisir que dans les
séquences folkloriques du montage. Dans ce théâtre académique, la teneur du message est de qualité ;
cependant un peu trop de littérature l’emporte sur le jeu théâtral, sur la truculence de l’action dramatique qui
fait l’essence du théâtre. Dès lors, le spectateur analphabète ou semi-analphabète, agacé, finit par rompre
avec ces séances « ennuyeuses », préférant de loin, dans le confort de la sédentarité, suivre les téléfilms
du théâtre populaire, les séries télévisuelles sud américaines, « hindous », ou ivoiriennes. Par conséquent,
le public du théâtre d’expression française se rétrécit comme peau de chagrin et n’intéresse plus qu’un
cercle restreint d’intellectuels sénégalais, passionnés d’art et de culture.
3.2.3 La formation des acteurs
La fermeture de la section Art dramatique de l’Institut des Arts, depuis bientôt une décennie, de l’unique
structure normative et officielle de formation aux métiers de la scène, constitue, à n’en pas douter, la preuve
tangible que les autorités sénégalaises n’inscrivent pas le théâtre dans leurs ordres de priorité. Le comédien
professionnel et membre fondateur des Sept Kouss, Abdoulaye Diakhaté qui a tenté de contribuer à la
formation des amateurs de théâtre, en ouvrant un centre culturel privé d’apprentissage des métiers de la
scène à Thiès, a dû
se raviser et a mis la clé sous le paillasson, tout juste après quelques années
tumultueuses de fonctionnement, assailli par des difficultés de tous ordres. Les autorités ne croient pas
aux vertus du quatrième art même si la démagogie du discours politique clame le contraire. Aujourd’hui, le
théâtre de langue française est laissé entre les mains de dilettantes car devant l’inexistence de cadre
d’apprentissage, chacun peut se proclamer metteur en scène, comédien, régisseur de plateau, décorateur,
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habilleur, directeur d’acteur, etc. A telle enseigne que l’univers de ce théâtre est envahi de profanes, qui,
bien que volontaires, produisent des prestations techniquement médiocres qui ne favorisent pas
l’engouement pour ses réalisations. Mieux, ignorant les arcanes de la profession, ils seront dans l’incapacité
de trouver des stratégies de promotion de la veine.
Il ressort nettement que, pour l’essentiel, ces différents facteurs conjugués, ont précipité la décadence du
théâtre sénégalais en langue française ces deux dernières décennies. Néanmoins, la situation n’est pas
désespérée ; il est possible de lui appliquer des potions magiques, miraculeuses, pour le tirer de son
agonie.
4. Les conditions possibles d’une renaissance
Ces conditions se résument en trois facteurs essentiels qui, harmonieusement combinés, peuvent faire
renaître le théâtre sénégalais d’expression française.
4.1 Une politique culturelle viable
La réémergence du théâtre africain en langue française passera d’abord et avant tout par une politique
culturelle qui se donne l’ambition de prendre en charge les préoccupations fondamentales et
l’épanouissement des sénégalais. La simple conscience de la position stratégique du français dans le
dispositif administratif, pédagogique, juridique du Sénégal, doit inciter les autorités à réhabiliter ce théâtre et
à travailler à sa promotion.
Avec la baisse unanimement constaté du niveau de français de nos élèves et étudiants, l’utilisation du
théâtre d’expression française doit être généralisée et insérée dans les artifices didactiques à tous les
échelons du système d’enseignement sénégalais. Les enseignants encadreurs des rares ateliers de théâtre
existant dans nos établissements, de l’élémentaire au supérieur, qui en ont fait l’expérience, confirmeront
l’efficacité d’un tel procédé dans le processus de maîtrise de la langue française.
4.2 Un style dramatique assoupli
Par ailleurs, les dramaturges sénégalais gagneraient à assouplir le style de la langue de création, qu’il
s’agisse de tragédie ou de comédie. Le purisme de mauvais aloi engendre l’hermétisme et l’inaccessibilité
de la pièce pour le commun des sénégalais. Il ne s’agit point de verser dans un registre roturier et trivial
mais juste d’affiner les textes et de les délester de leur lourde et complexe surcharge syntaxique qui les rend
impropres à libérer un discours dramatique frénétique et vivant. L’expérience de la Côte d’Ivoire est
enrichissante de ce point de vue car
son théâtre en langue française, exploitant à fond le contexte
multilinguiste du pays, se sert malicieusement d’un mélange astucieux et savoureux appelé « Nouchi » qui
intègre dans le français, le trait d’esprit et le génie oratoire ivoiriens. Ce théâtre du « Nouchi » a su étendre
son emprise à toutes les sphères sociales du pays et même au-delà. Aujourd’hui, les troupes Les Guignols
d’Abidjan, Wonseuyo, Yélemba, Sokan théâtre sont en train de conquérir l’Afrique, l’Europe, le monde. Le
théâtre du Burkina Faso opère dans le même style. Il communique en français à travers une tonalité et un
niveau de langue accessibles au plus grand nombre. Prospère KOMPAORE y a expérimenté un théâtre
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Le théâtre sénégalais de langue française
forum qui a fini de conquérir toutes les couches sociales burkinabé. Avec un dispositif scénique, souple et
symbolique, ses spectacles sont réalisés dans les quartiers de Ouagadougou et dans tout le pays.
Au Sénégal, les troupes du théâtre populaire se sont surtout spécialisées dans la production de téléfilms
en wolof et ne montent de spectacles pour un public physiquement présent que très occasionnellement.
L’usage de la langue Wolof, sans traduction et dédoublement de voix,
les contraint à n’être suivies qu’à
l’intérieur du pays ; cette restriction ne plaide guère à leur promotion. A ce propos, GAHOU Michel, le
célèbre comédien ivoirien, au cours d’une interview, à la question : connaissez-vous les comédiens
sénégalais ? Il répondit ceci :
« Je ne peux citer que Macodou Mbengue. Généralement au Sénégal, les comédiens jouent en
langue nationale, c’est à dire le wolof. Ce qui fait que parfois, c’est très difficile d’exporter ce théâtre. Il
faut qu’il fasse l’effort de jouer des pièces de théâtre en français. Parce que le Wolof, c’est pour un
cercle fermé. Et cela ne fait pas la promotion du théâtre sénégalais. C’est ce qui explique qu’on ne
connaît pas bien les comédiens sénégalais. […] Pour que le théâtre sénégalais puisse s’exporter, il
faut qu’il se joue en français parce que le français est accessible partout. Il faut viser d’autres
241
dimensions. »
Cette remarque suffit à traduire l’extrême indigence du théâtre populaire confiné juste dans les limites du
territoire sénégalais. Dès lors, il s’avère plus qu’urgent de former des traducteurs, interprètes pour le
théâtre « physique » et diseurs de texte pour assurer la doublure de voix dans les « théâtres filmés » et
dans
les « téléfilms ». Les textes de Molière, de Shakespeare, de SOYINKA sont connus du monde
entier car traduits dans plusieurs langues. A ce titre, nous avons beaucoup apprécié l’une des toutes
dernières productions de la Compagnie Sorano, Antigone, la pièce du français Jean Anouilh, traduite par le
conteur Massamba GUEYE et représentée en Wolof ; le contraire doit tout aussi être encouragé, des
pièces en wolof rendues et montées en français. Le vice président de l’ancienne troupe du Nouveau Toucan
et comédien professionnel Thierno Bocar KANE, aujourd’hui reconverti enseignant, a fini de traduire
entièrement Caligula d’Albert CAMUS en wolof. Il reste à souhaiter que la pièce puisse trouver rapidement
un éditeur et une troupe pour le montage. C’est ce dialogue fécond des arts et des cultures qui rapprochera
les peuples et humanisera nos sociétés.
4.3 La création de cadres de formation et de rencontre
La réouverture de la section Art dramatique de l’Institut des Arts demeure un impératif en ce sens que la
formation du personnel théâtral garantit la qualité du répertoire et le professionnalisme des acteurs. Ensuite,
le théâtre se nourrit également de l’organisation régulière de
grandes manifestations, opportunité
d’expressions artistiques en plénitude. Dans ce cadre, le Marché des Arts et du Spectacle Africain (le
M.A.S.A) ivoirien, les
festivals
de Carthage, du Burkina Faso constituent des moments privilégiés de
promotion et de communion théâtrales. Des velléités encore timides sont notées au Sénégal avec le Festival
National des Arts et de la Culture (FESNAC) organisé annuellement, à tour de rôle, dans les différents
départements du pays, le Festival du Rire de Kaolack, de Thiès, le Fest’Art dans la banlieue dakaroise,
initié par l’ancien élève de l’Institut des Arts, l’ex pensionnaire de la troupe des Gueules Tapées, le
comédien, feu Macodou MBENGUE. Toutes ces grandes rencontres de l’Art, doivent être mieux soutenues
241
GAHOU, Michel, comédien ivoirien. « Ce qui est arrivé à Marie-Laure est un mal qui nous ronge » in Interview site :
www.senxibar.com/Gohou-Michel-comédien-ivoirien.
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par l’Etat et bénéficier d’une ouverture internationale qui leur confère davantage de l’envergure et de la
crédibilité.
CONCLUSION
En somme, le théâtre d’expression française, bien des décennies après les indépendances, fut d’un apport
considérable dans la réhabilitation fondamentale du patrimoine moral et culturel sénégalais. Mieux, dans la
situation nationale du plurilinguisme, il a efficacement servi à cimenter l’unité politique et à sceller le pacte
d’alliance et de coexistence pacifique entre les diverses communautés ethniques du pays. Dès lors, la survie
et le développement de ce théâtre, reste une préoccupation dont l’enjeu dépasse de loin les questions
spécifiques de l’art pour plonger au cœur de la problématique des stratégies de la didactique du français
dans notre système d’enseignement. Certes, le passif est lourd et les entraves, par moments, tenaces, mais
la renaissance du théâtre sénégalais de langue française n’est pas une entreprise impossible. Cependant,
faudrait-il mobiliser les acteurs et mettre en synergie toutes les initiatives novatrices, fédérer tous les projets
de relance de cet art pour tenter de remettre sur la sellette le théâtre sénégalais de langue française.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
KANE, Thierno Bocar. (2015). « Interview » réalisée par moi-même, l’auteur de l’article, au domicile de
l’ancien vice président du Nouveau Toucan, à Rufisque, Kounoune.
MBAYE, Alioune. (2006). Le théâtre des centres culturels en AOF : 1948-1958, Du casque colonial au
béret tropical . In Ethiopiques, n° 76.
TRAORE, Bakary. (1971). Le théâtre africain de l’Ecole William PONTY . In Actes du colloque sur le théâtre
négro-africain, Abidjan, du 15 au 29 avril 1970, Paris, Présence Africaine.
Webographie
GAHOU, Michel, comédien ivoirien. Ce qui est arrivé à Marie-Laure est un mal qui nous ronge. In Interview
site : www.senxibar.com/Gohou-Michel-comédien-ivoirien.
NDAO, Omar. Le théâtre privé au Sénégal. par NDAO, professeur de lettres à l’université Cheikh Anta
DIOP de Dakar, liens : festart.over-blog com/article-21185531html
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